VI

Ce que Lucette allait être surprise et contente ... Une idée de Zonzon, de tomber chez sa sœur, sans prévenir, au saut du train. On ne l’attendait que le lendemain. En empruntant la ligne de paquebot qui touche à Cherbourg, elle avait pu gagner un jour sur son horaire.

Dès la gare, après une nuit de chemin de fer, sans passer chez elle, sans se débarrasser même de la suie du wagon, encore roulée dans son cache-poussière, elle piquait droit sur le petit hôtel du Champ-de-Mars, dans la hâte de revoir Lucette et aussi d’oublier, près de sa meilleure amie, la fin du beau voyage, ces huit mois de grand jour et de liberté ...

—Madame est là?

Le domestique, bienveillant mais fermé, lui répondit:

—Madame n’est pas à Paris. Mais Monsieur est ici. Si Mademoiselle désire que je prévienne Monsieur.

Lucette partie, sans son mari? Qu’est-ce que ça signifiait?

—Je crois bien que je désire!...

Elle suivit le valet de chambre jusqu’au cabinet de travail, où, dans la pleine lumière, Paul écrivait derrière des piles amoncelées de gros livres fleurant bon l’impression toute fraîche, le fameux ouvrage sur la Troade. Il se leva, courut à elle. Mais sous les mots de bienvenue, de surprise, et de fête, dans sa poignée de main trop nerveuse, perçaient sa gêne et sa préoccupation.

—Qu’est-ce qu’on m’a dit: Lucette n’est pas là? Où est-elle?

Il s’assit derrière son bureau, comme s’il eût voulu retrancher son trouble derrière ses livres. Et la voix mal assurée:

—Lucette est partie pour les Barres, depuis cinq jours.

Zonzon s’était laissée tomber dans le fauteuil qu’il lui avait avancé:

—Aux Barres, en mars?

—Oui, le petit garçon de Mme Turquois a eu cet hiver une fièvre scarlatine très violente. Peut-être Lucette vous l’a-t-elle écrit. Dès que l’enfant a été transportable, sa mère l’a emmené à Brûlon, pour le changer d’air, hâter la convalescence. Lucette a exprimé le désir d’assister son amie, au moins pour quelques jours. Elle a confié Paule à sa grand-mère Savourette ...

Vraiment alarmée, Zonzon l’interrompit.

Elle aimait trop Lucette pour s’arrêter à de vains scrupules de discrétion. Elle voulait la vérité:

—Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que cette histoire-là? Ça ne tient pas debout.

Paul se pencha vers elle. Ses traits ne cachaient plus son inquiétude:

—Écoutez, Suzanne (Il s’obstinait à ne pas l’appeler Zonzon, malgré ses reproches). Je ne veux pas feindre avec vous. Au surplus, j’étais résolu à me confier à vous. Et seule votre arrivée imprévue m’a pris de court. Les choses se sont bien passées comme je viens de vous le dire. Lucette ne m’a pas donné d’autres raisons de son départ. Mais je sens, je suis sûr qu’il y en a d’autres. Je veux les découvrir. Et je comptais vous demander de m’y aider. Ah! La pensée qu’il y a entre nous quelque chose de caché, nous qui vivions si confiants, si unis, cette pensée-là—surtout maintenant que je l’exprime, que je la précise dans des mots—me bouleverse à un point que vous ne pouvez pas imaginer.

—Enfin, demanda Zonzon, elle est partie à la suite d’un incident quelconque? Vous lui avez offert de l’accompagner, naturellement?

—Oui. Dès qu’elle m’a fait connaître son intention—tenez, c’était un soir, après dîner, dans ce bureau—je lui ai tout de suite proposé de la suivre. Elle a aussitôt cherché à m’en détourner. Mon livre, disait-elle, allait paraître. Ma présence à Paris était nécessaire. Elle partait en garde-malade. C’était son rôle et non le mien ... J’ai insisté. Alors, elle m’a avoué que nous étions beaucoup sortis, que l’hiver l’avait fatiguée, qu’elle avait besoin de faire une retraite, une cure de repos. Bref, elle m’a supplié de la laisser partir seule ... De mon côté, je résistais. Cela a été notre premier froissement, notre premier assaut. Et puis, j’ai fini par céder ... Que voulez-vous? Je crois avoir quelque énergie, mais j’ai toujours plié devant elle, tant il m’était doux de lui faire plaisir. Cette fois encore, j’ai reculé, j’ai rompu. Mais non sans surprise, sans révolte, ni sans chagrin ...

Zonzon ne savait que penser.

—Elle n’avait pas un malaise quelconque? Elle n’était pas dans une mauvaise disposition? Avec les femmes, est-ce qu’on peut jamais savoir jusqu’où le corps réagit sur l’esprit?...

Il répondit, en homme qui a ressassé ses inquiétudes:

—A peu près depuis votre départ, son humeur a changé. Elle est devenue inégale, instable. Voyez-vous, il me semble que rien ne m’échappe, sinon de sa pensée, au moins de son apparence, tellement je vis pour elle, les yeux sur elle. Eh bien, cet été elle m’a paru lasse et triste, par périodes. Elle perdait cet entrain contenu, vous savez, où se mêlent si joliment sa réserve et son ardeur. Je l’ai interrogée, je lui ai offert de choisir des distractions. Elle m’a juré qu’elle n’avait rien, qu’elle n’avait besoin de rien. J’ai attribué son malaise à la saison. Nous sommes rentrés à Paris. Notre hiver a été en effet assez animé, assez épars. L’agitation, le mouvement semblaient plaire à Lucette et je me gardais bien de l’enrayer. Elle était gaie, d’une gaîté un peu nerveuse, à éclats. Puis, peu à peu, elle s’est assombrie de nouveau, plus mystérieuse que jamais. Tour à tour elle avait des élans, des retraites, de ces imperceptibles, de ces abominables retraites où il semble que la peau se contracte sous la main qui l’effleure ... Jusqu’au jour où elle a saisi cette occasion de s’enfuir, oui, de s’enfuir ...

Il se leva, fit quelques pas, les regards au tapis. Puis s’arrêtant devant Zonzon:

—Je vous en prie, Suzanne, rendez-moi un grand service. Voyez-la. Confessez-la. Vous vous aimez, toutes les deux. Vous la connaissez. Vous avez une forte influence sur elle. Moi, je n’ose plus l’interroger. J’ai peur de la froisser, de la refermer. Ah! Tenez, pendant ces cinq jours, la tentation m’a souvent pris de sauter seul dans mon auto, de bondir d’un trait jusqu’aux Barres, de lui crier: «Qu’est-ce que tu as?» Et puis je renonçais. D’abord, j’ai promis de la laisser seule. Ensuite, à quoi bon? Avant même qu’elle ne fronce le sourcil, qu’elle ne laisse échapper un signe d’ennui, je tremble que mon insistance ne l’excède. Et si au contraire elle me répond d’un mot de tendresse, alors je sens mon cœur se fondre et je n’ai plus envie que de la remercier, de lui rendre grâces, tout bas. Je ne peux pas parler devant elle. Je ne peux pas. Ah! On ne parle jamais assez ...

De nouveau il avait repris sa marche à travers le cabinet de travail. Et la noblesse de cette pièce, sa solennité de chapelle, son recueillement de sanctuaire, accusaient encore l’agitation, la misère de ce malheureux.

—Si vous saviez ce que j’endure. Parfois, il me semble qu’elle s’est éloignée de toutes façons, de cœur, de pensée comme de fait. Non, non, c’est impossible. Ce serait trop cruel. Et trop injuste. A tout instant, je m’interroge: «Qu’est-ce que j’ai fait?» ou: «Qu’est-ce que je n’ai pas fait?» Je creuse, je creuse, et il y a maintenant en moi comme un trou noir sans fond, à donner le vertige ... Ah! Je comprends que ceux qui vont mourir trouvent la vie si passionnément bonne. On ne sent combien on aime un être que quand on est menacé de le perdre. Tout me manque d’elle. Son visage, sa silhouette, ses gestes, sa voix, son parfum et mille petits détails qui faisaient mes délices, une inflexion, une expression, un pli de paupière, un coin de lèvre, la courbe de ses cheveux ... est-ce que je sais, moi ... Enfin, je ne suis plus qu’une loque, un vêtement vide et jeté sur un siège.

Il posa sa main brûlante sur l’épaule de Zonzon:

—Suzanne, il faut que vous me la rendiez, que vous me rendiez la vie. Je remets notre sort dans vos mains. J’aime, j’admire votre force, votre santé morale. Si parfois, secrètement, votre belle audace m’a effarouché, la faute en est à l’éducation que j’ai reçue. Mais j’ai une confiance absolue en vous, en votre jugement. De vous, je suis prêt à tout entendre, à tout croire.

Elle se leva, lui tendit la main:

—Je ferai ce que je pourrai. Je partirai cet après-midi.

Tout en l’accompagnant jusqu’à la rue, il s’excusait de lui imposer ce surcroît de fatigue, après une semaine de paquebot, une nuit de train. Elle plaisanta, pour lui donner confiance:

—Au contraire. C’est très commode. Je suis déjà en costume de voyage.

 

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