Scène VI

Philandre, Éraste, Cliton

Philandre

(Éraste est caché et les écoute.)

Quelle réception me fera ma maîtresse ?

Le moyen d’excuser une telle paresse ?

Cliton

Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,

Expressément chargé de vous rendre ceci.

Philandre

Qu’est-ce ?

Cliton

Vous allez voir, en lisant cette lettre,

Ce qu’un homme jamais n’oserait se promettre.

Ouvrez-la seulement.

Philandre

Va, tu n’es qu’un conteur.

Cliton

Je veux mourir, au cas qu’on me trouve menteur.

Lettre supposée de Mélite à Philandre.

Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusqu’à ce qu’elle ait ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.

Éraste, feignant d’avoir lu la lettre par-dessus son épaule.

C’est donc la vérité que la belle Mélite

Fait du brave Philandre une louable élite,

Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu

Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu ?

Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;

Outre qu’une froideur depuis peu survenue,

De tant de vœux perdus ayant su me lasser,

N’attendait qu’un prétexte à m’en débarrasser.

Philandre

Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?

Éraste

Il en meurt.

Philandre

Ce courage à l’amour si rebelle ?

Éraste

Lui-même.

Philandre

Si ton cœur ne tient plus qu’à demi,

Tu peux le retirer en faveur d’un ami ;

Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :

Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.

Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant,

C’est de m’en revancher par un zèle impuissant ;

Et ma Chloris la prie, afin de s’en distraire,

De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère.

Éraste

Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Chloris ?

Philandre

Un peu plus de respect pour ce que je chéris.

Éraste

Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;

Mais enfin à Mélite est-elle comparable ?

Philandre

Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas

Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.

J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible…

Éraste

Avise toutefois, le prétexte est plausible.

Philandre

J’en serais mal voulu des hommes et des dieux.

Éraste

On pardonne aisément à qui troue son mieux.

Philandre

Mais en quoi gît ce mieux ?

Éraste

En esprit, en richesse.

Philandre

Ô le honteux motif à changer de maîtresse !

Éraste

En amour.

Philandre

Chloris m’aime, et si je m’y connoi,

Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.

Éraste

Tu te détromperas, si tu veux prendre garde

À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.

L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :

L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;

L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :

L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle,

L’une au-dessus des siens te montre son ardeur ;

Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur :

L’une…

Philandre

Adieu : des raisons de si peu d’importance

Ne pourraient en un siècle ébranler ma constance.

(Il dit ce vers à Cliton tout bas.)

Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.

Cliton

Disposez librement de mon petit pouvoir.

Éraste, seul.

Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;

Chloris déjà sur lui n’a presque plus de force :

Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,

Ruinant tout ensemble, et le frère, et la sœur.

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