LA CELSINORE,

DRAME STARIEN EN UN ACTE.

Personnages

BASSAÏL, tuteur et oncle de Naé ;

FIANOR, fiancé de Naé ;

NAÉ, pupille de Bassaïl ;

GOUSTOF, cétracite ;

MURFIF, repleu ;

TOUROU, repleuse ;

UN CITOS ou oiseau bleu domestique.

La scène se passe à Tashar. – Au lever du rideau le théâtre représente une sorte de péristyle. À gauche et à droite, on voit les portes de plusieurs appartements. Le fond, complètement à jour, est coupé de deux rangées de colonnes spirales, et laisse apercevoir un jardin aux fleurs riches. Dans le lointain, les rives du Lampédousiami, où sont jetés des arbres au feuillage orangé. De distance en distance on aperçoit quelques plantes de celsinores.

SCÈNE Ire.

BASSAÏL, FIANOR.

BASSAÏL.

D’où viens-tu, Fianor ? Le Soleil blanc est aux deux tiers de sa course. Tous nos amis rassemblés ont préludé au concert où tes noces doivent être célébrées. Ils n’attendent plus que toi pour prendre leur part du festin qui doit rafraîchir leur voix et allumer leur verve, afin de chanter dignement ton bonheur et les grâces de Naé, ma pupille et ta belle fiancée.

FIANOR.

Le concert a commencé sans moi, dis-tu ? Oh ! tant pis ! car les vers improvisés en l’honneur de Naé n’auront pas été dignes d’elle : il n’y a que mon cœur et mon amour capables de lui chanter les mots qui font la joie de son âme.

BASSAÏL.

Vraisemblablement, c’est la recherche de nouveaux présents de noces qui a pu te faire tarder si longtemps ?

FIANOR.

Naé m’a parlé ce matin avec admiration d’un camée aperçu par elle dans la rue de Lesmirée. Après m’être rendu acquéreur de ce bijou, j’ai voulu, en passant sur la place des Axiarches, y joindre quelques étoffes, des figurines en opale d’Elier et un paysage en miniature représentant une ville de Lessur.

BASSAÏL.

Et qu’as-tu fait de ces curiosités ?

FIANOR.

Un cétracite, d’assez vigoureuse apparence, qui m’avait suivi presque malgré moi, m’a demandé la faveur de m’apporter, moyennant une légère rétribution, les objets qu’il m’avait vu acheter. Je les ai confiés à ses soins pour avoir l’occasion de faire l’aumône à ce pauvre diable. Il doit arriver incessamment.

BASSAÏL.

Allons, allons ! tout n’est aujourd’hui que bonheur et amour, car j’ai à l’annoncer que j’ai découvert là-bas, sous ces arbres au feuillage orangé, la plus belle celsinore qui ait ouvert sa corolle rose, et montré ses coussins de rouges étamines sur les rives du Lampédousiami. Les premiers rayons du grand soleil ont fait épanouir ses rideaux de pétales embaumés.

FIANOR.

Cher oncle, que je vais être heureux ce soir ! Ah ! voici mon porteur.

(Goustof entre et dépose son fardeau. Après lui avoir donné une pièce de monnaie, Fianor sort avec Bassaïl)

SCÈNE II.

GOUSTOF.

Enfin, mon stratagème a réussi. Me voilà introduit dans cette maison, autour de laquelle j’ai rôdé bien des fois lorsque le ciel n’était éclairé que par des lunes pâles, épiant l’occasion d’y pénétrer, ou cherchant à découvrir si la beauté des fous rêves de ma vie n’allait point montrer aux embrasures son visage que je voudrais tenir dans mes mains, et dévorer de baisers. C’est le fiancé lui-même, qui, prenant le cétracite Goustof pour un mendiant lazarone des rues, m’amène dans ces lieux où, si je peux voir Naé, je vais rassasier mes yeux de beauté humaine et de désirs ! Ah ! si jamais quelque coup hardi pouvait livrer en ma possession cette femme, objet de ces désirs de feu ! car il n’y a que la ruse ou la force qui puisse m’en rendre maître. Naé, femme et divinement belle, a, comme toutes les femmes de Tasbar de noble nature, un profond dédain pour le fils d’une repleuse et d’un homme dégradé, pour un être sans nom, presque un animal que personne n’a jamais aimé… Vraiment, je me trompe : Goustof le cétracite a été aimé. Mais il rougirait de l’avouer. C’est par Tourou la repleuse. Oui, cette femelle a osé m’aimer, moi qui ai du sang humain dans mes veines… Après tout, eh ! pourquoi pas ? puisque moi, j’ose aimer une femme belle comme Naé… C’est une loi apparemment dans la chaîne des êtres vivants, d’aspirer à plus noble que soi… Mais, oui… la voilà ! c’est Tourou la repleuse !…

SCÈNE III.

GOUSTOF, TOUROU

TOUROU, se jetant dans les bras de Goustof.

Goustof ! bon ami !

GOUSTOF, la repoussant.

Allons, allons ! la femelle du repleu saute vers moi comme un chien qui a retrouvé son maître… ( À Tourou) Eh ! que fais-tu ici ?

TOUROU.

Mon frère Murfif et moi, nous sommes les serviteurs de la maison.

GOUSTOF, à part.

J’ai envie de cajoler la petite repleuse, car je vais peut-être avoir besoin de l’intéresser à mes desseins. (À Tourou) Comme tu me parais avoir embelli, depuis que je ne t’ai vue ! Que la soie de ta fourrure est douce et luisante ; et comme tes longues oreilles sont soigneusement peignées.

TOUROU.

C’est aujourd’hui les noces de ma maîtresse.

GOUSTOF.

Et Tourou aime Naé, sa maîtresse ?

TOUROU.

Oh ! oui : bonne est Naé.

GOUSTOF.

Et moi, Tourou, m’aimes-tu autant que Naé ?

TOUROU.

Oh ! je brûlerais Naé, pour pouvoir te lécher !

GOUSTOF.

Eh bien, si tu veux que je t’embrasse ce soir, tu m’obéiras aujourd’hui tout le jour.

TOUROU.

Va, tu m’embrasseras, car je serai obéissante.

SCÈNE IV.

LES MÊMES, MURFIF.

Murfif entre portant un citos sur son poing. Il est vêtu d’une tunique plus courte que celle de sa sœur. Ses oreilles sont moins longues, et son poil plus rude et plus ras.

MURFIF, mettant l’oiseau bleu sur son épaule et sa coiffe sur l’oreille.

Eh ! bonjour, cher cétracite… Ah ! je vois que tu fais la cour à ma sœur Tourou. Tu n’as pas mal choisi, ami Goustof : Tourou est lubrique et emportée plus que son frère Murfif.

TOUROU, à Goustof.

Frère dit vrai, va : si tu voulais Tourou pour toi !

GOUSTOF, à Murfif.

Ah ! vraiment, noble repleu ; tu as bien aussi le goût et l’appétit de ceux de ta race. (À part) Hélas ! souvent, moi-même, je ne sens que trop que j’ai de ce sang-là dans les veines.

MURFIF.

Par ma foi ! je suis connu auprès des plus pimpantes repleuses de ce quartier de Tasbar ; et quand je peux m’échapper loin de mon maître pour courir butiner dans le faubourg !… pas un vil repleu qui ose me disputer la femelle que j’ai rencontrée !

GOUSTOF.

Allons donc ! vous êtes tous aussi vantards que poltrons.

MURFIF, insolemment.

Quand un homme ne me voit pas, je n’ai peur de rien ! entends-tu ?

GOUSTOF.

Ah ! çà, repleu, il me semble que je suis ici, moi, et que je te regarde.

MURFIF, reculant dans un coin.

Pardon, grâce ! grand cétracite. Ta voix a effrayé le citos de ma maîtresse.

GOUSTOF, s’approchant de l’oiseau pour le caresser.

C’est donc là l’oiseau sympathique aux pensées de Naé. Heureux citos ! tu reçois tous les jours des baisers de sa bouche.

(Au moment où il va toucher le citos, celui-ci le repousse avec son aile.)

MURFIF.

Cétracite ! bon cétracite, ne faites pas de chagrin à mon doux citos !

GOUSTOF.

Va ! va ! je te laisse ton imbécile oiseau.

MURFIF.

Le citos de Naé me connaît, il est habitué à se faire servir par moi. Va ; c’est un maître exigeant, bien souvent ; mais je prends plaisir à faire sa volonté. Lui, le citos, n’aime que Naé, il ne chante jamais que pour elle. Eh bien ! moi, malgré ça, j’aime le citos.

(Pendant toute cette scène Tourou a fait des mines et des agaceries à Goustof.)

SCÈNE V.

GOUSTOF, NAÉ.

En apercevant Naé, le citos vole à sa rencontre ; et pendant cette scène, l’oiseau perché près d’elle fait entendre, d’une voix mélodieuse mais faible, des chants imités par la musique de l’orchestre jouant en sourdine.

NAÉ, à part.

Les dernières libations du festin font entendre le cliquetis des coupes que l’on vide. Mon bien-aimé Fianor est sorti vainqueur du concert. Son ardente imagination et son âme musicale et poétique ont eu des jaillissements qui laissaient loin derrière eux les élans de l’esprit de ses amis, si bien inspirés d’ailleurs. Il m’a semblé que mes regards ravis échauffaient la verve de mon époux. Pour moi et à cause de moi, Fianor s’est montré plus qu’un homme : et à Tasbar être plus qu’un homme, c’est être un grand artiste. Combien de bonheur m’est donc réservé, à moi qui, pour les plaisirs de ma vie, vais pouvoir puiser à chaque instant dans les trésors de poésie, d’esprit et de science que Fianor a amassés en lui pour toucher dans l’âme de sa bien-aimée la corde sensible des voluptés de l’esprit ! Quelle âme complète que la sienne ! (Apercevant les présents de noces) et tenez ; quel cœur, aussi, et quels goûts charmants ! combien de galeries et de bazars a-t-il dû parcourir pour trouver dans Tasbar des objets de ce choix !

GOUSTOF, interrompant.

Ceci, divine dame, vient d’une exposition de la rue de Lesmirée.

NAÉ, se retournant.

Qui donc est ici ? J’avais cru en entrant apercevoir Murfif.

GOUSTOF.

Je suis le porteur que Fianor a chargé de rendre chez vous ces objets qui tant vous flattent. Si vos yeux, autrefois, avaient pu s’abaisser par mégarde sur un ancien serviteur, peut-être que Naé la belle dame eût aujourd’hui reconnu un cétracite, qui sur le vaisseau de son père était le conducteur et le palefrenier des talersis.

NAÉ.

C’était toi qui, chez mon vénéré et regrettable père, étais chargé de guider par la mer les cétacés du vaisseau ?

GOUSTOF.

Oui. Oh ! je m’en souviens, moi. Je me souviens surtout d’un voyage que vous fîtes avec votre père aux îles au-delà du golfe de Tasbar, et qu’on appelle les Cilléades. Je laissai presque le vaisseau s’égarer en vous regardant. Comme aujourd’hui, vous étiez là près de moi sur le tillac ; et je me rassasiais de vous voir. Mais vous, déesse de la mer qui laissiez vos voiles aux vents flotter, vous ne m’avez pas vu.

NAÉ.

Mon pauvre garçon, je n’ai certes pu t’empêcher de me voir. Mais, moi, comment aurais-je pu songer à te regarder ?

GOUSTOF.

Hélas ! il eût fallu m’empêcher de vous contempler : vous m’eussiez ainsi épargné un sacrilége envers une femme. Car après vous avoir tant regardée, je vous ai aimée, moi !

NAÉ, simplement.

Mais, palefrenier des talersis, pour te défaire de cette passion contre nature, tu t’es rappelé sans doute que ta mère était une repleuse ?

GOUSTOF.

Je me disais semblable à un insecte amoureux du Soleil bleu. Mais, que faire, quand cette nature de fange a des désirs qui la brûlent de tous les feux du Soleil blanc ?

NAÉ, doucement.

Toute femme, tu le sais, traite avec pitié et bienveillance l’espèce des repleux et des métis, mais ne souffre pas qu’on traîne sa pensée sur des choses qui soulèvent son dégoût. ( Elle sort.)

(Pendant toute cette scène, le citos a chanté aux oreilles de sa maîtresse une musique en harmonie avec les pensées qu’elle exprimait.)

SCÈNE VI.

GOUSTOF, puis TOUROU.

GOUSTOF, seul.

(Il reste quelques instants à rêver accroupi.)

J’ai découvert hier sur le bord de la mer un nid de scorpions venimeux ; leur piqûre suffirait même pour tuer un talersis. J’allais purger le rivage de ces animaux redoutables ; mais j’ai trouvé en cet instant dans mon cœur tant de poisons et tant de haine que j’ai fait réflexion que, si l’on écrasait du pied toutes les bêtes venimeuses, Goustof serait broyé avant le scorpion. J’ai donc laissé le père et la mère élever leur famille de scorpions ; et pour n’être pas généreux à demi, je leur ai fait cadeau de la part de viande fraîche qui m’était échue pour mon dîner. ( À Tourou qui entre.) Dis, ma petite repleuse, ta maîtresse sera bien heureuse ce soir dans les bras de son époux, lorsque tous deux seront enveloppés de la corolle de la celsinore. Eh bien, si tu veux, ce même soir, m’ouvrir la porte qui donne sur le fleuve, quand le grand soleil sera couché, je te rendrai heureuse comme Naé.

TOUROU.

Oh ! oui ; viens, viens ! Tourou dans tes bras sera plus heureuse que Naé. (Ils sortent.)

SCÈNE VII.

FIANOR, NAÉ.

(Ils sortent de la salle du festin ; le cilos qui les accompagne, chante pendant toute cette scène.)

FIANOR.

Nos convives, si gais au festin et si enthousiastes au concert, nous ont maintenant laissés seuls. À nous deux la vie d’amour, à moi ton cœur, trésor de sentiment !

NAÉ.

À moi ta pensée, trésor de poésie, où je puiserai longtemps les plus doux enchantements.

FIANOR.

Tu auras tout, ma pensée et mon cœur.

NAÉ.

Ami, nous voilà unis, tous deux jeunes et pleins d’amour. Dis : comme la vie se présente à nous longue et limpide, semblable au fleuve qui baigne ces jardins ; ne dirait-on pas qu’elle doit couler sans fin ?

FIANOR.

Cela est étrange ! Ta pensée est pleine de quiétude et d’espérance, et cependant le chant de ton oiseau ne suit plus sympathiquement l’expression de tes sentiments, car il a pris un ton lugubre.

NAÉ, écoutant le citos avec attention.

Tu dis vrai, et je crains quelque malheur.

FIANOR

Allons, j’ai tort de l’effrayer. Ton citos est jaloux de la part d’affection que je viens lui prendre. Naé, regarde le ciel ! le Soleil blanc va disparaître à l’horizon ; et déjà la terre, éclairée par les rayons colorés d’un autre soleil, revêt des reflets verdâtres. Va, douce amie, quitter ces habits de fête. L’air est tiède, et la celsinore nuptiale laisse entrevoir, là-bas, son duvet d’étamines. Je vais t’attendre non loin d’elle sur les rives humides du Lampédousiami.

(Naé lui tend la main et sort. Fianor sort également d’un autre côté.)

SCÈNE VIII.

Depuis quelques instants Ruliel s’est couché. Le jour, de blanc qu’il était, est devenu verdâtre, et la lumière qui éclaire les objets est un peu moins vive.

GOUSTOF.

Grâce à Tourou la repleuse, qui m’a introduit dans ces jardins, mon dessein a été mis à exécution. Les deux scorpions du rivage, nourris depuis hier par la chair que je leur avais jetée en pâture, n’avaient pas quitté la place. Malgré le danger, j’ai pu m’en saisir et les apporter ici ; et maintenant ils dorment au milieu des coussins d’étamines rouges dans la celsinore qui doit recevoir Naé et Fianor. Allez, brillants papillons, prendre vos ébats dans le calice des fleurs ! je serai là, moi, caché sous les larges feuilles qui rampent autour de la fleur de la celsinore. J’écouterai vos doux embrassements ; je prendrai plaisir à deviner vos étreintes, et mon cœur bondira de joie, quand, au milieu des soupirs de volupté, j’entendrai les cris de douleur et de mort qui vous seront arrachés par les morsures de mes scorpions. On vient ! je vais me terrer sous le feuillage des celsinores.

SCÈNE IX.

BASSAÏL, NAÉ.

BASSAÏL.

Tu trembles, enfant !

NAÉ.

Eh bien ! oui, un sentiment d’inquiétude vient serrer mon cœur. Mon pauvre citos était triste et alarmé ; et tu sais, toi, mon cher oncle, combien ses instincts se sont identifiés avec les pensées intimes de mon cœur. C’est la première fois que je l’ai vu effrayé quand mon âme s’ouvrait à la joie.

BASSAÏL.

Ton gentil oiseau est souffrant ou jaloux. Va sans crainte à la celsinore où ton époux doit te rejoindre ; va, ma chère pupille, ton second père bénit vos amours.

(En ce moment, le citos accourt se percher sur l’épaule de Naé, et fait entendre des cris d’alarme et d’épouvante.)

NAÉ.

Hélas ! que signifient les cris de ce pauvre oiseau ? ( Naé caresse le citos et cherche à le calmer.) Doux ami, est-ce le baiser du soir que tu viens chercher ? Oh ! Naé te le donne de bon cœur.

(Elle l’embrasse. Aussitôt l’oiseau, comme s’il n’eût attendu que cette caresse, s’envole du côté du jardin en jetant quelques notes de désespoir.)

BASSAÏL.

Ma fille, rassure-toi. Et, une seconde fois, va en paix ! (Il l’embrasse.)

NAÉ.

Allons ! à demain, donc. (Elle sort. Le jour vert commence à baisser.)

SCÈNE X.

BASSAÏL.

Tout est pur et calme dans le ciel. Les étoiles brillent silencieuses. La brise qui s’élève du fleuve m’apporte jusqu’ici les parfums des celsinores. Cet air embaumé me pénètre des plus beaux souvenirs de ma jeunesse, et me reporte aux jours de mon plus grand bonheur. Comme à cette heure, les cieux rayonnaient d’espérance. C’est là ( indiquant du doigt) que j’ai goûté le premier charme de la possession ; à cette même place où Fianor, en ce moment peut-être, presse Naé sur son cœur ! La fleur nuptiale était fraîche et rose, et ses riches pétales et ses brillantes étamines agitées par nos haleines et nos caresses laissaient exhaler leurs senteurs comme un fumet de nos amours… Mais il me semble que j’entends des cris du côté du fleuve ? Que serait-ce ? Oh ! je tremble à mon tour pour ces enfants, et je pressens quelque affreux malheur !…

SCÈNE XI.

BASSAÏL, MURFIF, TOUROU.

MURFIF, accourant.

Maître ! notre grand maître ! je viens d’apercevoir Goustof le cétracite fuyant de ces jardins en se plongeant dans le fleuve, qu’il traverse à la nage.

TOUROU, à genoux.

Ah ! pardon ! pardon ! ce vilain cétracite, je l’aimais, je l’avais fait venir pour moi. Mais je le haïrai maintenant. Je le hais !

BASSAÏL.

Allez, maudits ! courez ! cherchez Naé et Fianor ! Oh ! ciel, ciel ! que sont-ils devenus ? je ne leur survivrai pas !…

SCÈNE XII.

LES MÊMES, FIANOR, NAÉ.

FIANOR, paraissant avec Naé.

Non, mon oncle, ce n’est pas nous qu’il faut pleurer. (Montrant le citos, sans vie, que Naé arrose de larmes) Voilà la pauvre victime !… Le citos de Naé s’est dévoué pour sauver sa maîtresse. Attiré par des cris plaintifs, je m’approchai de la celsinore désignée pour être le berceau de nos amours. J’entr’ouvris sa corolle, et je vis dans la fleur le courageux oiseau expirant dans des convulsions auprès de deux énormes scorpions tués à coups de bec.

NAÉ, baisant le citos.

Aimable oiseau qui vivais de ma pensée, et qui es mort pour moi, ton souvenir vivra en moi autant que ma pensée !…

MURFIF, pleurant.

Murfif a perdu son seul ami ! Murfif mourra bientôt aussi !

FIANOR.

Non, mon bon repleu. Fianor possède depuis son enfance un citos qui deviendra l’oiseau sympathique de Naé et l’ami de Murfif. (À Naé) Sèche tes larmes, ma noble épouse, et que la nuit se termine pour nous selon la coutume des Tasbarites. J’ai découvert tout à l’heure, à l’orient des jardins, une nouvelle celsinore qui, ce soir même, vient d’ouvrir son calice virginal aux purs rayons du soleil émeraude.

FIN DE LA CELSINORE.

Quels torrents de lumière puissante et pure baignent en ces lieux la terre et les eaux ! Que de charme encore dans ces nuits tièdes, ou plutôt dans ces demi-jours successivement bleus, roses, verts ou violacés, variant à l’infini les aspects qui sont la poésie de la nature. Vraiment, nous sommes à Tasbar, sous le plus beau climat du ciel brillant de Star.

 

Comme cette ville paraît toujours en fête ? Ne dirait-on pas que le bonheur, la fierté et l’esprit y circulent avec l’air et gonflent les poitrines ? Les monuments, les draperies et les décorations, tout l’extérieur des portiques et des rues, de même que le visage de l’homme, ont ici un air d’heureuse intelligence. C’est bien là la cité tasbarite, c’est la merveille de la terre de Star.

 

Pourquoi ces foules de peuple se précipitent-elles avec le sourire d’un prochain plaisir, les unes vers les temples-écoles ou les salles de concerts, les autres vers les musées, les théâtres ou les académies, toutes cherchant une noble joie ? Pourquoi l’art étincelle-t-il dans tout ce qui est œuvre d’homme ? Pourquoi cette profusion de sculptures et d’ornements, et ces mélodies qui résonnent et vous suivent jour et nuit ? C’est que nous vivons à Tasbar, la cité artiste de l’univers starien.

 

Toute cette vie passée ainsi au milieu des arts et des spectacles m’enchantait fort. Les mœurs tasbarites, l’air qu’on respire à Tasbar invitent vraiment à savourer les plaisirs divins que cette ville vous offre de toutes parts. Et puis, faut-il le dire ? on s’y plaît surtout parce que les opinions sont sans contrôle, parce que la pensée s’y sent libre. Les Tassuliens que je rencontrais ici avaient perdu cette froideur habituelle qui leur est donnée par l’amour exclusif de soi ou de son sang inhérent à notre nature hermaphrodite ; et presque tous se laissaient aller aux charmes de la pratique des beaux-arts.

 

De tous les voyageurs de race extra-starienne, c’est-à-dire des globes satellites de Star, les Tassuliens étaient, sans contredit, les plus nombreux à Tasbar. Je dirai même qu’on y rencontrait très-peu de Lessuriens, presque point d’Éliériens et pas du tout de Rudariens. Mon hôte, le Tassulien, qui connaissait ces différentes races pour avoir voyagé autrefois dans leurs planètes, m’expliqua pourquoi ces peuples n’avaient jamais envoyé de colonies sur la terre et ne s’étaient point mêlés à la race starienne après qu’elle eût reconquis le monde qui avait été son berceau. L’Éliérien translucide se fût-il acclimaté loin de son globe diaphane ? Cela lui semblait douteux ; et ceux qui étaient venus à Tasbar s’étaient empressés de regagner leur pays. Les Rudariens, perpétuellement en lutte avec une nature ingrate et un fléau dévorant, avaient voulu déserter leur sombre patrie ; mais ceux qui avaient abordé dans Tassul ou dans Star, et en avaient respiré l’air, étaient morts peu de temps après. On prétendit que l’organisation bizarre de cette race avait besoin pour subsister de ses brouillards et de son air épais. Les Lessuriens trouvaient sous leur magnifique climat une terre qui n’avait rien à envier à la patrie des Stariens. Quant aux Tassuliens, qui pourtant venaient visiter Star en grand nombre, leur nature hermaphrodite et leur caractère concentré paraissait mieux s’accommoder de la monotonie de leur ciel et du deuil perpétuel de leur terre.

Il faut bien le dire, malgré les voluptés intellectuelles dont je m’abreuvais ici, je sentais intérieurement, à une sorte de nostalgie naissante, que mon hôte avait deviné juste. Au reste, l’époque fixée pour mon retour à Tassul ne devait plus maintenant se faire longtemps attendre ; et je voulus mettre à profit les jours dont je pouvais encore disposer, tout en hâtant de mes désirs le moment où je pourrais revoir Avia et y embrasser le bon Teusneuth mon parens.

Je ne voulus point quitter le globe starien sans avoir accompli le pèlerinage que tout étranger se croit obligé de faire à la terre du Rêvour.

Rêvour est une île encore inconnue, située au sud-est du continent oriental. Au premier abord, il paraît étrange que les Stariens, qui ont escaladé tous les globes de l’espace, n’aient pu encore, aux portes de leurs cités, pénétrer dans une île de leur monde. Ce que j’en dirai plus loin donnera l’explication de ce fait.

Cette terre de Rêvour, la seule qui s’est dérobée aux recherches des voyageurs stariens, a par cela même excité au possible les suppositions et exercé l’imagination du monde entier. Chaque conteur, chaque romancier ou poète, s’est emparé des récits fabuleux concernant les abîmes mystérieux de cette île, et aujourd’hui tout le merveilleux et le féerique de la littérature starienne repose sur des fables débitées à l’occasion de l’île de Rêvour.

Je partis dans un abare avec plusieurs Tasbarites de distinction, et malgré un vent assez considérable qui retarda la marche de notre bâtiment (et l’on sait que la vitesse des abares diminue déjà sensiblement quand ils progressent au sein d’une atmosphère), deux ou trois heures suffirent pour nous transporter au-dessus du Rêvour.

À peu près à mi-chemin, nous avions touché le sommet du Pic de Rerriton. Ce volcan colossal, célèbre dans l’histoire starienne, ne lance plus de flammes depuis de longues années. Il est habité dans ses régions inférieures par quelques anachorètes philosophes qui ont creusé leurs demeures dans ses flancs d’un dur métal.

En arrivant au-dessus de l’île de Rêvour, on est frappé tout d’abord de l’étrangeté de cette langue de terre. Une ceinture de hauts rochers, semblables à d’énormes cristallisations, dont les pyramides saillantes auraient tous leurs angles tranchants, est la première enceinte qui entoure l’île de toutes parts. Cette ceinture, en forme de bande circulaire, est circonscrite intérieurement par une autre bande un peu plus large formée par un lac ou gouffre sans fond, où l’eau de la mer se précipite en tournoyant comme dans un immense torrent. La mer pénètre dans le lit de ce torrent par plusieurs bouches creusées sous les rochers de la première ceinture, et après avoir circulé avec rapidité autour de la partie centrale de l’île, elle en ressort par d’autres bouches souterraines. Le centre de l’île même est la partie véritablement inconnue. Une atmosphère opaque et phosphorescente recouvre toute cette partie du Rêvour, et ne permet point aux voyageurs qui passent de pénétrer les mystères qu’elle recouvre. Bien que les récits des faiseurs de contes et de ballades affirment le contraire, tous ceux qui ont tenté de s’y introduire par eau ou par les airs n’en sont jamais revenus. Quoi qu’il en soit, ce petit coin de la terre a plus fait parler de lui que tous les continents et les îles des différents globes du système starien. Rêvour est la terre des prodiges imaginaires. Elle ne renferme peut-être qu’un morne désert, mais l’imagination l’a peuplée de toutes sortes de monstres.

Revenu à Tasbar, l’époque arrêtée pour mon départ arrivant incessamment, je dis adieu encore une fois à toutes les magnificences, à toutes les joies de l’incomparable ville, et, au jour dit, le paquebot éthéréen vint de nouveau m’enlever de terre, mais cette fois pour remonter à Tassul.

Peu d’heures suffisent maintenant pour la traversée ; cependant, pour en charmer les loisirs, j’avais acheté avant mon départ le nouvel ouvrage du poète Isrich. Après l’avoir lu, je me suis décidé à le donner à mes compatriotes à la suite du récit de mon voyage trans-éthéréen, persuadé qu’ils me sauraient gré de leur avoir fait part de cette nouveauté.

Avia, le 33 du mois d’Ertaër, année 1863 de l’ère de Marulcar.

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