§ II. Premiers établissements. – Caractère général et instincts sociaux des Néo-Stariens. – Renaissance des lettres.

Après la conquête, dut recommencer le travail de la nation starienne sur le globe reconquis.

De l’héritage de leurs pères, il ne restait aux Stariens que la terre, mais la terre nue. L’œuvre de l’homme avait été si bien bouleversée, que l’emplacement des villes d’autrefois était devenu méconnaissable.

L’usage des abares permettant la prompte exploration des régions terrestres et les transports immédiats à toute distance, la masse des hommes s’éparpilla bientôt sur la plus grande partie des continents et des îles, se groupant dans tel endroit ou sous tel climat selon les goûts et les affinités familiales : les uns s’arrêtant au voisinage de quelques colonies de Bramiles ; d’autres plantant leurs tentes sur des rives émaillées de celsinores ; tous voyant leurs âmes s’ouvrir aux chauds rayons du ciel de Star.

Immédiatement la terre sentit la main de l’homme, et en quelques mois reparurent de l’Orient à l’Occident des villages avec des ceintures de moissons.

Avant tout, il s’agissait de vivre !…

Quand les soucis du premier aménagement furent passés, l’homme leva la tête vers son semblable, et la vie sociale commença pour lui. Elle commença dans le village ou dans le groupe par des rapports égaux et libres.

On se souvient des paroles testamentaires de Ramzuel, s’écriant orgueilleusement : Respect à mon sang ! c’est-à-dire, vous êtes nobles, vous êtes précieux, vous êtes presque divins : respectez-vous ! Chaque goutte de votre sang est sacrée et chacune de vos pensées est intelligente ; or, enorgueillissez-vous !

Ces commentaires au testament de Ramzuel, répandus et développés par les Nemsèdes, avaient fait de l’orgueil humain le véritable esprit de race des générations nouvelles : véritables générations de monarques. La liberté d’une nature humaine orgueilleuse, telle avait été la loi unique des sociétés stariennes dans les satellites. Cette loi, elle n’était écrite dans aucun code, mais elle était vivante au fond de tous les cœurs. Quand vint Marulcar, chef élu de la nation, son génie tint à honneur, en prenant le commandement, de résumer la pensée commune en écrivant sur son drapeau : Exaltation de l’homme. Mais cette loi ainsi proclamée était bien pour l’homme starien la loi naturelle ; ce n’était que la synthèse des sentiments qui dominaient son esprit et ses rapports sociaux.

Et d’ailleurs, quand bien même Marulcar eût succombé comme chef de nation à des tentations de despotisme, eût-il enchaîné par des lois restrictives la liberté de cet être, dont le juste orgueil même s’accommodait déjà assez mal des entraves que la nature et ses infirmités avaient posées à l’expansion de ses facultés ? Eût-il consacré la domesticité chez des hommes trop fiers de leur sang pour le vouloir trouver obéissant et avili chez un semblable ? Eût-il regardé indifféremment la douleur et la misère, quand tout homme starien, se considérant, lui et sa race, comme un être précieux, trouvait la misère dégradante, et voyait dans la douleur un attentat contre la majesté de sa nature perfectible ? Et la guerre ! qui eût pensé à ruer les uns contre les autres ces hommes à qui Ramzuel, tout plein de l’horrible souvenir de l’humanité entière égorgée et pantelante, avait crié dans un dernier soupir : Respect à mon sang !

Oui, vraiment, l’orgueil humain est la première des vertus sociales d’un peuple libre.

Certes, les idées de despotisme et d’asservissement étaient loin de la pensée de Marulcar ; mais un sentiment d’ombrageuse fierté faisait difficilement souffrir aux Stariens le commandement d’un chef et la hiérarchie des fonctions. Aussi, quand les périls qui avaient fait donner la dictature à Marulcar n’existèrent plus, ce dernier se trouva par cela même et tout à coup sans sujets et sans autorité.

À peine les soucis du premier établissement se furent dissipés ; à peine quelques villes récemment fondées purent-elles servir de centres ou de foyers au mouvement intellectuel, que l’on vit chez ces peuples, doués de la sensibilité la plus vive, les arts et la littérature renaître et se montrer avec des formes nouvelles.

Lesmirée fut, à cette époque, la ville qui prit surtout l’initiative de cette renaissance littéraire. Parmi le brillant essaim qui y florissait alors, on cite le poète Nelech-Gamar, auteur de plusieurs comédies estimées. La forme concise de ce livre nous empêche de parler de lui aussi longuement que nous l’aurions désiré, et nous aimons mieux donner un échantillon de sa manière, en mettant sous les yeux du lecteur la traduction d’une de ses moindres œuvres. Et, il faut le dire, après avoir eu à raconter tant de misères et d’aventures, sommes-nous peut-être bien-aise, nous-même, de reposer notre pensée en montrant une des productions de cette époque aimable de l’histoire starienne, où la littérature ressemble au premier sourire d’un peuple qui renaît.

LES ABANDONNÉS DE LESSUR,

COMÉDIE EN UN ACTE,

DE NELECH-GAMAR DE LESMIRÉE,

Traduite en vers imités du starien.

Personnages :

MIRPAS, jeune Starien de Lessur ; – NIFRASSO, vieillard ; – ILA, jeune fille starienne.

 

La scène se passe à Lessur. Le théâtre représente un bocage orné de buissons couverts de fleurs riches. Dans le fond on aperçoit la maisonnette d’Ila.

SCÈNE PREMIÈRE.

MIRPAS, NIFRASSO.

MIRPAS.

Je me réjouis, mon cher Nifrasso, qu’un sort malfaisant

T’ait fait délaisser ici comme moi. Du moins à présent

Je ne suis plus seul. Tu n’es pas beau, certe et pas amusant,

Mais j’aime encore mieux un laid compagnon que la solitude.

NIFRASSO.

Je t’avoue aussi que cuisante était mon inquiétude

Le jour où je vis s’éloigner sans moi cette multitude

D’abares marchant à travers les cieux pour conquérir Star.

Je maudis cent fois la brutalité de ce Marulcar

Qui ne songeait point à faire chercher les gens en retard.

Le convoi manqué, tout homme émigré vers une autre terre,

J’errai fort longtemps, espérant vraiment que semblable affaire

Serait arrivée à d’autres qu’à moi… Bref, même misère

Te tenait ici, quand pour ton bonheur je te trouve à point.

Ta rencontre, ami, dans ces champs déserts où tu m’as rejoint,

Me fit grand plaisir ; pourtant entre nous je ne cache point

Que tu n’étais pas ce que je cherchais en cette journée.

J’espérais toujours voir se découvrir, seule, abandonnée,

Une belle enfant que pour femme ainsi le sort m’eût donnée.

MIRPAS.

Vois-tu ce coquin qui, perdu pour tous, errant sans secours,

Va par les déserts, au coin des buissons, flairer des amours !

NIFRASSO.

Nulle femme ici ! Mirpas, malgré moi, j’y pense toujours.

Nécessairement, les Lessuriens de notre antipode,

Voyant pour jamais les hommes de Star déserter leur globe,

Enverront un jour peupler ce pays fertile et commode.

Je sais bien qu’alors l’heureux Nifrasso sensible entre tous,

De quelque beauté sympathique à lui deviendra l’époux.

Mais ces femmes-là ne font point, dit-on, l’amour comme nous.

C’est fâcheux pour moi, vraiment qu’à Lessur les femmes de race

N’aient pour leur mari qu’un cœur tout de feu, mais la chair de glace.

Bah ! peut-être, après, que des Stariens remontant l’espace

Viendront à Lessur. Je pars avec eux, et discrètement

Je fuis la beauté qui ne peut donner que du sentiment,

Pour aller à Star au sein des amours me perdre amplement.

MIRPAS.

J’en suis confondu ! Tu ne sais donc pas, magot, vieil infâme,

Qu’un seul Starien, depuis cinq cents ans, a pu toucher l’âme

D’une de ces fleurs, filles de Lessur ?

NIFRASSO, à la cantonade.

Et pas une femme

Ici ne viendra montrer son minois !

MIRPAS.

Il ne m’entend pas !

NIFRASSO, toujours au fond de la scène.

Quel beau pavillon gaiment ombragé j’aperçois là-bas !

Un ordre parfait règne à l’entour. On dirait, Mirpas,

Qu’il n’est point désert comme les maisons de cette contrée.

MIRPAS, ironiquement.

De femmes, bien sûr, cette maisonnette est tout encombrée !

NIFRASSO, rentrant l’air égaré et les cheveux hérissés.

Chut ! silence !… chut !

MIRPAS.

Plait-il ?

NIFRASSO, avec inquiétude.

Chut ! (À part.) Enfin je l’ai rencontrée

Cette femme unique ! ah ! je l’ai bien vue ; elle est là, qui dort

Sous ce gros buisson.

MIRPAS.

Que se passe-t-il ?

NIFRASSO, sourdement.

Parle donc moins fort !

(À part.)

Il faut l’éloigner, qu’il ne sache rien de mon heureux sort ;

Il le troublerait. (À Mirpas) Tiens, allons-nous-en !

MIRPAS, à part.

Le gaillard me trompe.

(À Nifrasso.)

Non, je veux rester.

NIFRASSO.

Parle moins haut !

MIRPAS, plus fort.

Quoi ?

NIFRASSO.

Comme une trompe

Tu beugles, vraiment ! (À part.) Il va l’éveiller.

MIRPAS, criant.

Ah ! que je te rompe

Cent fois le tympan ; mais je veux crier ! Tra la ! tra la la !

SCÈNE II.

LES MÊMES, ILA.

ILA, accourant en se frottant les yeux.

Dans ces lieux déserts, qui donc peut causer ce vacarme-là ?

NIFRASSO.

Bon ! tout est perdu !

MIRPAS.

Que vois-je ? une femme ! Ô ciel ! c’est Ila !

NIFRASSO.

Juste ! il la connaît.

ILA, toujours se frottant les yeux.

Comme je dormais !… m’avoir éveillée ;

Les sots importuns !

NIFRASSO.

Quoi ! vous n’êtes pas tout émerveillée

De nous rencontrer ? Avec notre sexe êtes-vous brouillée ?

ILA, après une pause.

Je vis fort bien seule, et c’est sans plaisir que dans ce moment

Je vous vois tous deux vouloir déranger mon isolement.

Mirpas sait d’ailleurs que, l’ayant choisi jadis pour amant,

Il m’a dédaignée. Or, je ne pourrais le voir.

NIFRASSO, à part.

Je respire.

ILA.

Quant à ce vieillard qui si drôlement grimace et soupire,

Des hommes hideux, que j’ai vus parfois, c’est certes, le pire.

Le sort eût mieux fait s’il m’eût épargné de tels compagnons.

MIRPAS.

Ila, je le jure, à vous respecter nous nous engageons.

NIFRASSO.

Même en gémissant de vos cruautés, nous vous aimerons.

ILA.

Mais par quel destin, lorsque notre race au danger s’expose,

Êtes-vous ici ?

MIRPAS, balbutiant.

Des malentendus, pour moi, furent cause…

NIFRASSO, interrompant.

Il faut, avant tout, convenablement expliquer la chose.

Le jour du départ, à ton rendez-vous la belle Oaï

S’était fait attendre. Or, la soupçonnant de t’avoir trahi,

Jusqu’à son logis tu voulus courir. Là, tout ébahi,

Mirpas s’aperçoit, au signal des chefs qui par les airs brille,

Qu’il a trop longtemps guetté les adieux de l’aimable fille.

L’heure était sonnée. En hâte il revient joindre sa famille,

Croyant s’embarquer avec elle. Oui ; mais la nécessité

Pressait le départ, et quand il arrive on avait quitté

Lessur pour toujours… et voilà comment Mirpas est resté.

ILA, à Mirpas.

C’est donc Oaï qu’aime en ce moment Monsieur le volage ?

NIFRASSO, à part.

Le voilà flambé. Sur lui maintenant j’ai tout l’avantage.

ILA, à Nifrasso.

Et vous, mon bon vieux, qui vous empêchait d’être du voyage ?

NIFRASSO.

Oh ! moi je ne sais.

MIRPAS.

Oh ! lui ; ce fut bien un autre motif.

Sa femme, il est sûr, qui ne l’aimait point d’amour excessif,

Vit l’occasion de dire un adieu tout définitif

À son vieux brutal ; elle en profita. Nifrasso s’enivre

Parfois ; et la veille encor du départ, pendant qu’il se livre

Au fond de sa cave à sa passion, elle, de le suivre

Se met en devoir : Puis, dans le caveau du second dessous,

En deux tours de clef, le voilà coffré complètement soûl.

L’ivresse du vin dans son vieux cerveau bientôt se dissout ;

Il appelle, il crie ; on ne l’entend point. Il tempête, il jure ;

Fureur inutile. Enfin, quand il put rompre la serrure

Et sortir de là, l’on était parti.

ILA.

Ma foi, l’aventure

Est plus drôle encore.

MIRPAS, à Ila.

Oui ; mais à ton tour, tu devrais aussi

Nous dire pourquoi nous te trouvons seule et perdue ici ?

ILA.

Oh ! moi, c’est bien simple, et n’ai point d’histoire à faire en ceci.

Dans ce bois fleuri, j’étais endormie à quelque distance

Quand on s’embarquait. Vaguement, j’entends héler ma présence ;

Mais l’accablement, le parfum des fleurs et… l’insouciance

Appesantissaient si bien mon sommeil, que le lendemain

Je dormais encor.

NIFRASSO.

Mais depuis que tous ont pris le chemin

Des cieux, de vous voir séparée ici de tout être humain

Vous avez gémi ?

ILA.

Moi ? – Non !

NIFRASSO.

Ni l’ennui, ni l’inquiétude

Ne sont donc jamais venus tourmenter votre solitude ?

Mais, que faites vous ?

ILA.

Très-souvent je dors. C’est une habitude

Qui fait mon délice !… Oh ! j’aime à rêver dans le clair-obscur

D’un demi-sommeil !… Je préfère à Star, pour cela, Lessur

Où la brise embaume, où des flots d’un air odorant et pur

Font si mollement durer ce sommeil.

MIRPAS, à part.

Plus je la regarde,

Plus elle me plaît. La belle a surtout un œil qui vous darde

Un feu langoureux !… Quand elle m’aimait, je n’y pris point garde,

C’est singulier.

(à Ila.)

Dis : autrefois, chez toi je ne vis jamais

Cette passion ?

ILA.

C’est vrai ; moins qu’une autre alors je dormais.

Je fus dans ce temps bien extravagante et sotte.

(Ironiquement.)

J’aimais !…

Que de jours perdus pour mon bon sommeil !

MIRPAS.

Oh ! que je déplore,

Moi, ce temps passé ! Je voudrais si bien le tenir encore !

Oh ! je t’aimerais ! Car toi seule es digne, Ila, qu’on t’adore.

Va ! pardonne-moi ma stupide erreur, mon aveuglement…

ILA.

Je suis la plus digne, en effet, qu’on l’aime ; et dans ce moment

N’en pouvant aimer une autre, Mirpas se fait mon amant.

NIFRASSO.

Oh ! vous faites bien de vous défier de cet infidèle,

(Montrant Mirpas).

Qui vous tromperait. Moi seul en ces lieux, chère demoiselle,

Saurai vous offrir une affection sincère et réelle.

Vous serez ma vie…

ILA.

Ah bah ! vous aussi ?

MIRPAS, à Ila.

Très-bien ! j’expierai

Trop légèrement ma faute passée, et j’entendrai

Sans me plaindre, Ila, railler follement un sentiment vrai.

Pourtant, si jamais tu crus à Mirpas quelque honneur dans l’âme,

Je veux te jurer que mon cœur loyal n’aime d’autre femme

Que toi !

ILA.

C’est fâcheux ; mais je ne saurais croire à cette flamme

Si nouvellement allumée en toi. D’ailleurs le souci

De ma dignité blessée autrefois me commande aussi

De n’écouter rien, tant que je serai sans rivale ici.

NIFRASSO, à Mirpas.

Ma foi, pour le coup, te voilà, Mirpas, en pleine déroute.

(À Ila).

Seul, vous le voyez, je suis, belle enfant, digne qu’on m’écoute.

Par vous, mon amour ne peut un instant être mis en doute.

ILA, à part.

Quels yeux il me fait !

(À Nifrasso).

Je crains votre approche,… et vous m’effrayez.

NIFRASSO.

Bah ! à la laideur vite on s’habitue. Eh bien ! essayez

De m’aimer un peu.

(Amoureusement).

Je baise vos pieds !…

ILA.

Ah ! vous m’ennuyez !

NIFRASSO.

Devant vos dédains, n’allez point penser que mon cœur recule ;

D’un feu dévorant, pour tous vos attraits, il flamboie, il brûle !

ILA.

Mon bon vieux Monsieur, un pareil discours est fort ridicule

À votre âge… Adieu !

MIRPAS, se précipitant au-devant d’elle.

Quoi ?

ILA.

Je vous défends de suivre mes pas !

MIRPAS.

Mais qu’allez-vous faire ?

ILA, bâillant légèrement.

Moi… je vais dormir.

MIRPAS.

Encore ?

ILA.

Mirpas,

L’amour seulement me tient éveillée ;… et… je n’aime pas !

(Elle s’enfuit dans sa demeure.)

SCÈNE III.

Pendant l’aparté suivant, on voit Nifrasso dans le fond rôdant autour de la demeure d’Ila.

MIRPAS, tristement.

Est-ce bien Ila ?… Que de gentillesse aimable et folâtre !

C’est qu’elle est charmante ; et je sens en moi que je l’idolâtre.

Mais, je l’ai blessée, et la jeune fille est opiniâtre.

(Il réfléchit.)

Comment faire, hélas !… j’ai bien un projet…

(Il continue de marcher en rêvant.)

SCÈNE IV.

MIRPAS, NIFRASSO.

MIRPAS, brusquement, et comme avec dépit.

J’ai pris mon parti ;

Je ne puis, mon cher, auprès d’une fille être assujetti,

C’est pourquoi je pars.

NIFRASSO.

Vite à ce dessein tu t’es converti !

MIRPAS.

Je vais essayer de gagner à pied le prochain rivage,

Et si j’y parviens, alors je pourrai guetter le passage

De quelque vaisseau des Lessuriens.

NIFRASSO.

Au fait, ce voyage

Peut être entrepris.

MIRPAS.

Il doit réussir. Je pars avec toi ?

NIFRASSO, avec une hésitation feinte.

Je marche fort mal ; le chemin est long et bien dur pour moi ;

Je craindrais, vraiment, de t’embarrasser dans ta course.

MIRPAS.

Eh quoi !

Tu me laisserais partir seul d’ici ?

NIFRASSO.

Cher Mirpas, sans doute,

Tu dois bien comprendre, en ces lieux d’exil, tout ce qu’il m’en coûte

De me séparer d’un si bon ami ; mais dans cette route

Je succomberais.

MIRPAS.

S’il en est ainsi, je pars à l’instant,

Car ce lieu me pèse, et je n’y saurais rester plus longtemps.

(Il l’embrasse.)

Adieu, Nifrasso ; surtout, bonne chance !

(Il l’embrasse encore et sort.)

SCÈNE V.

NIFRASSO, le regardant s’éloigner, et avec un geste de joie.

Allons donc ! va-t-en !

Et que, s’il se peut, jamais nulle part je ne te rejoigne !…

Ah ! l’heureux dépit et qu’il a bien fait.

(Regardant dans le lointain.)

Il court, il s’éloigne !

(Avec transport.)

La fille est à moi !… Certes, il faudra bien qu’elle me témoigne

Une humeur plus douce à présent.

(Regardant toujours.)

Très-bien ! je ne le vois plus.

Allons ! maintenant des ménagements seraient superflus.

Dénichons la belle, et que ses appas me soient dévolus

Sans plus de retard.

(Il va frapper à la porte d’Ila.)

Ouvrez ! (Il frappe encore.)

SCÈNE VI.

NIFRASSO, ILA.

ILA, ouvrant.

Quoi ! c’est vous ?… que je vous déteste !

Où donc est Mirpas ?

NIFRASSO.

Il est déjà loin, s’il court d’un pas leste.

ILA.

Mirpas est parti ? ! !

NIFRASSO, minaudant.

Depuis plus d’une heure. Oh ! mais je vous reste,

Vous n’y perdrez rien. Voyez ! l’amour vient : vous ne dormiez pas.

ILA, avec impatience.

Je n’ai pu dormir… Quel pressant motif engageait Mirpas

À fuir ?

NIFRASSO.

Je ne sais.

ILA.

Mais, de quel côté porte-t-il ses pas ?

NIFRASSO.

Vers la mer, je crois.

ILA, à part.

Je fus avec lui railleuse et cruelle

Tantôt, et j’eus tort.

NIFRASSO, se rapprochant d’Ila.

Son absence, enfin, doit être éternelle ;

Or, n’y pensons plus… pensons à nous deux. Tenez ! ma très-belle,

Une question bien simple à mon sens se pose entre nous.

Nous sommes ici dans un grand désert séparés de tous :

N’ayant pas le choix, tâchez de m’aimer, et soyons époux.

ILA.

Ne sentez-vous point que de tels discours la niaiserie

Vous rend méprisable… ? Or, pour mon repos, veuillez, je vous prie,

Partir de ces lieux.

NIFRASSO.

Ne voyez point là de plaisanterie :

La loi de nature en nous rapprochant seuls en cet endroit

Nous a mariés.

(Galamment.)

Ainsi, vous quitter serait maladroit…

Je vous aime tant que je suis pressé d’user de mon droit :

Ma petite femme !… (Il veut l’embrasser)

ILA.

Ô ciel ! au secours !

(À part.)

Cet homme m’effraie.

(À Nifrasso.)

Ne m’approchez pas, car j’ai peur de vous comme d’une orfraie ;

Et ma répugnance est à votre égard si forte et si vraie,

Que pour compagnon, entre un singe et vous, s’il fallait choisir,

Je prendrais le singe.

NIFRASSO, avec colère.

Eh ! tant pis ; malgré votre déplaisir,

De me refuser, ah ! vous n’avez point ici le loisir.

(Avec dépit.)

J’ai vraiment souci que par ma laideur je vous importune !…

Tout homme a besoin d’avoir une femme : or, il m’en faut une ;

Puisque, excepté vous, dans ce monde entier il n’en est aucune,

C’est vous qu’il me faut.

(Plus calme.)

Voyons, chère enfant, raisonnez donc bien :

Après quelque temps, chez un bon mari, la laideur n’est rien.

Dans ces bois déserts, vous aurez un jour besoin d’un soutien.

Est-ce sans motif, d’ailleurs, que le sort nous met face à face ?

Si les Stariens avaient par malheur péri dans l’espace,

C’est nous que le Ciel aurait réservés pour sauver la race

De toute ruine. Or, au nom du ciel, de l’humanité

Dont vous serez mère, Ila, consentez…

ILA.

Mais en vérité,

Que me font à moi vous, et race humaine, et postérité !…

NIFRASSO, furieux.

Ma foi, c’est trop fort ! le sort, avec vous, veut que j’établisse

L’espèce nouvelle, entendez-vous bien !

ILA.

Je suis au supplice !

NIFRASSO.

Je ne souffrirai certainement pas que l’homme périsse

Par entêtement de votre cervelle.

ILA.

Eh bien ! cher Monsieur,

Si vous y tenez, c’est alors Ila qui vous dit adieu !

Je saurai vous fuir et vivre cachée en quelque autre lieu.

(Elle veut s’en aller.)

NIFRASSO, se précipitant pour la retenir.

Fuir !… y pensez-vous ? fuir ! et me priver, pour toute la vie,

D’un bien tel que vous !

ILA.

Grâce !

NIFRASSO, la retenant

À mes transports vous seriez ravie !

ILA, suppliante.

Pitié ! laissez-moi !

NIFRASSO.

De rester sans femme, oh ! je n’ai l’envie.

ILA.

Je me meurs !

NIFRASSO, cherchant à l’entraîner.

Venez, dans votre maison je veux vous tenir.

ILA, avec désespoir.

Grâce !… À mon secours, et personne ici ne saurait venir !

NIFRASSO, l’ entraînant.

Je vous tiens : venez !

ILA.

Il est le plus fort… Ciel ! que devenir ?

SCÈNE VII.

LES MÊMES, MIRPAS.

MIRPAS.

Veux-tu bien lâcher, infâme coquin !

ILA, se jetant dans les bras de Mirpas.

Mirpas !

NIFRASSO, avec épouvante.

C’est lui-même !

MIRPAS, à Ila.

J’ai voulu partir, mais je n’ai pu.

ILA, encore émue.

Tant mieux, car je t’aime !

NIFRASSO, à part.

Il ment, le fripon ; son départ n’était qu’un vil stratagème

Pour me compromettre.

MIRPAS, à Ila

Ila ! mon Ila ! pour toi tout mon cœur !

Je te prends pour femme en face du ciel, et, sur mon honneur,

Mirpas à te plaire et te respecter mettra son bonheur.

ILA, naïvement.

Tiens, voici ma main : elle tremble encor.

NIFRASSO, avec désespoir.

Ça ne se peut faire !…

Ah ! mais, permettez ! pour nous deux, en tout il n’est sur la terre

Qu’une fille ; eh bien ! en bonne justice arrangeons l’affaire :

Il faut partager.

ILA.

J’en ris maintenant : vraiment, ce barbon

Est fou !

NIFRASSO.

Raisonnons… tout seul et sans femme, à quoi suis-je bon ?

(À Mirpas.)

Mais ton pauvre ami d’exister, dès lors, n’a plus de raison.

Irais-je en sauvage habiter ces bois ?

MIRPAS.

Va : calme ta peine.

Car je vais d’un mot finir ton angoisse imbécile et vaine :

Nous allons aussi, nous, voguer vers Star !… Tantôt, lorsque à peine

Je quittais ces lieux, je vis par les airs un abare errant

Au-dessus de moi. Je crie et fais signe, et l’on me comprend,

Car à l’instant même on fut descendu. Bientôt, l’on m’apprend

Qu’après l’arrivée aux terres de Star, l’active influence

De quelques amis avait fait partir avec diligence,

Pour nous secourir, l’abare par qui notre délivrance

Va s’effectuer… L’équipage est là, n’attendant que nous !…

ILA, avec regret.

Hélas ! vivre ici, tous seuls en s’aimant, c’eût été si doux !

MIRPAS.

Viens sans crainte, Ila, je serai partout ton fidèle époux.

NIFRASSO, à Mirpas.

Tiens, embrasse-moi ! car j’ai le cœur ivre et la joie en l’âme !

Je pars me plonger dans les voluptés.

(Après réflexion.)

Surtout je réclame

Qu’on me mène ailleurs qu’aux lieux où je puis retrouver ma femme.

ILA, finement.

Là bas, cher Mirpas, j’aurai l’œil sur toi. Sache que j’exclus

Tout volage amour. Ruses et détours seraient superflus,

D’ailleurs ; lorsque j’aime… oh ! je t’avertis que je ne dors plus.

FIN DES ABANDONNÉS DE LESSUR.

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