LA PESTE LENTE.

Les trois peuples souverains de la terre marchaient à l’envi dans la voie des progrès de l’esprit et du bien-être intellectuel, lorsque quinze cents ans environ après la fondation des sociétés savelce, tréliore et ponarbate, ce monde aux riants climats, aux cieux splendides et à la riche et belle nature commença à se troubler. La terre de Star, si commode et si bien disposée pour laisser vivre délicieusement et nourrir largement une forte race d’hommes, parut vomir toutes sortes de maux contre ceux qui l’habitaient alors et devenir malsaine et marâtre pour eux.

Tout d’abord, ce furent des secousses souterraines qui couraient d’un pôle à l’autre en laissant sur leur passage de vastes déchirures du sol. Au fond de ces gouffres bouillonnait une lave qui répandait dans les airs un affreux méphitisme. Ce fut là le signal des temps néfastes que les Stariens ont appelé l’ère du mal. Les bouleversements de la croûte terrestre qui déplaçaient les mers, et bientôt après le flux et le reflux de vingt déluges successifs firent périr une innombrable quantité d’hommes et d’animaux.

Quand les assises de la terre rentrèrent enfin dans le calme du leur apparente immobilité, le sol parut avoir perdu de sa force végétative. La matière organisée se comportant comme si elle eût été privée de ses ferments les plus vigoureux, de ceux qui se mouvant avec intelligence donnent la vie aux œuvres les plus élevées de l’échelle organique ; cette matière, dis-je, laissait rabougrir les plus hauts arbres, et semblait avoir concentré son action à souffler l’être aux plantes infimes et aux animaux inférieurs. En même temps que les grands animaux et les végétaux fortement organisés disparaissaient du sol, l’homme voyait naître sous ses pas les espèces animales fossiles et ces plantes rudimentaires enfouies dans les couches terrestres, tombeau des créations primitives et antédiluviennes. La création épouvantée retournait sur ses pas.

Une famine de plusieurs années fut le résultat de cet appauvrissement des puissances végétatives de la terre. L’homme criant sous le fléau succomba partiellement, de telle sorte qu’à la vingt-cinquième année de l’ère du mal, l’humanité starienne était réduite d’un tiers.

Les repleux déjà inférieurs en nombre aux hommes avaient été décimés dans une proportion analogue, et plusieurs familles de Nemsèdes avaient également péri victimes des cataclysmes.

Pendant quelque temps, la fureur des maux qui pesaient sur le monde parut se calmer ; la terre se para comme autrefois de moissons et de fruits. L’homme chercha à se reconnaître et à réparer les plaies faites à la famille humaine. Mais celle-ci portait déjà en elle-même les germes d’un mal mille fois plus atroce que tous ceux qui avaient naguère jeté au milieu d’elle la consternation et la mort. C’est de cette époque que date l’invasion de cette peste lente qui fit de la terre starienne un enfer de douleurs.

Les commencements en furent insidieux : elle frappait çà et là quelques individus, révélant ainsi aux hommes une infirmité nouvelle, une maladie encore ignorée. Depuis l’invasion du mal, jusque peu de temps avant la mort qui arrivait inévitablement, elle était accompagnée d’une douleur d’entrailles excessive, brûlante, fixe, pulsative, continue, incessante. En moyenne cependant, la mort n’arrivait qu’au bout de dix ans. Les femmes, les enfants, les marins ou les habitants des rivages de la mer mouraient beaucoup plus vite.

Et cette douleur qui pendant plusieurs années faisait pousser des hurlements de tous les instants aux malheureux qu’elle torturait, cette douleur ne tuait pas. Seulement, chez tous les malades, ce dépérissement, qui allait détruisant tout l’organisme fibre à fibre et amincissant les os mêmes, forçait enfin la mort à délivrer de leur mal ses victimes, qui absolument toujours lui étaient dévolues.

Quelques mois avant de mourir, les pestiférés, en même temps qu’ils voyaient diminuer leurs douleurs d’entrailles, sentaient poindre à la partie supérieure du front un frémissement agréable, une impression véritable de plaisir. Bientôt, la douleur diminuant encore et venant même à cesser chez ces individus passés à l’état de cadavre, la sensation du plaisir gagnait en force, en intensité et devenait démesurément vive et permanente. Eh bien ! là était pour le malade le moment le plus cruel. Cet excès de volupté, qui convulsait son corps moribond et qu’il ne pouvait maîtriser un instant, devenait, par sa durée, le supplice le plus épouvantable auquel la maladie l’eût encore assujetti ; et il mourait haletant au milieu des transports du plaisir qui dévoraient les restes hideux de son squelette. Oh ! cela était horrible, et c’est à peine si l’on peut comprendre cet état en le comparant à celui d’un phthisique arrivé au marasme et jeté, pendant chaque minute d’une année éternelle, dans un spasme d’amour inextinguible qui le pénètre profondément des incessantes titillations de la plus âcre volupté.

La maladie, qui ne sévissait dans les premiers mois que sur un petit nombre, s’étendit peu à peu et atteignit la très-grande majorité de l’espèce humaine. Il n’y eut ni ville, ni peuplade qui ne fût visitée par le fléau ; et on voyait par les routes des familles de tous les points du globe qui s’expatriaient courant en sens inverse, et qui cherchaient de tous côtés un climat plus sain, ou demandaient partout un remède à leur mal.

Quelques repleux succombèrent aux atteintes de la peste lente, mais le mal ne s’appesantit que fort peu sur cette espèce domestique.

Les déplacements des nations qui, chacune de leur côté, quittaient leur pays et qui, se rencontrant dans leurs pérégrinations, se demandaient mutuellement secours contre un mal toujours plus fréquent et plus atroce, les entremêla de telle sorte que toute domination fut dissoute et toute société méconnaissable.

Ce fut alors que, dans cet univers désolé, parut un de ces hommes qui dominent les foules de leur voix puissante. Il s’appelait Farnozas. Il était éloquent et persuasif, et avait déjà acquis quelque célébrité dans les sciences et dans la médecine, surtout au pays des Savelces dont il était originaire.

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