VOYAGE D’UN TASSULIEN À TASBAR.
Quels torrents de lumière puissante et pure baignent en ces lieux la terre et les eaux ! Que de charme encore dans ces nuits tièdes, ou plutôt dans ces demi-jours successivement bleus, roses, verts ou violacés, variant à l’infini les aspects qui sont la poésie de la nature ! Vraiment, nous sommes à Tasbar, sous le plus beau climat du ciel brillant de Star.
Comme cette ville paraît toujours en fête ! Ne dirait-on pas que le bonheur, la fierté et l’esprit y circulent avec l’air et gonflent les poitrines :
Les monuments, les draperies, les décorations, tout l’extérieur des portiques et des rues, de même que le visage de l’homme, ont ici un air d’heureuse intelligence. C’est bien là la cité tasbarite ; c’est la merveille de la terre de Star.
Pourquoi ces foules de peuple se précipitent-elles avec le sourire d’un prochain plaisir, les unes vers les temples-écoles ou les salles de concerts, les autres vers les musées, les théâtres et les académies, toutes cherchant une noble joie ? Pourquoi l’art étincelle-t-il dans tout ce qui est œuvre d’homme ? Pourquoi cette profusion de sculptures et d’ornements, et ces mélodies qui résonnent et vous suivent jour et nuit ? C’est que nous vivons à Tasbar, la cité artiste de l’univers starien !
Je partis d’Avia, l’une des villes principales de Tassul, après avoir embrassé longtemps et tendrement le vieux Teusneuth, mon adoré parens, la source unique de mon sang et de ma vie, et une traversée de quelques jours me rendit à la capitale du monde starien, où je débarquai le 35ème jour du mois d’Estrella de la 1862ème révolution de Ruliel, à dater de l’ère de Marulcar. Je me logeai, comme la plupart des Tassuliens venus avec moi, dans un hôtel tenu par un compatriote, et situé sur l’un des quais bordant le bras principal du Trira, le fleuve qui arrose la partie occidentale de Tasbar.
Comme toute la nouvelle génération tassulienne, j’avais des notions assez complètes sur la langue starienne, qui est pour ainsi dire devenue la nôtre, et sur l’histoire des peuples de Star. Cependant, après quelques jours passés à Tasbar, je m’aperçus que j’avais besoin d’étudier encore l’histoire de la civilisation starienne pour comprendre ses mœurs actuelles, sentir les beautés de sa langue, de sa littérature, et suivre le splendide développement de ses arts. Les écrits religieux des Nemsèdes, les livres de Marulcar avec les commentaires qu’en ont faits les moralistes de Tasbar, et surtout les chroniques qui ont raconté l’évolution des sociétés stariennes après la conquête du globe sur les repleux, furent les objets de mes premières études.
Lorsque les Stariens eurent quitté les terres de Tassul et de Lessur, montés sur des machines semblables à celle qui m’a enlevé moi-même de mon petit globe pour me conduire dans celui-ci, ils se répandirent par familles ou agrégations dans les différentes contrées, prenant de la terre ce qu’il leur en fallait pour leurs besoins. Les communes, organisées presque toutes sur le même modèle, se fédérèrent ensuite, comme on sait, sous le patronage de l’Axiarchie. Mais au bout de quelques années, la plupart, en se groupant selon leurs affinités, avaient formé plusieurs centaines de petites nations administrées par des magistrats d’une autorité très-limitée, et remplacés par tiers chaque année. La mission de ces magistrats était des plus simples, puisque la seule loi qu’ils eussent à interpréter consistait uniquement dans les formules sacramentelles inscrites sur le temple de Tasbar.
La commune au contraire resta toujours fidèle à ses croyances et à son organisation primitive avec ses prêtres des deux ordres, les Médecins et les Professeurs.
Après la mort de Marulcar, l’influence sociale des trois Nemsèdes, que nos pères ont vus à Tassul pasteurs souverains de la nation starienne, ne s’exerça plus que sur les choses de la religion dont ils sont regardés comme les prophètes. Ces trois hommes surnaturels, à qui les Stariens ont dû déjà les génies les plus remarquables de leur race, et entre autres Ramzuel et Marulcar, fixèrent leur demeure à Tasbar, et figurèrent perpétuellement dans les rangs de l’Axiarchie. On remarquait avec une certaine sollicitude que ces hommes, qui avaient vécu près de trois mille ans, commençaient enfin à vieillir, et l’on ne doutait plus que, si leur vie était indéfiniment prolongée, ils ne dussent pourtant en trouver naturellement le terme. Chacun d’eux dans la sphère d’études qu’il s’était attribuée continuait, comme par le passé, à répandre toute science, tout art et toute littérature ; en un mot, à rendre plus universel et plus fécond le culte de l’homme. Et à travers les siècles et les générations, ils poursuivaient inébranlablement et de toutes leurs forces ce but suprême : l’homme fait Dieu. Leur présence à Tasbar ne contribua pas peu à donner à la nation des Tasbarites la supériorité intellectuelle qu’elle possède réellement sur les autres nations. Ajoutons aussi que l’influence de l’Axiarchie, composée de tout ce que la terre avait de plus illustre, faisait de Tasbar la ville privilégiée de Star.
Marulcar en fondant cette belle cité avait d’ailleurs merveilleusement choisi son emplacement, centre géographique des immenses continents de Star, et le trait d’union de sa mappemonde. Sa situation est trois fois heureuse, car Tasbar se trouve au point de jonction de deux continents, au bord d’une mer immense et aux embouchures de trois des plus grands fleuves de ce monde : le Trira, le Saguir et le fleuve aimé des Tasbarites, le Lampédousiami aux rivages enchantés. Ces conditions de prospérité firent affluer les populations vers ce point de la terre, et plusieurs villes furent successivement fondées dans le voisinage de Tasbar. Avec le temps, l’extension prise par Tasbar et les villes voisines devint telle que toutes ces cités se confondirent bientôt dans une seule agglomération ; ainsi s’explique l’immensité actuelle de la capitale des nations qui reconnaissent l’autorité morale de l’Axiarchie.
D’autres peuples suivaient de près les Tasbarites dans leur ascension civilisatrice. Les Pa misiens, les Lesmirs, les Risdoles et les Miréliens , presque tous issus des colonies stariennes venues de Lessur, jetaient un vif éclat sur ce monde éminemment progressif.
On ne trouve point dans l’histoire de ces peuples traces de guerres ni de sang répandu ; la loi starienne a toujours été en cela scrupuleusement observée. Des dissensions passagères survenues à l’intérieur de quelques-uns des petits États éparpillés sur la terre occupent seules l’historien politique. Rarement les ambitieux tentèrent de changer le gouvernement de liberté et d’indépendance conseillé par Marulcar. Un seul y réussit dans une tribu éloignée de la nation des Térépans. Cet homme, dont l’histoire n’a jamais prononcé le nom, perdu maintenant pour la postérité, ayant séduit quelques individus par l’appât de biens et de jouissances grossières, se les attacha et parvint avec eux à raccoler une troupe d’hommes débauchés et perdus, qui voulurent bien s’enrôler et former une sorte de milice. Cette force ainsi constituée servit à son chef à se faire déclarer maître absolu de l’État.
L’Axiarchie de Tasbar, incapable de vouloir la lutte et le sang, n’arma point les autres peuples pour renverser cet absurde gouvernement. Elle se contenta d’envoyer chez les Térépans des émissaires qui répandirent dans les masses un extrait du livre de Séelevelt, où celui-ci jette l’anathème contre tous ceux qui font profession de tuer par ordre d’un chef. Le prosélytisme fut bientôt si complet que les soldats, devenus l’objet d’horreur publique, se virent abandonnés de leurs femmes et de leurs familles, et repoussés de tous comme maudits. Le mépris général ouvrit les yeux à ces malheureux, qui désertèrent jusqu’au dernier leurs sanguinaires drapeaux. C’est ainsi que le despote fut renversé, et la liberté rétablie par la dissolution des forces qui avaient servi à l’enchaîner.
Les Tasbarites furent de tous les peuples de Star celui dont les mœurs saisirent le mieux l’esprit philosophique des instructions de Marulcar et qui sut s’y conformer avec le plus de vérité. Les Tasbarites, avides de plaisirs, et surtout des plaisirs de l’intelligence, s’adonnèrent avec emportement aux arts et aux belles-lettres. Les dépositaires de tout savoir, Séelevelt, Mundaltor et Cosmaël, chargés de la direction suprême du culte, enseignaient publiquement dans les temples-écoles de Tasbar. Le goût pour les œuvres de l’esprit devint tellement général que les Tasbarites tinrent bientôt le monde entier dans une attention perpétuelle en jetant tous les jours de nouveaux chefs-d’œuvre en pâture aux délectations de la pensée humaine. Les peuples voisins, attirés sans cesse à Tasbar, et jaloux de participer à tant de gloire, demandèrent à former corps avec les Tasbarites et s’unirent à eux par accession.
Cet exemple fut le signal d’une révolution qui s’opéra dans les autres contrées du globe. Les nations fractionnées se groupèrent autour des peuples les plus éclairés, et le monde starien se réduisit bientôt à quelques États, qui s’attachèrent à resserrer entre eux les liens de la confédération en définissant pour tous l’autorité protectrice de l’Axiarchie.
Mais ce qui rendit les Tasbarites si sympathiques aux Stariens, ce fut d’avoir montré au monde combien l’habitude des plaisirs de l’intelligence pouvait améliorer et ennoblir la race humaine : ce fut d’avoir fait sentir combien était vraie la foi nouvelle annoncée par les Nemsèdes et développée dans ses conséquences par leur compatriote Marulcar. Ils prouvaient aux peuples de Star, qui déjà suivaient de loin leur exemple, que plus l’intelligence se développe, plus le cercle des jouissances de l’homme s’agrandit, plus ses plaisirs deviennent purs, variés, infinis, gracieux.
Aussi, avec quel fanatisme enthousiaste étaient crus et acceptés par le monde ces quelques mots qui contenaient tout le catéchisme de leur foi morale :
D. Quelle doit être la religion de l’homme en ce monde ?
B. La perfection intellectuelle et la recherche du pur bonheur.
D. Et quels sont les moyens d’y arriver ?
R. On y arrive par l’étude et par l’art.
On voit, en dernière analyse, que l’histoire des Stariens n’est guère que la glorification des arts, des lettres et des sciences, et que leurs héros durent être les poètes, les artistes et les inventeurs.
Je ne parlerai point des découvertes scientifiques et industrielles qui ont retenti jusque dans notre petit monde lunaire ; par exemple, de l’invention de ces voitures qui marchent seules c’est-à-dire mues par la force élastique d’un ressort ; ou bien du perfectionnement apporté à la construction des abares, dont la vitesse a été rendue presque indéfinie sans péril pour le navigateur. Mais je ne puis passer sous silence la découverte de cet essaim de petits globes qui gravitent dans les limites supérieures de l’attraction planétaire de Star, et dont les orbites se trouvent décrits entre ceux d’Élier et du Soleil rouge. Ces astéroïdes, découverts depuis un certain nombre d’années par des navigateurs éthéréens, n’ont pour la plupart qu’une circonférence de quelques lieues, et, à cause de leur petitesse, avaient échappé jusque-là aux observations astronomiques.
Si cette découverte témoigne de la hardiesse des navigateurs stariens du dernier quart-de-siècle, elle n’eut pas besoin toutefois, pour s’accomplir, de la suprême audace que décèlent les projets de nos navigateurs actuels. On se rappelle, qu’il y a peu d’années, des explorateurs avaient déjà tenté de s’élever jusqu’aux limites du tourbillon le plus voisin de notre grand soleil, mais qu’arrivés aux confins du système d’attraction de l’étoile de Téléphir, ils avaient rétrogradé, ne se sentant plus la puissance d’aller au-delà. Eh bien ! ce que ceux-ci ont vainement tenté, vient d’être accompli, dit-on, par une troupe de navigateurs montés sur deux abares de la plus grande dimension. D’autres voyageurs qui les ont suivis jusqu’à un extrême éloignement, et qui ensuite sont retournés en arrière, assurent qu’ils ont réussi à vaincre l’obstacle, et que, plus heureux que leurs devanciers, ils ont pénétré dans le tourbillon de l’étoile de Téléphir. Mais depuis longtemps déjà les savants et leurs amis de Tasbar, pleins de curiosité et d’angoisse, attendent en vain leur retour ; cependant, quelques-uns espèrent encore que la mort n’aura pas été le résultat de leur généreuse tentative.
J’arrive maintenant à parler de l’état présent de la civilisation tasbarite aux secrets de laquelle une étude assidue et un séjour de quelques mois à Tasbar commençaient à m’initier.
J’étais descendu à Tasbar chez un hôte, comme moi de race tassulienne, et qui entretenait avec sa terre natale des relations commerciales par la navigation éthéréenne. Il logeait, comme je l’ai dit, sur un quai où d’immenses vaisseaux entourés de Talersis déployaient le pavillon marque distinctive de leur nationalité. Chaque jour je voyais se jouer dans l’éloignement les flammes qui surmontaient la forêt des mâts de ses vaisseaux.
Le drapeau des Tasbarites, du peuple qui a fait pacifiquement la conquête morale du monde entier, pavoise ici les plus grands et les plus magnifiques vaisseaux. Cet étendard civilisateur est composé de sept couleurs qui unissent leurs teintes en se dégradant comme dans le Spectre solaire. Ce sont, pour mieux dire, les couleurs de l’arc-en-ciel nuancées et rangées dans le même ordre. La hampe du drapeau supporte l’image du Soleil blanc, et les armoiries particulières figurent un champ d’azur où se dessinent les principaux astres du ciel de Star.
Lorsqu’on lève les yeux vers ce ciel magnifique, on comprend que l’homme dut en faire dériver plus d’un symbole. Originairement, les astres avaient dans le langage écrit et scientifique des stariens des signes représentatifs qui servaient à les désigner. C’étaient des caractères d’abréviation qui s’ajoutaient à ceux qui composent l’alphabet. Peu à peu, les signes numératifs, qui n’étaient autre chose que les premières lettres de cet alphabet, firent place aux signes astronomiques au moyen desquels on désignait les quatre soleils, les quatre lunes, en commençant par Ruliel qui forma l’unité, jusqu’à Tassul qui donna son signe au chiffre 8 ; le 9 fut figuré par une étoile ; et Star, ou la terre, devint le zéro de ce système de numération.
La connaissance de l’origine des chiffres stariens me donna l’explication d’un fait qui m’avait frappé la première fois que je me trouvai au milieu de Tasbar : c’est que toutes les maisons de l’immense cité portent, avec les numéros qui les classent, l’image des astres représentés par les chiffres qui leur sont attribués. Ces maisons sont dites ainsi sous l’influence bienfaisante de ces planètes ; et c’est jour de fête dans la demeure chaque fois qu’un de ses astres protecteurs est, astronomiquement, à son Été ou à son périhélie.
Les mois stariens, chacun de trente-six jours, portent le nom de l’une des principales étoiles qui, pendant leur durée, brillent périodiquement dans la nuit du ciel.
Pour moi, habitué au calme et à la froideur des mœurs tassuliennes, l’activité commerciale qui règne dans les rues de Tasbar ressemblait presque à de la frénésie.
À mon arrivée, je me mis en devoir de faire vendre quelques productions de mon pays que j’avais apportées pour me défrayer de mon voyage. Dans l’échange que je dus faire ainsi, je fus d’abord surpris en reconnaissant que toute la monnaie starienne est toujours du même métal, et façonnée sur le même modèle. Toutes ces pièces sont de petites plaques métalliques, différant de valeur selon l’inscription qu’elles portent gravée. Les menues monnaies sont simplement frappées d’une estampille. Les valeurs plus considérables contiennent en toutes lettres le prix que l’État y a affecté, ou même portent gravée la signature d’un officier de la trésorerie.
La nature a refusé à cette terre, pour son bonheur peut-être, que certains métaux fussent plus rares que les autres. Tous se trouvent à peu près en égale quantité.
Les richesses minéralogiques de Star ne se bornent pas à une abondance générale de tous les métaux à sa surface ; elles se composent encore d’une infinité d’espèces de pierres fines, qui, sans valeur réelle à cause de leur peu de rareté, n’en sont pas moins recherchées des Stariens qui les emploient à des œuvres d’art, dans la décoration de leurs maisons, et surtout comme ornements de certaines parties de leur costume. Les autres globes satellites de Star sont devenus, en cela, les tributaires de la terre métropole, et y fournissent les écrins de la brillante variété de leurs pierres précieuses. Parmi celles-ci, les Stariens recherchent surtout l’incomparable diamant d’Élier dont les belles cristallisations font scintiller à la lumière un jet continu d’anneaux d’une flamme irisée qui rayonne du centre de la pierre comme une source de feu fantastique.
Toutes ces pierreries, comme je viens de le dire, servent surtout à la parure et à l’ornementation de l’habillement des hommes et des femmes.
Le costume actuel des Stariens diffère peu de celui que les Tassuliens leur ont connu dans les derniers temps de l’exil de cette race aux terres de Tassul et de Lessur. Il se compose, pour les femmes, d’une tunique blanche, longue jusqu’à couvrir les pieds ; et, par dessus celle-ci, d’une robe plus courte et d’étoffe riche. Des rubans seuls s’enlacent sur leurs têtes, et s’agencent avec les tresses et les boucles de leur coiffure. La ceinture et les bracelets sont toujours composés d’un lacis de pierres précieuses et agrafés par une escarboucle ou un diamant d’Élier. Quand les femmes stariennes sortent de leur habitation, elles roulent autour de leur tête un voile de dentelle, dont les deux extrémités laissées libres et rejetées en arrière flottent sur leurs épaules, tandis qu’une écharpe d’un tissu transparent d’Élier se drape autour d’elles et les enveloppe de ses plis miroitants.
Le costume des hommes égale celui des femmes en richesse et en grâce. Leurs larges bottes montant jusqu’aux genoux sont généralement d’un cuir souple, de couleur violette aux revers dorés, ou de couleur orangée avec des revers d’argent. Un haut de chausses d’étoffe terne est presque entièrement couvert par une ample tunique serrée à la taille. Cette tunique est ordinairement fabriquée de deux étoffes superposées. La première, de couleur vive et de riche tissu, est recouverte d’une toile cristalline d’Élier, ou bien d’une de ces gazes aux fils d’argent sorties des manufactures Miréliennes ; vers le bas ou le rebord de la tunique, à la ceinture et à l’extrémité des manches, apparaît seule l’étoffe colorée. Une cravate de guipure, aux gracieux dessins, laisse retomber ses nœuds frangés sur le haut de la poitrine. Enfin, leur habillement est complété pour la ville d’un vaste manteau, aux larges manches et aux longs plis, fait de velours ou de brocard, et d’un chapeau de même étoffe, mais orné d’aigrettes et de crins bouclés et flottants, aux ondulations desquels brillent, comme des paillettes, un semis de perles ou des grappes de petits diamants d’un vif éclat.
La loi de Marulcar, qui a posé une limite à la possession des immeubles, empêche ici une trop grande accumulation des fruits du travail, et dirige les capitaux vers les objets d’art et de luxe ; la propriété mobilière étant illimitée. Je ne crois pas me tromper en disant que c’est là un des secrets de l’activité intellectuelle des Stariens.
Le territoire occupé par la ville de Tasbar comprend, comme nous l’avons dit, toute une vaste contrée. Au sud se trouve le port où arrivent à chaque instant d’innombrables vaisseaux qui remontent par les embouchures des trois fleuves jusqu’aux parties profondes de la ville. Des canaux gigantesques relient ensemble les différents bras de ces fleuves à travers les assises et les immenses développements de la cité.
Au centre de Tasbar, se trouve l’emplacement qui sert de débarcadère aux abares faisant un service régulier avec les quatre satellites, mais surtout entre Star, Tassul et Lessur. Plus au nord enfin, vers les faubourgs, aboutissent ces larges chemins dallés en plaques d’un métal dur et poli et qui amènent les voyageurs et les denrées de tous les coins de la terre.
Quels torrents de lumière puissante et pure baigne en ces lieux la terre et les eaux ! Que de charme encore dans ces nuits tièdes, ou plutôt dans ces demi-jours successivement bleus, roses, verts ou violacés, variant à l’infini les aspects qui sont la poésie de la nature ! Vraiment, nous sommes à Tasbar, sous le plus beau climat du ciel brillant de Star.
Comme cette ville paraît toujours en fête ! Ne dirait-on pas que le bonheur, la fierté et l’esprit y circulent avec l’air et gonflent les poitrines ?
Les monuments, les draperies, les décorations, tout l’intérieur des portiques et des rues, de même que le visage de l’homme ont ici un air d’heureuse intelligence. C’est bien là la cité Tasbarite ; c’est la merveille de la terre de Star ?
Pourquoi ces foules de peuples se précipitent-elles avec le sourire d’un prochain plaisir, les unes vers les temples-écoles ou les salles de concerts, les autres vers les musées, les théâtres, les académies, toutes cherchant une noble joie ? Pourquoi l’art étincelle-t-il dans tout ce qui est œuvre d’homme ? Pourquoi cette profusion de sculptures et d’ornements, et ces mélodies qui résonnent et vous suivent jour et nuit ? C’est que nous vivons à Tasbar, la cité artiste de l’univers starien.
Les peuples tasbarites laissent à la disposition des artistes de leur nation les trésors dont ils ont besoin pour la création de leurs œuvres. On pourrait à peine calculer les sommes que l’architecture tasbarite a puisées dans les caisses publiques. Mais il faut ajouter que Tasbar est couvert de monuments immortels, et des édifices les plus merveilleux.
En général, l’architecture des Stariens est très-variée comme mode et comme style. Aussi je ne parlerai ici que de deux ordres architecturaux que les Tasbarites ont heureusement employés dans la construction des édifices les plus célèbres.
L’élément du premier de ces deux modes d’architecture est la ligne plusieurs fois brisée, ou le zigzag. L’un des principaux théâtres de Tasbar, dont j’ai, en ce moment même, un dessin sous les yeux, est tout entier de ce style brisé, toujours plein d’originalité et de fantaisie. Ce théâtre, sur des proportions gigantesques, s’élève au milieu d’une des places publiques les plus vastes et les mieux décorées de Tasbar. Le plan sur lequel il repose forme un ovale allongé, circonscrit par une double rangée de colonnes s’élevant en ligne régulièrement brisée, et qui paraissent monter vers les corniches en serpentant. Les murs sont percés de fenêtres façonnées en étoiles, qui laissent scintiller au dehors les lumières dont la salle resplendit tous les soirs. Au dessus du fronton et de la toiture, où les angles sont partout harmonieusement combinés, s’élève la coupole formée par une colonnade circulaire, dont les colonnes emboîtant leurs angles parallèles semblent, d’en bas, des torsades retombées du dôme ; et l’édifice est couronné par un long faisceau de paratonnerres, dont toutes les flèches, courbées en zigzag, imitent les traits de la foudre en les défiant.
Il est un autre style d’architecture qui n’a encore été employé qu’une seule fois, mais avec le plus grand bonheur ; c’est le style tordu, dont l’élément est l’hélice ou la ligne spirale. Le tombeau de Marulcar, devenu tout à la fois le Panthéon des peuples stariens et le palais de la chambre des Axiarches, est construit entièrement dans ce style, le plus joli, le plus gracieux, je dirai presque le plus voluptueux à l’œil, que j’aie vu à Tasbar ou ailleurs. Tous les peuples de la terre voulurent contribuer à la construction de ce temple, et ils résolurent de le faire tout de bronze. Sa construction dura trois cents ans, et Mundaltor le Longévite, qui en avait donné les plans en surveilla l’exécution jusqu’au bout.
Les colonnes de ce monument de métal figurent des spirales montant alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, et soutiennent un vaste entablement où reposent trois tours énormes. Ces tours, dessinées par une hélice qui les enserre de la base au sommet, vont en tournoyant s’amoindrir et se perdre dans le ciel. La spirale extérieure des tours, cette rampe aux replis de plus en plus serrés, est elle-même bordée d’une rangée de colonnes torses. De la base au sommet de l’édifice, les murs de bronze sont percés de rosaces et de volutes qui laissent pénétrer la lumière dans toutes ses parties. Enfin, des ornements qui ondulent et s’entrelacent au-dessus des chapiteaux, tordus en sens inverse des colonnes qui les soutiennent, promènent agréablement les regards dans les mailles harmonieuses d’un réseau de lignes spirales, serpentines ou flexueuses.
Puisque nous sommes entrés dans le domaine des arts, disons quelques mots de la musique et de la peinture chez les Tasbarites.
L’instrument favori des dames de Tasbar est une sorte d’harmonica à clavier. Cet instrument est mis en œuvre par des marteaux d’un bois spongieux, qui frappent sur des lamelles d’un alliage, dense, élastique et agréablement sonore.
Pour leurs fêtes et solennités publiques, les Tasbarites ont inventé un instrument gigantesque pour lequel ils ont édifié, dans un des quartiers du centre de la ville, une énorme tour surmontée d’une plate-forme. C’est sur cette plate-forme que se dressent les immenses batteries d’un instrument colossal, moitié orgue, moitié carillon, et dont les accords peuvent être entendus distinctement dans un rayon circonscrivant la moitié de la ville de Tasbar. La seule fois où il me fut donné de l’entendre, cet instrument était touché par Mundaltor, qui est regardé comme le père des beaux-arts dans l’univers starien.
Les musées de Tasbar sont de beaucoup les plus beaux et les plus riches de cet univers. Et cependant je vous assure que la peinture est par excellence l’art vénéré et chéri des peuples stariens sans exception. Demandez à un Tasbarite, comme à un indigène de Risdolie, ce qu’il admire le plus au monde ; il vous répondra : « Un grand peintre. »
Combien cet art doit être magnifique, mais difficile sous des cieux qui dispensent à la terre une lumière si limpide, si pénétrante et surtout si variée de tons et d’effets ? Quels sont ces peintres qui rendent sur la toile avec la poésie du vrai, au milieu d’une nature d’une richesse fantastique, les vastes paysages où se jouent les feux de plusieurs soleils ; quand, dans un cadre étroit, il leur faut unir et concilier les effets plus ou moins clairs, plus ou moins chauds de ces soleils qui souvent des divers points du ciel jettent leur lumière colorée sur les objets, qui réfléchissent leurs teintes de flamme, comme s’ils n’étaient éclairés qu’à travers les vitraux de couleur de l’un de nos temples tassuliens. Dans la langue starienne, le mot peinture signifie, étymologiquement, la science distributive de la lumière. Lorsque j’allai visiter les nouveaux chefs-d’œuvre de l’école tasbarite, la foule se pressait autour du tableau d’un jeune peintre, élève de Mundaltor le Nemsède. C’était un lever de Ruliel que, pour ma part, je trouvai rendu avec la plus exquise poésie.
Dans cette toile, les feux des trois soleils colorés n’ont encore rien perdu de la force que va leur enlever l’éclat du soleil blanc. De larges gouttes de rosée s’attachent aux tiges des herbes ou pendent aux feuilles des arbres, et, selon la lumière qu’elles reçoivent, se colorent étincelantes, et font de la nature un parterre semé de saphirs, d’émeraudes et de rubis. À l’orient, une suprême clarté se dégage des nuages de l’aurore. En face et sur le second plan, la mer chatoyant dans le golfe bat la poupe des vaisseaux autour desquels les Talersis secouent leurs nageoires, et enfin réfléchit, non loin de là, le disque d’Altéther qui y trace un sillon vert feu.
La collection des œuvres des peintres tasbarites, dans ce musée où se trouvent les plus magnifiques tableaux de Mundaltor, est considérée par tous les Stariens comme la merveille la plus précieuse du monde entier.
Je fréquentai assidûment les théâtres de Tasbar quand je me fus familiarisé avec les mœurs stariennes. En faisant quelques études sur le théâtre des Stariens, je tombai sur une brochure qui traitait du développement du théâtre chez les anciens, c’est-à-dire avant Farnozas. Dans ces temps primitifs, disait l’auteur de la brochure, la fable était très-populaire, mais les fabulistes n’imaginèrent point de lui donner la forme de petits poèmes. Ils avaient coutume d’arranger leurs fables en vaudevilles ou petits drames, où ils faisaient jouer et parler, devant les spectateurs, des animaux à la manière des marionnettes ; il leur arrivait même, pour augmenter l’effet scénique, de déguiser des hommes en animaux et d’adjoindre à ces animaux postiches de véritables bêtes dressées à cet effet.
Les fabulistes furent donc les premiers dramaturges dans l’enfance de l’art. Peu à peu, le drame revêtit d’autres formes ; mais jusqu’ici la tradition lui a conservé sa destination moralisatrice : Le drame chez les Stariens, au moins sur les scènes supérieures, est resté un apologue.
Cette dissertation sur l’origine du théâtre chez les Stariens me donna l’explication de quelques habitudes scéniques des Tasbarites. Ainsi, sur certains théâtres secondaires, je vis des repleux qui jouaient des rôles appropriés à leur condition. Ces individus étaient dressés à faire des acteurs et savaient s’acquitter de leur rôle de repleu comme les hommes savaient fournir le leur.
Il ne faut pas oublier que les repleux, en tant que domestiques, sont le plus souvent mêlés aux événements qui se passent dans l’intérieur des familles, et le drame, qui par essence est un tableau de mœurs, ne pouvait se dispenser de les faire entrer dans ses combinaisons scéniques.
Qu’on me permette d’intercaler ici l’un de ces drames intimes que j’ai vu jouer sur un théâtre secondaire de Tasbar. Je l’ai choisi entre tous, non à cause du mérite que je lui ai reconnu, mais parce qu’il donne une idée assez exacte des habitudes et de la vie domestique des Stariens, et des Tasbarites en particulier. Il tiendra, d’ailleurs, parfaitement la place de ce que j’aurais eu à dire touchant ces mœurs et ces habitudes, en même temps qu’il pourra révéler quelques traits du caractère des espèces infra-humaines, les repleux et les cétracites.