Lucette n’aspirait pas au retour à Paris. Sûrement, elle ne parviendrait pas à secouer, par une vaine agitation, sa lassitude inquiète. Dès lors, à quoi bon changer? D’avance, les rites de l’hiver l’excédaient.
Un jour, devant sa mère—les Savourette passaient aux Barres quelques semaines d’automne—elle laissa percer sa répugnance. Les deux femmes étaient assises dans l’ombre du rond-point. Mme Savourette travaillait à son éternelle broderie. Lucette venait d’achever la lecture des journaux, tout bruissants déjà des «premières» prochaines. Après tant d’autres, elle déplora le vide de l’existence selon le monde.
Mais l’excellente Mme Savourette ne fit que rire au refrain. Son solide optimisme à vue courte tenait Lucette pour la plus heureuse des femmes. Grosse fortune. Bon mari. Bel enfant. Que lui eût-il manqué?
—Je te conseille de te plaindre! s’exclama-t-elle.
—Je ne me plains pas, repartit Lucette. Mais je constate que les usages nous ont tracé la vie la plus plate, la plus fastidieuse. Comment en sortir? Comment y jeter un grain d’intérêt? M’occuper plus de ma fille? Nous devons, à la rentrée, lui donner une nurse. Un peu pour faire comme les autres, beaucoup parce que cette Anglaise saura mieux l’élever que je ne le ferais moi-même. Mais j’aurai encore moins qu’aujourd’hui le droit d’y toucher ... Lire? Tous les romans se ressemblent. Quand on ouvre un livre nouveau, on croit l’avoir déjà lu ... S’attacher à une œuvre bienfaisante, ou sociale? Il suffit d’écouter les femmes qui s’y donnent pour s’apercevoir que ce sont des nids d’intrigues, où l’on convoite surtout des palmes ou de pauvres petits titres de trésorière ou de vice-présidente. A part quelques illuminées, bien entendu. Mais je n’ai pas la foi ... Travailler, produire une œuvre d’art? Mais cela ne souffre pas la médiocrité. Sinon, on retombe dans l’ouvrage de dames, le papillon de corne ou la boîte d’étain repoussé. Il faut du talent. Et je n’en ai pas ... Alors?
Mme Savourette écarta ses bras courts:
—Mais n’as-tu pas ton mari?... Tu te plaindrais, toi qui as le tien tout le temps, qui peux t’intéresser à ses travaux!... Tu veux rire.
Lucette, évasive, expliqua:
—Rien ne m’a préparée à les suivre ... Je craindrais de le déranger.
Elle disait vrai. Mais, cependant, elle restait frappée par cette simple remarque. Une fois de plus, elle s’étonna de la béatitude où vivait sa mère. En voilà une qui pourtant n’avait guère son mari! Ses travaux d’architecte l’appelaient sans cesse au dehors, sur les chantiers, chez ses clients. Et même quand ils étaient ensemble, ne gardait-il pas l’habitude de coqueter, de lancer sa manchette à l’assaut dans toutes les directions? Cependant elle paraissait heureuse. Et Mme Turquois? Son cas était encore plus extraordinaire. Son «homme» disparaissait des mois entiers, s’affichait avec d’autres femmes. Pourtant elle lui restait passionnément attachée.
Comment pouvaient-elles se satisfaire de ces bribes d’affection qu’on leur jetait au passage, quand elle-même, qui ne quittait pas son mari, qui l’aimait, qui en était aimée, restait obscurément mécontente? Était-elle donc une petite créature insatiable, une façon de monstre? Et elle s’en effarait.
Mais à quoi bon appréhender l’avenir, puisqu’il ne se réalise jamais comme on l’imagine? Il est rarement redoutable pour les raisons qui le font redouter. Dès la rentrée, la vie, dans le petit hôtel du Champ-de-Mars, prit, sous une influence nouvelle, une allure, une direction toutes différentes de celles que prévoyait Lucette.
Après d’innombrables formalités, le Musée Suffren était enfin autorisé à entrer en possession des bijoux et des aquarelles dont Paul Duclos désirait le doter. Il fallut régler la disposition des vitrines et des tableaux, la mise en place des précieux objets, le libellé des inscriptions. Grosse affaire. Ce fut, tout octobre, entre le conservateur et le donateur, un continuel échange de vues. Et très vite, Chazelles devint un des familiers du logis.
Jusqu’alors, Lucette et son mari ne profitaient pas de toutes les occasions de sorties que leur offraient leur fortune et leurs relations. Au fond, bien qu’il fût toujours prêt à suivre sa femme, à servir ses moindres caprices, Paul était surtout attaché à son foyer, au sanctuaire que divinisait sa Lucette. Et elle-même se sentait trop médiocrement attirée au dehors pour chercher à l’entraîner. Mais Chazelles changea tout cela.
Sa situation actuelle et les camaraderies qu’il avait gardées dans la politique et la littérature lui ouvraient toutes les portes. Ses poches étaient toujours gonflées de cartes d’exposition et de coupons de loge. Avec lui, on entrait partout. Très averti, très friand, très expert, c’était le guide rêvé, le guide qui aime ce qu’il montre.
Il eut vite fait de stimuler la curiosité de ses nouveaux amis. Il avait des «C’est à voir», des «Il faut avoir entendu ça» péremptoires, sans réplique. Et on allait voir, on allait entendre. La pièce légère et la grave audition, la fine chanson de Montmartre et la grosse séance de la Chambre, les petits Salons et les grandes Premières, tout ce qui éclate et mousse à la surface de Paris.
Lucette s’amusait. Voilà sans doute ce qui lui manquait: une vie plus animée, plus pailletée, à tout prendre plus intéressante. Elle devenait infatigable. Et Paul suivait la course, ravi, puisqu’elle y prenait plaisir.
Afin de remercier Chazelles de ses complaisances, ils le retenaient à dîner, à souper dans les restaurants où la mode avait décidé qu’on mangeait le mieux, cette année-là. Et c’était plaisir de voir ce gourmet délicat estimer le velouté d’une sauce, la fraîcheur des huîtres, le bouquet d’un vin. «Émouvant ...» prononçait-il gravement en élevant son verre.
Il plaisait par sa manière avenante, énergique, de pressurer ainsi les choses, d’en extraire le suc et le parfum, la sève et la moelle. Il prenait sur Lucette une influence qui grandissait chaque jour. Elle ne s’en dissimulait pas les progrès, mais un moment vint où elle n’osa plus les avouer. Parfois, seule avec son mari, elle arrêtait sur ses lèvres la phrase qu’elle avait déjà prononcée mentalement: «Il faudra que je demande à Chazelles ...»
Elle ne s’en effarouchait pas. Car il se tenait dans les bornes d’une camaraderie tendre. Jamais de ces compliments qui gênent, de ces frôlements qui insistent. Rien qui rappelât même la phrase ambiguë qu’il avait risquée au sortir du Musée Suffren, l’été précédent.
Cette réserve en arrivait même à l’intriguer. Elle souhaitait de le mieux connaître. A en juger sur de rapides aperçus, comme cette visite au Musée, ou la journée d’Issy, vingt autres occasions semblables en deux mois de sorties ensemble, il devait avoir sur toute la vie, en tous sens, des opinions, des idées à lui. Elle aurait voulu pouvoir le consulter à loisir.
Et voilà qu’un soir de théâtre, pendant un entr’acte, sur le bord de la loge—son mari au fond—Chazelles, cessant un moment de lorgner la salle à travers sa jumelle, dit en souriant, à mi-voix:
—Vous ne trouvez pas irritant, à la fin, de ne pouvoir jamais échanger que vingt mots qu’on serre entre ses dents? Une amitié comme la nôtre a besoin, de temps en temps, de s’exprimer un peu en liberté.
Elle s’affola. Pourtant, il n’avait fait qu’aller au devant de son secret désir. L’avait-il donc deviné? Que voulait-il? Un tête-à-tête? Où? Elle répondit des mots vagues, balbutiés, dans le brouhaha de la fin de l’entr’acte.
Mais longtemps, dans la nuit, elle essaya de saisir l’intention cachée sous les mots. Le lendemain, en s’éveillant, ce fut d’abord de cette énigme qu’elle reprit conscience. Il l’aimait donc? Quel imprévu tombé dans sa vie ... Ah! maintenant, l’alerte battait la charge. Ce n’était plus le frêle grelot qui tinte, mais la sonnerie drue, qui ne cessait pas, le signal, attirant et troublant, qui annonce quelque chose qu’on ne voit pas encore.
Dans le prolongement de la rue Guersant, au delà des fortifications, entre le Neuilly habité toute l’année et la cité ouvrière de Levallois, s’ouvre un éventail de larges avenues bordées de villas closes l’hiver, et blotties au fond de jardins. C’est au long de leurs grilles désertes que Lucette, cédant aux instances de Chazelles, se laissa entraîner vers cinq heures d’un soir hâtif de décembre.
Le voisinage de la maison de ses parents, où elle s’était arrêtée un instant, avait guidé son choix. Même reconnue dans l’ombre, elle saurait expliquer sa présence dans ce quartier.
Chazelles la rejoignit après la sortie de Paris. Il la remercia dans sa manière chaude et sobre. Puis il marchèrent côte à côte, sans qu’il tentât de lui prendre le bras. Et leur causerie était dégagée comme leur attitude. Tout juste un peu plus d’aise, d’expansion et d’intimité que dans un salon.
Ils étaient presque seuls. A peine, de temps à autre, croisaient-ils un passant pressé. A un moment, cependant, ils tombèrent sur une maison de santé, dont toutes les fenêtres étaient éclairées et devant laquelle stationnait une file d’autos et de voitures. Puis ils retrouvèrent la solitude.
Ils s’intéressaient au site, à mesure que leurs yeux s’accoutumaient à l’ombre. Ils s’arrêtaient devant les grilles, cherchant à distinguer les façades à travers les jardins dénudés. Leurs volets clos leur prêtaient un air tragique et romanesque de maisons de crime ou d’amour. Chazelles les marquait d’un mot. Il voulut reconnaître une villa italienne, dont le faîte était fleuronné d’une terrasse. Un cottage anglais, dont les murs blancs étaient barrés de poutres apparentes, sous de hauts toits de chaume. Un Trianon deviné dans un parc du plus pur dix-huitième siècle. Et Lucette trouvait un attrait de mystère et d’inconnu à ce voyage de découverte, dans la nuit.
Ils le reprirent quelques jours plus tard, mais cette fois le poussèrent plus loin, jusqu’à la Seine. Là, brillait une énorme usine toute en vitrages, un palais de verre illuminé dans la nuit, bourdonnant d’un bruit de machines, puissant et grave comme un grondement d’orgue. Des échappements de vapeur haletaient au ras des toits.
Sur le quai, l’obscurité semblait plus profonde, en contraste avec ces verrières flamboyantes. Des ouvriers, qui sortaient des ateliers proches, passaient en groupes noirs et silencieux. En face, s’allongeait une île basse, où des lumières rares clignotaient aux fenêtres des guinguettes, entre les arbres nus. Au loin, sur le pont d’Asnières, les trains passaient en tonnerre et reflétaient dans l’eau sombre leur sillon en fusée.
Et soudain, Lucette se sentit prise aux épaules, embrassée. D’instinct, dans un sursaut de surprise, elle détourna la tête. Des lèvres chaudes sous la rudesse de la moustache butinaient sa joue, cherchaient sa bouche, la trouvèrent. Alors, dans la félicité sourde d’être vaincue, elle s’entr’ouvrit au baiser gourmand, profond, nouveau, qui la pénétrait. Elle sombrait, lourde à mourir, à croire que la terre cédait sous elle. Et rien ne lui survivait que l’espoir de descendre encore plus avant, de s’engouffrer, de s’anéantir dans du bonheur inéprouvé. Elle attendait, elle attendait ... Mais Chazelles s’écarta. Un groupe d’ouvriers approchait.
Et désormais, chaque fois que d’un mot, d’un signe, il lui demandait de la rejoindre là-bas, elle y courait, poussée par ce besoin enragé de s’enfoncer dans du mystère, dans de l’inconnu, dans de l’ombre, de toucher à elle ne savait quelle apothéose d’allégresse, comme elle avait découvert, au bout de sa course, le grand palais de féerie, éclatant dans la nuit, lumineux et sonore.
Mais le but reculait devant elle. Au fond des baisers, elle ne trouvait pas l’oubli délicieux. Et elle rentrait brûlante, inapaisée.
Elle rentrait ... Et son supplice commençait. Le tête-à-tête n’était plus qu’une torture. Encore grisée d’un reste de vertige, dans la clarté des lampes et parmi ses objets familiers, elle se demandait d’abord si c’était bien elle qui venait d’errer dans ce pays d’ombre et de donner ses lèvres à l’autre. Elle s’étonnait, avec une sorte d’orgueil malsain, qu’on pût ainsi cacher tout un pan de sa vie, dissimuler sa pensée sous son front. Puis Paul approchait. S’informait-il, toujours délicatement courtois et discret, de sa journée, de ses parents? Il lui fallait inventer, mentir. A peine pouvait-elle s’arracher les mots de la gorge. Ou bien, il la félicitait de sa belle mine, prenant pour les couleurs de la santé le feu qui lui brûlait encore les joues. Alors la honte, la pitié tendre l’envahissaient. Elle aurait voulu se jeter à genoux devant lui. Toutes ses attentions lui faisaient mal comme des reproches. Toutes ses caresses la déchiraient de remords.
Et quand Chazelles était entre eux, sa présence ne faisait que lui rendre plus sensibles et plus odieux le mensonge, l’indigne comédie, la duperie.
Malgré tout, avant tout, elle aimait son mari. Que cherchait-elle donc dans cette aventure? Pourquoi en courait-elle les risques? C’était absurde, insensé. Alors, elle décidait de briser net, de s’arrêter à temps sur la pente. Mais le lendemain, elle retournait, dans l’ombre, au palais de verre. Elle ne pouvait pas résister à la force qui l’attirait. Elle ne trouvait pas de point d’appui. Qui donc pourrait la retenir? A qui s’accrocher?
Ah! Pourquoi Zonzon n’était-elle pas là? Comme sa sœur lui manquait ... Si elle l’avait sentie toute proche, peut-être eût-elle trouvé, sous la menace du péril, le courage de s’ouvrir, de lui demander aide et secours. Hélas! Zonzon ne rentrait pas. Même, si son voyage eût duré les six mois convenus, son retour eut été imminent. Mais elle le retardait, de quinzaine en quinzaine. Ses lettres exubérantes s’en excusaient: «Tu comprends, ma chérie, l’occasion ne se retrouvera plus, plus jamais. En tout cas, j’aurai passé le bel âge ... Alors, je la fais durer, je l’allonge. Toi, tu ne peux pas savoir. C’est toujours vacances, pour vous deux ...» Si Zonzon avait su ... Parfois, Lucette était tentée de lui câbler: «Reviens». Mais elle n’osait pas.
Qui prendre pour confidente? Maman ... Quelle folie! Un aveu spontané, d’une fille à sa mère, n’était pas possible. Il aurait fallu que Mme Savourette s’alarmât, fût déjà sur la voie de la vérité. Mais elle était si loin de la soupçonner, du fond de sa quiétude ...
Une amie? Elle ne voyait assidûment que Mme Turquois. Et celle-là était trop absorbée par ses propres soucis. Chaque fois qu’elles se rencontraient, la malheureuse se répandait en larmes et en gémissements. Son mari, décidément aux mains de Mme Evenon; la délaissait plus que jamais. Même plus de ces retours où il savait se faire pardonner ses escapades. Ouvertement, il appartenait à l’autre. Et quand, pour la première fois de sa vie, elle avait risqué une plainte, il en avait pris prétexte pour claquer les portes, quitter le logis, s’installer à l’hôtel.
Rongée, ravagée, Mme Turquois décidait un jour de divorcer, d’en finir avec une situation humiliante et fausse. Le lendemain, elle y renonçait, se résignait à l’attente, à l’éternelle attente de l’amante soumise. Et elle en venait à se féliciter de s’occuper encore de lui, d’entretenir et de vérifier les vêtements qu’elle lui faisait parvenir, comme si ce lien trivial les eût encore unis. Ah! Certes la malheureuse n’était guère en état de prêter un appui, de donner un conseil.
Et les promenades du soir continuaient. Maintenant, ils exploraient, étendaient leur domaine. Ils s’enfonçaient dans des ruelles obscures et sinueuses, s’arrêtaient soudain devant des avenues éclairées, sillonnées de trams, ou devant ces rues vides, toutes blanches de globes électriques, qui découpent au cordeau la cité automobile de Levallois.
Le sens de l’habitude est si puissant, qu’ils saluaient au passage, d’un regard amical, des points de repère devenus familiers: un portail dont l’auvent rustique abritait deux gros lampadaires; une petite fenêtre toujours éclairée, aux vitres revêtues de photos sur verre; un sinistre débit du bord de l’eau, dont le comptoir était fait d’une barque renversée.
Et Lucette s’extasiait. Elle prêtait du charme, de la poésie, de la beauté aux moindres recoins du décor, dans son furieux besoin d’ennoblir et d’exalter l’aventure. Car elle voulait s’absoudre au nom de l’amour, du plus grand amour. Elle croyait aimer son mari. Elle se trompait. Elle aimait Chazelles. Comment expliquer autrement cette force irrésistible qui, l’éloignant de l’un, la poussait vers l’autre? Elle aimait Chazelles. De même qu’il avait prononcé, les mots qu’on espère, il était celui qu’on attend.
Un jour de janvier qu’ils avaient rendez-vous à la porte Guersant, la neige s’abattit en tempête dès le matin, fondit l’après-midi et transforma la ville en un cloaque de boue glacée. Lucette pensa que Chazelles renoncerait à la promenade. Cependant, comme elle avait passé la fin de la journée près de sa mère, elle parcourut à pied la courte distance qui la séparait de la poterne.
Tout en suivant le petit sentier que les pas avaient à peu près déblayé au milieu du trottoir étroit, elle s’étonnait et se dépitait de n’être pas plus affectée par la perspective de ce contre-temps, d’en éprouver autant d’espoir que de crainte.
Il en était ainsi chaque fois qu’elle attendait Chazelles, chaque fois qu’il arrivait en retard de quelques minutes au rendez-vous. Tant mieux, s’il ne venait pas. Ce serait un signe du sort. Elle s’en autoriserait pour ne plus venir à son tour. C’en serait fini. Puis, apercevant de loin sa robuste carrure, sa cape de feutre et son long manteau noir, elle s’avouait que le voyage dans l’ombre lui eût manqué, qu’elle en subissait toujours le trouble attrait. Et elle déplorait d’être ainsi partagée. Elle aurait voulu se jeter au gouffre d’un élan, d’une ardeur.
Personne à la porte Guersant. Elle ne s’était pas trompée. Il ne viendrait pas ... Et comme elle s’apprêtait à revenir sur ses pas, un taxi, dont les pneus labouraient la neige fondante, vint ranger le trottoir devant elle. Chazelles entr’ouvrit la portière. Il retint la main de Lucette:
—Vous ne pouvez pas rester dans cette boue. Venez. Venez.
Elle commença:
—Mais ...
Il l’attira sans l’entendre. Et quand il eut refermé sur elle, le chauffeur partit sans demander d’adresse.
Elle s’écria:
—Où allons-nous?
Il répondit gaîment:
—Au Musée. Nous y serons toujours mieux qu’ici. Nous recommencerons la visite de cet été. Nous ferons un pèlerinage à Watteau ...
En effet, ils traversèrent à nouveau les salles vides et sonores, au parquet luisant, sous le regard des figures de cire figées dans la lumière crue de leurs loggias. En effet, ils s’arrêtèrent un instant devant l’exquise vision de L’Embarquement pour Cythère. Seulement, Chazelles ouvrit la petite porte qui, par un escalier intérieur, donnait accès à ses appartements. Et, de la parole et du geste, il l’attira.
Cela, elle l’avait prévu, dès qu’elle avait su où les emmenait la voiture. Là même, tandis que la crainte d’être reconnue la rejetait au coin le plus obscur et l’éloignait de son compagnon, elle avait prévu qu’il chercherait à l’entraîner, et qu’elle céderait, qu’elle ne trouverait pas en elle la force de résister; que la voix mauvaise, sortie du plus secret de son être, s’élèverait plus impérieuse que jamais, étoufferait tous les appels de sa raison.
Tout cela, elle se l’était dit. Et elle se le répétait dans l’étourdissement de la course parmi les figures de cire, dans l’escalier obscur et tournant, dans l’étreinte plus pressante de son guide. Elle entendait à peine les paroles qu’il lui murmurait à l’oreille, ses explications rassurantes: ils étaient seuls, son domestique absent; il voulait seulement lui faire visiter son logis ...
Ah! que lui importait toutes ces petites ruses, et tous ces biais et ces hypocrisies ... Il lui fallait toucher le but, toucher le fond. Elle aurait au moins le courage et la franchise de s’obéir. Et, dans un retournement de sa nature, un total abandon de sa réserve qui trahissaient bien son impatience et sa tension, avec la crâne audace du plongeur qui sème en deux temps ses vêtements sur la rive, elle se jeta au bonheur.
Mais le plongeur, dès qu’il a touché le fond, remonte, d’un coup de talon, vers la lumière, vers le ciel. S’il risque chaque fois sa vie, il goûte en retour cette joie de résurrection. Au plus creux de la chute, il trouve l’essor.
Et Lucette ne trouva pas l’essor. Elle l’appelait pourtant, de tous ses nerfs tendus, de tout elle-même. Les yeux rouverts, elle ne mesurait que la hauteur dont elle était tombée. Elle restait au fond de l’abîme, perdue.
Cette mélancolie qui l’avait effleurée au lendemain de son mariage,—et que la mystérieuse association des souvenirs liait pour elle aux aboiements de la meute, aux hurlements de la sirène,—l’enveloppait maintenant, lourde, écrasante, aggravée du poids de la faute inutile.
«Ce n’est que cela ...» Elle ne le pensait plus dans l’ignorance et le trouble de l’initiation toute fraîche. Mais dans la déception consciente de la femme qui a cru se dépasser, d’un élan coupable, et qui retombe aux mêmes bornes.
Pourtant elle accepta d’autres rendez-vous. Elle refit le pèlerinage à Watteau, reprit le petit escalier obscur et tournant. Elle ne renonçait pas à l’espoir d’oublier sa faute dans le plus grand bonheur. Elle s’acharnait à sa poursuite passionnée, voulant trouver, dans sa frénésie même, la preuve qu’elle aimait.
Elle refusait de se laisser arrêter par ces mesquines entraves qui avilissaient pourtant leurs rencontres: ce souci, nouveau pour elle, d’éviter la maternité, ces habitudes minutieuses et exigeantes de son amant ... Ah! Il était joli, le coup d’aile ... Pouah!
Et cependant, elle le sentait bien: si elle avait aimé, rien ne l’eût sali. Au moins, ces promenades presque innocentes, dans l’ombre, lui eussent laissé un souvenir charmé. Tandis qu’elle évitait même de passer à Neuilly, de revoir au plein jour les étapes du voyage. Et, par moments, elle en venait à souhaiter qu’un incendie rasât cette banlieue, qu’il n’en restât plus de trace.
Non, elle n’avait pas l’excuse d’aimer. Ni même l’excuse d’être aimée. Elle se rendait compte qu’il avait profité de l’occasion offerte, qu’il avait étendu vers elle une main d’amateur et de dilettante, qu’il l’avait prise, aspirée comme sa cigarette, une pauvre chose qui brasillait sans flamme, et dont il ne restait qu’un peu de cendre et de fumée.
Ah! Ils étaient loin de la passion, de la vraie passion en rafale, devant qui tout se courbe et s’incline ... La passion d’une Mme Turquois qui, un jour, tombant frémissante chez Lucette, annonçait ensemble la grave maladie de son petit garçon—une inquiétante scarlatine—et le retour de son mari.
Il était accouru aux premiers symptômes du mal. Et, implorant du médecin un miracle, prêt à supplier à mains jointes—lui, le jovial sceptique—une intervention divine, il n’était plus, au chevet du petit malade, qu’un pauvre être affolé, en suspens, sans direction, déboulonné, pour qui les aventures ne comptaient plus, n’existaient plus, et qui n’ouvrait même pas les lettres de Mme Evenon. Et le tragique, dans le récit de cette femme, c’est qu’on la sentait à la fois déchirée par la crainte de perdre son enfant et si heureuse de retrouver son mari ... Sous son angoisse de mère, perçait sa joie d’épouse, d’amante.
Lucette l’envia presque. Au moins, celle-là savait ce qu’elle voulait. Tandis qu’en elle, quel affreux désarroi ... Naguère, au temps de ses promenades dans Neuilly, elle souffrait de toutes les attentions, de toutes les ferveurs de son mari. Elle croyait qu’il n’était pas de plus cruel petit supplice. Quelle erreur! Maintenant qu’elle s’était donnée toute, la torture devenait cent fois pire. Chaque fois que Paul s’approchait pour l’embrasser, la prendre, elle était tentée de reculer, de se refuser, parce qu’elle se jugeait indigne de ses caresses, parce qu’elle se révoltait à la pensée du partage. Et elle était arrêtée dans sa retraite autant par la crainte d’éveiller les soupçons de son mari que par un grand besoin de tendresse humiliée. Mais quelle malpropreté, quelle profanation! Elle se faisait horreur.
Un soir qu’elle était en voiture avec Chazelles,—car elle s’enhardissait à parcourir ainsi la ville, par un maladif désir de provoquer le danger, de corser l’aventure,—elle vit Paul ... Il cheminait doucement au long du trottoir. Il lisait un journal, à la lueur des réverbères et des devantures. Et si confiant, si loin de soupçonner qu’elle le frôlait presque aux côtés de son amant ... D’abord, elle eut peur, la peur instinctive d’être surprise. Mais surtout un attendrissement infini la bouleversa, fait de remords, de pitié, d’attachement. Là, plus peut-être encore qu’aux bras de l’autre, elle prit conscience de le tromper, de le trahir. Elle fut tentée d’ouvrir la portière, de s’élancer, de le rejoindre, de lui demander pardon, en pleine rue, à genoux. Et dans ce moment, elle n’éprouvait pour son amant que de la haine, cette haine où l’on confond le complice et la faute. Mais la voiture était passée ...
La vie, de ce soir-là, lui devint intolérable. Elle ne parvenait pas à se détacher complètement de Chazelles, à résister à toutes ses sollicitations pourtant attiédies. Elle s’acharnait à faire jaillir l’étincelle. Il lui en coûtait trop de reconnaître décidément qu’elle n’avait obéi qu’à de la curiosité, à du vice. Ce n’était pas vrai! Elle n’était pas vicieuse! D’ailleurs, eût-elle achevé de rompre, le passé n’en subsistait pas moins. Et, en même temps, le mensonge lui pesait tellement que parfois elle ouvrait la bouche pour tout avouer à son mari. Oui, avouer, au risque des pires cataclysmes, avouer pour sortir du bourbier, pour en finir ...
Puis, par un télégramme, Zonzon annonça ferme son retour pour le milieu de Mars, dans une huitaine. Trop tard, hélas! Trop tard pour la sauver. Et, au contraire, Lucette ne voyait plus en sa sœur qu’un juge trop clairvoyant qui saurait lui arracher la vérité, sans pouvoir l’absoudre.
Elle se débattait ainsi, dans une angoisse croissante, quand Mme Turquois lui annonça la convalescence de son petit garçon et son départ pour Brûlon, où le changement d’air achèverait de le rétablir. Son mari les accompagnerait. Alors, d’une impulsion:
—J’irai aux Barres, dit Lucette. Je vous aiderai. Je vous tiendrai compagnie quand M. Turquois devra s’absenter. Quand partez-vous?
—Demain.
—Nous ferons route ensemble.
Elle sautait sur l’occasion, sans songer plus loin. Échapper à Chazelles et à son mari, à la faute et au remords, retarder du même coup le premier regard de Zonzon. Et là-bas, dans la retraite, dans la solitude, prendre une résolution. Mais, avant tout, s’enfuir ...