LE NID
Cette fois, c'était bien décidé. On tentait le grand coup. Depuis trois semaines que l'on était prêt, le vent et la pluie n'avaient pas discontinué. Enfin, le beau temps semblait s'établir. On allait vite en profiter. Car on n'est jamais sûr de rien, dans ce changeant mois de mai.
Donc, la veille au soir, on était parti en auto pour Bourges, où l'aéroplane était garé en bordure du polygone. Toute une escouade à bord: l'inventeur Chatel et sa charmante femme; Belot, auquel on devait le moteur; le peintre Aussard, passionné d'aviation; le mécanicien Boulon et son fidèle acolyte Rocat.
Toute cette jeunesse—Aussard, l'aîné, touchait juste la trentaine—respirait l'espoir. Pas un qui ne fût convaincu du succès de la tentative. Aux derniers essais, trois semaines plus tôt, Chatel n'était-il pas resté trois heures en l'air, sans un raté, sans une alerte? Il était descendu volontairement. Il lui restait, dans son réservoir, juste autant d'essence qu'il en avait usé. Donc rien ne s'opposait à ce qu'il réussît sa randonnée de Bourges à Paris.
Aussi, il fallait les entendre, tandis qu'au point du jour l'auto les emportait vers le hangar. Ah! le frisson de l'aube n'arrivait pas à refroidir leur enthousiasme. Tous, depuis la fervente compagne de l'aviateur jusqu'à l'apprenti Rocat, avaient dans Chatel une foi absolue. Il triompherait. Et cette randonnée frapperait les esprits, attirerait définitivement l'attention sur l'appareil de Chatel et le moteur de Belot, achèverait de consacrer la gloire des deux inventeurs.
Le mécanicien Boulon ouvrit la petite porte du hangar. Tous y pénétrèrent à sa suite. Dans la pénombre, l'aéroplane tendait ses ailes claires. Et tout à coup:
—Oh! voyez donc, s'écria Mme Chatel.
Une hirondelle se heurtait aux cloisons, tournoyait, d'un vol affolé.
—Sûr qu'elle se sera glissée dans le hangar et qu'elle aura fait son nid dans un coin, grommela Boulon. C'est pas cérémonieux, ces bêtes-là. Ça s'installe partout.
Elle ne s'échappa que quand les panneaux mobiles eurent démasqué la grande baie. Mme Chatel, sur le seuil, la suivit des yeux.
Cependant, on activait les préparatifs. Boulon se multipliait, attentif et dévoué. Il stimulait Rocat: «L'eau, l'essence... allons, hop!» Belot, méticuleux, le lorgnon pinçant le bout du nez, la pointe de barbe en arrêt, inspectait en tous points son moteur. Chatel, très calme, vérifiait les tendeurs et les commandes. Dans un coin, Aussard crayonnait un croquis sur son bloc-notes.
Quand tout fut prêt, on sortit soigneusement l'appareil. Le ciel restait pur, l'air calme. Un temps à souhait. Et soudain Mme Chatel s'écria encore:
—Oh! regardez! L'hirondelle... l'hirondelle du hangar! Elle ne s'est pas éloignée. Je l'ai bien suivie. Et maintenant elle tourne autour de l'aéroplane. Que veut-elle donc?
L'apprenti Rocat, subtil et souple, se haussait, se baissait, fouillait du regard tous les coins et recoins de l'appareil. Et tout à coup, désignant l'angle de deux surfaces, aile et cloison, il eut un cri de triomphe:
—Tiens, pardi! Elle a fait son nid dans l'aéroplane...
Le peintre Aussard tendit l'oreille:
—Et le joli, c'est qu'il y a des petits!
Évidemment, c'était tout simple. Comme le mauvais temps avait suspendu les essais depuis près d'un mois, l'oiseau s'était glissé dans le hangar, avait appuyé son nid à deux parois de toile, avait pondu, couvé, et voyait maintenant avec stupeur traîner sa nichée au grand jour...
Ce n'était rien. Mais le curieux, c'est que ce «rien» prit subitement une importance capitale. Toujours l'histoire du grain de sable dans l'organisme et qui peut en suspendre la vie, l'éternel contraste des petites causes et des grands effets.
Tous les six, le menton levé, les mains oisives, contemplaient le nid, comptaient les becs ouverts, au moins une demi-douzaine. Un instant, ils en oubliaient l'audacieuse randonnée et tous les longs espoirs flottant dans son sillage.
Puis des avis s'affirmèrent, simultanément.
—Faut l'enlever, décida Boulon.
—N'y touchez pas! s'écria Mme Chatel.
—Pauvres petiots! murmura le peintre.
—C'est plutôt la mère, qu'est pas à la noce, dit Rocat.
—A moi le record! sourit Chatel. J'emmène au moins six passagers.
Puis il y eut un moment de stupeur, à voir combien les opinions différaient et se passionnaient, sur un si minuscule incident. Qu'allait-on décider? Seul, Belot, homme précis, n'avait pas soufflé mot. Chatel l'interrogea:
—Et vous, Belot, qu'est-ce que vous en pensez?
L'ingénieur le regarda par-dessus son lorgnon et détacha nettement:
—J'écoute, et je constate que le problème a trois solutions: 1o partir en détachant le nid; 2o partir en emportant le nid; 3o ne pas partir...
Et de nouveau, le silence tomba, un vrai silence d'angoisse, tant le choix apparaissait délicat, difficile.
Pathétique, Mme Chatel rompit la trêve:
—Il ne faut pas le détacher. Il fait corps avec la toile et les tendeurs. On le briserait. On ne l'aurait qu'en miettes. Et ça porterait malheur à l'aéroplane, au voyage, à mon mari. Non, non, je ne veux pas.
—Cependant, dit le peintre, si Chatel emporte ces petits à 80 à l'heure, ça leur coupera la respiration. Et que deviendra leur mère?
—Elle les suivra, affirma l'apprenti Rocat.
—Quand on pense, gémit Boulon, quand on pense que M. Chatel serait déjà à cinq lieues d'ici, sans ces sacrées bestioles-là!
—Voyons, voyons, déblaya Chatel, je ne peux tout de même pas renoncer à partir, à abandonner mon projet, pour un nid d'hirondelles. Nous sommes là à nous emballer. C'est ridicule...
—Eh bien, alors, résolut Mme Chatel, emmène-les. Le petit a raison: la mère suivra. Elle les retrouvera à l'arrivée. Et ça te portera chance, comme ça porte chance au toit qu'elles choisissent.
Son avis l'emporta.
Déjà, malgré l'heure matinale, les curieux commençaient d'accourir. Chatel fit de brefs adieux, mit en marche, s'assit au volant. L'aéroplane rasa le sol, prit son essor.
Et les cinq autres, dans l'automobile qui devait essayer de suivre l'audacieuse randonnée, assistaient au double drame. Le gros oiseau blanc encore hésitant, encore maladroit, qui tentait son premier grand vol en ligne droite. Le tout petit oiseau noir, se jouant de la course, et qui dominait son énorme rival, lui tenait tête, l'enveloppait de grands cris éperdus et maternels.
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