Au fond, Zonzon était très alarmée. Et son inquiétude grandit pendant ces deux heures de wagon sous le ciel froid, parmi la campagne encore défeuillée, qui montrait la terre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé au moins une fois dans sa vie, ce supplice irritant de voyager sous l’oppression d’une énigme dont on attend la solution au but? Énervé de vaine impatience, on accueille et on repousse cent hypothèses, on esquisse des plans qu’on efface ensuite. Et l’on sent dans sa tête la pensée tourner à l’allure et au rythme des roues sur le rail.
Puis, l’anxiété de Zonzon s’avivait encore d’un scrupule. Ce trouble—inconnu, mais évident—jeté dans le ménage de Lucette, ce trouble qu’elle souhaitait passionnément de découvrir et de guérir, qui sait si elle ne l’eût point évité par sa présence? Elle en aurait guetté les symptômes, chaque jour. Elle aurait veillé. Mais elle était partie, pour le beau voyage ... Est-elle donc vraie, cette loi d’équilibre qui veut que tout bonheur soit balancé par un malheur, de même que sur toute la terre, à chaque seconde, une naissance balance une mort?
A Sens, elle prit une voiture à la gare, pour franchir les quatre kilomètres qui la séparaient de Brûlon. Elle n’avait pas voulu annoncer son arrivée, afin de ne pas mettre sa sœur en défense.
Mais elle regretta sa tactique, au cri presque douloureux, devant le visage presque terrifié de Lucette, accourue à la grille au coup de cloche. Et tandis qu’elles se jetaient sans paroles aux bras l’une de l’autre, Zonzon décidait de temporiser. Elle n’obtiendrait rien en brusquant l’attaque.
Lucette, la première, dénoua l’étreinte. Et très vite:
—Mais tu ne devais rentrer que demain?... Comment as-tu su que j’étais ici?... Tu as vu Paul?
Zonzon l’entraînait vers le château:
—Mais oui, mais oui. Je te raconterai tout ça. Cristi, ce que j’ai eu froid, sur cette route ...
La pleine chaleur du calorifère dès le vestibule, la montée claire du grand feu de bois dans la bibliothèque, le thé fumant parfumé de citron, eurent vite fait d’épanouir la voyageuse:
—Ah! Ça va mieux.
La première alerte et la première surprise passées, Lucette cherchait à se rassurer. Comment la présence d’un même être peut-elle inspirer à la fois tant de joie et de crainte? Ah! Certes, malgré l’appréhension de la rencontre, malgré le tumulte que soulevait en elle la seule vue de sa sœur, Lucette était bien heureuse de retrouver sa grande, sa vaillante ... Et, en même temps, elle redoutait la clairvoyance de Zonzon.
La solitude et la méditation ne l’avaient pas apaisée. En elle, c’était le même trouble qu’au premier jour, la même terreur de l’avenir, le même besoin de fuir la faute et le remords, de se fuir. Ah! pouvoir cacher, enfouir sa honte jusqu’à l’oublier. Et elle se terrait au gîte comme une bête malade qui tremble d’être découverte.
Et voilà que Zonzon la relançait. Elle en venait à maudire cet ascendant, ce pouvoir presque magnétique que l’aînée exerçait sur elle. Lucette sentait en éveil cette tendresse de mère, ce flair subtil d’amoureuse, ce regard de médecin. Des terreurs absurdes la traversaient. Zonzon allait peut-être la trouver changée, lire la vérité dans ses yeux, sur ses lèvres, à quelque empreinte nouvelle laissée sur son visage?
Mais non, pourtant. Zonzon bavardait gaiement. Quand deux êtres chers reprennent contact après une longue absence, ils ne rentrent que lentement en possession l’un de l’autre. Une étrange pudeur les retient de se livrer trop vite, de se parler tout de suite cœur à cœur. Ils n’échangent d’abord que des propos neutres, en surface. Zonzon racontait des incidents du retour. On menait joyeuse vie sur le paquebot. La veille de l’arrivée, un peu trop émus de champagne et de cocktails des passagers n’avaient-ils pas erré en circuit le long des couloirs, à la recherche de leurs cabines, jurant qu’on avait changé les numéros des portes, ou retourné bout pour bout le navire?
Une sonnerie de téléphone retentit, drue et longue. Lucette sursauta. Qui la demandait? Son mari, sans doute. Il l’appelait tous les jours. Un raffinement de supplice pour elle, ces courtes causeries. Elle craignait toujours de s’y trahir. Au moins, quand on répond par lettre, on réfléchit. Même, dans une conversation face à face, on prend des temps; la physionomie de l’interlocuteur avertit de ses intentions. Tandis que là, ce sont les voix toutes nues qui se croisent et se pressent, comme les épées dans un assaut. Justement, Paul n’avait pas téléphoné de la journée. Elle avait décroché l’écouteur de l’appareil posé sur la table:
—Allo ... Qui est là?
Les paroles claquèrent, toutes proches:
«—C’est moi ... Lucien Chazelles.
Il lui sembla qu’elle se rétrécissait, tout le sang reflué au cœur en un bloc lourd. Et Zonzon qui la regardait, qui attendait. D’instinct, Lucette serrait les récepteurs contre ses oreilles, comme pour empêcher les mots de se répandre dans la pièce. Et si elle coupait net la communication? Mais il était prudent de savoir ce qu’il voulait. Et puis, le geste intriguerait Zonzon. La receveuse insisterait, la rappellerait. Elle y renonça et, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent:
—Ah! c’est vous ...
Dès qu’il l’eut reconnue à la voix:
«—Oui, votre mari m’a appris hier votre départ. Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas averti? Que s’est-il passé? Rien de grave?
—Je suis partie brusquement. Une amie à assister ... Un enfant malade ...
Mais les propos se chevauchaient. Avant qu’elle eût achevé, il reprit:
«—Écoutez. Permettez-moi d’aller vous voir là-bas ...
Elle répondit violemment:
—Non, non. C’est impossible.
Oh! avoir ces deux écouteurs rivés aux oreilles, la tête pleine à éclater de ce crépitement et, devant les yeux, ce témoin inoccupé, muet, espion malgré lui, qui, tout, naturellement, s’ingénie à comprendre l’entretien dont il n’entend que la moitié ... Chazelles continuait:
«—Il faut absolument que je vous voie. On m’offre une trésorerie générale, à Draguignan. On demande une réponse urgente. Je tiens à m’entendre avec vous ...
Elle répéta:
—Non, non. Je ne veux pas.
Il insistait:
«—Mais si, voyons. J’ai tout combiné. Je prends le train demain matin. J’arrive à pied pour passer inaperçu. Fixez-moi un rendez-vous.
Par quels mots, comment lui refuser? Ne lui avait-elle pas donné le droit de tout exiger d’elle? Il croyait sans doute à quelque caprice. Car il ajoutait, d’un ton riant mais décidé:
«—Eh bien, si vous ne voulez pas, j’irai sonner à votre grille, et vous faire une visite ...
A tout prix, il fallait l’empêcher de venir. Elle s’affola, perdit pied:
—Je vous dis que c’est impossible. D’ailleurs, je ne suis pas seule. Ma sœur est ici ... près de moi.
Puis, certaine de l’avoir arrêté, elle balbutia un bref au revoir et raccrocha les récepteurs. Mais elle n’osait pas regarder sa sœur et s’attardait à sonner la fin de la communication.
Alors, très simplement:
—Qui est-ce? demanda Zonzon.
Il fallait répondre. Elle n’eut pas le temps d’inventer.
—Lucien Chazelles.
Et, en prononçant ce nom, elle se sentit rougir, rougir, envahie d’une onde de sang qui lui brûlait les pommettes, le tour des yeux, le front, une poussée d’autant plus violente qu’elle s’efforçait plus d’en refréner l’élan. Et, à travers cette brume rouge où elle aurait voulu disparaître, s’anéantir, elle entendit encore la voix maintenant soupçonneuse:
—Et il voulait venir te voir ici, te croyant seule?
Mais avant d’avoir pu trouver une réponse, elle se sentit happée par deux bras impérieux et tendres, pressée, blottie contre une chaude poitrine. Et la voix de Zonzon, ferme et douce comme l’étreinte:
—Alors, c’est ton amant?... Allons, ne te cabre pas. Ah! Ce n’est pas le moment de se dérober, de jouer à cache-cache. Nous n’avons pas le temps aujourd’hui. Finies, ces manières-là. Il y va peut-être de ton sort, mon pauvre petit, de celui de ton mari, de ton enfant ... Je peux t’aider à voir en toi, à découvrir le mal, à le guérir. Tu n’as pas le droit de te taire. Parle, ma chérie, parle tout de suite.
Zonzon l’entraîna vers un fauteuil, s’assit, la prit sur ses genoux, la berça:
—Tu penses bien que je ne vais pas te gronder, te faire des sermons. Le passé, ce n’est pas intéressant, puisqu’on n’y peut rien. Quand on s’est trompé de route, ce qu’il faut savoir, c’est où on est, et où on va. Maintenant, raconte, bien sagement ...
Et par une de ces déterminations soudaines qui nous semblent au rebours de notre caractère, qui parfois nous surprennent et nous emportent, brusquement Lucette se décida. Puisque sa sœur l’avait si vite devinée, à quoi bon s’épuiser en ruses et en mensonges? Il faudrait, en effet, bientôt prendre un parti, choisir une route. Autant se fier au bon guide, lucide et sûr.
Alors, le front niché dans le cou de Zonzon, elle goûta l’amer réconfort de la confession. Elle dit la journée d’Issy, la visite au musée, l’attente sans but, l’espoir sans objet, l’inquiétude sans raison, l’hiver tout pailleté, enfin tous les degrés de la descente, jusqu’à la chute, puis la déception secrète, l’odieux des gestes de l’amour sans l’amour, l’horreur du mensonge croissant avec le dégoût, enfin le besoin et l’occasion de s’enfuir ...
Zonzon l’avait à peine interrompue. Tout juste, de temps en temps, le «oui» attentif et réfléchi du docteur qui écoute son malade. Et Lucette avait vraiment l’impression d’être aux mains du médecin qui se renseigne, qui coordonne les indices, investit le mal, avant d’émettre un diagnostic.
Même, lorsqu’elle acheva, lorsqu’elle se hasarda à relever la tête, elle crut voir aux yeux de sa sœur une lueur de divination, ce beau regard avivé auquel vient d’apparaître la vérité ...
Mais Zonzon demanda simplement:
—Et maintenant, que comptes-tu faire? Tu ne peux pas rester ici indéfiniment. Ton prétexte va s’user, cette convalescence du jeune Turquois. Il guérira, ce petit. Et surtout ton mari se lassera. Alors?
Lucette s’étreignait les tempes, à deux mains:
—Je ne sais pas ... Je te jure que je ne sais pas. J’ai saisi l’occasion, je suis partie, comme le voleur traqué saute dans la voiture qui passe, sans savoir où il va, pour échapper, pour fuir ...
Elle se leva, s’accouda à la cheminée. Le crépuscule tombait. Les reflets du grand feu de bois dansaient sur le tapis.
—Voyons, voyons, dit Zonzon. Tu n’as le choix qu’entre deux partis. Rentrer ou ne pas rentrer chez toi. Et encore. Si tu ne rentres pas, si, par exemple, tu retournes rue Guersant chez nos parents, ou chez moi—car je ne supposes pas que tu veuilles rejoindre ce Chazelles—ton mari te relancera. Il respecte tes caprices. Soit. Mais il y a des bornes. Il exigera des explications. C’est son droit. Qu’est-ce que tu lui répondras?
—Eh bien, j’avouerai! s’écria Lucette. J’y serai forcée. Tant mieux! Il y a longtemps que j’y pense. Même si je rentrais à la maison, je ne pourrais pas vivre devant Paul avec ce perpétuel mensonge entre nous. Je le sais. J’ai essayé ... Ah! oui, c’est stupide, ces scrupules tardifs. Il aurait fallu les avoir avant, n’est-ce pas? Mais on n’est pas la même femme, avant et après. On ne sent l’étendue et le poids d’une faute que quand on l’a commise ...
Et s’exaltant:
—A quelque endroit que je me retrouve devant Paul, je ne veux plus; je ne peux plus me taire. Il sera mon juge. Il décidera. Il me chassera ou il me gardera. Mais au moins, j’aurai expié. Je n’aurai plus rien de caché pour lui. Oui, oui, je parlerai ...
Mais Zonzon l’interrompit, toute jetée en avant d’un geste de prière et de commandement:
—Ne fais pas ça, Lucette, ne fais pas ça!... Mon pauvre petit ... Mais songe donc. Il ne te comprendrait pas. Voilà le vrai point de vue. Les mobiles qui t’ont poussée, les suggestions auxquelles tu as obéi, il ne se les expliquerait pas. Il te jugerait d’après d’autres lois que celles qui t’ont menée. Les femmes ont des raisons que les hommes n’ont pas ... Et, fatalement, son arrêt serait injuste. Injuste en ses termes, injuste en ses conséquences ...
—Cependant, s’il pardonnait? dit Lucette.
—Mais le pardon lui-même porte à faux parce que l’homme ne sait pas ce qu’il pardonne à la femme! Et l’on ne pardonne bien que ce qu’on comprend bien. Encore une fois, les deux sexes ne parlent pas le même langage. Et cette mésentente, qui fausse le pardon, fausse aussi ses suites. Elle impose désormais à l’un et à l’autre des sentiments injustes, des tortures qu’ils n’ont pas méritées. Pour lui, l’orgueil blessé, l’amour flétri, la désillusion, l’amertume, le doute invincible. Pour elle, l’humiliation, le joug de l’indulgence. Pour tous deux, la piqûre continuelle des allusions que le hasard apporte, une vie en sursis, empoisonnée, gâchée ...
—Ah! Zonzon, gémit Lucette.
—Mais pourquoi courir le risque d’une telle existence, quand rien n’y contraint? Pourquoi aller au-devant d’un jugement vicié d’avance?
—Ah! Je serais mal venue, dit Lucette, de parler aujourd’hui de droiture et de probité. Cependant il me semble ...
Zonzon l’interrompit encore:
—La probité n’est plus maintenant où tu la places. Elle n’est pas dans l’aveu. Vois-tu, il y a une loi qui nous régit inconsciemment: la loi du moindre effort. Eh bien, il y en a une autre qui doit nous régir consciemment: la loi du moindre tort. Au point où tu en es, le moindre tort que tu puisses faire à ton mari, c’est de le laisser dans l’ignorance. Il faut qu’il garde sa foi ...
—Et moi mon remords ...
—Tu ne penses qu’à toi! s’écria Zonzon. Vous êtes tous les mêmes. Ton remords s’apaisera. Je sais, moi, je sais comment et pourquoi tu l’oublieras. Tandis que si tu parlais, la foi de ton mari en toi serait à jamais ébranlée. Pense donc un peu à lui, que diable! Il t’adore. Il t’adore mal, mais il t’adore. Si tu l’avais vu comme je l’ai vu, affolé par cette absence où il ne voit cependant qu’un caprice ou un malaise. Il vit à peine, avec des sursauts, comme une lampe qui baisse. Rallume-la, bon sang! Ne la laisse pas s’éteindre. Ah! Non, Lucette, n’avoue pas. Ne fais pas ça. Ce serait la dernière faute, la vraie faute.
Il faisait presque nuit. Seules, les lueurs changeantes du foyer les éclairaient toutes deux.
—Alors, dit lentement Lucette, tu es d’avis que je rentre et que je me taise?
—Eh parbleu! oui. Tout à l’heure, pendant que j’écoutais ton aventure, la vérité m’apparaissait lumineuse, transparente. Je lui voyais les dessous! Et elle me conduisait au point où je t’amène.
Lucette, sombre, murmura:
—Je ne pourrai jamais ...
—Tu le pourras, dit fermement Zonzon. Mais réfléchis donc. Si tu parles, que te reste-t-il, quelle planche de salut, en dehors de la solution médiocre du replâtrage, du pardon? Le scandale, le divorce. Je n’y crois guère. Car ton mari t’aime trop pour le demander, l’accepter même. Mais admettons. Alors tu retombes sur le gros écueil qu’on n’a pas encore pu faire sauter. Le cas de l’enfant, le mioche écartelé ... Allons donc! Et pense encore aux autres, à nos parents, qui te croient heureuse, dans leur quiétude, à ce brave homme de Duclos, pour qui le bonheur de son fils est la raison de vivre ...
—Je ne pourrai pas, répéta Lucette. Tu oublies justement que Paul est riche ... Si je me taisais, j’aurais l’air de vouloir garder tous les avantages de la fortune, au prix d’un mensonge.
—Aux yeux de qui? Ni aux tiens ni aux miens, je pense. Et nous serons seules à le savoir. Alors?... Je te dis que tu pourras te taire sans t’avilir. Et pour une raison simple et qui dispense de toutes les autres, c’est que tu aimes ton mari ...
—Ah! s’écria Lucette, d’une voix désespérée, est-ce qu’on peut prétendre aimer celui qu’on a trahi, dupé, volé?
—Oui, Lucette, oui, on peut le prétendre. Parce que nous ne sommes pas des êtres simples, tout d’un bloc, tout d’une pièce. Voilà la grande erreur. Nous sommes bien plus complexes, bien plus divers que nous ne le croyons, qu’on veut nous le faire croire. Chacun de nous est comme un livre dont les feuillets ne se répètent pas. Nous-mêmes, nous n’en savons pas déchiffrer toutes les pages. Et nous savons encore moins d’où vient le vent qui les fait tourner ... Tu l’aimes, Lucette. La preuve en est dans ton besoin de le prendre pour juge, de ne lui rien cacher, de recevoir de lui l’absolution ou le châtiment. Si tu ne l’aimais pas, tu n’aurais pas songé même à le fuir!... Il habite en toi. C’est son image seule qui te hante et t’agite. Il reste le maître de ta pensée. Le maître auquel tu as désobéi, soit. Mais sans doute parce qu’il n’a pas su se faire obéir. Ah! Lucette, les petites ficelles qui font danser la marionnette ne sont pas toujours faciles à démêler. Que de choses ne m’apparaissent qu’aujourd’hui!... Trop tard pour t’éviter l’embardée, ma pauvre chérie. Mais à temps, j’espère, pour te ramener dans la bonne ligne et t’y laisser en sécurité ...
—Quelles choses? Que veux-tu dire, interrogea Lucette.
—Rien, rien ... Mais aie confiance en moi, Laisse-toi guider, tu verras.
La femme de chambre frappa, puis annonça M. et Mme Turquois. Lucette donna de la lumière.
—C’est vrai, expliqua-t-elle. Turquois devait arriver cette après-midi. C’est pourquoi j’ai pu quitter sa femme plus tôt, aujourd’hui. Sans doute, ils s’arrêtent en passant.
Et dans le brouhaha des propos d’accueil, Zonzon se félicita de l’arrivée du couple. Car, peut-être, dans son ardeur à vaincre, se fût-elle laissé entraîner, sinon à engager, du moins à démasquer ses réserves, sa plus forte raison d’espérer. Et cette raison-là, Lucette ne devait pas la connaître.
Non, à aucun prix, elle ne devait connaître cette vérité secrète que son récit même avait fait jaillir aux yeux de Zonzon, le malentendu formidable soudain apparu, en pleine lumière, éblouissant.
Ah! le jour où Lucette lui avait affirmé, avec de petits airs entendus, qu’elle était heureuse, «tout à fait heureuse» aux bras de son mari, Zonzon aurait dû se roidir contre cette maudite peur des mots qui la paralysait devant sa sœur, et insister, préciser et vider la question jusqu’au tréfonds ... Parbleu! Lucette était de bonne foi. Est-ce qu’une honnête femme doit être instruite en ces matières-là, et savoir jusqu’où doit aller son plaisir? Fi donc! De bonne foi, elle s’était trompée. Non, elle n’était pas tout à fait heureuse. Elle n’avait pas atteint le sommet aigu de la joie. Toute sa confession le criait.
Presque classique, l’aventure. On croit céder à l’attrait de l’inconnu, du fruit défendu, du plus grand amour ... On cherche simplement le frisson qu’on n’a pas. Du premier pas jusqu’à la chute, Lucette, inquiète, inconsciente, n’avait fait qu’obéir à l’appel de ses sens. Comme tant d’autres, dans cette marche à l’amant, elle n’était guidée que par l’espoir confus du coup de bonheur qui lui manquait.
Heureusement, elle était tombée sur Chazelles, un avide égoïste, préoccupé de lui, de lui seul. Là encore, pas d’erreur possible. L’ex-Madame Chazelles avait la confidence trop facile pour qu’on en ignorât. Et le naïf dégoût qu’elle avouait à qui voulait l’entendre, aussi bien à Zonzon qu’à Mme Savourette, suffisait à éclairer un esprit averti. Chazelles était de ceux qui se penchent uniquement sur leur plaisir, sans souci d’éveiller celui de leur compagne. Il l’avait dégustée comme un mets friand, une œuvre d’art. Est-ce qu’on pense au plaisir du plat qu’on mange, du tableau qu’on regarde?
Heureusement. Car si Chazelles avait révélé Lucette à elle-même, il en eût fait sa chose. S’il avait fait jaillir en elle la source de délices, il lui serait devenu précieux comme la vie même. Il l’aurait rivée à lui. Tandis que, sans le savoir, elle s’était détachée parce qu’elle était déçue.
Donc, le mal était réparable. Ni le mari ni l’amant n’avaient ouvert à Lucette la terre promise. Mais elle y pouvait encore pénétrer. Aux bras de Paul lui-même, parbleu! de Paul mieux avisé.
Car il avait péché, lui, non par égoïsme, mais par ignorance. Un amoureux? Soit. Mais un amoureux qui ne sait pas l’amour. Il avait fallu, pour s’y tromper, les petits airs satisfaits de Lucette, ce néfaste malentendu ... Instruit de sa maladresse et des moyens de la réparer, il prendrait sur Lucette cet empire que toute son adoration trop chaste n’avait pas su lui gagner. Et quant à elle, satisfaite à son insu, pleinement contentée, elle n’irait plus chercher ailleurs ce qu’elle trouverait chez elle ... Ah! dame, la tâche était délicate, d’éclairer les trente ans de ce garçon. Mais l’enjeu valait qu’on risquât la partie.
Moyen scabreux, certes. Mais moyen unique de remettre et surtout de maintenir Lucette dans la bonne ligne. Sans la vigoureuse impulsion du coup de bonheur, elle s’exposait à de nouveaux écarts. Si, de retour au foyer, son secret appétit n’était pas satisfait, si elle avait encore faim, elle serait reprise des mêmes défaillances. Et il se trouverait toujours un galant pour la soutenir à ce moment-là. Pas besoin de chercher loin. Est-ce qu’au premier signe de vertige, Turquois, par exemple, ne serait pas là pour la recevoir dans ses bras?
Il suffisait de le regarder d’un peu près, en ce moment même, dilaté dans la chaleur du calorifère et la gaîté du feu, dans la lumière rousse des bulles électriques, l’air parfumé de thé et de citron, et surtout dans l’intimité de trois femmes ... Oh! un Turquois assagi par l’alerte, par ses angoisses au chevet du petit malade,—plus séduisant, peut-être, dans sa nouvelle manière attendrie et fondue,—mais dont se réveillaient, en détente, le flair et les convoitises d’amant.
Celui-là guettait Lucette. Il l’avait déjà pressentie. Un jour, en riant, elle l’avait avoué à sa grande. Il attendait son heure. Eh bien, cette heure sonnerait. Oh! pas maintenant. Mais elle sonnerait, si Lucette, inapaisée, poussée par l’obscur et puissant instinct, continuait de chercher, faute d’avoir trouvé.
Lorsque la femme ne se borne pas à un homme, c’est qu’elle n’a pas reçu de lui ce qu’elle en attendait inconsciemment. Peut-être un autre la comblera-t-il? Ce n’est pas celui-là? Un autre encore ... Et elle se lance alors dans cette poursuite exaspérée du bonheur qu’elle ignore et qu’elle veut, dans ces aventures où l’amour n’a plus de part, cette dégringolade de chute en chute, de mains en mains, où elle se détraque et s’amoindrit. Non, non, à tout prix, il fallait éviter un pareil sort à cette petite Lucette, si délicate, si sensible, si bien faite pour le bonheur unique. Il fallait que Paul connût le péril et sût y parer.
Mais de ces clartés, de ces projets, Lucette devait tout ignorer. Car elle se refuserait sans doute à penser qu’elle n’avait attendu, recherché qu’un bonheur matériel. Comme tant d’autres, elle croyait rouvrir un idéal trop pur, trop romanesque, pour admettre qu’il prît racine dans sa chair. Comme tant d’autres, elle avait de l’amour une notion trop mystique pour concevoir qu’une jouissance physique en fût le sommet, la clef de voûte. Elle se cabrerait à l’idée que son sort dépendait de la satisfaction d’un besoin si grossier. Et aussi, avertie de l’existence d’une volupté précise, elle l’épierait et la goûterait moins, de l’avoir attendue. Il lui répugnerait de n’y voir que l’effet d’un peu d’attention, d’habileté, d’un tour de main. L’envers du décor lui dépoétiserait la pièce. Non. Il fallait que l’extase la surprît en coup de foudre, l’éblouît, lui apparût comme le signe divin de son salut ... la révélation.
Si Zonzon, malgré sa promptitude de jugement et sa foi dans le succès, avait hésité devant l’audace de son projet, certaine rencontre matinale eût achevé de la décider à l’action.
Sur les instances de sa sœur, elle avait ajourné son départ au lendemain, afin de prendre un peu de repos et de ne pas voyager deux nuits de suite. Pendant la soirée, répétant ses arguments, renouvelant ses assauts, elle avait enfin ébranlé Lucette. Elle la laissait à peu près disposée à reprendre la vie commune et à garder le silence, au moins à titre d’essai. Zonzon n’en demandait pas davantage.
Levée tôt, elle parcourait le jardin encore dénudé. Et comme le hasard l’acheminait vers la grille, elle se heurta à M. Duclos ...
Elle n’ignorait pas que, sans cesse en route, il passait souvent aux Barres, entre deux trains ou deux courses d’auto, afin d’y jeter le coup d’œil du maître. Cependant, cette apparition imprévue l’inquiéta. Était-ce une simple coïncidence qui le faisait tomber là pendant le séjour de Lucette? Il l’eut vite édifiée. Dès les bonjours échangés, il se campa, les pouces aux hanches, le ventre en bataille, les sourcils croisés:
—Ah ça, qu’est-ce qui se passe ici? J’arrive d’Algérie—oui, le chemin de fer de l’Oued-Mia, une grosse affaire—et, hier soir, à Marseille, je trouve une lettre de mon garçon. Sa femme est seule, aux Barres, pour soigner la scarlatine du petit Turquois? Elle laisse sa gamine à Mme Savourette pour dorloter le gosse des autres? Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là? Du caprice, de la brouille? Elle est enceinte? Quoi? Vous devez savoir ça, vous?
Zonzon s’effrayait. Ce rude bonhomme, qui tombait là en obus, était capable de tout démolir. Elle essaya d’affirmer:
—Mais votre fils vous a dit la vérité. Lucette ...
Il coupa:
—Allons, allons, Mam’zelle Zonzon, faut pas m’en conter. J’aime pas qu’on me roule, moi. Une petite madame comme Lucette ne s’installe pas seule, en mars, à la campagne, pour aider un mioche à changer de peau.... Y a quelque chose, je veux le savoir. Je le saurai. J’ai débrouillé des affaires plus compliquées que ça.
Évidemment, il saurait. Ce ne serait pas difficile. S’il abordait Lucette de ce ton brutal, du haut de sa puissance et de son argent, elle se révolterait aussitôt. Encore hésitante sur son attitude, elle verrait dans cet interrogatoire une indication du sort. Elle avouerait, elle lui jetterait la vérité à la face. Et elle se perdrait, à jamais ... Comment le maîtriser? Il continuait:
—Je ne veux pas qu’on fasse de la peine à mon garçon, moi. Il a voulu épouser cette petite Lucette. Affaire conclue. Le ménage marche. Bonne affaire. Mais si ça bat la ferraille, halte-là! Je m’en mêle. Je veux qu’il soit heureux. Il s’est marié pour ça ...
Zonzon s’exaspérait. Il voulait du bonheur pour son argent, cet homme. Que faire? Elle eut l’intuition d’opposer la violence à la violence:
—Eh! mon cher monsieur, s’écria-t-elle, tout ne s’achète pas avec de l’argent. Surtout le bonheur. Ça serait vraiment trop commode et trop injuste. Faut quelquefois y mettre du sien et payer de sa personne!...
Interloqué, il se pencha, les yeux aigus:
—Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous dites?
Soutenue par l’espoir de le mâter, elle reprit:
—Êtes-vous bien sûr que votre garçon, comme vous dites, a fait tout ce qu’il fallait pour être heureux? Oui, en êtes-vous bien sûr? Il a reçu une éducation de luxe, modèle riche. C’est entendu. Mais il y a peut-être des lacunes. Il manque peut-être des volumes dans la bibliothèque. On ne peut pas tout savoir.
Intrigué, inquiet, il se croisa les bras, secoua la tête:
—Enfin, qu’est-ce que tout ça signifie?
—Rien de grave. Je dis simplement que nul n’est parfait, que nul ne peut s’aviser de tout. Dans un ménage, les torts sont souvent réciproques.
—Vous voyez bien qu’il y a de la brouille! s’écria M. Duclos.
—Un malentendu, rectifia Zonzon en souriant. Seulement, voyez-vous, monsieur Duclos, vous devriez me laisser le dissiper. Je suis venue pour ça ...
—Pourtant ...
—Je vous assure, poursuivit fermement Zonzon, laissez-moi arranger ça, toute seule. Vous parliez tout à l’heure d’affaires compliquées, monsieur Duclos. Si vous saviez comme les femmes sont des affaires compliquées! C’est un peu ma spécialité. Prenez-moi comme contremaître, dans cette entreprise-là ...
Il sourit, à demi-désarmé:
—Cependant, je voudrais bien savoir. Il s’agit de mon garçon ...
—Il s’agit aussi de ma petite sœur. Soyez tranquille. Je vous le répète, c’est très ténu, très subtil, c’est des nerfs coupés en quatre. Vous rentrez à Paris?
—Après déjeuner.
—Eh bien, dit-elle, vous m’emmènerez. Mais c’est promis, n’est-ce pas? Vous ne rudoierez pas Lucette. Vous semblerez trouver sa présence ici toute naturelle. Vous ne l’interrogerez pas.
Il se débattait encore:
—Mais vous m’expliquerez ...
—Plus tard, plus tard. Tenez, je vous donne rendez-vous ici, l’été prochain. A ce moment-là, je vous rendrai des comptes. Vous me direz si j’ai bien réussi. Alors, c’est promis, vous me confiez l’affaire?
Il hésita. Puis, rondement, dans un coup d’épaule:
—Allons, affaire conclue.
Elle sourit, soulagée:
—Croyez-moi, c’est la bonne affaire.
Seulement, maintenant, il fallait marcher.