LE SUICIDE.

La peste durait déjà depuis quarante ans. Presque tous les marins, les femmes et les enfants en grand nombre avaient été ou allaient devenir les victimes de l’épidémie. On ne trouvait plus dans chaque localité que quelques hommes valides au milieu de populations que l’angoisse du mal faisait se lamenter en vociférant des blasphèmes. Le désespoir des malades les poussait souvent à la fureur et au suicide.

Farnozas, pendant ce temps, courait le monde. Il haranguait avec une fougue irrésistible les multitudes qui se pressaient autour de lui. Il recommandait aux Stariens, déshabitués de la superstition depuis plusieurs siècles, l’essai de pratiques singulières de son invention. La douleur fit enfanter de tous côtés le fétichisme le plus misérable. Des idoles, des monstruosités étaient implorées et adorées avec emportement.

Le fléau gagnait toujours en intensité.

Farnozas se mit de nouveau à parcourir le monde en prêchant, mais cette fois il jeta dans les masses un immense cri de désespoir. C’en était fait, selon lui : l’anéantissement de l’homme allait être consommé ; les deux tiers des mortels avaient péri depuis soixante ans ; le reste allait se traîner quelque temps encore pour finir sans secours dans une épouvantable et solitaire agonie. Alors il propose à ceux qui l’écoutent, et c’étaient le plus souvent des malades désolés, un moyen que lui suggère sa pitié, sa ferme et sincère miséricorde. Il faut ravir à la douleur son dernier aliment, il faut anéantir de suite et d’un seul coup ce qui reste de l’homme ; par humanité il faut vite tuer le genre humain. De longues clameurs d’assentiment lui répondirent de toutes parts. Il se trouva bientôt au milieu d’une armée de furieux qui prêchaient à tous le suicide, et souvent en donnaient publiquement l’exemple.

Toutes les idoles, naguère l’objet des honneurs les plus extravagants, furent jetées aux cloaques.

Les sectaires de Farnozas, voyant qu’un grand nombre d’individus repoussaient leurs doctrines, se mirent partout à assassiner les réfractaires. Leur arme favorite, arme infiniment redoutable, était un petit arc d’acier fin dont la prodigieuse élasticité poussait rapidement, après un mince effort, une petite flèche très-aiguë. Cet instrument est resté l’arme des meurtriers chez les Stariens, parce qu’il tue sans bruit et plus sûrement peut-être qu’aucune autre.

La plupart des Longévites, prenant en pitié cette folie homicide, voulurent user de l’ascendant qu’ils avaient sur les peuples, à cause de leur âge et de leur bienfaisance, pour s’opposer aux desseins de Farnozas ; mais la foule, jalouse de voir cette race échapper par sa nature aux atteintes du fléau, méprisa leurs discours et les enveloppa même dans son projet de destruction. Quelques-uns des plus célèbres furent assassinés au milieu de leurs prédications. Argantur, Pérannor, Narraful et d’autres moins connus périrent de cette sorte.

Les trois intimes, Cosmaël, Séelevelt et Mundaltor se dérobèrent d’abord aux poursuites des Farnoziens et résolurent de chercher par tous les moyens d’échapper à la mort et de conserver, s’ils le pouvaient, quelques individus ou types reproducteurs de la race humaine.

Une quantité innombrable et furieuse de disciples éprouvés de Farnozas allaient et venaient en tous sens, forçant au suicide ou livrant à la mort tous ceux qui fuyaient leurs poursuites. Beaucoup de gens pusillanimes aimaient mieux se donner la mort que la recevoir ; d’autres jouaient l’enthousiasme et se faisaient admettre parmi les tireurs d’arc, espérant ainsi gagner du temps et pouvoir plus tard se soustraire à leurs coups.

La pièce suivante, que nous traduisons en lui conservant autant que possible sa facture originale, donnera mieux que toute description la mesure des cruautés de cette époque douloureuse de l’histoire starienne. C’est une poésie écrite pendant les dernières et les plus furieuses prédications de Farnozas.

LE MASSACRE PENDANT LA PESTE LENTE.

Poésie savelce.

I.

LA MÈRE MALADE.

La douleur répond seule à la prière humaine !

J’ai successivement imploré tous les Dieux, depuis l’éternelle intelligence jusqu’au fétiche animal immonde, et mon mal est devenu plus dévorant.

La douleur répond seule à la prière humaine !

 

La douleur plus que Dieu sur terre est souveraine.

Oh ! certes, un Dieu sensible et puissant ne laisserait pas dix ans, chaque homme, chaque fibre se tordre ainsi sous les atroces déchirements de la peste lente.

La douleur plus que Dieu sur terre est souveraine.

 

Et mes enfants ! la peste a souillé leur haleine.

Tous, hors l’aîné de mes fils, ont subi les atteintes du fléau. Ils se roulent à cette heure en proie aux cuisants paroxysmes du mal.

Pauvres enfants ! la peste a souillé leur haleine.

 

Mère ! je brûle ; oh ! viens, viens soulager ma peine.

Votre père est mort le mois dernier aussi desséché que ce barreau de fer, souffrant au front d’un plaisir térébrant et dans les angoisses de la plus douloureuse volupté.

Mère ! je brûle ; oh ! viens, viens soulager ma peine.

 

S’il me restait un cœur, ma pitié serait vaine.

Voici sept révolutions de Ruliel que les entrailles de votre mère brûlent aussi du feu qui vous consume. Patience, enfants ; vous êtes jeunes et sans force et le mal sera moins long pour vous, créatures débiles.

S’il me restait un cœur, ma pitié serait vaine.

 

Écoutez donc ces chants qui montent de la plaine !

Oh ! si c’était la voix des sectaires de Farnozas ; enfants ! nous serions sauvés et guéris tout à l’heure, car la mort serait proche.

Entendez-vous ces chants qui montent de la plaine ?

II.

LE CHANT DES TIREURS D’ARC.

Farnozas ! il t’arrive un terrible renfort !

Nous sommes deux cent mille, et l’immense phalange

À ton œuvre de mort se dévoue et se range.

Famozas ! il t’arrive un terrible renfort !

Vois-tu : chacun de nous se déchire et se tord.

C’est la peste ! et nos rangs où la douleur s’engouffre

N’ont que ce cri de guerre : Ah ! je souffre ! je souffre !

Vois-tu : chacun de nous se déchire et se tord.

Le sang peut seul calmer l’âcre feu qui nous mord.

Car pendant le carnage et sa fougueuse ivresse,

Notre sein ne sent plus l’étreinte qui l’oppresse.

Le sang calme vraiment l’âcre feu qui nous mord.

Déjà le genre humain râle sous notre effort,

Guide-nous, Farnozas, dont la pitié profonde

A juré d’extirper ta race de ce monde.

Hurrah ! le genre humain râle sous notre effort.

Et nous sommes bénis, nous, suppôts de la mort.

Les foules à l’envi nous apportent leurs têtes

Et les jours de massacre, ici sont jours de fêtes.

L’homme bénit en nous l’assassin et la mort.

III.

LES PETITS PESTIFÉRÉS.

Vous avez donc perdu l’odorat des chairs fraîches ?

Est-ce que l’habitude des puanteurs du cadavre a émoussé votre sens, mes fins limiers ? Hélas ! depuis longtemps la terre n’a plus d’autres parfums. Entrez ! il y a encore dans cette cabane des tronçons de viande humaine qui palpitent et se débattent. Venez souffler sur ce reste de vie. Par ici ! par ici !

Vous avez donc perdu l’odorat des chairs fraîches ?

 

Tuez ces onze enfants qui sèchent sur leurs crèches !

Ces enfants sont les miens. Eh quoi ! vous pleurez, pauvres petits êtres ? Ah ! pardonnez-moi de vous avoir conçus et portés dans mon sein ; mais remerciez-moi de finir vos douleurs, car, dans l’angoisse de vos tortures, il ne peut y avoir de repos que dans la mort, et d’espoir que dans le néant.

Tuez ces onze enfants qui sèchent sur leurs crèches !

Prompte est leur mort ! Soldat ! comme tu les dépêches !

Ton couteau s’est déjà promené dans la gorge des huit premiers. Arrête un peu ! que j’embrasse les trois qui restent, avant qu’ils n’aillent rejoindre leurs frères. Mais, surtout, ne touchez pas à mon douzième enfant, à l’aîné de mes fils. Il faut respecter au moins celui que la peste a respecté.

Arrête, soldat ! mon tour va venir, et je tremble aussi, moi.

Arrête encor, soldat ! comme tu te dépêches !

IV.

LA CHARGE DES ARCHERS.

LA MÈRE.

Trahison ! trahison ! Ils emmènent mon enfant resté sain ; ils entraînent mon fils aîné pour le massacrer aussi ! Laissez-le, barbares ! arrêtez donc, infâmes !

UN DÉCURION DES ARCHERS.

En cercle, alignez-vous ; soldats, sortez vos flèches !

LA MÈRE.

Mais il est sain, vous dis-je ! vous ne voudrez pas vous montrer plus cruels que le fléau. Les lâches ! mais entendez-moi !

LE DÉCURION.

Soldats, bandez vos arcs ! front ! ajustez vos flèches !

LA MÈRE.

Par le ciel, grâce ! n’oubliez pas que c’est moi qui viens de vous livrer onze de mes enfants ; que je me livre moi-même à vos coups. Ah ! par pitié, montrez-vous au moins satisfaits de mon sacrifice.

LE DÉCURION.

En haut les arcs, en joue ! archers ! lancez vos flèches !

LA MÈRE.

Horreur ! les dix dards sont venus converger en faisceau vers son cœur. Pas un seul de vous n’est innocent de sa mort. Ah ! vous êtes bien vraiment des soldats ! c’est-à-dire des sicaîres enrégimentés, inconnus au monde avant Farnozas : Arrière, assassins brutes ! Et bénie soit la peste qui me vengera de vous.

LE DÉCURION.

À mon tour !… Laissez-moi la frapper de mes flèches !

LA MÈRE.

Je meurs !… mais je ne souffre plus… Oh ! que la mort est douce… Soldat ! merci… pardon !…

LE DÉCURION.

Tout est cadavre ici ! Soldats, serrez vos flèches !

FIN DE LA POÉSIE SAVELCE.

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