XVII LA DERNIÈRE PERMISSION

Le départ d’Octave Chévremont coïncida avec l’arrivée de Justin Boussuge. Sa dernière permission, celui-ci entendait la mettre à profit. Un grand changement s’était opéré en lui dans l’espace de six mois. L’amour filial, jusque-là souverain, avait fait place à une inclination qui ne souffrait pas de rivale. Il aimait la petite aide de la poste et loin d’elle ne pensait plus qu’à elle. La sourde résistance de ses parents, et surtout de sa mère, avait enfiévré son désir et rassemblé toutes ses forces devant l’obstacle à surmonter. Il n’associait plus l’image de sa mère qu’à des velléités agressives ; il y avait entre eux aussi guerre déclarée. C’est l’ordinaire de la vie à vingt-trois ans. La famille est un champ clos fertile en motifs de discorde, et le bonheur des uns y fait assez souvent le malheur des autres. La clairvoyance des parents se fonde sur leur expérience. Ils voient de haut et ils voient loin, ayant gravi la côte, ils tiennent au cœur le langage de la raison et ne sont pas compris, comme le touriste dont les souvenirs de voyage et les impressions de nature se bornent à l’auberge plus ou moins confortable. Ce n’est pas là-dessus qu’on l’interroge. Mais la dernière guerre n’a pas déterminé seulement la révision des valeurs sociales ; en émancipant les jeunes hommes, elle sapait la supériorité que l’âge confère, elle mûrissait l’adulte à peine au sortir de l’adolescence. Il brûlait les étapes, rattrapait ses parents au haut de la côte et se croyait autorisé à leur dire : « La somme des jours que nous avons vécus, vous et moi, n’est pas la même, non ! mais le poids est à mon avantage : compensations. Causons donc, si vous le voulez bien, sur le pied d’égalité. »

Beaucoup de parents conformaient leur conduite à cette manière de voir et donnaient sans joie leur consentement à des mariages dont la précarité n’était point douteuse. Mais des pères et des mères ne cédaient pas et défendaient pied à pied la famille contre l’invasion étrangère. La femme était l’ennemie, capable de toutes les ruses pour faire tomber la place. Combien de mariages de guerre n’ont été que des capitulations !

La correspondance de Mme Boussuge et de son fils était pleine d’orage. Le vent soufflait du nord. Justin et sa mère n’étaient d’accord que pour faire abstraction du nom de Thérèse ; mais il grondait entre les lignes. La tendresse que respiraient les premières lettres du mobilisé s’en retirait peu à peu, goutte à goutte. Deux adversaires s’observaient… ; et cette désaffection à petites journées était peut-être ce qui irritait le plus Mme Boussuge contre la jeune fille. Elle ne pouvait pas la voir passer devant sa fenêtre sans murmurer :

– Voilà encore cette sainte Nitouche !

La proximité du bureau de poste ajoutait à l’épreuve. Tout contribuait à l’obsession de la mère, tout alimentait sa rumination. À Thérèse, quand elle la rencontrait, Mme Boussuge, maladroite comme on l’est en colère, ne rendait plus son salut. Et Justin en était averti. Il avait eu le temps de dresser ses batteries en conséquence et la petite postière, de son côté, avait avisé au moyen de voir Justin pendant sa permission.

C’était difficile. Mme Lefouin ne permettait à son aide de sortir que le dimanche de deux heures à quatre heures et demie, à cause du courrier à faire partir. Le soir, Thérèse était sous clef dans la maison. Il s’agissait donc de profiter du repos dominical, sans toutefois éveiller les soupçons. La jeune fille eut encore recours aux bons offices de la petite factrice, secourable aux personnes dans l’embarras. Ce qu’elle portait de plus lourd n’était point son sac plein de lettres, d’imprimés et de plis recommandés ; les secrets qu’on lui confiait ou qu’on lui laissait deviner, sous le couvert d’une commission bien rétribuée, s’amassaient en elle jusqu’à l’encombrement. Elle avait pris Thérèse en amitié parce que celle-ci n’était pas fière et se mettait sous sa protection. Elle lui disait en riant :

– Quel commerce ! (C’était son mot favori.) Depuis que je suis en fonctions je n’ai pas encore rencontré un juste… ; mais je sais en quoi dix chenapans de ma connaissance ont mérité la corde pour les pendre ! Presque toutes les familles d’ici ont leur ver rongeur et volontairement ou non, elles me l’ont révélé, j’étais curieuse : je ne le suis plus. Ce que je ne demande pas, on me le lit, ou bien c’est sous-entendu. Ah ! il en coûte d’inspirer confiance !

C’était la vérité : Mme Philbert inspirait confiance, surtout parce qu’elle vivait seule, depuis son veuvage, et n’avait point d’aventures. Elle eût été redoutable seulement si elle s’était épanchée sur l’oreiller. Tous les confessionnaux ne sont pas à l’église ; il y en a chez le médecin… ; il y en a même qui sont ambulants et que la province arrête au passage, parce qu’il arrive toujours un moment où la nature la plus impénétrable cherche une ouverture pour débonder.

Thérèse qui, généralement, le dimanche, lisait ou cousait dans sa triste chambre mansardée, prit l’habitude d’aller passer les deux heures dont elle disposait, chez Mme Philbert, qui demeurait à la lisière de la forêt. Il y avait ainsi plus de chances pour qu’on ne remarquât pas ses absences quand Justin serait là. C’était une petite fille de sang-froid, bien décidée à ne pas être la maîtresse du jeune homme malgré son penchant pour lui. Elle comprenait que l’occasion du mariage ne se représenterait peut-être pas pour la petite réfugiée condamnée à végéter dans un emploi après des examens, des démarches, des recommandations, des rebuffades… Et dans son ambition et sa prévoyance de l’avenir, elle était soutenue à la fois par les promesses brûlantes de Justin, et par la vue permanente de la maison paternelle, claire et cossue, en face. C’était la place forte à réduire, avant l’occupation… La présence constante de Mme Boussuge derrière les rideaux, loin de refroidir Thérèse, la stimulait. L’animosité d’une mère intraitable peut produire des effets différents suivant la complexion des amants, dont les uns se résignent et dont les autres regardent comme un défi l’opposition à leurs projets.

Thérèse se rappelait les soirées sous la lampe, la chaleur du foyer, le gramophone et ses refrains… Il ne fallait pas la faire mordre à la grappe, si la grappe était pour une autre. D’humble extraction, la petite postière demandait non pas le Pérou, mais une existence tranquille sans l’âpre souci du lendemain. Tout cela se trouvait à la portée de sa main… et elle n’eût pas étendu la main ? Elle l’étendait. Elle l’étendait chaque fois qu’elle écrivait à Justin des lettres sérieuses, appliquées… afin de lui montrer que, par rapport à l’instruction tout au moins, il ne se déclassait pas.

Le fait est qu’elle avait eu son certificat d’études et mettait bien l’orthographe. Il conservait les lettres de sa bien-aimée ; celles de Justin étaient en dépôt chez Mme Philbert, ce qui expliquait l’insuccès des perquisitions de la receveuse dans la chambre de son employée.

Justin arriva un jeudi matin, et, d’après un programme arrêté fit dans la ville ses visites accoutumées. Il se garda bien, malgré qu’il en eût, de commencer par la poste. Il n’y alla que le samedi, sans se cacher. Il traversa la rue sous le regard de sa mère qui le guettait, du coin de la fenêtre. Derrière le grillage qui séparait en deux le bureau, Mme Lefouin payait un mandat. Thérèse recevait un télégramme à l’appareil.

– Bonjour, madame Lefouin, dit Justin. Ça va bien ? M. Lefouin n’est pas là ?

– Il est à la boucherie, répondit-elle. C’est étonnant que vous ne l’ayez pas rencontré.

– Bonjour, mademoiselle Paulin, reprit Justin sans affectation.

Elle ne se leva pas et dit de sa place :

– Bonjour, monsieur Boussuge. Vous voilà donc en permission ?

– Comme vous voyez.

La receveuse jugea bon d’interrompre la communication.

– Cette guerre aura-t-elle une fin ? En approche-t-on ? Vous êtes mieux en situation que nous de le savoir.

– Ma foi, non, fit en riant Justin. C’est aux civils qu’il faut demander ça. Ils ont déclaré la guerre, ils feront la paix, ça ne nous regarde pas. On ne nous consulte jamais.

– C’est bien vrai, observa Thérèse. Probable, si on vous consultait, que vous seriez déjà tous revenus.

– Avec les Boches à vos trousses, fit aigrement la receveuse.

Justin s’empressa de lui donner raison.

– Oui. Tant qu’ils nous obligeront à les contenir…

Il ajouta néanmoins, comme pour demander pardon à Thérèse de sa concession :

– Et nos braves populations, continuent-elles à verser leur or ?

– Euh ! bien doucement, dit Mme Lefouin. Le dernier emprunt pourtant n’a pas trop mal marché.

– Une pelletée de charbon dans la chaudière. Que personne ne descende : on repart.

– Il y a tout de même trop d’accidents sur la ligne, jeta Thérèse, incorrigible.

Mme Lefouin se retourna, sévère :

– On ne vous demande pas votre grain de sel, mademoiselle. Travaillez donc.

Deux personnes poussaient la porte ; Justin prit congé.

– Je vais au-devant de M. Lefouin… Au revoir, mesdames.

Vers la fin de l’après-midi, Mme Lefouin étant sortie de chez elle, ce qui lui arrivait rarement, puisque son mari faisait toutes les commissions, Mme Boussuge rangea son ouvrage et sortit à son tour comme si rien n’était.

Les deux femmes se rencontrèrent dans le magasin d’épicerie où elles avaient eu affaire, tout à coup, simultanément.

– Eh bien ! dit Mme Boussuge, vous avez eu tantôt la visite de Justin.

– Oui, fit la receveuse à mi-voix, pendant qu’on les servait, je ne me trompais pas : il n’y a plus « ça » entre eux ; je le jurerais.

« Ça » était une dent de la mâchoire supérieure que l’ongle du pouce n’ébranlait pas trop, à cause de l’usure.

– Que Dieu vous entende ! soupira Palmyre.

– Ils ont échangé quelques mots seulement… Vous pensez bien que je ne les quittais pas des yeux… sans en avoir l’air. Si leur intrigue durait encore, ils auraient fait ceux qui ne se connaissent pas… ; tandis qu’ils se sont parlé le plus naturellement du monde.

– Ah ! je vous remercie ! dit Mme Boussuge avec élan. C’est un sujet si délicat que je n’ai pas encore osé l’aborder devant mon fils. Et je voudrais bien, cependant, dissiper le nuage qui subsiste entre nous.

– À votre place, moi, conseilla Mme Lefouin, je ne réveillerais pas le chat qui dort. C’est un jeu dangereux. Je préférerais traîner la chose en longueur : le temps arrange tout.

– C’est l’avis de mon mari. Vous avez peut-être raison tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas, madame Lefouin, qu’il y a pour une mère assez de sujets d’inquiétude maintenant sans celui-là ?

La receveuse conclut philosophiquement :

– On réclame la paix : il faudrait l’avoir d’abord chez soi. Elle n’est nulle part.

Et les deux femmes rentrèrent, chacune de son côté, à quelques minutes d’intervalle, « pour n’avoir l’air de rien ».

Justin et Thérèse ne se félicitaient pas moins de leur ruse. Le rendez-vous qu’ils s’étaient donné à trois heures, non loin des Quatre-Arbres, une des curiosités de la forêt, ne fut pas contrarié. La journée était douce. L’été, après avoir jeté feux et flammes, s’apaisait. L’automne commençait à rôder dans l’air et à tâter la forêt. Assis auprès de son amie, au pied d’un hêtre, Justin s’exaltait chastement.

– Vous sentez bon, disait-il.

Il lui semblait, étant amoureux, que toutes les essences de la forêt se concentraient sur la jeune fille, alors qu’il n’avait plu qu’un peu d’eau de Cologne sur ses cheveux, sa figure et son cou. Elle l’écoutait sans tourner la tête vers lui : car ils étaient si près l’un de l’autre qu’elle ne pouvait pas faire un mouvement sans paraître offrir ses lèvres. Or, il les avait déjà prises, et elle en manifestait plus de crainte que de plaisir. Elle répétait :

– Restez tranquille, voyons… On peut nous voir… Que dirait votre mère si elle savait qu’on nous a aperçus ensemble… et ici ?

Elle n’avait trouvé que ce moyen de contenir l’ardeur de Justin ; chaque fois qu’il poussait ses travaux d’approche, elle agitait devant lui l’image de sa mère, comme pour en éprouver l’effet.

– Vous n’oserez pas lui parler… Avouez qu’elle vous intimide plus que votre père ?… Au fond, vous pliez tous les deux devant elle.

Il s’excusait :

– Je viens à peine d’arriver… Je ne veux pas non plus, de but en blanc… Et puis, mieux vaut plier que rompre… Nous serions bien avancés !

– Bref, vous attendez la fin de votre permission…

– Non… mais les derniers jours, afin de ne pas la gâter si…

Il n’achevait pas, revenait à ses opérations laborieuses à terme. Il serrait le bras de Thérèse, enfermait sa main dans les siennes à lui, baisait sa nuque, cherchait à faire ployer sa taille, qu’elle dégageait. Chacun d’eux suivait son idée, et ce n’était pas la même.

– Retirez votre chapeau…

– Si vous retirez votre main…

Il obéissait, elle ôtait son chapeau, le posait sur ses genoux et faisait bouffer ses cheveux qui profitaient de sa lumière pour blondir.

– Je vous aime… Donnez-moi au moins vos yeux, disait-il, puisque vous avez peur que je ne vous décoiffe à présent…

Elle les lui donnait ; mais aussitôt et pour obvier à une privauté plus grande qui menaçait sa bouche, la petite chantait son antienne :

– Vous avez eu tort de ne pas écrire à vos parents… Oui, plus j’y pense, plus je trouve que vous avez eu tort…

– N’y pensez pas.

– Nous serions fixés… D’autant plus que là-bas et exposé comme vous l’êtes, vous auriez rencontré moins de résistance que maintenant.

– Puisque je vous promets d’en venir à bout !

– Vous promettez tant de choses !… En attendant, nous devons nous cacher comme des malfaiteurs. Votre mère n’hésiterait pas à demander mon déplacement, si elle se doutait…

– Elle ne se doute de rien, affirmait-il avec assurance de quelqu’un qui a des distractions.

– Et Mme Lefouin ? La moindre imprudence de notre part peut réveiller ses soupçons…

Il chassait Mme Lefouin de la bouche fraîche sur laquelle voltigeait son nom ; mais quelques instants n’en avaient pas moins été dérobés à l’emploi du temps qu’ils s’étaient tracé.

Et c’est ainsi qu’on n’arrive à rien.

Ils ne se revirent que le dimanche suivant, au même endroit et à la même heure. Thérèse arriva la première au rendez-vous. En apercevant Justin et avant toute effusion, elle demanda :

– Eh bien ! leur avez-vous parlé ?

– Oui.

– Ah !… Racontez !

Il n’était pas pris de court ; il avait eu le temps de composer son récit, d’en atténuer les couleurs trop vives. Il dit :

– Mon père et ma mère ne sont pas du tout prévenus contre vous et notre projet de mariage ne les a pas non plus étonnés : ils s’y attendaient.

– Comment cela ?

– Maman est très fine : elle en a eu l’intuition du jour où j’ai cessé de lui parler de vous.

– Et c’est alors que vos parents m’ont fermé leur porte.

– Ils ne la fermaient pas positivement… Comprenez bien… Ils imposaient à notre amour une sorte d’épreuve, à laquelle il a résisté… Cela ne fait plus pour eux l’ombre d’un doute. Je leur ai déclaré que je n’aurais pas d’autre femme que vous.

– Et qu’ont-ils répondu ?

– Ce que répondent tous les parents : je ne pouvais pas songer à me marier avant d’avoir une situation ; la guerre terminée, il sera temps d’aviser ; et ainsi de suite.

– Votre mère ne peut pas me sentir, avouez-le donc.

– Au contraire : elle rend justice à vos qualités ; elle vous trouve courageuse… ; elle n’a aucun reproche à vous adresser…

– Mais elle a rêvé pour son fils un parti plus avantageux que la petite aide de la poste.

Elle retira ses mains que Justin avait prises.

Il poursuivit imprudemment :

– Quand maman vous connaîtra mieux…

– Il ne tenait qu’à elle de m’étudier : elle n’avait qu’à continuer à me recevoir, repartit vivement Thérèse.

Elle avait sur le cœur les commentaires provoqués par le changement d’attitude des Boussuge à son égard, et, certains jours, son antipathie pour la mère surpassait son inclination pour le fils. Le mariage équilibrait les deux sentiments. Elle n’était pas foncièrement vindicative, mais elle avait du joueur cette excitation à la revanche qu’il trouve dans une partie perdue.

– Il faut se mettre à leur place, fit Justin, conciliant. Le cœur, à leur âge, ne prend pas facilement de nouvelles habitudes. Plus tard, vous verrez qu’ils vous adopteront. Armons-nous de patience.

– Oui, comme dit l’autre : grignotons-les, on les aura !

Le rire forcé de la jeune fille découvrit des dents blanches, humides, sur lesquelles aussitôt la bouche de Justin se porta. Mais Thérèse se dégagea brusquement.

– Enfin, ils ne veulent rien savoir ; voilà le plus clair de l’histoire.

– J’ai le moyen de les contraindre, dit le soldat entre ses dents.

– Quel moyen ?

Il ne répondait pas ; la tête basse, il enlevait un à un des brins d’herbe, comme les épingles d’une pelote. Elle insista :

– Quel moyen ? Se passer de leur consentement ?

– Je voudrais les amener à réfléchir avant d’en venir là… J’ai dit à maman que j’allais demander à partir pour Salonique, dans l’aviation.

La petite aide fit la moue.

– Si c’est là tout ce que vous avez trouvé…

– Elle cédera plutôt que de me voir m’en aller si loin, expliqua Justin. Voulez-vous parier qu’elle cédera ? je compte sur papa pour lui faire entendre raison… Il est sans parti pris…

– Mais il n’est pas le maître, il n’a que le gouvernement des champignons.

– Détrompez-vous : il est fort capable d’un coup d’autorité.

Les assurances de Justin étaient un habile mélange de vérité et de mensonge. Il n’avait pressenti que son père, et celui-ci, sans cérémonie, en bon camarade, s’était appliqué à le détourner de son dessein.

– Pour le moment, déclara-t-il, ta mère est irréductible, tu peux m’en croire, car j’ai les oreilles rebattues de cette histoire depuis qu’elle en a eu vent. Ne lui empoisonne pas ta courte permission et laisse-moi faire. Tout s’arrange avec le temps. Reviens-nous d’abord sain et sauf ; nous verrons après.

Paroles pleines de sagesse et qui laissaient la porte ouverte à toutes les espérances. Justin n’avait nullement élargi le débat en menaçant ses parents de changer d’arme et de se faire envoyer à l’armée d’Orient. L’expédient lui avait tout d’un coup traversé l’esprit et il ne le soumettait à Thérèse que pour en tirer avantage.

Il s’était promis de leurs rendez-vous mille félicités ; il n’avait pensé qu’à cela pendant six mois ; il s’était composé, jour et nuit, tout un programme de caresses graduées, envisageant même l’ultime, avec la complicité des circonstances ; et il était encore moins avancé à la seconde rencontre qu’à la première. Possédée par une idée fixe ou fine mouche, Thérèse avait tout de suite réussi à aiguiller l’entretien vers ces régions arides où l’ombre est sans mystère et le printemps sans fleurs. Et ils n’en sortaient pas et le temps passait en pure perte.

Justin finit par perdre patience et se fit pressant.

– Je vais repartir, ma Thérèse chérie ; je ne sais quand je reviendrai… ni même si je reviendrai. Cette permission est peut-être la dernière… et quel souvenir en emporterai-je ? Nous nous sommes vus deux fois, et c’est à peine si je t’ai tenue cinq minutes dans mes bras. Et des baisers, combien en avons-nous échangé ? Cependant, tu as ma promesse et j’ai la tienne…

La tête attirée sur l’épaule de Justin, elle résistait encore et dérobait sa taille.

– Non, Justin… Nous ne sommes pas fiancés… puisque vos parents refusent…

Mais il était le plus fort ; en resserrant sort étreinte, il réduisait Thérèse à l’impuissance ; il lui parlait de si près que leurs souffles se mêlaient et que leurs paupières allaient à l’instant même se toucher des cils. Il dit alors ardemment :

– Que ce soit ou non leur dernier mot, qu’importe, ma Thérèse ! As-tu confiance en moi ?… Nous surmonterons tous les obstacles… Je ne veux pas que tu en doutes…

Elle était dans cet état d’ébriété qui précède en amour l’extase ; elle renversa la tête en arrière et vit un ciel sans voiles, un ciel tout nu, percer la forêt de flèches d’or innombrables… Et puis, dans un sursaut, elle fut debout, au bruit que firent des branches écartées, à côté d’eux. Justin s’était relevé, lui aussi, et regardait… Surgissant d’un taillis rouge d’avoir couru et confus de sa découverte, le petit Nanand s’était arrêté, comme au seuil d’une porte un indiscret involontaire.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui dit durement Justin.

– Rien, répondit l’enfant. Je me promène avec M. Boussuge. Il est aux Quatre-Arbres, en train de causer avec des ramasseux de champignons.

– Eh bien ! va le retrouver.

Nanand obéissait ; Justin le rappela.

– Écoute-moi… Si tu as le malheur de dire à la maison que tu m’as rencontré ici, tu auras affaire à moi. C’est compris ?

– Oh ! il n’y a pas de danger, fit le petit réfugié en s’en allant.

Le charme était rompu tout de même ; il fallait se séparer pour rentrer.

Thérèse s’était ressaisie.

– Voyez, dit-elle, à quoi vous m’exposez. Si Nanand parle malgré votre défense, me voilà compromise. J’ai eu tort de venir. Je paierai cher mon imprudence. Votre mère va se charger de ma réputation…

Il avait essayé de reprendre sa main ; en vain, jamais ils ne s’étaient moins aimés que pendant cette permission si désirée.

– Je ne vous reverrai pas avant mercredi, jour de mon départ, dit Justin ; mais je vous écrirai… et ce sera, je l’espère, pour vous donner de bonnes nouvelles.

– Une seule me ferait plaisir.

– Laquelle ?

– Vous le savez bien.

– Dites toujours.

– Être autorisée à vous conduire à la gare avec vos parents. Les Lefouin… et bien d’autres, en tomberaient malades !

Il crâna.

– Il ne faut jurer de rien.

Elle eut un geste d’incrédulité ; puis, sous l’empire de son idée fixe :

– Il faudrait, pour ça, ne pas trembler comme vous faites devant votre mère : vous avez peur d’elle.

Et sur ces mots, les derniers qu’il devait de sa bouche entendre, Thérèse le quitta, sans même lui tendre la main. Elle prit à droite, il prit à gauche et feignit de s’être mis à la recherche de son père, lorsqu’il rejoignit celui-ci et Nanand, dans le chemin conduisant aux Quatre-Arbres.

Boussuge maugréait comme un propriétaire qui a trouvé des braconniers sur ses chasses gardées. Des femmes de peine cueillaient des champignons pour le compte d’un entrepreneur, et les réfugiées qui se livraient à ce travail y gagnaient de bonnes journées.

Le mycologue s’affligeait de cette incursion des barbares dans un domaine qu’il considérait comme le sien. Tous ces accourus, Canadiens et réfugiés, saccageaient la forêt. On ne pouvait donc pas la laisser tranquille ! Elle n’était pas chargée de nourrir les citadins plus qu’elle n’avait à pourvoir aux exigences de la défense nationale. Elle est dans la nature pour son agrément. On ne devrait pas en vivre ni la prostituer au commerce, à l’industrie et aux armées.

Boussuge s’abandonnait à une généreuse exaltation, mais qui laissait percer le bout de l’oreille. Au fond, il rangeait la mycologie parmi les arts à protéger, et la forêt au nombre des propriétés dites nationales, dont il convient de réserver la jouissance aux gens bien élevés. Il eût volontiers facilité la sélection en faisant payer le même droit d’entrée pour visiter la forêt que pour visiter un musée. Il avait, avec le goût de la conservation, le sentiment de la noblesse et du Beau.

Mais il discourait en pure perte à côté de Justin qui se demandait cependant :

« Dois-je lui reparler de Thérèse ? »

Il fut heureux, pour ne pas le faire, d’en avoir l’excuse dans la présence de Nanand.

Ce soir-là, quand Zénaïde vint, comme d’habitude, éteindre la lampe Pigeon au chevet du petit réfugié et lui souhaiter bonne nuit, l’enfant, de ses bras noués au cou de la servante, la retint.

Elle crut, d’abord, à un jeu de sa part.

– Allons, laisse-moi… et dors.

– Nède, j’ai quelque chose à te dire, murmura-t-il à l’oreille de la vieille fille.

– Tu me le diras demain.

– Non… tout de suite. C’est un secret.

Et il raconta à Zénaïde la scène de l’après-midi, en forêt.

– C’est bien, fit-elle, après un moment de réflexion ; j’en parlerai à Madame.

Mais Nanand, rejetant son drap, se mit debout sur son lit et cria, en colère :

– Je te défends… tu entends ?… je te défends de répéter ce que je t’ai dit. Si tu faisais ça, Nède, je te détesterais et jamais plus je ne te laisserais m’embrasser ! C’est un secret à nous deux. J’aurais pu le garder pour moi tout seul ; c’est parce que je t’aime que je partage.

Zénaïde recoucha doucement l’enfant, borda son lit et dit, moitié sérieuse, moitié riant :

– Là, là… calme-toi, petit serpent… Je ferai ce que tu veux.

– Tu me le jures ?

– Je te le jure.

– Sur ce que tu as de plus sacré ?

Elle ne chercha pas longtemps.

– Sur ta tête, dit-elle, sans rire, cette fois.

Et la Malaisée, en dépit de sa réputation de mauvaise langue, tint parole.

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