ÉLIA, POÈME HISTORIQUE, PAR ISRICH DE TASBAR

CHANT Ier.

Que veut cette foule émue ? Qu’attend-elle sur cette place ? Les abords du principal théâtre lyrique de Tasbar sont obstrués de groupes animés. Les uns se pressent sous le péristyle et circulent entre les deux rangs anguleux des colonnes vingt fois brisées. Les autres sont adossés aux murs ornés capricieusement par les replis du zigzag, qui y dessinent des ouvertures étoilées ou des arabesques fantastiques. Les portes du théâtre, festonnées de lignes anguleuses et d’étoiles à jour comme les écailles d’une broderie, sont assiégées des flots de la multitude. Chacun demandait à tous les plus fraîches nouvelles de l’intérieur de la salle ; car celle-ci en ce moment, remplie des masses de spectateurs, avait laissé au dehors dix fois plus de curieux qu’elle ne pouvait en contenir ; et à cette heure de curiosité déçue, la foule, qui stationnait sur la place du théâtre toute pleine d’envie et de regrets, était restée pour suivre de loin les péripéties de la représentation.

Si au dehors du théâtre l’attente était avidement curieuse, au-dedans les spectateurs comptaient avec un frémissement d’impatience les minutes qui les séparaient du lever du rideau.

C’est que tous avaient le pressentiment que derrière cette toile allait se dérouler une grande œuvre. Ils étaient venus assister à la représentation d’un drame lyrique. Le nom de l’auteur était resté un mystère ; mais le rôle principal devait être rempli par une femme célèbre et considérée pour son esprit, sa décence et son talent immense dans toutes les branches des arts libéraux. On se racontait à tous les étages de la vaste salle l’histoire de la naissance, de la vie et des travaux d’Élia qui, encore à sa première jeunesse, avait déjà émerveillé la société tasbarite par ses talents couronnés par une féerique beauté. Les uns citaient ses tableaux recueillis par les musées ; les autres rappelaient ses débuts, comme compositeur, sur les scènes lyriques inférieures ; mais tous applaudissaient d’avance à son immense talent de cantatrice, qui s’était révélé sur la grande scène dont elle soutenait actuellement le magnifique répertoire.

Élia, disait-on plus loin, était née à Lessur d’un père et d’une mère stariens. Elle avait pour aïeule maternelle une femme d’Élier qui, ayant épousé un Starien, avait quitté sa terre diaphane, et était venue habiter Tasbar avec son mari. La mère d’Élia mourut dans un voyage qu’elle fit à Lessur, peu de temps après lui avoir donné le jour. Avant de mourir, elle confia sa fille à une Lessurienne de ses amies qui allaita l’enfant et lui servit de mère. Celle-ci était une des femmes les plus distinguées de Lessur. Elle donna à Élia l’éducation des femmes de son pays : c’est-à-dire, qu’elle en fit un grand poète et une musicienne inspirée. Élia brillait dans les réunions où, comme on sait, l’improvisation poétique et musicale doit rhythmer la pensée de tout Lessurien. À Lessur, disait-on, on la vit même recherchée par ses compagnes à cause des charmes de sa danse, cet amusement favori des Lessuriennes. Et son père d’adoption, peintre distingué, enorgueilli des succès d’Élia, voulut en elle compléter l’artiste en lui donnant les leçons de son art.

Outre le don des arts, Élia avait encore puisé dans cet heureux pays la grâce et la tenue esthétique des femmes de Lessur. Aussi, lorsqu’à sa nubilité elle vint à Tasbar pour y recueillir le modeste héritage de ses parents, on l’eût prise pour une sylphide habitante des espaces célestes.

À l’époque où nous la trouvons au théâtre, elle habitait Tasbar depuis trois révolutions de Ruliel. Sa grande beauté, sa physionomie étrangère, presque éthéréenne, l’élégance de ses formes qu’on eût dit toutes spiritualisées, avaient d’abord excité une vive admiration. Mais sa puissante faculté de résonner sympathiquement sur la scène en faisant vibrer dans les âmes les passions qu’elle traduisait, avait fait retentir la terre classique de l’intelligence des échos enthousiastes de sa gloire d’artiste.

Ce fut escortée de ces souvenirs et de sa juste renommée qu’Élia, la jeune et pure Elia, parut aux yeux de quelques mille spectateurs. Et à la vue de tant de beauté, de jeunesse et d’esprit, tous ces spectateurs, le cœur tendu vers elle, la saluèrent unanimement d’un sourire : chacun lui jetant son âme pour qu’elle pût y faire passer les transports qu’on voyait déjà gonfler son sein.

L’exécution de la pièce commença dans un profond recueillement. Le sujet du drame était emprunté à l’histoire de Starilla, la belle déesse des Tréliors ; et Élia était chargée de figurer le mythe antique de la beauté civilisatrice.

C’est le moment d’esquisser l’habitude extérieure de cette femme qui concentrait sur elle les regards de plusieurs milliers de personnes.

En voyant Élia, on devinait en elle la race croisée de Star et d’Élier. Elle avait le teint blanc transparent des femmes d’Élier nuancé de rose par un sang starien. Ses cheveux châtains au reflet doré flottaient en mille boucles grapillantes autour de son visage d’une opale teintée de rose. Ses yeux étaient d’un bleu profond ; et ses traits, d’une immatérielle pureté, dessinaient en lignes douces et ondoyantes des contours pleins d’une grâce céleste. En entendant parler ou chanter Élia, on écoutait avec ravissement son timbre de vierge ; et en la voyant, on ne pouvait se lasser de la regarder, car dans ses paroles ou ses gestes ruisselait le sentiment poétique et l’élégante facilité des femmes de Lessur.

Élia résumait en elle l’art dans la beauté. Ah ! c’était bien la Starilla du monde nouveau : Starilla vivante, passionnant les foules ; non plus seulement cette fois par les grâces exquises de ses formes, mais aussi par les cris de son âme d’artiste recueillis et sentis par des milliers de cœurs palpitants avec elle.

Le premier acte s’acheva au milieu des transports de toute la salle : transports dont les furieuses acclamations entendues au dehors faisaient naître dans les groupes de plus en plus nombreux des murmures de regret.

À ce moment de repos où les chants des artistes et l’harmonie des instruments se taisaient dans la salle, alors que les spectateurs encore frémissants se communiquaient leurs impressions, on vit de proche en proche les regards de toute la salle se porter vers une loge, sur le devant de laquelle se tenait un jeune homme d’une grande distinction. Le nom d’Abassur vola aussitôt de bouche en bouche ; et trois hurrahs ou clameurs d’admiration saluèrent le jeune homme objet de l’attention générale. Mais celui-ci, dont la présence avait pu distraire la pensée publique des profondes émotions qui venaient de l’agiter, se retira modestement sur le derrière de la loge occupée par ses amis.

Le petit nombre de spectateurs étrangers, interrogeant leurs voisins pour savoir ce qui méritait à ce jeune homme les acclamations de la foule, apprenaient d’eux qu’Abassur, dont le nom avait déjà marqué dans les sciences, venait de s’illustrer à tout jamais en apportant un perfectionnement décisif à la navigation des abares. La vitesse de ces machines, par le procédé d’Abassur, pouvait être décuplée sans dommage pour la sûreté des voyageurs éthéréens.

Cette découverte, qui avait ému la nation tasbarite en même temps que les débuts d’Élia sur la première scène lyrique de Tasbar, défrayait en ce moment l’enthousiasme des Stariens si prodigue envers toutes les gloires.

Au lever du rideau pour le second acte, la beauté du décor arracha les applaudissements spontanés de tous les assistants. Pour la première fois Élia parut et figura dans un ballet.

Élia, qui avait mis déjà tous les charmes de sa merveilleuse individualité au service du personnage de Starilla, sut encore ici par les développements de sa danse dérouler sous toutes ses faces l’idéal pur de la grâce et de la beauté humaine. Devant ces formes, où la matière ne semblait être que le vêtement sensible et pénétrable de l’esprit, et qui se balançaient dans une divine harmonie, la salle entière se fût prosternée et eût adoré !

Oh ! c’était bien vraiment une déesse de beauté ! C’était à faire douter si Starilla, divinité véritable mais oubliée des humains, n’avait pas voulu se montrer elle-même au peuple de Tasbar dans toute sa splendeur pour reconquérir ses autels.

On n’applaudissait plus : le ravissement rendait immobile !…

Les chants se firent entendre de nouveau, interrompus par les hurlements frénétiques des spectateurs, suivis bientôt eux-mêmes d’un silence qui retenait le murmure des haleines…

Enfin, le drame s’acheva. Tous les cœurs étaient brisés des émotions du plaisir et de la passion.

Après la chute du rideau et l’expiration des dernières notes de l’orchestre, chacun resta à sa place immobile et silencieux : le nom des auteurs allait être révélé au public.

En effet, l’un des directeurs du théâtre, qui avait suivi la représentation dans une loge d’avant-scène, se leva lentement et déclara d’une voix émue que le drame tout entier, les décors, le ballet, la poésie et la musique étaient l’œuvre d’Elia.

Quand l’artiste reparut sur la scène, les femmes la saluèrent de la main avec des cris de joie. Les hommes, sans exception, mirent un genou en terre en lui envoyant une triple salve de bravos !

CHANT II.

Au milieu de ces foules mouvantes, qui se répandent dans les rues de Tasbar, et vont s’enchevêtrant à l’infini, deux hommes seulement nous intéressent, et quand nous les avons aperçus, nos yeux ne les ont plus quittés.

Où vont-ils ces deux jeunes hommes qui marchent côte à côte par les vastes détours de la cité tasbarite, le long des palais où s’étalent les merveilles de l’industrie, et si occupés de leur conversation intime qu’ils ne voient ni n’entendent ce qui se fait sur leur chemin ? L’un d’eux nous est déjà connu pour l’avoir remarqué hier à la première représentation de Starilla : c’est Abassur, le savant, l’intrépide voyageur pour qui l’espace, l’infini des cieux n’existe plus. Son ami s’appelle Glaïmir. Il est un de ces parents éloignés qu’Élia possède en petit nombre ; et cette qualité lui permet d’approcher quelquefois de celle qui fait en ce moment l’admiration de la capitale de la terre.

Ils marchent, ils cheminent toujours en causant. Où vont-ils donc ?

Il est d’usage, comme on sait, dans le monde littéraire et artiste, que le lendemain d’un succès les amis des auteurs et des interprètes de la pièce nouvelle se transportent au foyer du théâtre pour y complimenter ceux qui ont bien mérité du public. C’est à cette cérémonie que se rend Abassur entraîné par Glaïmir, désireux de le présenter à sa parente.

Ils vont, ils cheminent encore par le dédale des rues, et Glaïmir en marchant ne peut s’empêcher de faire abandon de toutes ses pensées dans le sein de son ami. Glaïmir raconte l’impression que son cœur a toujours gardée de la première apparition que fit au milieu de sa famille Élia, belle, pauvre et touchante, arrivant de Lessur pour demander à ses parents l’héritage de son père. – « J’étais jeune, dit-il, aucune femme n’avait encore arrêté mon regard. Mes yeux gravèrent dans mon âme l’image d’Élia ; et depuis, je n’ai jamais regardé une autre femme. – Élia est une grande artiste, reprend Abassur, car hier, en l’écoutant, je me suis senti, pour la première fois de mes jours, pénétré d’une douce émotion. Continue, ô Glaïmir, d’aimer Élia, puisque c’est la jeune fille qui a dilaté ton cœur par le premier sentiment de tendresse. Je suis peu versé dans l’étude des passions humaines, mais je crois à la durée, à la perpétuité du premier amour, du sentiment nouveau et pur qu’a fait naître en vous une femme jeune, simple et sensible. Moi-même, au milieu des études pénibles et des travaux arides de toute ma vie, j’ai toujours senti ma pensée distraite se reporter avec bonheur sur celle à qui mon cœur enfant s’était donné, et qui, de son côté, m’avait aussi voué un amour presque impubère, et tout de naïve expansion. Tu as vu Nérillis chez mon père. Elle y fut recueillie et élevée avec mes sœurs lorsqu’elle eut perdu son père, l’oncle de ma mère. La grâce, à son insu, est dans toute sa personne ; la franchise de son cœur brille dans son regard. Eh bien, c’est à elle que j’ai dû le calme et la sérénité de mon âme au milieu de mes travaux. C’est à son amour, aimable satisfaction donnée aux besoins de mon cœur, que j’ai dû peut-être d’écarter la dissipation, qui m’eût éloigné des rudes études qui m’ont fait connaître.

– Sais-tu bien, Abassur, interrompit Glaïmir, que je t’envie ardemment la célébrité que tu as su conquérir. Je suis honteux de ne pouvoir offrir à Élia, disputée à mes hommages par vingt rivaux des plus brillants, qu’un nom appartenant à une famille glorieuse sans doute, mais que je n’ai pas su rajeunir par un nouvel éclat.

– Que t’importe ? si Élia t’aime, elle sera heureuse de t’élever jusqu’à elle, comme je serai heureux de donner mon nom à Nérillis. »

Ils avaient marché longtemps en coudoyant la foule ; mais, à cet instant, Glaïmir s’arrêta : ils se trouvaient à la porte de l’un des musées qui contenait quelques tableaux d’Élia. Glaïmir y fit entrer Abassur. Celui-ci, qui jusqu’alors avait peu examiné les différentes œuvres d’Élia, fut frappé de la vigueur et de la poétique facture des tableaux de la jeune artiste. Son extatique admiration l’eut fait rester longtemps à dévorer des yeux ces suaves peintures, si Glaïmir, se rappelant qu’Élia peut-être ne le trouverait pas le premier à la féliciter, ne l’eût entraîné avec lui.

Ils sortirent donc, et se dirigèrent en courant vers le théâtre, malgré les embarras d’une circulation où se croisaient une multitude d’hommes, de cavaliers, de repleux et de voitures.

Quand ils entrèrent dans la salle où devait avoir lieu la fête donnée en l’honneur d’Élia, celle-ci n’avait pas encore paru. Abassur en entrant se vit entouré de l’élite des illustrations stariennes, qui s’étaient ici donné rendez-vous. Mais l’artiste, objet de la cérémonie, fit son entrée, et l’empressement qui avait accueilli Abassur fit cercle autour d’elle.

La figure de la jeune fille, prototype de la plus exquise beauté, réfléchissait alors l’enivrement et la joie. Élia, en ce moment, pouvait vraiment figurer pour l’œil des assistants le mythe, la divinité du bonheur. Quiconque eût pu en détacher ses regards pour les reporter à l’entour sur les plus jolies Stariennes, dont l’essaim remplissait la salle, eût été tenté de croire, aux formes effilées, moelleuses et pures et aux grâces vaporeusement célestes d’Élia, que cette femme était d’une essence plus qu’humaine.

Bientôt les témoignages d’un enthousiasme respectueux éclatèrent de toutes parts. Les jeunes hommes, surtout ceux qui avaient acquis déjà quelque illustration, portaient à l’envi aux pieds d’Élia des hommages où l’on entrevoyait clairement les élans d’une passion plus vive que leur admiration pour la femme ou pour l’artiste. Autour d’elle se pressaient Teuzesful, Noraïl, Vallaës et Daëllim, tous noms connus et vénérés des Tasbarites.

Glaïmir, le plus empressé des amants d’Élia, avait, comme son plus proche parent, le privilége de l’entretenir en particulier, et de l’accompagner lorsqu’elle parcourait les rangs des jeunes femmes, qu’elle remerciait avec effusion d’être venues assister à la fête donnée en réponse au succès de Starilla.

En entrant dans les salons, Élia avait vu l’accueil fait par la foule au jeune et modeste Abassur. Elle ne put s’empêcher de féliciter Glaïmir d’être compté au nombre des amis de cet homme de haut génie. Glaïmir, encouragé par les paroles d’Élia, sollicita d’elle la permission de lui présenter Abassur, et allant aussitôt prendre son ami, il l’amena vers Élia et lui céda, pour un moment, l’honneur d’être son cavalier.

Lorsque la foule qui remplissait les salons vit Abassur prendre le bras d’Élia, elle s’écarta respectueusement des deux jeunes gens. Un murmure de satisfaction se fit entendre, comme si chacun eût senti que l’âme d’élite d’Élia pouvait seule aller à la taille de la puissante intelligence d’Abassur. Les exigences et le cérémonial de la fête empêchèrent l’entretien d’Abassur et d’Élia de se prolonger longtemps ; mais ils en reçurent tous deux une vive atteinte, une impression profonde, quoique différente.

Le cœur d’Élia, possédé tout entier jusqu’alors par la passion des arts, sentit remuer en lui des spasmes confus de tristesse et d’inquiétude précurseurs des passions tendres. Quant à Abassur, les danses et les chants de la veille, la contemplation des peintures d’Élia au Musée, et, tout à l’heure encore, cette conversation toute scintillante de l’esprit poétique de la jeune fille, dont les paroles harmonieusement timbrées vibraient encore à son oreille, avaient ouvert son âme à des jouissances que jusqu’alors il n’avait pas soupçonnées. Élia avait fait jaillir en lui la source où son esprit allait s’abreuver et boire délectablement les ondes vives des plaisirs et d’un limpide bonheur.

La fête se termina par un concert où Élia se fit entendre…

 

Et ses chants avaient cessé depuis un instant, et la foule s’écoulait pleine de joie et d’effusion, qu’Abassur immobile à sa place sentait encore toutes ses facultés enchaînées, suspendues aux mélodies qu’avait modulées la douce voix d’Élia.

 

Abassur rentra au toit de son père encore ému et surpris des sensations nouvelles qui depuis la veille avaient fait tressaillir en lui un divin plaisir. Il ne fallut rien moins que la naïve inquiétude et les soins touchants de l’aimable Nérillis pour le tirer de la rêverie où ces émotions l’avaient jeté.

CHANT III.

Quand Élia eut regagné sa modeste demeure, elle se mit à rêver, puis jeta les yeux autour d’elle, et sentit cette fois comme le froid sombre du vide. Pour cette fois, elle n’eut pas une parole, pas un sourire caressant à donner à ses deux fidèles repleuses, l’intelligente Vanoumi et la vigoureuse Flaousta. Dans un regard de suprême investigation qu’elle fit plonger au fond de son cœur, elle vit qu’une passion y était éclose et qu’Abassur en était l’objet. Et quoiqu’elle prévît tout ce que cet amour pouvait avoir pour elle de douleurs et d’angoisses dans l’avenir, cependant elle ne chercha point à le refouler loin d’elle. Bien qu’Abassur fût peut-être l’homme le plus recherché du Tasbar, Élia, faut-il le dire, s’avouait tout haut qu’elle était digne d’Abassur.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels la jeune artiste se laissa glisser mollement sur la pente des rêves dorés de l’amour. À la fin, sa passion naissante lui fit oublier l’art ; elle ne peignait ni ne composait plus. Starilla même, après avoir excité trois fois l’enthousiasme effréné du public de Tasbar, avait cessé ses chants. Hélas ! si elle eût pu savoir que, pendant qu’elle oubliait ses arts chéris pour laisser courir son esprit dans un Éden imaginaire tout rempli de l’amour d’Abassur, celui-ci passait tous ses instants auprès de Nérillis, dont le pur amour suffisait à l’activité de ses sentiments et emplissait son cœur.

Et cependant, même aux pieds de Nérillis, Abassur pensait souvent à Élia. Mais cette pensée n’était rien autre chose que le souvenir d’une jouissance vive, d’un état de l’âme tout délectable qu’on aimerait à voir reparaître, et dont on a soif intellectuellement. Il lisait à Nérillis les plus belles poésies d’Élia. Il l’entraînait dans tous les musées pour lui faire admirer les peintures de la suprême artiste. Plus que personne Abassur souffrait du silence d’Élia. Il interrogeait Glaïmir sur les motifs de sa retraite. Il eût voulu, comme lui, pouvoir approcher de la jeune fille pour lui redemander ses danses, ses chants et le travail de ses pinceaux ; en un mot, les plaisirs, les suaves voluptés de l’intelligence, dont un jour elle l’avait enivré.

Dans ces conditions morales, tourmenté de désirs inassouvis, il aimait à voyager seul dans les montagnes ou au fond des forêts qui bordent les rives du Saguir. Là, il se plaisait à regarder les Bramiles agitant leurs bras, comme de hautes sensitives ; ou bien, à faire fuir par les airs ces animaux-plantes qui, pour voler, se servent de leurs feuilles en guise d’ailes. D’autres fois, adossé au mur colossal du tronc d’un Syphus, il écoutait, à travers le fracas et les grondements du vent dans les rameaux de l’immense végétal qui s’ébattaient sur sa tête, les sons lointains et métalliques des fruits secs du Lartimor. Il lui semblait que les notes cadencées et harmonieuses que le vent en tirait, lui rappelaient les mélodies émouvantes qu’il avait entendues de la bouche d’Élia.

Cependant, toute la ville lettrée et artiste de Tasbar murmurait aussi contre la réclusion volontaire d’Élia. Enfin, celle-ci, vaincue par les importunités de la foule, consentit à se faire entendre dans un concert donné par un nouvel Axiarche pour fêter son élévation à la magistrature suprême des Stariens. L’annonce de la réapparition d’Élia en public fit tressaillir Abassur d’espérance. Dans son avide inquiétude il avait usé de son nom et de son crédit pour se faire placer au premier rang, de sorte qu’en entrant à son tour dans le cercle réservé aux exécutants, Élia put apercevoir près d’elle l’objet actuel de toutes ses pensées.

Chaque fois qu’Élia se montrait, et avant même qu’elle eût laissé tomber une seule note, tout le monde, hors Abassur peut-être, restait sous le coup de l’impression que produisait toujours son angélique beauté. Mais quand elle eut commencé à se faire entendre, Élia, qui s’était aperçue de l’indifférence d’Abassur, remarqua avec une satisfaction visible les trépignements de plaisir que ses mélodies, relevées par une poésie vigoureuse, arrachaient à l’homme de son choix. Dès lors, l’inspiration prit chez elle un nouvel essor ; la verve s’était allumée au foyer brûlant de son cœur. Abassur aimait ses chants et ses vers ; Élia sur l’heure eut donc formé le projet de subjuguer l’esprit du savant, de le conquérir, de le soumettre à elle en l’enivrant voluptueusement des effluves de poésies qui gonflaient ses facultés et débordaient de son âme d’artiste. Elle se dit qu’Abassur lui appartiendrait quand elle aurait pu verser en lui l’habitude des jouissances de l’esprit que son génie avait le pouvoir de dispenser à la foule.

Aussi, dès ce moment, Élia dirigea sur Abassur le jet magnétique de son âme créatrice. L’amour d’ailleurs lui donna des facultés nouvelles. Chaque jour un morceau de poésie, un tableau, un chant, une statue sortaient de ses mains. Au théâtre ses créations, qui se multipliaient, ne laissaient point au public, ardent à ces plaisirs divins, le temps de désirer sa pâture intellectuelle. De tous ces esprits voluptueux, Abassur se montrait le plus avide et le plus emporté. Élia le devinait chaque jour de plus en plus pénétré par le charme dont elle l’enserrait. En effet, les facultés d’Abassur, agrandies et identifiées avec celles d’Élia, recevaient, des inspirations de la femme artiste, des vibrations, des secousses d’immatérielle volupté. À cette école sublime, Abassur avait fini par sentir autant que personne ; il était vraiment, lui-même, devenu dans l’art un de ces esprits qui ont puissance pour créer, et avait fait hommage à Élia de quelques aimables productions ; en un mot, au souffle de l’âme d’Élia, Abassur était devenu un grand artiste.

Oh ! ce fut une époque d’entraînement et de délectations enthousiastes, que celle où la foule émerveillée courait recevoir de ces deux inspirés les plus douces émotions, et assister au tournoi de ces éclairs de génie, dont Abassur étincelait autour d’Élia, mais qui jaillissaient de celle-ci de manière à brûler l’âme de son amant. Les foules y donnaient toutes leurs facultés, et en recueillaient les transports, les béatitudes de l’esprit. Abassur était devenu poète, mais Élia avait des manifestations pour toutes les formes de sa poésie. La peinture, la musique et la danse étaient d’autres langages qu’elle savait manier avec bonheur.

Glaïmir, emporté comme le reste dans ce torrent de voluptés artistiques, avait gardé cependant assez de raison réfléchie pour s’apercevoir qu’Abassur était l’homme aimé d’Élia, et l’objet de ce débordement de poésie. Quand ses doutes se furent changés en certitude, son âme épanouie aux douceurs des arts se retira en lui, et la jalousie l’eut bientôt enlacée tout entière. Admis dans l’intimité de la famille d’Abassur, il courut au gynécée où Nérillis, délaissée pour l’art et la poésie, épanchait ses regrets dans le sein de ses cousines, les sœurs aimées d’Abassur. Glaïmir eut peu de chose à faire pour jeter dans l’âme de Nérillis les amers soupçons de son cœur. Aussi, le soir même, au moment où Abassur, sortant du théâtre, rentrait chez lui plus enivré que jamais de musique, de chants et de danses, la mère et les sœurs d’Abassur l’entourèrent pour lui reprocher de déserter la vie intime et familiale, et le pressèrent de renoncer à ces plaisirs du dehors, en lui montrant Nérillis en pleurs qui réclamait un regard de son futur époux.

En présence des sanglots de Nérillis, pâle et amaigrie, tout le passé d’Abassur lui revint à la pensée. Il se rappela son commerce d’amours naïves, les serments qu’il avait faits à sa bien-aimée. Il eut regret de l’emportement de ses facultés vers les délices de l’art. Il chercha au fond de son cœur et crut y trouver encore le même amour pour Nérillis.

Les instances de sa mère et de ses sœurs le retinrent à la maison le lendemain. Ce jour-là, Élia chanta pour le public seulement ; et le public resta plus froid que de coutume en remarquant l’inquiétude qui semblait briser la voix de l’artiste tant aimée.

Le jour suivant, même absence d’Abassur. Cette fois, les femmes qui exécutaient avec Elia furent obligées de l’emporter de la scène. Elle s’était trouvée évanouie avant la fin du premier acte.

CHANT IV.

La famille d’Abassur avait exigé de lui qu’il ne paraîtrait plus au théâtre ni au musée jusqu’au jour de son mariage, dont les apprêts furent avancés. Et lui même, vaincu par les obsessions de ses sœurs, la tendre sollicitude de sa mère, et les regards désespérés de Nérillis, se prépara tristement pour la cérémonie des fiançailles.

Ce fut par une matinée d’été que s’accomplirent ces préliminaires d’une union plus intime. Le repas de famille terminé, et les deux jeunes gens accordés selon le rite des peuples de Tasbar, Abassur sortit de la maison paternelle et se dirigea vers le port. Là, il sauta dans une barque que lui livra un de ces marins palefreniers qui font métier de louer des talersis pour une course en mer ; et, prenant lui-même les rênes du cétacé, il l’aiguillonna de telle façon que le talersis fit bientôt voler la barque sur les flots de toute la vitesse de ses nageoires.

Trois soleils rassemblés au zénith dardaient sur les flots tièdes les rayons brûlants de cieux enflammés. Abassur se dirigea le long du rivage, du côté de l’extrême faubourg maritime, à l’ouest de la ville, et, fuyant la chaleur du jour, il alla chercher de l’ombrage et de la solitude au milieu de la forêt de tarrios, si connue des rêveurs, des âmes tristes et des misanthropes. Il fit halte un moment sous la ramée d’un de ces arbres géants, dont le tronc énorme plonge et prend racine au fond rocheux de la mer, et vient élever au-dessus des eaux une cime aux bras vigoureux empennés de larges feuilles de couleur verte ou grenat.

Abassur regardait contemplativement les ondulations de l’eau refoulée par le souffle puissant qui s’exhalait des narines du talersis, quand en relevant la tête il lui sembla, dans le lointain de la forêt marine dont la perspective dressait au-dessus des flots les troncs échelonnés des Tarrios, voir passer et disparaître entre les arbres la forme céleste et spiritualisée d’Élia. Une repleuse conduisait son talersis qui marchait capricieusement en décrivant des circuits entre le dôme de verdure et les flots mouvants.

À peine le temps d’un éclair avait passé, que le talersis d’Abassur percé par l’aiguillon bondissait dans la direction où l’apparition s’était montrée. Mais avant que son embarcation eût contourné en les rasant quelques troncs piliers de la voûte sus-marine, l’image d’Élia s’était perdue derrière les massifs d’un arbre renversé par les flots. Abassur navigua un certain temps dans les profondeurs des bois, cherchant de tous côtés l’ombre d’Élia. Dans son avidité furieuse, il frappait le cétacé à coups redoublés. L’animal exaspéré et furieux méconnaît bientôt la main de son guide ; et enroulant son attelage autour du bras d’un tarrios, il rompit ses traits, s’échappa en toute liberté dans la mer, et laissa Abassur immobile dans sa barque retenue aux branchages de l’arbre marin.

Abassur, muet d’une décevante fureur, débarrassa sa nacelle des liens qui la tenaient accrochée, et, prenant ses avirons, il se disposait douloureusement à regagner le rivage.

À ce moment l’esquif qui portait Elia passa à quelque distance de lui ; et cette fois, Abassur put distinguer les traits de la femme qui l’avait initié aux voluptés de l’esprit.

La repleuse Flaousta guidait le talersis d’une main ferme ; et la prudente Vanoumi était couchée à l’arrière.

Élia, debout, les yeux fixés sur les flots qui miroitaient par places aux rayons tamisés par le feuillage des tarrios, paraissait être le sylphe-roi de ces sombres et mystérieux parages. La barque de la jeune fille voguait lentement. Pour la première fois, Abassur fut frappé de ces formes divines et aimables que toute la ville de Tasbar admirait depuis si longtemps, mais qu’Abassur, détaché des sentiments charnels, n’avait entrevues que comme une expression vivante et nécessaire aux manifestations de l’art.

Dans ces lieux magiques, et à cette heure, après la cérémonie qui venait d’engager son avenir, Abassur ne pouvait songer à l’artiste : ce fut la femme qui se montra à lui dans tout l’appareil de sa beauté douce, triste et bonne. Pour la première fois, il distingua la stature effilée et aérienne d’Élia ; cette chair diaphane et blanche animée d’un rose infiniment frais ; ces traits du modelé le plus angélique ; et surtout l’expression de cette physionomie où la bonté et la tendresse le disputaient à la noblesse d’esprit et à l’apparence de la puissance intellectuelle.

Il ne fut donné à Abassur de contempler Élia qu’un instant, car sans que celle-ci eût levé la tête ou pu l’apercevoir, la repleuse avait dirigé la nacelle d’un autre côté.

Quand l’embarcation eut complètement disparu à ses yeux, Abassur, soulevant le voile qui celait l’état de son cœur, s’aperçut que, sans s’en douter, il avait aimé Élia. L’âme tourmentée de regrets et d’inquiétudes, il fouetta ses rames dans les eaux et regagna péniblement la grève de la forêt. Peu d’instants après il revenait seul, tête baissée et face sombre, par les rues du faubourg de l’Ouest.

Environ au même moment, Élia en rentrant dans sa demeure trouva Glaïmir qui attendait son retour le visage épanoui par un contentement visible. Et cependant, il venait, disait-il, se plaindre à Élia de ses rigueurs, et des obstacles qu’elle mettait à l’accomplissement de son bonheur et des projets depuis si longtemps formés par lui. Il enviait, hélas ! le sort de ses amis, dont quelques-uns touchaient à la réalisation d’espérances doucement rêvées ; et, pour exemple, il citait les fiançailles d’Abassur auxquelles il avait assisté dans la matinée.

À cette nouvelle, Élia pâlit, mais resta forte. Elle souhaita un adieu affectueux à Glaïmir, en lui demandant de la laisser seule ; puis, accompagnée de Flaousta, elle alla visiter l’abare qui, six années auparavant, l’avait apportée de Lessur. Élia l’avait dirigé bien souvent et en connaissait à fond le mécanisme. Elle y fit porter en toute diligence ses vêtements et les instruments nécessaires à la pratique des arts ; et, avant que Ruliel eût reparu sur l’horizon, Élia s’était élancée dans le ciel, accompagnée de ses deux servantes, Vanoumi et Flaoüsta.

Ce ne fut que trois jours après qu’Abassur apprit la fuite d’Élia. Mais Abassur se dit qu’un navigateur éthéréen de sa force aurait vite rejoint la fugitive ; et sans avertir aucun de ses parents ou amis, il appareilla lui-même son abare puissant, que le peuple de Tasbar avait surnommé l’Aigle, et monta dans l’espace avec la rapidité de la foudre.

CHANT V.

Abassur connaissait trop les relations d’Élia avec Lessur pour croire que la jeune fille eût pu se diriger sur un autre globe : aussi, il alla droit à ce satellite.

Après une course d’une vitesse galvanique, il aborda cette terre où les brises de l’air, chargées d’aromes nuancés et de parfums changeants, caressent la nature en l’enivrant.

Les recherches de notre voyageur lui avaient fait croire un moment qu’il était sur la trace d’Élia. Cependant il parcourut en vain les diverses contrées de ce pays de doux enchantements. Il visita ces villes dont chaque vue, prise d’alentour, est un tableau plein de grâce et d’harmonie. Vainement aussi, ses pas foulèrent ces campagnes où les fleurs sont si abondantes que nulle part l’œil ne peut distinguer la terre qu’elles recouvrent.

Désespéré de l’inutilité de ses recherches, Abassur prit le parti de s’élever jusqu’à Élier, où Élia conservait encore des parents de la famille de son aïeule maternelle. Ici, encore, Élia avait été vue ; son abare opaque avait fait tache un moment sur la terre de cristal ; ses parents l’avaient embrassée un demi-jour ; puis elle était repartie.

Abassur voyagea ainsi quelque temps de Lessur à Élier et d’Élier à Lessur, ne pouvant jamais rejoindre Élia. La colombe, quelquefois, posait un instant sur l’un de ces îlots de l’espace éthéré, et reprenait son vol.

Puis, il arriva, enfin, qu’après diverses pérégrinations, Abassur n’entendit plus aucunement parler d’Élia. La sylphide s’était faite, sans doute, habitante de l’éther ; l’ange errait maintenant dans les demeures célestes.

Abassur, privé de la moitié de son âme envolée avec Élia dans les cieux ; Abassur, mort à la vie morale, résolut de se délivrer des liens matériels qui l’attachaient aux choses terrestres. Élia perdue, il n’avait plus en lui qu’un seul besoin : mourir !…

Mais il eût été indigne du grand cœur d’Abassur de songer à quitter la vie sans faire servir sa mort à la science et à l’humanité. Il eut d’abord la pensée de retourner à Star, et de chercher comme tant d’autres à pénétrer au centre de l’île de Rêvour, à travers l’atmosphère phosphorescente qui la recouvre et en voile les mystérieux vallons. Mais, un jour qu’il rafraîchissait sa poitrine fatiguée de l’air factice et peu renouvelé de son abare, en humant la fraîche haleine du zéphyr d’Élier, il lui sembla reconnaître dans un point du ciel, au-dessus d’Erragror, un astre lumineux que l’observation lui apprit être une comète, dont les fréquents retours et les formes changeantes avaient déjà exercé les télescopes des astronomes de tous les globes du tourbillon starien.

Abassur fit réparer les avaries de son abare, et aida lui-même à le ravitailler complètement. Cette opération achevée, il prit la courageuse résolution de s’élancer dans le ciel à la poursuite de la comète, afin d’inspecter de près les transformations de sa substance, et d’observer, à vue d’œil, les phénomènes qui se passaient dans son atmosphère enflammée, dût-il périr embrasé de la projection de ses feux.

Et l’Aigle d’un vol puissant s’aventurant dans les régions encore inexplorées qui avoisinent l’orbite d’Urrias, plongea deux jours dans les rayons cramoisis de cet astre. Enfin, il se dégagea avec bonheur de ce cercle de brûlante attraction, et s’éleva au-dessus des lignes parcourues par le Soleil rouge.

La comète n’était plus distante de lui que de quelques milliers de lieues !… L’Aigle, vivement électrisé par Abassur, franchit, dévora le ciel, et, quelques jours après, la comète s’offrait à lui comme une terre immense embrasée de toutes parts.

Il fallut toute l’habileté et toute l’expérience qu’Abassur avait acquise dans la conduite des abares, pour suivre d’un vol égal la rapidité de la projection de la comète emportée dans les cieux. Abassur s’en rapprocha même assez pour distinguer au moyen d’une lunette les phénomènes physiques qui se succédaient dans l’atmosphère lumineuse et à la surface de la masse solide. Dix fois la curiosité du savant, poussée au-delà des bornes de la prudence par le peu de souci qu’il avait de sa vie, faillit attirer sur lui quelques traits de foudre, ou, tout au moins, aveugler cet aigle qui ne craignait pas de regarder un soleil de trop près.

Ses observations terminées, Abassur s’arrêta brusquement, les yeux encore tournés vers la comète qu’il voyait fuir devant lui. Il la vit se faire de plus en plus petite, jusqu’à ce que l’éloignement ne la lui montrât plus que comme un point lumineux.

La mort n’avait pas voulu de celui qui l’avait tentée ; et Abassur, se sentant désormais destiné à vivre pour les succès et la plus grande gloire de sa nation, reprit tristement la route des globes satellites de Star.

Déjà l’orbite d’Urrias avait été franchi dans un point opposé à celui que l’Aigle avait traversé dans sa course ascensionnelle vers la comète. L’abare marchait plus lentement ; et Abassur, les regards errants dans l’espace sans fond, reportait successivement sa pensée vers ces cinq globes qu’il connaissait si bien, dont il avait visité maintes fois les diverses contrées, et où toute plage avait porté l’empreinte de ses pas.

En ce moment, un point opaque et légèrement lumineux lui apparut, formant avec les globes du système de Star comme un cinquième satellite. Ce point, placé au-dessous et à peu de distance de lui, autant qu’il pouvait en juger, perdit peu à peu de sa phosphorescence à mesure qu’il s’en approcha, et devint enfin, après quelques minutes d’une marche rapide, un petit globe d’environ trois lieues de diamètre.

En approchant encore plus, Abassur remarqua que cet astéroïde possédait une atmosphère d’une grande pureté, et qu’à la surface de cette petite terre la végétation s’élevait du sol puissante et variée.

L’Aigle descendant de l’espace vint s’abattre et respirer dans cet air vivifiant, et salua avec joie la rencontre de cette oasis des déserts des cieux.

Abassur ayant fixé son abare s’enfonça avec curiosité et discrétion dans les bocages de ces lieux divins ; il rafraîchit son palais aux sources vives de purs ruisseaux, et savoura toutes sortes de fruits et d’aliments que cette terre paraissait produire dans une inculte abondance.

La nuit venue, Abassur observa, à peu de distance du globule hospitalier qu’il venait de rencontrer sur sa route, un autre astéroïde de même apparence qui gravitait en ce moment non loin de lui ; et il ne put douter que l’espace des cieux compris entre Élier et Urrias ne contînt quelques-uns de ces corps célestes, que leur petitesse avait empêchés jusque là d’être aperçus des astronomes.

Abassur erra deux jours à la surface de l’astéroïde.

Le matin du troisième jour il se mit à gravir une petite montagne dont les flancs étaient semés de bouquets d’arbres en fleurs. Les rayons d’Erragror qui se levait derrière cette colline nuançaient son sommet d’une aurore azurée.

En ce moment, un tressaillement qui secoua tout son être fit bondir Abassur…… Il avait entendu des sons divins que rendait un luth vibrant à peu de distance sous une main exercée.

Il ne sait rien encore de l’origine de ces harmonies ; cependant il se précipite en courant avec fureur, et s’arrête bientôt palpitant d’étonnement et d’une joie inquiète en voyant Élia debout au plus haut de cette montagne d’enchantements.

 

Mais était-ce bien Élia ? Sa tête était encadrée dans le disque bleu d’Erragror comme par une auréole céleste. Les boucles spirales de ses cheveux agitées par le vent s’irradiaient entremêlées des rayons de l’astre. Élia faisait résonner son luth d’accords divins, et paraissait commander en déesse et présider aux destins de cette planète enchantée, peut-être un Éden des cieux inférieurs.

Hélas ! ce n’était que l’âme ou l’image d’Élia transfigurée.

Abassur, qui dans le premier éclair de sa joie avait cru retrouver son Élia, l’artiste de Tasbar, tomba à genoux confus et anéanti…… Celle qu’il avait aimée était de la nature des dieux ou des anges !

CHANT VI.

L’apparition inattendue et fantastique d’Élia, rayonnante de lumière, de beauté esthétique et de poésie au plus haut point de ce monde enchanté, qui ne semblait avoir été placé là que pour lui servir de trône dans les cieux, avait laissé Abassur à genoux, et pénétré de la divinité de l’être qui avait allumé en lui toutes les passions de l’esprit et de la chair. Il était resté en contemplation devant cette image divine. Il souffrait sans doute de la voir d’une essence incompatible avec sa nature d’homme, mais il se consolait en sentant en lui le pouvoir, que dis-je, l’irrésistible besoin de l’aimer. Seulement, il voulait l’aimer désormais comme un homme peut chérir son idole ou son Dieu.

Pourtant, le Soleil bleu, sans cesser de verser des flots de lumière sur Élia transfigurée au sommet de la montagne, s’était élevé déjà d’un degré à l’horizon. Pour Abassur, la figure d’Élia se trouva ainsi dégagée de l’auréole que le disque du Soleil bleu formait autour de sa tête. Elle cessa ses accords et promena ses yeux divins dans l’espace où Star roulait sa lune immense.

Dès cet instant, l’illusion d’Abassur commença à se dissiper. Ce qu’il voyait maintenant d’Élia lui rappelait davantage la femme. C’étaient bien encore ces formes spiritualisées qui faisaient douter les Tasbarites si Élia appartenait à l’humanité ; mais le fantastique s’était dissipé pour lui.

L’impétuosité de ses émotions allait l’entraîner aux pieds de sa bien-aimée, quand il vit à peu de distance, et se dirigeant de son côté, Vanoumi, la fidèle repleuse d’Élia.

Comprimant l’élan de son cœur, il chargea l’adroite Vanoumi de préparer Élia à sa présence.

 

Et, quelques instants après, Élia, suffoquant de bonheur et de tendresse, accourait se précipiter dans ses bras !

 

Ici commence pour nos deux amants une vie délicieuse, où les besoins de l’esprit et du cœur, la poésie et l’amour, trouvaient une béate et délectable satisfaction. L’astéroïde avec ses bocages enchanteurs semblait être le paradis des cieux assigné par le Dieu des récompenses célestes pour y dévorer éternellement le bonheur qui les y avait saisis.

À Élia maintenant la grande âme et le puissant génie d’Abassur !

Abassur, amoureux de l’artiste, amoureux de la femme, s’enivrait aux poétiques inspirations d’Élia, tout en couvrant de baisers ces formes pures et ces teintes d’opale, qui étaient devenues sa possession.

 

De pareilles voluptés sont inénarrables…

 

Un jour, cependant, Élia, dont les yeux suivaient dans l’espace la révolution de la terre starienne, rappela Abassur au souvenir de sa mère et de ses sœurs, qui versaient des larmes sur son absence ou peut-être déploraient sa perte. Cette pensée put seule déterminer les deux amants à s’arracher aux délices de leur oasis du ciel ; et, quelque temps après, l’Aigle les ramenait à Tasbar.

Une certaine inquiétude les avait poursuivis pendant tout le temps que l’abare, dans sa robuste projection, mit à franchir la distance. Abassur principalement redoutait le regard de Nérillis. Mais il était dit que leur bonheur n’aurait point d’ombre. À leur arrivée à Tasbar, ils trouvèrent Glaïmir aux pieds de Nérillis. Leur douleur mutuelle les avait rapprochés ; et, aujourd’hui, ces deux jeunes gens, fiancés eux-mêmes, étaient sur le point de s’épouser.

Le retour d’Abassur à Tasbar ne fut pas sans gloire pour lui. Le récit de ses observations astronomiques et de ses découvertes hardies se répandit par toute la terre, et, quoiqu’il fût jeune encore, la chambre des Axiarches tint à honneur de l’appeler dans son sein.

Il vécut longtemps à Tasbar avec Élia, sa belle épouse, admirés tous deux et chéris des Tasbarites.

Cependant, ils aimaient parfois à remonter l’espace et à aller s’isoler du monde dans le délicieux astéroïde devenu leur propriété, et qui porte le nom d’Élia. Car, seuls, avec la poésie et l’amour, dans cet Éden de l’éther, ils retrouvaient toujours leurs enivrements d’autrefois, et comme un avant-goût du pur bonheur promis aux justes dans les étoiles supérieures des cieux.

FIN D’ÉLIA ET DU LIVRE V.

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