§ VII. Principes de morale de Marulcar. Son tombeau.

L’influence de Marulcar détermina l’Axiarchie à fixer sa résidence à Tasbar. Du reste, ce grand homme, qui fut jusqu’au bout l’instrument de la prospérité matérielle des Tasbarites, eut une action bien autrement puissante encore sur les tendances morales de ce peuple.

Nous avons parlé tout à l’heure des idées de Marulcar en morale. Imbu, comme presque tous les Stariens, des dogmes métaphysiques des Nemsèdes, il crut, vers la fin de sa vie, devoir compléter leur œuvre en établissant la morale de l’homme sur ses véritables fondements. Ses idées furent plus particulièrement acceptées et mises en pratique par la nation qui le reconnaissait comme son fondateur ; et nous comprendrions difficilement les mœurs des Tasbarites, sur lesquelles nous allons être obligés de nous étendre, si nous n’avions d’abord un aperçu des doctrines morales de Marulcar.

Lorsqu’on cherche à deviner la loi et le motif des actions de l’homme et de l’animal, dit Marulcar, on trouve, en dernière analyse, qu’ils agissent et se déterminent comme ils sont affectés, en d’autres termes, comme ils sentent. Ainsi, l’homme est avant tout un être sensible. Il sent, et ses sensations agréables ou pénibles provoquent irrésistiblement ses pensées et ses actes.

La sensibilité, voilà incontestablement la source de toute la morale humaine. L’homme quoiqu’il dise ou qu’il fasse, évite la douleur, le malheur, le mal, et cherche le plaisir, le bonheur, le bien. Instinctivement, primitivement, naturellement pour l’animal, pour l’enfant et pour l’homme, la douleur c’est le mal, et le plaisir le bien. La perception de la douleur et du plaisir, autrement dit la faculté que possède l’individu de distinguer la douleur du plaisir, c’est la conscience du bien et du mal, c’est le criterium, c’est le fondement de la loi morale. Chez l’homme, le raisonnement lui fait étendre aux autres ce qui a été le résultat de ses propres sensations et gouverne ainsi ses rapports avec ses semblables. Il s’émeut du mal d’autrui en pensant à ce qu’il éprouverait s’il souffrait de même. De là lui vient la pitié, la source sensible des vertus sociales : horreur instinctive de sa chair qui tressaille de crainte, et lui enseigne à ne pas faire à autrui ce qu’elle redoute et repousse de toute son énergie ; et comme corollaire enfin, à faire à autrui ce qui lui a paru bon et agréable.

L’existence de l’homme à l’état actif n’a que deux termes, deux manières d’être : la douleur et le plaisir. Quand la somme des jouissances, des sensations agréables est plus grande que celle des peines morales et des douleurs, l’homme se considère comme heureux ; il est malheureux si c’est le contraire qui arrive. Donc, éloigner la douleur et multiplier les jouissances, paraît être à Marulcar l’unique objet de toute philosophie et de toute morale.

Le moraliste starien se livre ensuite à l’examen de la nature et de la qualité des jouissances pendant la vie. En voici un aperçu :

La satisfaction des besoins physiques, exécutée avec délicatesse, savoir-vivre et modération, répand sur l’existence un charme indispensable à cette partie du bonheur qui constitue le bien-être, tandis que l’exagération et les excès où nous font tomber nos appétits sont seuls capables d’émousser et même d’empêcher toute émotion de véritable plaisir.

Les affections, l’amitié, l’amour et tous les sentiments qui suffiraient dans certaines conditions au bonheur de la vie, peuvent encore être développés et rendus plus aimables et plus doux par ce que Marulcar prétend être la source des plus hautes jouissances, c’est-à-dire par l’instruction et l’éducation de l’esprit.

Le développement des facultés intellectuelles, voilà le cri répété et l’enseignement de tout le livre de Marulcar. C’est l’intelligence, c’est la sensibilité qui font la grandeur morale des sentiments affectifs. Elles leur donnent des forces vives et de chastes délicatesses qui permettent aux âmes de se mêler et de s’unir en même temps que les corps. Pour la brute, l’amour c’est la chair ; pour l’homme intelligent, l’amour c’est surtout le sentiment. Répétons-le : l’éducation, en développant l’intelligence, augmente dans la même proportion la sensibilité, fondement de la morale.

Cette sensibilité qui peut combler l’homme des plus vives jouissances, lui apporte quelquefois son contingent de peines et d’angoisses. Ce sont surtout les passions affectives, l’amour et l’amitié, d’un charme presque divin quand elles s’exercent entre individus de noble esprit, qui deviennent la cause des plus grandes douleurs morales. Mais ces peines du cœur elles-mêmes retrempent et exaltent la sensibilité, et rendent l’homme apte à percevoir certains plaisirs plus vivement.

C’est donc à ces âmes affligées que Marulcar adresse ses avertissements et ses conseils.

Les plaisirs des sens, les bonheurs du sentiment, dit-il, exposent à des douleurs parfois équivalentes. Les joies pures, au contraire, se trouvent dans la pratique de l’étude et des arts. Ces joies sont exclusivement le don de l’éducation, et forment les plaisirs intellectuels proprement dits. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que l’intelligence et le plaisir grandissent ainsi et se développent l’un par l’autre. L’intelligence élargit la sphère des jouissances puisées dans l’art ou l’étude, et l’étude et l’art, à leur tour, grandissent l’intelligence, et cela sempre crescendo, jusqu’à la perfection intellectuelle et la suprême volupté.

Que ne pouvons-nous suivre Marulcar dans sa brillante apologie des voluptés artistiques et de la félicité profonde et calme de l’étude passionnée ! Nous essaierons peut-être un jour de rendre cette parole fiévreuse qui sollicite et entraîne vers le plaisir intellectuel. Nous décrirons avec lui les spasmes horripilateurs du dilettante, les secousses enivrantes du spectateur d’une danse aux mesures frémissantes, les extases du peintre en face d’un chef-d’œuvre, le délire intelligent du poète ému des splendeurs d’une noble pensée, le contentement froid mais soutenu d’un savant dont l’esprit découvre incessamment, et, surtout, les ravissements de tout homme sensible aux vibrations des harmonies qui découlent pour lui de la terre et des cieux, et qui l’inondent de leurs poésies. Dans ces pages, le moraliste abdique pour faire place à l’artiste, le seul, selon Marulcar, qui ait mission pour instruire et moraliser.

On le voit, les législateurs s’accordaient pour pousser les Stariens dans la voie des progrès de l’esprit : le prophète Séelevelt, en faisant espérer la survie, l’immortalité de l’âme ; le moraliste Marulcar, qui écrivait à un point de vue plus rapproché de la nature humaine, en faisant de la perfection intellectuelle et de la sensibilité morale la condition des jouissances et du bonheur terrestre.

 

En terminant son traité sur la morale, Marulcar laisse échapper la pensée de son livre, qui est celle-ci :

Quelle sera l’aspiration naturelle et inévitable de l’homme en ce monde ?

La recherche du bonheur et le culte du plaisir.

Et qui nous donnera le bonheur ?

L’homme, en général, arrive à un bonheur régulier par le travail. L’homme d’élite peut parvenir au bonheur le plus délectable et à des plaisirs divins par l’étude et par la pratique des arts.

Toute la loi morale naturelle est dans ces simples préceptes.

 

Tel est le résumé de la philosophie morale de Marulcar, qui passa tout entière dans les mœurs des Tasbarites.

À la mort de ce grand homme, qui arriva la quarantième année de l’ère nouvelle des Stariens, datée du jour de leur débarquement sur la terre, l’Axiarchie fit placer son tombeau dans le palais même de ses séances. Cet édifice immense, devenu à la fois le Panthéon des morts et le Panthéon des vivants, reçut, avec la statue de Marulcar, celle de toutes les gloires de l’humanité ; et chaque siècle apporta dans la suite, à ce temple, son contingent de statues et de génies vivants, magistrats illustres de cette terre de l’intelligence.

Et Mundaltor, qui avait donné les plans du palais de l’Axiarchie, y fit sceller en lettres de diamant, sur le fronton tourné vers l’Orient, ce Credo des Stariens :

Respect )
Perfection ) de l’homme
Déification )

Et sur le fronton de l’Occident, ces trois formules contenant toute la loi des peuples :

Indépendance de chacun envers tous.

La possession du sol limitée.

La douleur est une impiété et la guerre un sacrilége.

FIN DU LIVRE IV.

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