«Ah! Voilà les lettres», pensa Lucette. Du coin de parc qu’elle avait adopté,—un rond-point ombreux, présidé par un gros chêne et meublé de tables et de sièges rustiques,—elle avait entendu sonner à la grille. Dans la vie tout unie qu’on menait aux Barres, le courrier faisait événement. Le matin, quand la femme de chambre apportait le déjeuner, Lucette guettait, dans la demi-obscurité de la pièce close encore, le paquet de lettres et de journaux posé sur le plateau. Et, l’après-midi, dès le coup de cloche du facteur, elle calculait le temps mort du triage, de «l’épluchage» à l’office, elle écoutait le caillou craquer sous le pas nonchalant du domestique.
Parfois, son impatience avait un motif. Elle attendait des nouvelles de Zonzon, partie depuis un mois pour l’Amérique. Elles arrivaient à intervalles à peu près réguliers, huit et douze pages sur pelure bleutée, des expansions d’écolière en vacances, des joies de découverte et de liberté qu’attisait un secret bonheur. Un si fol éclat d’enthousiasme, qu’on s’attendait presque à voir les lignes danser et fuser. On s’étonnait que cette claire écriture, cursive et déliée, pût contenir et exprimer tant d’exubérance.
Mais ce n’était pas le jour de Zonzon. Rien que des cartes illustrées d’amies en voyage, pas fâchées de faire montre de leurs déplacements et d’esquiver en trois mots la corvée d’écrire. Des journaux, dont Lucette parcourut les titres sinistres. Assassinats, incendies, cambriolages, grèves, menaces de guerre. Rien de nouveau.
Déçue, elle rejeta le paquet sur la table. Qu’attendait-elle? Elle n’aurait pas su le dire. Peut-être un peu d’imprévu, de surprise, d’alerte.
Une branche morte qui cassa net, tout près d’elle, la fit sursauter. Elle se leva. Dans ce silence, cette ombre verte, on avait l’air d’être au fond de l’eau. Et elle gagna l’orée du parc, la grande trouée lumineuse du parterre.
C’était la pleine chaleur du jour et de l’été. Des abeilles animaient l’air sonore. Dans le calme absolu, des pétales tombaient mollement des roses épanouies. Et de s’effeuiller elles embaumaient davantage, à croire que leur parfum s’échappait de leurs blessures. Les buis des bordures craquaient; on entendait, on suivait la montée de la sève vers la lumière. Les papillons posés s’éventaient lentement de l’aile. Et toutes les fleurs se tournaient et s’ouvraient vers le soleil, comme autant de baisers envoyés par la terre.
Mais cet incessant labeur de création, bourdonnant, odorant, Lucette en était blessée comme d’un coup de clarté trop vive. Elle ne se sentait pas en communion, en harmonie avec cette fête de la vie, cette splendeur féconde. Et loin de se fondre dans cette allégresse, elle en éprouvait une lassitude inquiète.
Pourquoi ce malaise? L’absence de sa grande amie, de Zonzon? Elle la cherchait à ses côtés, forte et vivante. Ah! le cher guide, si sûr, si ferme, d’une puissance presque magnétique. Il arrivait à Lucette de lui dire: «Enlève-moi ma migraine avec tes mains.» Et Zonzon lui caressait le front, apaisait la douleur. Et maintenant, séparées. Au plus vite, il leur faudrait quinze jours pour se rejoindre. L’une pourrait mourir à l’insu de l’autre. Elle s’attendrit, prête à pleurer.
—Ah ça! je suis folle, murmura-t-elle.
Oui, folle. Nulle n’était plus choyée, plus entourée, plus riche en êtres aimés. Certains perdent leurs parents avant d’être eux-mêmes installés dans la vie. Et, à chaque petit bonheur, à chaque petit succès, ce ne sont que des ombres qu’ils prennent à témoin de leur joie ... Elle, au contraire, à son plein épanouissement, possédait les siens, et si jeunes de cœur. Un coup de téléphone, elle pouvait les entendre. Deux heures de train ou d’auto, elle était dans leurs bras.
Jusqu’à M. Duclos,—père, comme elle l’appelait,—dont l’apparente rudesse rendait plus savoureuse la bonté, et qui, à chacun de ses passages, la traitait en petite reine, en petite fée du bonheur de son «garçon».
Et là, tout près, derrière ces fenêtres recueillies, ouvertes sur la terrasse que le jardinier ne devait pas ratisser, afin de respecter le silence ... Certes, pressant, minutieux, formidable, ce travail de correction d’épreuves qui devait être achevé pour la rentrée, où les citations en caractères grecs multipliaient les risques de fautes, où la mise en place des dessins dans le texte exigeait d’incessantes retouches. Et pourtant, dès qu’elle entrerait dans le sanctuaire, les feuillets s’envoleraient, le fauteuil pivoterait, et vers elle se tendraient des bras aussi avides, monteraient des regards aussi fervents, des paroles aussi tendres qu’au premier jour.
Mais un éclat de rire proche coupa sa rêverie. Vivement, elle gravit les marches de la terrasse. A l’ombre du château, dans le jardin anglais, la nourrice s’égayait des propos du chauffeur. A la vue de Lucette, l’homme s’éloigna. Paule, sa petite Paule ... Elle était assise par terre dans une allée et jouait au sable. Lucette la prit dans ses bras, promena ses lèvres sur le petit front moite et duveté. Puis, l’écartant un peu, elle la contempla.
Comme elle était jolie! Déjà, dans ses traits indécis, des ressemblances s’affirmaient. Lucette reconnaissait le dessin arqué de ses propres lèvres, la coupe et la teinte des yeux de Paul. Elle s’exalta à penser que leur fille était née d’eux, de leurs caresses. Elle aurait voulu se baigner, se fondre dans la tiédeur du petit cou tendre, la bonne odeur du poupon de luxe, s’abîmer dans un de ces amours presque féroces qu’on prête à la lionne pour son petit. Et elle l’embrassait, l’embrassait ...
—Madame va lui faire mal.
La nourrice. Elle l’oubliait. Cette femme aussi appelait Paule «ma fille». Et elle avait raison. En fait, l’enfant vivait plus avec sa nounou qu’avec sa maman. Dans l’hôtel du Champ-de-Mars comme au château des Barres, elle avait une sorte d’existence personnelle, à part, son appartement, son petit home dans le grand. Elle n’envahissait pas le foyer comme elle l’eût fait dans un ménage à l’étroit. Nos enfants tiennent dans notre vie la même place que dans notre logis.
Et Lucette s’efforçait d’expliquer, par ces exigences de coutumes, pourquoi elle ne se sentait pas plus étroitement attachée encore à sa fille, pourquoi la maternité ne lui donnait pas ces émotions violentes, insondables, où s’abîmer et se dissoudre, ce sens de l’absolu, de l’infini, qu’elle attendait toujours de la vie sentimentale ...
Et, comme elle s’éloignait le long de l’avenue de tilleuls, une angoisse la suffoqua soudain. Elle eut ce terrible cri d’effroi que tant de prêtres ont entendu à travers la grille du confessionnal: «Est-ce que je ne serais pas capable d’aimer? Est-ce que je serais insensible? Est-ce que je n’aurais qu’un cœur desséché?...»
Ah! le bondissement indigné qui la souleva! Elle, dure, insensible, sèche? Allons donc! Elle en qui frémissaient, malgré toutes les tendresses répandues, de telles réserves de passion qu’elle croyait étouffer du besoin de les prodiguer. Elle, en qui se déchaînaient des forces si aiguës qu’elle eût voulu les darder, les enfoncer comme elle s’incrustait les ongles dans les paumes. Elle qui s’irritait de l’allégresse des choses parce qu’elle l’enviait. Elle qui souhaitait, par elle ne savait quel miracle, quelle vertigineuse défaillance, de se mêler à cet air sonore et parfumé, à ce grand vol amoureux où dansaient ensemble le pollen des fleurs et l’aile des insectes. Elle!...
Lucette était encore toute secouée de l’alarme quand Mme Turquois parut dans la perspective de l’avenue. Elles continuaient de voisiner dans la solitude de Brûlon. Lucette subissait toujours l’attrait de cette beauté candide, cette fraîcheur reposée de déesse qui sort de l’onde. L’exquise femme. Elle semblait revêtue, tant il y avait de grâce souveraine dans sa démarche, d’un invisible manteau de cour. Et l’on devinait si frémissante en ses profondeurs cette belle coulée limpide ...
Fait étrange. Le penchant de Lucette s’était accru depuis la brutale tentative de Turquois. L’amie dont le mari vous a vainement courtisée vous en devient plus chère.
Quant à lui, il se tenait tranquille, depuis un an. A douter qu’il se fût jamais démasqué. Le requin plongeait. D’ailleurs, Brûlon ne le voyait guère. En ce moment, afin d’écrire une pièce en collaboration, il avait suivi son complice—comme il disait—sur la côte bretonne.
Lucette, sachant le singulier attachement de Mme Turquois:
—Votre mari rentre-t-il bientôt? demanda-t-elle. Vous en avez de bonnes nouvelles?
Elles s’étaient assises sur un banc de pierre, à l’extrémité de l’avenue, qui se heurtait au mur du parc. Mme Turquois eut un imperceptible haussement d’épaules. Et, l’ombrelle taquinant le sable:
—Mon mari? Non. Je ne sais pas. Il est à Saint-Enogat. Une retraite un peu mondaine, pour le travail. Enfin ...
Pour la première fois, elle en parlait sur ce ton d’amertume légère. Lucette la dévisagea, surprise. Aurait-elle deviné les velléités de Turquois ...? Elle paraissait tendue, sous son calme apparent. Alors, timidement:
—Sa pièce?...
Sur le pur visage de Mme Turquois, une moue passa, la moue de l’enfant près de pleurer. Et, la voix en saccades:
—Sa pièce!... Il s’agit bien de sa pièce! Une nouvelle intrigue qui commence, oui. Il m’a suffi d’ouvrir les journaux ce matin. Déplacements et villégiatures. J’ai compris. J’ai tellement l’habitude! On vient le relancer à Saint-Enogat. Il y a longtemps que je la craignais, celle-là.
Quoi? C’en était fini de cette sérénité limpide, de ce beau regard couchant vers son mari, de cette indulgence pour ses frasques? Lucette en oubliait son propre malaise.
Maintenant qu’elle s’était trahie, Mme Turquois ne cherchait plus à se contenir. Elle s’épanchait. La maille du filet qui rompt, entraînant les autres.
—Ah! ma pauvre petite amie, j’ai tant de chagrin. Laissez-moi dire. Je n’ai personne, moi. Je suis toute seule. Cela vous étonne, n’est-ce pas, que je me démasque et que je me révolte. Mais d’ordinaire, voyez-vous, ce n’étaient que des passades, des fruits prêts à tomber et maraudés au bord du chemin en allongeant le bras. Il ne se donnait pas. Il se prêtait. Je me disais: «Il me reviendra.» Il ne s’éloignait même pas. Mais cette fois, j’ai peur. J’ai peur. Si cette femme met la griffe sur lui, si elle trouve en lui l’homme qu’elle attend, elle ne me le rendra plus ...
—Qui?
—Une amie, naturellement. D’ailleurs, vous la connaissez. Elle vient chez vous. Madame Evenon ...
—Ah! oui, dont le mari est si occupé ...
—Il ferait mieux de s’occuper d’elle. Une assoiffée de bonheur, du bonheur qu’elle n’a pas chez elle. Et qui le cherche avidement. Ce qu’elle a déjà brisé, tordu, rejeté d’amants. Mais celui qui la fixera, qui sera son maître ... Oh! celui-là, elle s’accrochera à lui comme le naufragé à son sauveteur. Ils se perdront ensemble. Et celui-là, je le sens, ce sera lui ... Comprenez donc. D’ordinaire, c’était le gai coureur d’aventures, celui qui, dans un couloir d’hôtel, se risque à pousser les portes entre-bâillées. On ouvre, tant mieux. On résiste, tant pis. Mais cette fois, la porte se refermera sur lui, et bien bouclée, je vous jure. Il ne sortira plus ... Alors? que faire? Menacer, supplier, bref me jeter entre eux? Ils s’en désireront davantage. Ou alors attendre, toujours attendre.
Elle se voûta, sa claire figure soudain vieillie de chagrin.
—Oh! l’attente! ce que j’en ai déjà connu, des attentes ... Des sommeils troués, de brusques sursauts qui me rejetaient assise, l’oreille tendue. C’est lui? non. Pas encore. Et ces retours, où je sentais dans ses vêtements, sur son corps, l’odeur des autres ... Et ces lettres, que je retrouvais, oubliées au fond des poches et des tiroirs, ou mal déchirées dans sa corbeille ... Ces fleurs séchées qui s’émiettaient dans ses goussets. Des fleurs, à lui! Ce que nous sommes bêtes! Et lui, me revenait tranquille, gai, épanoui, décidé à ne rien voir, à ne rien savoir de mon supplice. Parbleu! il avait raison. Jamais je n’ai rien dit. J’ai toujours feint d’ignorer. Ignorer! j’ai tout su, au contraire. Toutes ses tentatives, échecs et triomphes. Tout, jusqu’à ses velléités, ses désirs. Vous, Lucette, oui, vous, ma pauvre petite, j’ai su ...
Lucette se sentit rougir:
—Moi?
—Oui, j’ai vu qu’un moment il s’attaquait à vous. L’an dernier. Et quel soulagement quand j’ai compris que vous le repoussiez, qu’il abandonnait, que je pourrais vivre sans crainte de ce côté-là, que je ne serais pas obligée de vous fêter ouvertement et de vous haïr en secret, comme j’ai dû faire avec tant d’autres! Et peut-être y a-t-il de la gratitude, dans ma franchise d’aujourd’hui ... Oui, j’ai tout su. J’avais l’air d’être dupe, de croire ses grosses feintes, ses mensonges enfantins. Et toute ma consolation, tout mon orgueil, c’était, chaque fois, de l’absoudre en moi-même ...
Lucette écoutait, stupéfaite. Comment ce brutal avait-il su prendre un tel empire sur cette fine et fière créature? Elle demanda doucement:
—Vous l’aimez bien?
Oh! le regard farouche et lointain qui brilla dans cette face défaite:
—Aimer! Dire que nous n’avons qu’un mot, un seul mot, pour exprimer tant de choses différentes! Oui, je lui reste attachée parce qu’il n’est pas méchant, au fond, parce qu’il est gai, parce qu’il est, entre ses fugues, un bon compagnon, parce que je suis fière de porter son nom, de partager sa notoriété ...
Et soudain se secouant toute:
—Et puis non, je mens, je mens encore, je mens à moi-même. J’y tiens parce que c’est «mon homme» comme disent les femmes du peuple et comme disent les filles. Comprenez-vous? J’y tiens comme la pierreuse tient à l’amant qui la mâte, qui la frappe et qui la contente. Ah! oui, je lui ressemble, à cette malheureuse ... Elle a reçu moins de coups de couteau dans la peau que je n’en ai reçu dans le cœur ... Ah! parfois, je me fais horreur et pitié. Car je reste clairvoyante. Et voilà le vrai drame de ma vie. C’est de me sentir esclave, uniquement attachée par ce lien de chair. Que de fois je me suis révoltée contre moi-même! J’avais, comme les autres, des aspirations délicates, des petits rêves fleuris, tout un parterre secret. Il a tout piétiné, tout foulé de son gros sans-gêne. Je me souviens. Je lui préparais des surprises, j’avais pour lui de fines attentions. Il ne goûtait rien. Il ne comprenait rien. Et je recommençais ... J’avais des idées, des opinions à moi, que rebroussaient les siennes. Il m’a repétri une âme à son image, de ses mains, de ses mains qui me brûlent ... Ses manières m’irritaient. Je les ai adoptées, je les ai prises ... Et quand je l’injurie tout bas, je sens que je l’admire encore ... Je sais qu’il serait plus digne et plus sage de rompre une bonne fois. Un divorce ne devrait pas m’effrayer. On me confierait mon petit garçon, tant l’inconduite du père est flagrante. Et je ne peux pas rompre ... Chaque fois que je me cabre, je retombe sous lui ... Enfin, c’est mon homme, je vous dis, c’est mon homme. Il est à la fois ma torture et mon bonheur. Je les accepte ensemble. Je les veux ensemble. Et je suis prête à les disputer à qui me les enlèverait, prête à tout ... Ah! je suis folle ...
Elle s’essuya vivement les yeux, se ressaisit. Puis, d’un geste triste, montrant contre la clématite de la muraille un papillon, ailes battantes, qui buvait une fleur:
—Tenez, voilà ce que je suis. Un pauvre papillon, mais un papillon épinglé au mur, fixé à jamais, d’une pointe que rien n’arrachera, et dont les ailes palpitent de la même façon dans la douleur que dans le plaisir ...
Mme Turquois était partie que Lucette rêvait encore devant le papillon assoupi. Comment ce farouche amour avait-il pu résister à tant d’épreuves? Pauvre femme ... Et le tribut payé à la compassion, par un retour naturel, Lucette se penchait sur elle-même. Elle aussi était un papillon. Un papillon heureux, un papillon attaché à sa fleur. Mais elle ne se sentait point au cœur ni aux entrailles cette pointe voluptueuse et cruelle qui fixe jusqu’à la mort ...
Chaque fois que Lucette, après un séjour aux Barres, débarquait à la gare de Lyon sur le grand jour de la place animée de cafés et d’autos, elle stoppait une seconde, un peu étourdie, au ras du perron. Elle avait l’impression de dominer un bain tout fumant de vie et, à chaque marche qu’elle descendait, d’entrer dans cette piscine aux ondes chaudes et courantes.
Elle s’y plongeait avec une sorte de plaisir physique. De sa voiture, elle s’amusait de la comédie de la rue, retrouvait des enseignes, admirait les arbres, d’une beauté plus touchante qu’à la campagne, dans leur cadre de pierre.
A chacune de ces petites expéditions d’un jour, elle passait chez ses parents, qui ne pouvaient, cette année-là, quitter Paris qu’en septembre. Paul restait aux Barres, prétextant son travail urgent. Au fond, guidé par son exquise discrétion, peut-être obéissait-il au désir de la laisser toute aux siens et devinait-il l’aise singulière qu’elle éprouvait à rentrer un moment dans son passé de jeune fille.
Immuable, en effet, le vieux logis de famille, dans la tranquille rue Guersant, aux Ternes. Dès que Lucette apercevait la frise sculptée au fronton de la maison, dès qu’elle respirait l’odeur de l’appartement, elle avait cinq ans, elle avait dix ans, elle n’avait plus d’âge.
Et dans le salon où maman brodait, épanouie au creux d’un fauteuil bas, elle retrouvait les mêmes tableaux, les mêmes gravures, la même tenture aux dessins noirs sur rouge, le jeu d’échecs sur une console à l’abri d’un globe de verre et les deux petits amours de bronze qui se lutinaient sur la pendule.
D’où vient la douceur de revoir ce qu’on a toujours vu, le tendre attrait de ces vieux amis, de ces petits témoins de l’enfance? Sans doute de ce qu’ils sont l’empreinte et le moulage de notre vie, des souvenirs en relief, de la mémoire sensible, du passé présent. Et aussi de ce qu’ils rassurent notre besoin de durer, puisqu’ils sont un peu de nous-mêmes et qu’ils n’ont pas changé ...
Jusqu’au petit craquement de l’aiguille dans la toile cirée de la broderie, qui rajeunissait Lucette. Excellente maman ... Elle non plus, ne vieillissait pas. A peine si quelques fils gris niellaient ses cheveux en diadème. Toujours son beau regard luisant, sa face bourbonnienne, gourmande et fine. Toujours aussi paisible qu’au temps où Lucette, dans la pièce voisine,—le bureau de papa,—criait: «Maman, gronde Zonzon, qui me taquine!» Et où Mme Savourette, sans bouger de son fauteuil, disait tranquillement: «Zonzon, je te gronde.»
Certes, elle les aimait bien, ses filles. Mais elle leur avait toujours préféré son mari. Et elle ne le chérissait pas, comme Mme Turquois, d’un amour heurté, mais d’une tendresse si unie, si brillante ... Zonzon disait vrai: rien ne l’avait altérée, rien ne l’avait ternie. Pas même ces continuels embarras d’argent dont Lucette, jeune fille, avait tant de fois subi le contre-coup. Ah! Tout ce que son chic apparent cachait alors de ruses et d’ingéniosité! L’art de rajeunir les chapeaux et les robes, pour paraître en changer plus souvent. Ces grands dîners où l’on allait en voiture et d’où l’on revenait à pied. Le petit supplice des gants blancs qui s’obstinent à fleurer la benzine ... Maintenant qu’elle était royalement affranchie de ces triviales inquiétudes, Lucette en saisissait mieux, en contraste, toute l’action corrosive, dissolvante. Comment avaient-ils pu tous deux se débattre au milieu de ces soucis irritants, sans jamais cesser de se sourire?
Un peu mélancolique, cette heure où, parvenu à la taille de ses parents, on les voit, non plus comme des demi-dieux parfaits qu’on regardait en levant la tête, mais comme des égaux, des êtres pareils aux autres, l’heure où l’on cherche à les déchiffrer en s’aidant de ses purs souvenirs d’enfant et de sa science acquise ...
Mais on parlait, dans la pièce voisine. Lucette demanda:
—Papa est là?
—Oui, avec le beau Chazelles.
Chazelles? Un court saisissement. Mais quoi? C’était tout naturel. Elle oubliait: M. Savourette était l’architecte du musée Suffren. Chazelles ... A peine l’avait-elle revu deux fois, depuis la visite au champ de manœuvre d’Issy. Mais, sans doute parce que cette journée rompait avec le traintrain de son existence—courses et visites, théâtre et dîners—elle en gardait un souvenir vivace, l’impression d’une trouée lumineuse comme celle qui s’était ouverte à ses yeux dès la sortie de Paris, sur la plaine rase. Elle revivait les longues attentes, elle revoyait Chazelles debout sur la petite dune de sable, son avidité voluptueuse à tirer sur sa cigarette, le menton haut. Et souvent, rien qu’à lire les comptes rendus d’aviation—elle les suivait, depuis ce jour-là, dans les feuilles—même rien qu’à voir un oiseau prendre son vol, là-bas, aux Barres, elle se rappelait ce qu’il avait dit sur le coup d’aile ...
—Je ne veux pas les déranger. J’attendrai.
Mais elle écoutait et parlait distraitement, gênée par le ronronnement des voix, oppressée d’un peu d’impatience, jusqu’au moment où la porte s’ouvrit devant Chazelles. Avenant, chaleureux, il s’enquit des nouvelles des Barres. Cependant, tout en embrassant sa fille, M. Savourette se lamentait. Il ne la verrait pas. Il était obligé d’accompagner Chazelles. Un rendez-vous pris avec l’entrepreneur. Et une grosse affaire: la construction d’une annexe.
—Venez avec nous, Madame, suggéra Chazelles. Vous causerez tous deux en route. Je parie que vous ne connaissez pas mon musée?
Elle l’avoua, en riant. Pourtant, sa maison n’en était séparée que par la largeur du Champ-de-Mars. Mais, à Paris, il suffit de demeurer près d’un monument pour n’y jamais entrer. Une fois, cependant, elle en avait franchi le seuil, afin de rendre visite à Mme Chazelles. Car le conservateur habitait le palais. Elle fut tentée de rappeler ce souvenir, mais se mordit les lèvres à temps. Toute une éducation nouvelle, l’art de parler devant les divorcés. Chazelles insistait:
—J’avais choisi un lundi pour ce rendez-vous, parce que le musée est fermé au public. Vous l’aurez pour vous toute seule.
Lucette se laissa tenter.
Laissant bientôt M. Savourette aux mains de l’entrepreneur, Chazelles tint à faire à sa visiteuse les honneurs de son palais. Il n’entendait pas la confier à un gardien, ou la laisser errer sans guide.
—D’ailleurs, toute seule, vous auriez peut-être peur.
Elle se cabra:
—Peur!
—Eh oui ... Vous allez voir.
Était-ce le tête-à-tête à peine prévu, si vite arrangé? Le brusque passage du jour à la lumière de théâtre qui éclairait le musée? Ces vastes salles sonores, solitaires, où les vitrines se reflétaient dans le parquet luisant? Surtout ces loggias ouvertes dans les murailles, où, sous la clarté crue des rampes cachées, des personnages de cire se dressaient dans un décor assorti à leur costume, scènes d’intérieur ou de plein air, de toutes les époques et de tous les pays, qui donnaient à la visiteuse la sensation de n’être plus dans son temps, dans son atmosphère, mais de glisser à travers les âges et les races? De fait, Lucette perdait un peu pied. Mais, l’orgueil aidant, elle se roidissait, se montrait d’autant plus désinvolte qu’elle était moins rassurée.
Ils allaient. De temps en temps, Chazelles s’arrêtait devant une vitrine et, frappant la glace d’une des clefs qu’il tenait à la main, signalait la richesse ou la rareté d’une collection, la fraîcheur d’une robe très ancienne, miraculeusement conservée et qu’on devinait fragile, à la merci d’un souffle.
Ou encore, il ouvrait un panneau de verre, saisissait une dentelle, un bijou et l’élevait précieusement jusqu’à ses yeux. Et sa voix, son regard, son geste trahissaient son appétit, son vaste amour de toutes les beautés. Il s’écria:
—Et quand on songe que tous ces trésors n’ont été créés que pour plaire! Eh oui. Se vêtir n’est qu’un prétexte. Séduire est le vrai but. Les hommes ont obéi à la même loi qui veut pour les fleurs des couleurs et des parfums, pour les oiseaux des plumages éclatants. Il s’agit d’attirer à soi, de fixer le caprice qui passe. Regardez. Les hommes ont voulu paraître plus grands sous les casques et les cimiers, plus imposants sous leurs armures et les draperies de leurs manteaux. Les femmes ont voulu paraître plus mystérieuses sous la robe, plus affinées sous le corselet, plus scintillantes sous la parure. Chaque bijou souligne un charme. Le collier éclaire le visage, le bracelet détache la main, la ceinture fait valoir la gorge. Partout le même effort de s’accroître en prestige, en pouvoir, en attrait ...
Puis il voulut qu’elle essayât des joyaux. Il l’aida, l’effleurant parfois de ses doigts. Et appuyant sur elle son ferme regard:
—Vous, tout vous sied. Rien ne vous rehausse.
Toute louange caresse le cœur. Ce Chazelles ... Elle le connaissait peu. Sans doute il avait le compliment facile. Pourtant, s’il n’en était pas prodigue? Mais elle ne voulut pas s’appesantir et poursuivit sa marche pour échapper à sa pensée.
Elle avait hâte de revoir le jour, le vrai jour. Tous ces personnages immobiles autour des salles, dans leur décor de lumière, la hantaient, la poursuivaient de leur regard de verre. Chazelles avait deviné juste. Elle avait presque peur. Les figures de cire, muettes, figées dans les attitudes et sous les couleurs de la vie sans pourtant posséder la vie, lui inspiraient une sorte d’effroi, comme une mort fardée.
Parfois, dans un cadre plus ample, sur une perspective plus profonde, s’ouvraient des scènes capitales, des reproductions de toiles célèbres: L’Entrevue du Camp du Drap d’Or, Le Sacre de Napoléon. Mais Lucette ne s’attardait pas, fuyait sur le parquet luisant.
Et tout à coup elle eut un cri de stupeur ravie. Suave, fraîche, printanière, irréelle, une apparition surgissait devant elle. Par la grâce des lignes, le choix heureux des lumières et des nuances, le fini du détail, elle touchait à l’œuvre d’art.
—L’Embarquement pour Cythère, de Watteau, expliqua-t-il.
Immobile, émue:
—Que c’est charmant, dit Lucette.
—N’est-ce pas? reprit Chazelles. Et ce n’est peut-être pas une simple fantaisie, mais une prévision ... Oui, les grands admirateurs de Watteau lui prêtent des vues profondes. Il aurait pressenti les idées des philosophes du dix-huitième siècle, qu’il précédait de peu dans la vie. Et il n’aurait pas laissé une œuvre frivole, mais un acte de foi, une évocation d’une société future, affranchie de la souffrance, occupée seulement de son bonheur.
—Vous le croyez? demanda Lucette.
—J’y suis porté. Justement parce que ses personnages ne songent qu’à l’amour. Aujourd’hui, notre premier, notre plus pressant instinct est de nous subvenir. Le second, d’aimer. Mais si l’existence devenait facile et douce, l’instinct de lutte céderait le pas à celui de l’amour. Le souci d’aimer passerait au premier rang. Et cela est si vrai que, dès maintenant, les oisifs, les privilégiés, ceux qui n’ont plus à gagner leur vie, ne sont guère préoccupés que de l’amour. Dans les décors choisis que vous connaissez, ils réalisent les fêtes galantes. Ce sont des précurseurs, d’heureux précurseurs ...
Lucette rêvait, devant la vision délicieuse. L’amour, toujours l’amour ...
Et il lui fallut, pour la rendre toute à elle-même, le beau jour doré de cinq heures et la voix proche de papa qui, mètre en main, discutait avec l’entrepreneur. Délibérée, elle remercia Chazelles et se félicita même du hasard de la rencontre. Alors, en souriant:
—Ce n’est pas tout à fait le hasard, dit-il. Chez vos parents, j’ai su par votre père qu’il vous attendait. Et j’ai différé mon départ jusqu’à votre arrivée.
Elle ne répondit pas et baissa la tête. N’était-ce encore qu’une galanterie banale? La recherchait-il vraiment? Bah! ils n’étaient l’un pour l’autre que des indifférents. Elle aimait, elle était aimée, et le reste importait peu ...
Tout de même, cette petite phrase tombée dans sa vie venait d’y jeter ce ferment d’inquiétude et d’intérêt, de piquant et de trouble: l’alerte.
Les soirs qui suivirent, son retour aux Barres, Lucette, avant de s’endormir, revoyait des figures de cire dans l’obscurité. Elles se dégageaient peu à peu, sortaient des tentures, s’affirmaient, très claires, reconnaissables. Puis, au bout d’une semaine environ, ces visions disparurent.
Mais elle les ravivait, le jour, par le souvenir, en fermant les yeux. Dans ces moments-là, elle songeait: «Tout de même, j’ai un secret ...» La phrase ambiguë de Chazelles au moment du départ. Un secret si menu qu’elle n’avait pas scrupule à le garder. Avait-elle raconté à son mari l’aventure de Turquois? Non. C’eût été maladresse et fatuité. Que de fois une femme, pour peu qu’elle ne soit pas trop laide, sent passer sur elle une rapide convoitise! Peut-être même s’abusait-elle.
Mais la pensée d’avoir un petit secret l’amusait, l’animait comme un jeu. Elle se rappelait ces enfants qui vont enfouir un joujou dans un coin de jardin, pour la joie d’avoir une cachette, d’être seuls à la connaître, de déterrer de temps en temps leur humble trésor, de le découvrir ...
Cependant un jeu n’emplit pas la vie, pas plus que le petit grain sonore n’emplit le vide du grelot. Et Lucette retombait à sa langueur inquiète, son attente vague et sans objet. Peut-être tout simplement les lourdes chaleurs de l’été, la solitude des champs?
Elle se désespérait de ne prendre goût ni aux besognes, ni aux distractions qu’apportaient les jours: les soins de la maison, les promenades avec Mme Turquois. Il lui semblait que les aiguilles aux pendules, le soleil au ciel ralentissaient leur marche. Et, déçue de la longueur du temps, elle s’étonnait: «Qu’est-ce que cela peut me faire? Je n’attends rien.»
Elle inventait des étapes, pour couper les journées. Elle en arrivait à désirer avec impatience l’heure des repas. Et quand elle se mettait à table, elle mangeait à peine et sans plaisir, la gorge bloquée. Sa crainte d’alarmer son mari, lorsqu’elle sentait sur elle son regard attentif, parvenait seule à forcer un instant sa répugnance.
Un soir d’août, après dîner, ils goûtaient tous deux la fraîcheur sur la terrasse, après une journée de fournaise. Il faisait un clair de lune à pleurer. La façade aux volets clos était toute blanche, comme sous un crépi neuf. Le parterre scintillait, mouillé de clarté. Et les bois lointains semblaient de brume blonde.
Dans la vallée, passaient les grands rapides de nuit, échappés de Paris deux heures plus tôt. Leur crinière de fumée s’embrasait des reflets du foyer. Tous les wagons étaient encore illuminés. Et la longue fusée glissait dans la nuit transparente. Ils emportaient tous ceux qui partaient pour la Côte, pour l’Italie, pour l’Afrique, l’Extrême-Orient ... Que d’ambitions, d’impatiences, que de rêves, que de déchirements ...
Paul, assis près de Lucette, lui prit la main. Si doux que fût le geste, elle sursauta, réveillée. Il lui demanda, presque humblement:
—Où es-tu? A quoi penses-tu?
Et comme elle ne répondait pas tout de suite, il poursuivit sans attendre:
—Il me semble que tu changes, depuis quelque temps ... Que tu es triste, absorbée.
Effrayée, elle se défendit:
—Moi? Non, non. Qu’est-ce que tu vas imaginer?
—J’ai si peur que tu ne t’ennuies ... Te manque-t-il quelque chose? As-tu un désir, un caprice? La vie ici ne te plaît peut-être pas? Veux-tu voyager? Veux-tu recevoir des amis? Je suis si heureux de te faire plaisir. Parle. Dis un mot, fais un geste, un signe ...
Elle fut inondée de gratitude et de tendresse. Des désirs? Il les comblait d’avance. Une vie plus large? Elle régnait sur ce royal domaine. Et quant au voyage ... Non. D’une croisière entreprise avant sa grossesse—la Norwège, retour par l’Écosse—elle gardait un souvenir trépidant de cinématographe, l’impression d’être perdue dans toutes ces chambres neutres d’hôtel, d’étouffer parmi ces races de langage et de mœurs inconnus, d’être comme transplantée sur une autre planète.
—Je t’assure, dit-elle, je n’ai besoin de rien. Tu m’as tout donné.
Il insista, lui pressant les mains:
—Alors, pourquoi n’es-tu plus la même? Voilà des semaines que je tourne et que je retourne cette question dans ma pauvre tête. Mon Dieu! Voir cette ombre dans tes yeux, et ne pas savoir ce qui se passe là, derrière ton petit front ... Lucette, ma Lucette, je t’en supplie, dis-moi ce que tu as. Tout vaut mieux que le silence. Je t’en supplie.
Électrisée de franchise et d’abandon, elle descendit encore en elle. Non. Elle ne trouvait rien, rien de précis, rien d’exprimable:
—Je n’ai rien. Je te jure.
D’un élan, il glissa presque à ses pieds:
—C’est vrai? C’est bien vrai?... Ah! Lucette, ma Lucette adorée, tu es tout pour moi, vois-tu, ma raison de vivre. Et la seule pensée que tu pourrais t’éloigner de moi ... Ça me rend fou ... J’en mourrais ... Je t’aime tant, je t’aime tant ...
Elle lui jeta les bras autour du cou. Soulevée du désir violent et confus d’être protégée par lui, rivée à lui, d’être dans ses bras comme dans une prison heureuse, elle balbutiait:
—Moi aussi, je t’aime, je t’aime. Je suis à toi. Ah! mon aimé, sois mon refuge, garde-moi, prends-moi ...
La tête renversée, les yeux emplis de la nuit blonde, elle souhaitait, elle ne savait quel miracle qui éternisât l’instant, quel vertige à faire crouler sur elle les étoiles ...
Mais lui, toujours agenouillé, releva vers elle son visage illuminé de joie et de clarté, frappé d’extase. Puis, lui prenant les mains, il les couvrit religieusement de baisers.