LETTRE 3

[…] Mêtis qui m’a donné un coup de pied en passant, peut-être était-ce le hasard et Aiakès qui disait à son fils :

— Le Spartiate veut consulter Branchidaï. Il faut trouver un moyen pour raviver l’oracle. Il en tient de notre prestige. Mais quel déstrier ? Quels singes ? Quels éléphants ?

Mêtis se tenait debout, mince, silencieuse, ce qui avait réveillé la curiosité de mes maîtres.

— Elle n’a peut-être pas dit ça, a-t-elle dit.

— Comment le sais-tu ? a sauté Polykratès.

— Je ne sais pas.

Polykratès faisait des allers-retours.

— Comment tu peux le savoir ? il a insisté.

— Ca sonne mal, c’est tout.

Les deux Perses s’étaient approchés, l’un chauve et maigre, l’autre trapu et nerveux.

— Tu comprends ces Kariens ? a dit le trapu.

— Ce ne sont pas des Kariens, voyons, répondait l’autre.

— Mais quoi ?

— Ce sont des Grecs.

— Pff… Qu’est-ce qu’on fait dans ce coin perdu ?

— Les Grecs sont la race qui peuple les confins du monde. Au-delà, il n’y a plus que l’eau.

Polykratès avait entendu ce qu’on disait.

— Quels Grecs ? il s’intéressa.

— Vous.

— Quels vous ?

L’étranger fit un gest de la main, vous quoi.

— Il y a Milétos, Samos, Korinthos, il y a Mégara, Spartè et Sikyon; il y a Aïgina et Naxos et après il y a les îles.

Le Perse avait l’air de ne pas bien suivre.

— Puis il y a moi.

— Comment ?

— A ce que je vois, tu ne sors pas souvent à l’eau. C’est Kyros qui t’envoie?

— Comment ?

— J’ai dit : c’est Kyros…

— Ne prononce plus jamais son nom, Grec.

Il se fit silence pendant un moment. Car les Perses considèrent leur roi comme descendant de leur divinité et l’appeler directement par son nom est considéré une offense.

— Où allez-vous consulter votre dieu ? a continué le chauve.

— Lequel ? a dit Aiakès.

— Comment ça lequel ?

— Il y en a plusieurs.

— Voilà ! Nous n’en avons qu’un, le vrai !

— Je vois. Nous les avons tous.

— Vous n’avez donc pas l’essentiel !

Aiakès a réfléchi un moment. Il a dit :

— Parle moi de ton dieu alors.

— Tu ne comprends pas, vieux. On ne peut pas en parler.

— Comment ça ?

— On ne peut pas le nommer, il n’a pas de forme, ni d’attributs. Tu ne comprends vraiment rien, vieillard ! Il existe, voici tout ce qu’on peut dire.

— Je vois. Nous pouvons parler des nôtres. Il y a même des tas d’histoires.

C’est à ce moment que j’ai entendu Mêtis parler devant les hommes pour la première fois :

— Peut-être qu’il faudrait parler de ce dont on peut parler, elle a dit. Voici un monde, des mains pour agir, des mots pour en parler. Vous voulez parler à sa place. Laissez-le couler à travers vos mots comme la pluie. N’essayez pas de le surpasser, vous ne pourrez pas. Laissez-le bénir vos mots et vos agissements sans essayer de le forcer, vous ne réussirez pas. S’il parle à travers vos agissements, vos faits seront bénis et vous avec eux. Parlez de vos vies, parlez des arbres. Montez les montagnes et descendez les vallées. Ne parlez pas à sa place. Vous n’êtes pas à sa place.

J’aimais sa façon de parler. Les Perses aussi semblaient étonnés de son discours. Le trapu a dit quelque chose envers le chauve qui ensuite a parlé grec :

— Il demande : que faire alors ?

— Regardez autour. Le monde est beau. Vivez dans le monde. Parlez du monde.

— Pourquoi parler du monde ? Souffrance et douleur ? Nous n’aimons pas le monde.

— Nous, si.

Et le Barbare tourna sa tête, les côtes des îles se voyaient à droite et à gauche. La mer étincelait, la nef coupait les eaux.

— C’est vrai qu’il est beau, votre monde.

— Oui.

Ils ont passé un temps à regarder appuyés sur le bord. Nous, nous ramions. Je regardais Mêtis aussi, de temps en temps, puis les vagues, puis les côtes. Il était beau le monde, ça c’était sûr.

Je ne sais plus ce qui s’est passé par la suite, ils ont dû parler de quelque chose, ils étaient trop loin, je n’ai plus écouté. C’est lorsque nous dépassions cap Drakanon, près de notre port de retour à Samos, qu’une nef est soudainement apparu derrière les rochers, suivie en peu de temps par d’autres grands nefs de guerre. Ce n’étaient pas nos nefs familières, les samainas, ils devaient appartenir à la côte. Nous sommes passés tout près, bord à bord. C’étaient des Milésiens. Le Perse a salué. De l’autre côté, le navarque milésien lui a rendu le salut. Aiakès, lui, a regardé ailleurs. Nos deux pentekontères sommes passés sans entrave parmi la rangée de vaisseaux Milésiens. Nous étions soulagés.

— Molpagoras a rendu la flotte Milésienne aux Perses, a chuchoté Aiakès envers son fils.

Nous approchions du port, le soleil se couchait, et Aiakès se tenait debout à la proue et disait :

« Oh, ce Lakonien. Mais il doit avoir raison quelque part. C’est en marchandant qu’on apprend à mentir. L’oracle seul ne ment pas. Mais Branchidaï ? Je n’ai jamais connu de vérité de ma vie. On m’a menti et j’ai menti. Depuis le jour de ma naissance je peine à me souvenir d’un seul moment de vérité. Pourtant le monde tourne, nous avons plus d’argent, plus d’influence et plus d’esclaves. Il n’y a plus la confiance mais c’est normal avec l’argent. Tu ne peux plus rien dire sans qu’on ne te poignarde. Chacun veut tout entendre et ne rien dire. Même au lit on ment à nos femmes et elles ferment les yeux acceptantes car elles nous mentent à leur tour le lendemain. Nous sommes marchands. Nos pères étaient des pirates, et pas des moindres car Hellas se rappelle encore avec terreur lorsqu’une des nefs des Samiens passe près de leur côtes. Mais nos mots ont toujours été des armes, et, il se trouve, de mauvaises, car la preuve nous aveugle: le Panionion est mort. Reste l’Oracle qui ne ment pas. Mais cet Oracle à prédictions noires saura-t-il nous guider ? Cette loterie ? Il faut le reconstruire et nous ferons exactement ce qu’il nous dira, coûte que coûte, comme le faisaient nos braves pères Danaens. C’est simple, oh, Phoïbos, comment n’y ai-je pas pensé avant? Il est vrai que la jeunesse et la sagesse ne font pas bon compagnonage. Lorsque j’étais jeune j’étais fort, quel besoin avais-je de vérité ? C’était pourtant simple. Oh, seigneur de la mer, fais qu’on arrive vite en rade de Samos et que nous envoyions rapidement nos émissaires aux Branchidaï. »

Ils ont atteint ainsi le port de Samos. Le Barbare trapu souriait et l’on voyait bien ses dents blanches.

[…To]neïa où s’organise le marché lors des sacrifices …

… fini le lot d’argiles…

…Erè entourée de seins comme une grappe de raisin, Démèter aux cheveux dorés et Samia la nymphe…

… mère malade et Sattys la nourrice qui prenait soin d’elle. J’avais rajouté les masques en tête de poisson qui se vendaient bien et les serpents gonflés aux yeux peints pour les enfants. Je me faisais chemin dans la foule, essayant de ne pas marcher sur les paons sacrés à Erè qui flânent tout étalés, éparpillés autour du temple. J’avais vidé ma jambe-de-boeuf d’eau et je l’avais remplie à la place de ces figurines que je fabriquais en cachette tous le mois pour le marché. Je comptais les laisser chez Kyaneos, l’esclave de Mnésarkhos, qui tenait boutique devant le sanctuaire pendant le festival pendant que j’allais […]

…haranguait…

Il ne paraissait pas intéressé par moi car je portais les habits d’un garçon. Il me semblait qu’il voulait plutôt rattraper les bourgeois qui passaient. Les marchands installent leurs comptoirs parmi les sanctuaires et les réserves tout autour du géant Héraïon dont le mur s’inclinait étrangement […]

[…] trace apparue sur le mur comme une crevasse. Il fallait que je me débarrasse vite des statuettes, avant l’arrivée du maître. Kyaneos se trouvait là, affairé à se disputer avec ce vagabond qui faisait des allers-retours parmi les comptoirs et qui tentait de rattraper les gens. Il parlait le dialecte soigné des Samiens, pourtant je ne le connaissais pas. Lorsqu’un passant s’arrêtait, il l’attrapait par le bras, il lui adressait ses voeux puis il lui tenait un long discours. La plupart des passants suivaient tranquillement leur chemin sans répondre. Ils comparaient, achetaient, bavardaient.

— Bonjour à toi, Eukritos !

Il avait crié vers quelqu’un dans la foule mais l’homme qu’il avait hélé suivait son chemin tranquille et tenant par la main sa petite fille. Il s’arrêta juste un instant et sembla peser dans sa tête s’il allait ou non se dispenser d’une pièce mais finalement fronça les sourcils. A mon avis il n’était pas un clochard, sa bourse […]

[…] où je me suis arrêté en face du sanctuaire. J’ai cru apercevoir tout à coup mère dans la foule. Ce n’était pas possible, je savais que je l’avais laissé malade à la maison. Cette personne portait précisément son voile, au modèle exacte que je lui connaissais, avec la suite alternée des yeux de queue de paon sur le bord, je croyais même lui reconnaître la démarche. Elle suivait le même personnage, le prêcheur improvisé aux cheveux longs et argentés qui s’agitait dans la foule. C’était un homme mal habillé, à la tunique un peu débraillée et aux sandales dépareillées. On le vit accourir rattraper le nommé Eukritos qui semblait l’ignorer. Il lui happa la tunique en haletant :

— Tu ne me reconnais plus ?

Eukritos l’aurait encore ignoré mais la fillette accrochée à la main de son père, effrayée, montra le vagabond à son père. Eukritos s’arrêta un instant puis reprit son chemin embarrassé et déterminé en tirant sa fille de force.

Je connais de loin cet Eukritos, fils de Phrikôn, le Troïzenien qui, s’étant marié, avait repris la chaussurerie de son beau-père. Il tenait boutique en marge du quartier des Erymanthioi, au pied du mur, devant la citadelle. Deux mois s’étaient écoulés à peine après le mariage qu’il a demandé au vieillard de quitter la maison. Le vieux était un homme de Méliè sur la côte Karienne, au-delà du détroit. Sa fille a gardé le silence qu’il se doit lorsqu’on est fille d’un étranger qui avait pris homme parmi les Ioniens. Le vieux a pris la barque un bel après-midi, il est passé de l’autre côté, dans la periaia, dans le village de pêcheurs Kariens. Quoi faire ? Il a chanté un hymne au seigneur Poseidaôn, a retroussé ses manches et a recommencé la chaussurerie dans le village, dans son vieil âge. En deux ans il avait fait suffisamment fortune qu’il avait pris une jeune femme sur la côte et des esclaves pour l’aider et on le voyait sacrifier tous les deux ans le plus beau boeuf au Panionion. Sa fille l’a rejoint alors et Eukritos dont les chaussures ne trouvaient pas d’acheteurs est resté pauvre avec sa petite fille. Trop sur cet Eukritos.

— Plus personne ne me reconnait ?

Il criait avec une sorte de désespoir. Je regardais cet inconnu adresser ses voeux à tout le monde, tendre la main pour une pièce, bien qu’il me semblait qu’il serrait par ailleurs une bourse bien remplie.

— Dorées soient les heures de votre matinée et résonantes comme les darics en or !

Puis il interpella les marchands :

— Pourquoi travaillez-vous, dites-moi ?

Les marchands et les artisans restèrent interdits.

— A quoi bon tant de corvées, répondez-moi, à quoi bon d’assujettir votre âme immortelle ?

Le déguenillé avait pris une assiette sur le comptoir et la tournait d’un côté puis de l’autre en leur pointant du doigt :

— Pour des pots ?

— Il n’y a pas que les pots, a répondu quelqu’un avec bonne humeur.

L’homme jetait et rattrapait une pièce de monnaie. L’agité lui rattrapa la pièce et l’inspecta d’un air suspicieux :

— Qu’est-ce?

C’était une pièce de monnaie en élektron, ce mélange battu par Kroissos, mélange d’or et d’argent. Depuis les grands chantiers à Samos, il en coulait des monnaies, en élektron, argent et or de toutes sortes. Le vagabond le retourna d’un côté et de l’autre :

— Il n’y en avait pas autant avant que je parte. Je vous le dis, vous allez à votre perte ! Tes pots à la douzaine contre cette pièce de métal bâtard scellée à l’enseigne de Kroïssos ! Tu es venu jusqu’ici pour devenir marchand et faire de l’argent, très bien; tu travailles la terre tous les jours avec hargne et tous les jours tu pétris l’argile molle en espérant venir à bout de ce qui te lie à elle. Tu as oublié les rêves qui t’ont amené ici, tu bats la terre molle, tu as tout oublié…

— Je n’avais aucun rêve. J’arrive à peine à mettre de côté un peu d’argent…

— Mettre de côté ? Tout au contraire, mon ami, il faut éparpiller ! Tu fais la queue au Héraïon ! Pourquoi penses-tu que la déesse nous demande le sacrifice ?

Je finissais juste de ranger les figurines sur le comptoir de Kyaneos.

— C’est pour donner que nous sommes ici, remarqua quelqu’un parmi ceux qui faisaient la queue pour déposer le sacrifice.

Ils étaient tous munis d’une volaille. Quelqu’un avait apporté même une chèvre.

— Un sou? C’est un don ça que d’amener un lapin ou une poule ? C’est un rien !

— C’est plus que tu donnes toi, tonton, a dit une mégère parmi celles qui faisaient la queue.

Sa remarque a créé un moment de silence. La femme qui faisait la queue à l’autel du Héraïon tenait d’une main et de l’autre deux poules renversées, la tête vers le bas, les ailes défaites comme si elles allaient prendre leur envol dans un ordre opposé du monde. Dans le silence général, une des poules releva inquiète la tête, la tourna d’un côté, puis de l’autre, comme pour s’informer de ses propres yeux de ce qu’il en était, puis, comme édifiée, confirma les dires de sa maîtresse: cot-cot.

— Kyaneos, tu me reconnais ? Nous parlions des doctrines, dans le temps, tu te rappelles ?

A côté, Kyanéos testait à son habitude une carafe généreuse. Comme il s’était fait silence, s’entendant interpelé il avala vite et inquiet, essuya sa bouche.

— Doctrines ? Je ne suis pas un philosophe, mon frère ! lui dit-il jovialement. Il claqua la carafe vide sur le comptoir. « Trop âpre », il fit au vendeur en claquant de la langue. Kyanéos mangeait dans la maison d’Aiakès et il les accompagnaient souvent et s’entraînait des fois au gymnasion avec Polykratès. Etant vite de pied, Polykratès l’employait comme courrier et Mnésarkhos le laissait faire. Il se leva et dit les paroles suivantes :

— Pythagoras, laisse moi te dire toute la sagesse que je connais, ce sera court. Les filles de Phokis sont les meilleures. Viennent ensuite celles de Khios; après, si tu as la chance de tomber sur une de ces Lydiennes bien roulées, ah, le délice. Derrière le temple, alors là, c’est autre chose. Quand il y a du monde, des filles du sanctuaire de Kypris viennent et se promènent dans le jardin derrière le Didymaïon. Là c’est le paradis et les clés du paradis sont gardées par les Phokides. Les meilleures et les moins chères. Mais elles choisissent leurs clients. Sinon elle couchent avec tout: des Indiens, des Egyptiens libidineux et des Libyens incestueux. Elles couchent avec des babouins je te parie. Les filles de Phokis, ah, les meilleures.

— Non, je parlais de l’essor du commerce…

— Le commerce ? Tu sais ce qu’elle me sort Philylla l’autre jour sur le commerce ? Je lui dis, trois oboles, d’accord, mais tu me laisses te prendre par derrière. Quoi ? Par derrière ? fait-elle, les yeux sorties comme l’escargot et me criant dessus. Comment que l’on dit déjà? Par derrière, n’est-ce pas? Mais elle, rien ! C’est moi qui te prend par derrière, escroc, elle me courait après, je croyais qu’elle allait m’égorger. Que faire? J’ai gardé mon argent et je l’ai laissé se prendre seule par derrière. Quoi, on ne dit pas comme ça? Enfin. Ecoute encore plus fort: l’autre jour, je passais derrière le temple, devant les piliers juste avant le jardin. J’étais triste et je n’avais pas les trois oboles, j’en avais que deux que j’ai gagné au prix de mon dos cassé dans la rade hier en chargeant les vases pour Mnésarkhos, ton père. J’y ai vu une nouvelle, une Phokide aux yeux verts. Il faut que tu viennes, il faut que tu la vois.

— Il faut se révolter !

— Attends que je te dise : après j’ai pris Arykandia et je lui ai dit : ils t’ont bien eu ces Samiens. Dis, petite, ça te dirait qu’on mette la ville en stasis, tout les deux, juste toi et moi ? Surtout pas, elle m’a dit, tel que c’est ça me va très bien. Mais t’es qu’une pute ! Comment tu peux être contente ? Oui, elle m’a dit, mais maintenant je les connais tous. S’il y en avait d’autres je devrais remettre mes fesses au tir. J’ai toujours été traitée comme ça de toute façon. J’ai aimé une fois, elle m’a dit, si tu veux savoir, on avait fait maison ensemble. Depuis l’argent il pouvait acheter ce qu’il voulait. Avant nous avions notre lot et notre jardin, on mangeait ce qui poussait dans la cour et c’était tout et il en restait même. J’étais fière qu’on récoltait tous les ans plus que le voisin et mon homme mettait de côté ce qui restait à travers les hivers et les années de sècheresse; et j’étais fière de mon homme et de mon lot de terre. Quand il m’a fait la cour, il est venu avec un sac d’orge et une chèvre boiteuse et il a demandé ma main à mon père en lui montrant fier ce qu’il avait réussi à mettre de côté. Mon père s’est mit à le railler mais moi il m’a plu comme ça, un peu con, un peu sérieux, avec sa chèvre reliée en étau, son sac d’orge pourri et les yeux baissés devant père. Il lui a dit de s’en aller et moi je l’ai pris par la main, s’il te plaît, père, et lui il a vu et il lui a fait des comptes et de calculs sur combien il compte gagner l’année prochaine et celle d’après encore. Et quand père a vu en quel état j’était il a fermé les yeux, il m’a dit d’accord, fait comme bon te semblera; mais mon soupirant n’avait pas remarqué mais continuait à lui expliquer entêté comment il comptait doubler la récolte et comment un jour il deviendrait riche. Je lui a dit moi oui finalement et il me paraissait avoir compris, finalement car il ne savait plus quoi dire, il me regardait moi et père et moi encore. Je me suis dit qu’il allait se luminer avec le temp mais il est resté toujours morose bienqu’on travaillait beaucoup. Notre maison a grandi et nos greniers se sont élargis et il m’a donné toujours plus bienqu’il restait au coin morose et moi j’aurais préféré qu’il me donne un regard plutôt que me montrer tant les sacs accumulés et un bisou plutôt que de montrer les greniers qui s’aggrandissait et que je connaissais aussi bien que lui, puisque je me me cassais le dos les journées à travailler. Il m’a toujours violée comme une pute non comme sa femme qu’on aime et qu’on traite avec douceur; même aujourd’hui il aime les putes, il y va à Lindos, il n’oublie jamais de faire le détour. Avant ce n’était pas comme ça. Avant il n’y avait pas toutes ces filles, je ne sais pas d’où elles sont sorties. C’était comme ça le mien, tant qu’il n’a pas eu de l’argent il est resté à la maison. Maintenant il vient tous les six mois il me dépose une poignée d’argent sur la table avec un regard fautif et il déguerpit aussitôt pour retrouver ses putes. Depuis qu’il a laissé tombé le terrain et il s’en est pris à la navigation avec des amis à lui, à Lindos, il fait son argent en transportant l’avoir des autres et il a laissé la maison derrière lui. Les putes du port de Lindos le cherchent, il y a pris goût et passe don temps en discussions avec Euthydikè la hétaïre. Je n’ai plus rien de lui et dire que je l’ai attendu pendant des année à pleurer comme une conne. Alors, pour revenir, je fais ce que je peux. Ma place c’est ce que tu vois il n’y en a pas d’autre et tant mieux ça me dérange pas plus que ça.

Kyanéos tirait son souffle après l’histoire et reprit :

— Elle a fini par aimer, tu vois ? C’est comme ça, Pythagoras. Tu me diras que ta science khaldéenne dit autrement. Peut-être. Je n’ai pas voyagé comme toi. Tout ce que je sais je l’ai appris des putes. Je ne fais que te dire ce que je sais moi et ce n’est pas grande chose.

— Tu ne comprends rien.

Le nommé Pythagoras s’était fâché et il me semble qu’il avait raison; tu excuseras ces mots crus, Phalanthos car ce ne sont que des mots d’un vulgaire qui n’a sans doute jamais connu autre chose que le travail abrutissant. Pourtant ce sont les mots mêmes que j’ai entendus et qui m’ont réveillé l’attention envers celui qui allait devenir mon maître.

C’est à ce moment que sont arrivés Aiakès avec sa suite, en se dirigeant vers le Héraïon. Il était secondé par Polykratès, grand, vétu d’une tunique aux bords dorés, les joues rouges et puissant comme le jour quand il avait remporté le stadion à Olympia. Suivaient ses frères, puis Mêtis la Phokaienne, le Barbare et les autres.

— Où est ma bague ? m’a demandé Polykratès.

— Dans le temple.

— Que fais-tu ici ?

Je lui ai menti que je tenais la place à Kyaneos. Il m’a regardé de travers. Le Barbare, à côté, inspectait les statuettes:

— J’aime bien vos dieux, il a dit, ils ne sont pas ténébreux, comme ceux de Babylon, mais fêtards et dépravés.

Polykratès m’a demandé :

— Qui est cette figure, garçon?

— Je ne suis pas ton garçon ! a surgit le vagabond qui, voyant tout ce monde, s’était glissé à côté de moi au comptoir.

— Je parle à mon esclave, fou, lui a dit mon maître.

Je ne savais pas comment faire pour cacher les figurines.

— Comment tu as grandi, Polykratès ! Tu n’étais pas plus grand que ça ! Dis-moi, Polykratès, tu sacrifies aux dieux?

— Je sacrifie, miséreux. Que t’importe?

— Que sacrifies-tu, dis-moi?

— Je sacrifie comme tout le monde, va.

Ils avaient apporté un agneau.

— Qu’as-tu de plus précieux, Polykratès?

Mon maître n’a pas répondu. Il a voulu savoir, à la place :

— Qui es-tu? Qu’es-tu venu faire à Samos ?

— C’est ma patrie, a répondu l’homme.

« Ta patrie », a-t-on entendu Polykrates marmonner dans sa barbe et en regardant de biais ses haillons. Il inspectait aussi les figurines exposées sur le comptoir :

— Les figurines, regarde-les, elles y sont toutes: Apollon avec son arc argenté, Aphroditè la Kyprienne, Khimaira, les satyrs… Barquettes et petits nefs en bois, pentecontère en cire avec bord en terre cuite et deux mèches pour mats, grenadines à mille graines, porte-bonheurs et chandelier. Renverse-les toutes ici sur le comptoir, garçon, qu’on voie mieux.

Aiakès avait choisi une statuette en cire.

— C’est celle-ci que je vais brûler.

C’était la tête horrible de Khimaira. Polykratès a suivi l’exemple de son père, a pointé vers les statuettes que j’avais rangées et a dit à Mêtis :

— Je t’offre une statuette. Choisis celle que tu voudras.

C’étaient mes statuettes. J’ai eu un geste comme pour les protéger. Polykratès ne se souciait pas, il en a pris deux, Kypris dans une main et une figurine qui imaginait Heraklès, musclé avec son gourdin, dans l’autre. Polykratès et ses métaphores, je te jure.

— Ce sont mes statuettes, j’ai dit, fort.

Je ne voulais pas qu’il lui offre mes statuettes. Il s’est tourné vers moi, j’ai eu un geste, j’ai perdu mes esprits et j’ai rasé d’un coup de main le comptoir. Les statuettes se sont éclatées en mille pièces sur les dalles du marché. Polykratès me regardait d’un regard qui aurait pu me tuer et je l’ai affronté. Heureusement, Aiakès m’a chassé :

— Va à tes affaires, garçon !

J’ai déguerpi, reconnaissant. Mêtis disait quelque chose à l’oreille à Polykratès. Je me suis arrêté. J’ai prétendu que je ramassais par terre les pièces des statuettes […]

[…] Polykratès disait vers le prêcheur improvisé :

— Qui es-tu?

— Euphorbos, a-t-il dit, majestueux.

— Qui est ton père ?

— Panthoos.

Euphorbos, celui qui mange bien, le fils de Panthoos, pour ceux qui connaissent les histoires, c’est le héro Trojan qui dans le temps avait blessé Patroklos avant d’être tué par Ménélaos le Lakédaimonien.

— Tu es fou. Euphorbos doit être mort depuis le temps.

— J’ai ressuscité.

Moi ça m’a fait rire. Il était cinglé, visiblement. Kyaneos leur a révélé le nom, ne faites pas attention, il délire, c’est Pythagoras le fils de Mnésarkhos le Syrien, le géomoros. Aiakès l’a mesuré d’un air intéressé :

— Tu te souviens que Mnésarkhos ait un fils de ce nom? Pourquoi tu caches ton nom?

— Mon père, il a répondu, ne me connait plus ! Je ne suis pas marchand comme lui. Les gens que j’ai côtoyés quand j’étais dans l’île ne me connaissent plus ! Toi, tu ne me connais plus, Kyaneos ! Je ne suis plus Pythagoras. J’ai changé de nom. Dorénavant je me nommerai Euphorbos ! J’ai n’ai pas changé de nom. Je tiens ce nom depuis que je combattais sous les mûrs de l’Ilion. Je suis Euphorbos, le preux, et mon père, Panthoos est prêtre d’Apollôn à Pythô !

Il s’arrêta essoufflé. Gelonos le Skythe est intervenu :

— Je lui casse la gueule, patron ?

— Non, a imploré Kyanéos. C’est mon ami.

Maintenant il faut savoir que Pythagoras est un de ces noms qu’en Ionie les geomoroï uniquement, propriétaires de terre, ont coutume de se donner et, même si de nos jours on peut à l’occasion entendre un vulgaire se nommer de la sorte, à cette époque il était impossible pour un vagabond de porter un nom aussi sonore. C’est ce Mnésarkhos, riche marchand Syrien, qui amène la plupart du bois thrace pour le chantier d’Aiakes. La route de Rhodos lui appartenait, il connait les gens à Lindos et à Ialyssos, où il a d’ailleurs passé sa jeunesse et où, à ce qu’on dit, il a laissé une maison et une femme. Plus loin il y a Halikarnassos et le Hexapolis dorien, la riche Kypros et toute la côte lykienne jusqu’à Tyre, et il n’y a que lui qui peut dépasser Kos sans crainte, avec ses vaisseaux lourds de vases remplies d’huile. Il est reçu parmi les Molpoï à Milétos, il l’était avant Kyros et il l’est après Kyros. Les rois du monde tombent, d’autres se lèvent, Mnésarkhos le Syrien leur porte tranquillement leurs marchandises. Il a des offrandes sur la voie sacrée à l’Héraïon, il en a couvert un quart des dépenses de la nouvelle bâtisse et il a une réserve avec les statues de sa famille. La moitié des terres dans la peraia sur la côte lui appartiennent et ses amis à Priène les protègent. Il n’est pas n’importe qui, bien qu’il soit étranger.

— Quel métier fais-tu, indigent ?

Ici le vagabond fronça les sourcils et lui dit parmi les dents :

— Ne m’humilie pas, je ne suis pas artisan comme le vulgaire.

— Que sais-tu faire alors?

— Je suis devin. Si tu veux connaître ma vraie science, amène-moi un oiseau et tu verras. Je te devinerai. Même un ramier ferait l’affaire.

Le vagabond aux longs cheveux argentés s’arrêta un moment voyant Mêtis et recommença ses voeux :

— Jeune fille, que cette matinée soit l’aube de ta vie, fraiche et resplendissante comme une pluie d’été ! Je te devine en ce que tu veux, n’importe. Dans des entrailles d’oiseau. Dans le noir du foie. Des colombes, des poules et des faucons. Amène-moi la bête, je devinerai et tu me la laisseras ensuite. Selon la science syrienne ou khaldéenne, selon ta préférence et ton souhait, je te devine le sort, belle fille, selon le cas, dans une, deux ou même quatre incisions, suivant le chemin du sable; les traces les plus visibles apparaissent les jours de la lune pleine mais ça marchera aujourd’hui à ce qu’il me semble, il n’y a pas trop de signe de pluie; tu apprendras ainsi ce qui t’est destiné : si ton bien-aimé va t’épouser, avec combien de dot; si tes désirs seront assouvis…

— Je vois. Comment tu t’y prends ?

— Ah, c’est secret ! Regarde ici : le foie. Vois-tu les restes de traces de saleté quand on coupe ? C’est dans le noir que réside la réponse. C’est en le coupant comme cela que je peux te deviner tout ce que tu souhaites. Dans le noir du foie. Mais qui es-tu, ma fille?

— Je suis devin aussi…

— Une femme devin? En quoi devines-tu ?

— Dans le noir des yeux.

Pythagoras lui a jeté un regard inquisiteur.

— Tous ces devins, a dit Aiakès, je me demande à quoi ils servent… Si les gens s’employaient à des tâches honnêtes, les Grecs des îles n’en seraient que plus pluissants.

J’ai entendu alors Pythagoras dire avec hargne ces mots :

— Tu demandes à quoi servent les devins ? Je vais te le dire car j’ai voyagé de Héliopolis en Aigyptè jusqu’aux confins du royaume de Baktria et je me suis entretenu avec les mystagogues et les prêtres des temples des Khaldéens. Nous servons à soigner ces dieux qui sont faits de l’huile que tu transportes sur tes nefs, les troupeaux de gros moutons que tu amènes d’Abdère. Ces dieux sont la contrepartie de ton argent trop abondant, ô Aïakes, ces dieux ne mesurent que ton égarement ! Si tu ne suis pas la vie tu suis le pouvoir, toujours convaincu que, cette fois, maintenant, tu seras peut-être heureux, avec cet autre navire, avec cette cité, cette esclave ou cette île qui accepte ta protection, cet honneur que t’accorde le pharaon jaloux. Et quand tu apprendras finalement que ton combat ne vaut rien, tu viendras désabusé dans mon temple et tu me demanderas à genoux de prendre ton argent en échange de ton malheur. Et je vais alors te vendre mes dieux pour une fortune, pour des sacs de pièces en or brillant, et il n’y aura pas suffisamment d’argile sur le fond de la crevasse pour te brûler des figures de dieux à tous tes compagnons, des Héphaïstoï nains et des Erè grassouilletes. Voici, Aiakès, à quoi servent les devins.

Ce sont les mots qu’a prononcés Pythagoras le Samien. Je les ai trouvé touchants. Ce Pythagoras, avec ses cheveux qu’il se plaisait à tisser en nattes syriennes et avec sa barbe argentée […]

[…] l’officiant ne me laissait pas rentrer sans offrande; ils fallait absolument que je rentre. Comme le prêtre n’était pas là j’ai couru attraper Pythagoras. Je lui ai demandé de me prêter un sou. Il est resté un moment sans rien dire en mélangeant dans sa main sale quelques morceaux de métal.

— Garçon, je te donnerai une pièce. En échange tu écouteras un cours de science.

J’ai tendu la main, j’ai hoché la tête, j’ai attrapé la pièce. C’était une jolie pièce en élektron. C’est de cette façon que j’ai connu Pythagoras le Samien ; le jour même je suis devenu son premier élève. Car les Ioniens ne connaissent pas les mystères des réincarnations, les nombres et les sciences que Pythagoras avait apportées de ses voyages. Les Samiens en particulier sont des hommes aux moeurs simples, plutôt enclins à s’occuper du côté pratique de la vie que des doctrines. J’ai commencé par prendre sa pièce en élektron et sa science. Mais bientôt d’autres l’ont payé en or, comme le font même à ce jour ses élèves dans son école à Métapontion, les fils du tyran et des aristoï de Syrakosion. Je laisse consigné le fait que c’est moi qui, le premier, ai été élève de Pythagoras fils de Mnésarkhos, le Samien aux longs cheveux argentés, du temps quand il m’a payé d’une pièce lydienne en élektron pour l’écouter.

Présentement j’étais juste effrayé par Polykratès et je voulais rentrer vite dans le temple. J’ai demandé à l’officiant :

— Je dois m’occuper des serpents.

— Dis à Thratta d’emporter le paniers.

— Mère est malade, je suis venu la remplacer.

— Depuis que Thratta est malade, il s’est cinglé un peu, il a expliqué. Il flâne avec des peaux gonflés de serpent accrochées à un bâton dans l’agora, à la risée des gens.

Il m’a demandé l’offrande. Je lui ai tendu la pièce en élektron.

— Ce morceau sans valeur ? il a dit.

J’aimais beaucoup cette pièce. Je n’ai jamais compris comment les gens jugent la valeur. Plus que l’argent noirci ou l’or édenté, j’aimais bien la couleur étrange de ce mélange, avec sa brillance discrète, or et argent à la fois, le tout estampillé d’une tête de lion. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours aimé ce qui semblait ne pas avoir de valeur.

— Tu ne vois pas ? Un mélange; ni or ni argent mais tamponnée pour qu’il vaille le prix. Qui est dupe ? Non, mon garçon, ici ce n’est pas les emporia de Sardis. Ici c’est le Héraïon où viennent des Grecs et des étrangers de partout. On paie avec des mesures propres en argent ou bien en or ! Ce plomb bâtard, garde-le pour toi !

J’ai vu alors Mêtis lui glisser une pièce de monnaie. L’officiant m’a laissé passer. Je n’ai pas compris ce qui se passait, je comprenais peu de choses à cette époque […]

…des crocodiles du fond du fleuve …

…d’Aigyptè, des nefs en ébène…

… talents d’argent…

….des singes de l’ivoire et des mércenaires Libyens…

…dans le temple où je suis entré […] le tisonnier qui sert à attraper des serpents. Le naos du temple est froid, les baies étroites situées en haut laissent pénétrer une lumière faible car le Héraïon est trompeur. Derrière la splendide rangée de colonnes blanches l’espace entre les murs du téménos reste obscur et accepte difficilement la riche lumière Ionienne. On entend le gazouillis des oiseaux à l’extérieur mais dans l’ombre du naos on distingue à peine les couleurs des douze korai en pierre. Leurs plis sages coulent sur les courbes à peine esquissées de leurs corps abstraits et s’évasent vers le bas comme si les statues avaient poussé de la terre. Parfaitement alignées, les yeux cernés de noir, pinçant de la main droite le tissu de leurs robes d’un même geste figé, dans l’élégance contenue de leurs faux sourires peintes aux couleurs décrépites. Elles sont dédiées par des différentes familles samiennes : celle-ci par Aiakès le fils de Syloson, l’autre par Mnésarkhos, les autres par d’autres. Elles forment un demi-cercle autour de la blanche grise de Erè, majestueuse épouse du seigneur Olympien.

J’attrapais les serpents avec le tisonnier, ici et là, engourdis par le froid, je les déposais dans le panier. Parmi les statues des korai j’ai senti quelque chose bouger.

— Pourquoi tu as peur ?

C’était Mêtis.

— Je n’ai pas peur, j’ai dit, vite. Je t’ai pris pour une statue. Je n’ai pas peur.

Qu’est-ce qu’elle faisait dans le temple ? Comment on l’avait laissé entrer ? J’ai continué à rattraper les serpents comme si rien n’était. Nous avons continué à marcher, elle regardait les statues des korai. J’allais peut-être pouvoir lui montrer toutes mes connaissances des histoires. Elle est passé à côté de la statue grise de Erè qui trônait au milieu, sans même la regarder. Elle promenait son regard sur les offrandes déposées dans l’obscurité de l’enceinte, comme essayant de discerner quelque chose. Il y avait là des anciens javelots Syriens, elle toucha leur bout aigu avec curiosité. Il y avait des boucliers, des casques et des corsets du Babylon, des nefs en ébène, des darics en or, des têtes sèches de crocodiles chassés au fond du fleuve de l’Aigiptè, en offrande, sur la table devant la statue de Erè. Les mains de la statue, rejointes, accueillaient la bague en éméraude de Polykratès, avec sa tortue imprimé, oeuvre de Mnésarkhos. Devant la statue de Erè elle a promené son regard sur la grappe de ses seins, elle a tendu la main et a pris la bague. Il m’a semblé entendre totu à coup un bruissement et la lumière qui rentrait par les baies étroites en haut des murs s’est affaibli. Elle tournait la bague de tous les cotés et regardait la petite tortue et l’inscription sur la bague.

— A qui est cette bague ?

— Je ne peux pas divulguer les secrets du temple.

— Tu devrais.

Elle a dit puis elle a remis la bague dans son sac.

— Tu n’as pas le droit ! j’ai crié.

C’était une voleuse celle-là. Elle a tréssailli. « J’ai tous le droits », je l’ai entendu dire. Ce n’était pas juste une impression donc, c’était vraiment une voleuse celle-là. Je la surveillais avec attention maintenant. Je n’aurais pas dû la laisser entrer dans le temple de Erè. Ce n’était pas de ma faute, de toute façon, elle y était entrée toute seule. J’étais quand-même très content. J’ai fait semblant de continuer mon travail sans la perdre de vue. Un serpent s’entêtait à ne pas s’accrocher au tisonnier. Je l’ai pincé derrière les mâchoires, le serpent se crispa, il se tortilla, il se replia d’un côté et de l’autre de mon bras. Finalement il s’amollit et lâcha prise doucement, glissant, long et inerte. Elle me regardait faire, j’étais fier car j’avais le sentiment que je l’impressionnais. On n’appréciait pas beaucoup ce que je faisais au temple par ailleurs. Ils payaient mère et c’était tout.

J’en ai même fait un peu trop. Regarde. Le serpent m’a mordu la main. J’ai continué avec le serpent qui traînait sous ma main comme une de ces sangsues qui pullulent sous les étangs inertes de l’Imbrassos. Comme cela n’avait pas l’air de l’impressionner, je l’ai jeté d’une secousse de la main dans le panier. Dans l’air frais du naos, des minces écoulements d’eau suintent sur la pierre grisée. Elle s’était appuyée, vivante et belle, contre la statue froide de Erè. Je me suis mis tout à coup à lire à haute voix et vite l’inscription du bord du vêtement et à raconter tout ce que je savais et inventer ce que je ne savais pas :

— C’est le père de Khéramyès le géomoros qui l’a dédié. C’était dans les temps qu’il y avait les malaises entre Ephessos et Magnésia en raison des possessions sur le continent. Samos n’avait pas encore la periaia sous Mykalè mais assiégeait Priènè en raison d’un rêve qu’avait eu un aïeul d’Aiakès, mon maître et arkhon des géomoroï, le propriétaire du chantier naval. Ce rêve, envoyé par Poseidaôn Hélikonios, concernait la construction de sa maison au pied de Mykalè. Et sa maison s’est trouvé être le Panionion qu’à bâti Aiakès sur ce territoire qui appartenait dans le temps à la ville de Priène. Les hommes de Priène, assiégés par les Samiens, comptaient sur sa voisine, Milétos, et sur la ville de Myous pour leur porter des provisions à travers la baie de Latmos. Les Milésiens dans ces temps étaient des hommes forts et courageux. Pendant le siège ils ont envoyé des barques de pêcheurs avec des hoplites cachés et des projecteurs d’huile enflammée qui ont été reçus dans la cité. Ils ont débarqué et ils ont répandu la terreur et mis feu au port et ouvert les portes de l’intérieur. C’est ainsi que la ville a été prise. Car à l’époque il n’y avait pas ces grandes trières, ni les fourberies qu’ont inventé les Athéniens pour prendre les villes. Les cités, pour peu qu’elles soient fortifiées, ne pouvaient pas être prises sans ruse. Si elles avaient une source d’eau et des provisions elles pouvaient résister pendant des années, il n’y avait rien à faire. Mais Priène a dû se soumettre, et sans aucun écoulement de sang, car ils ont pris nos nefs pour être ceux des Milésiens, venus leur apporter des provisions. Depuis, Khéramyès a dédié cette korè en pierre blanche de Naxos, et l’a inscrit avec les vieilles lettres comme on n’en écrit plus maintenant…

— Ta statue connait beaucoup d’histoire, elle a dit.

J’étais accroupi et concentré sur les inscriptions et j’ai levé la tête, surpris.

— Peut-elle prédire le futur ? a-t-elle demandé.

— C’est une statue…

— Tu ne penses pas qu’une déesse devrait prédire le futur plutôt que le passé ?

J’ai regardé la statue muette et froide. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire, je n’avais jamais rien connu d’autre. C’était Erè, la statue ancienne, certes, elle ne prévoit pas le futur comme le fait le dieu brûlant à Delphi ou celui de Didyma ou encore de Klaros en Aïolia.

J’ai un peu honte de raconter ces détails. J’étais jeune et j’étais immature. Mêtis s’était défaite de la pierre, elle s’est approchée, appuyée contre le dos de la korè. Elle s’est offerte, vive et délicate. Ses petits seins perçaient la toile de sa tunique. J’ai eu l’impression que la statue grise nous regardait. J’ai eu honte. Ce ne sont pas des choses que l’on fait dans un temple. Je n’avais jamais touché une fille. Je l’avais repoussé. Je n’aurais pas dû. Il me semblait que ce ne sont pas le genre de choses que l’on fait dans un temple.

— Ton futur est aussi prévisible que le passé inscrit sur les vêtements de ta déesse morte.

Elle a dit, avec mépris, et sa voix avait changé. J’étais troublé.

La porte du temple a claqué.

C’est une femme lourde qui est rentrée, transportant un panier en osier. Elle a avancé jusqu’au milieu, elle le posa par terre. Dans les endroits où son vêtement touchait son corps abondant, aux aisselles et sous le ventre reversés, le tissu était transpiré. Elle posa le panier par terre avec attention comme pour ne pas casser quelque chose. C’était la femme qui traînait toute à l’heure parmi les comptoirs des marchands. Dans l’obscurité du temple, le visage naïf de la grande statue de Erè avait un faux sourire. Elle a posé le panier et, d’un pas sûr, elle s’est dirigée vers la statue de Erè. Elle a saisi la bague et s’est dirigé vers la sortie.

— Tu n’as pas le droit ! j’ai crié.

— Qu’y-a-t-il, mon enfant ?

Encore elle prétendait être mère.

— Qui es-tu?

Elle a prétendu être étonnée. Je lui ai crié :

— Tu es une impostrice !

— Tu ne devais pas être là, garçon.

Elle parlait maintenant d’une voix terrifiante.

— Tu es une impostrice !

Mêtis s’était accroupie à côté de moi. J’aurais voulu savoir qui étaient ces femmes. J’ai regardé Mêtis avec soupçon. J’ai attrapé la poignée de la grosse femme pour lui reprendre la bague de Polykratès. Avec le dos de son bras épais, elle m’a frappé d’un pouvoir inattendu. Je l’ai frappé à mon tour avec le tisonnier ce qui lui a laissé une trace de sang. La bague lui est échappé et a gratté le dallage froid du temple. J’ai avancé vers elle en la menaçant davantage avec le tisonnier. Elle a couru vers la porte et, avant de sortir, elle m’a dit quelque chose que je n’ai pas entendu. Elle a claqué la porte, les loquets sont tombés, l’un après l’autre. Nous étions enfermés, moi et Mêtis.

J’ai relevé la bague qui était tombée par terre. Je l’ai serré fort dans mon poing. Polykratès allait me tuer si je lui perdais la bague. Il y a comme une tempête qui s’est déclenchée. C’est alors que s'est montré une créature à la couronne terrifiante. Elle avait pris la forme de la statue mais ce n’était pas la divine épouse de Zeus. L’air dense du temple était chargé comme s’il allait éclater. La statue s’était agrandie comme si elle avait absorbé la sève de la terre au-dessous du temple. Chaque recoin du téménos était rempli d’une présence venimeuse et chargée.

La statue n’était plus grise et sage, avec son maquillage usé, elle était entourée, devant comme derrière, par des graines translucides comme celles des grenades juteuses de Ialyssos, rouges et gonflés. Des serpents ailés avaient sorti la tête du panier. Certains dégoulinaient par terre, certains autres prenaient leur envol, dans un claquement d’ailes qui ressemblait à celui des chauves-souris.

Elle s’était gonflée et semblait occuper tout l’espace du temple. Je ne sais pas comment expliquer. C’est comme si elle était partout, comme si elle occupait du coup tout l’espace du temple avec ses yeux perçants et glacés. Dans l’air chargé, les serpents volaient, retombaient en frappant des murs et des portes. Les grains multiples de Erè étaient devenu des yeux multipliés et monstrueux comme ceux sur les éventails de ses paons. On ne pouvait pas y échapper, ils regardaient de partout. Des chuchotements s’entendaient, on parlait de moi, on parlait de Mêtis, j’avais à peine le temps de comprendre de quoi il s’agissait alors que les serpents volants me frappaient. J’ai fermé les yeux, j’ai bouché mes oreilles. Je n’en pouvais plus.

— La bague, a chuchoté Erè.

« La bague » il me semblait que sifflaient les serpents. J’ai maudit dans mon âme leurs chuchotements, j’ai maudit leurs yeux jaunes, leurs crocs venimeux. C’est tout ce que je pouvais faire.

Non. J’ai pris un de ces javelots Syriens et je l’ai jeté dans sa direction. Il est passé à travers les cellules rouges qui l’entourent, du jus est coulé par terre qui ressemblait au jus gluant et sucré du fruit de la grenade. La mollesse de cette effrayante apparition était surprenante. J’ai pris un autre javelot et je lui ai écrasé des seins. Le jus visqueux coulait d’un côté et de l’autre. Je lui ai porté des coups, encore et encore. Cette apparition molle, je ne le savais pas, a besoin d’un temps pour récupérer ses forces. L’apparition m’a frappé d’un coup d’éclair. J’ai glissé sur le liquide visqueux par terre. Je n’avais plus peur de cette créature. Autour la tempête continuait, les serpents ailés s’envolaient, je les sentais me frapper dans leur vol comme des coups de fouet. Il y en avait qui me frappaient de leurs queues, s’entortillait autour de mon bras, j’ai senti des morsures, des crocs qui me perçaient. Je les ai décrochés, je les ai jetés. Dans mon désarroi l’apparition déchaînée m’a figé d’une décharge. La bague m’a échappée.

Je sais maintenant que je n’aurais pas dû la lâcher, j’aurais dû la garder, je n’aurais pas dû la lâcher par terre, encore une faute, je n’en peux plus, je voudrais que ça cesse. Mes bras s’étaient engourdis. Je n’aurais pas dû. Je n’en peux plus. Héraklès, lui, a mené ses travaux sans fautes. Du moins c’est ce que nous disent les poètes.

Mêtis.

Elle aussi, entourée et frappée de tous les côtés par ces serpents ailés Lybiens qui dansaient autour d’elle cette danse de la mort et la fouettaient sans cesse sous l’emprise d’un tourbillon causé par l’apparition-grenade.

Je n’avais jamais vu une apparition fondue de haut en bas par une mortelle. Comme je l’avais senti, l’apparition n’était pas une créature humaine comme moi et toi. Ce n’était pas non plus la grande déesse Erè, lumineuse épouse du père olympien. Ce que je peux dire c’est que lorsque j’ai pu enfin respirer il faisait paix autour, il faisait bon. Nous étions blessés, nous étions vivants. Il n’y avait aucun poète idiot pour faire l’éloge de la guerre sans l’avoir vue. La statue de la déesse, Erè, divine porteuse de la brillante diadème, épouse de Zeus le père qui porte l’aigide et amène le tonerre, était maintenant blanche et lumineuse, comme si le temple s’était en fait purifié.

Mêtis avait été mordue en plusieurs endroits et une des morsures avait du venin injecté, je pouvais le voir clairement. J’ai décollé le serpent qui s’était accroché. J’ai approché ma bouche de sa chair blessée. J’ai sucé le venin et j’ai recraché jusqu’à ce que je sente le goût familier du sang, le goût du fer rouillé, comme si j’avais léché une épée.

J’avais mal. Un certain temps a dû passer. On tapait à la porte quand j’ai ouvert les yeux. Je me suis levé à peine, j’ai secoué Mêtis. C’est Aiakès le vénérable qui nous a regardé, puis il a scruté l’intérieur obscur du temple.  « Que se passe-t-il ? »

— Rien, j’ai dit.

— Rien, a dit Mêtis.

Aiakes nous a regardé de biais. Il est rentré dans le temple suivi par l’officiant. Il a levé ses mains vers le haut et a dit :

— Ecoutez-moi.

Il a déposé la figurine en cire qu’il m’avait acheté. Il s’est percé le doigt, une goutte de sang s’était écoulée sur sa tête. La poupée a fondu et s’est enflammée. L’officiant a mis un masque en cuir qui ressemblait à une tête de poisson, il l’a invité de sortir. Tournant sa tête envers la côte, devant le temple, Aiakès a prononcé à haute voix ce qui suit :

Je le lie ici

Molpagoras

et sa langue

et ses mains

et ses pieds.

Que la houle salée le jette sur les rives glacées à Salmydessos

tout nu parmi les Thraces au chignon haut

qu’il goûte le pain de l’esclavage et des souffrances,

donne-lui les dents grinçantes, serré en cordes d’algues,

car il m’a fait du tort et a craché sur son serment

lui qui m’était ami.

J’avais la chair de poule. Hipponax le blasphémateur n’aurait pu dire mieux. Vois, Phalanthos, comment je pensais à la même chose, je comprenais Aiakès à merveille. Comme lui, moi non plus je n’avais jamais eu de vérité, j’ai dû combattre pour l’avoir. Moi aussi, tout comme mon maître, on m’avait toujours menti. Ce n’était pas un caprice, une idée d’étude ou un enthousiasme. Et j’ai été si heureux de l’avoir que je ne me suis même pas aperçu que les Ioniens s’en moquent. Car ils ont les ventres pleins et ne savent pas que sans vérité rien n’est possible. Elle est plus grande que nous et nous sommes faits comme ça, pour vivre pour plus grand que nous.

Ce sont là les étranges événements qui se sont produits ce jour-là. Les gens raisonnables n’accordent pas foi à ce genre d’histoires, ils se tiennent à distance des prophéties et des devineries et à bonne raison car je suis moi-même peu enclin à accorder foi à une histoire quelconque entendue à droite ou à gauche. Mais lorsque seigneur Enyalios perd patience le raisonnable se dissout et le monstrueux prend forme. C’est pour cette raison que la loi Héllenique veut que le sacrifice ait lieu devant le temple et, suivant cette coutume, partagée par endroit aussi par les Barbares, peu de gens sont admis à l’intérieur. Si je peux donner mon avis, Aiakès a eu tort de jeter sa malédiction et cela malgré son dépit mais une histoire est faite de faits et s’il faut enlever chaque faute, il faut enlever alors l’histoire toute entière. Les faits qui se sont enchaînés me donnent raison comme je montrerai lorsqu’il viendra question. Présentement, Aiakès étant sorti du temple, Mêtis l’accompagnait. J’ai retourné mes poches, j’ai cherché et j’ai regardé partout mais la bague avait disparu. Je n’avais plus la bague. J’ai couru la rattraper :

— Rends-la moi !

— De quoi tu parles, garçon ? s’est retourné Mêtis.

Polykratès allait me tuer quand il allait l’apprendre. J’ai encore renversé mes poches en cherchant fébrilement. C’est fou. C’était sûrement elle qui avait volé la bague.

[…]

Beaucoup de serpents se sont alors pointés. Ils sont sortis légèrement de tous les coins de la maison, ils l’ont envahi, ils glissaient sous le lit. Ils rampaient partout. J’ai dû passer un temps sans conscience. Si mes souvenirs sont fiables, c’est précisément ce dix du Tauréon que mère est morte. Ou peut-être la veille, je ne sais pas. Kyaneos le coureur, était venu me le dire, essoufflé: « Thratta est morte. Il faut l’enterrer de suite. Désolations. » Il parlait toujours le grec à sa façon, celui-là, pensant que son excès de déclinaisons le placerait mieux aux yeux des Ioniens. J’étais au port quand je l’ai appris, je m’occupais des affaires d’Aiakès avec Mégara, cette ville qui, prise toujours en stasis entre ses puissantes factions, lui fournissaient, lui, au marchand Samien, tant d’argent.

Le lendemain nous avons enterré mère. Sattys s’en est occupé. Je ne voyais plus clair. Ils riaient à sa mort. Je connaissais déjà cet usage mais quelque part d’une façon abstraite, toujours aux enterrements des autres. Les Getaï ont cette coutume particulière, de rire aux enterrements. Ils rient face à la mort, ils rient au visage du ciel qui pleut, devant les foudres ils envoyent leurs messagers en les empâlant dans leurs lances. Mais, si je peux donner mon avis, ces rires ressemble plutôt à des bêlements et leurs visages, pendant qu’ils s’efforcent à les exécuter, forment des horribles grimaces. Pendant ces processions, des fantoches masquées affichent d’effroyables rires en murmurant des hymnes barbares. Ces Getaï qui se réjouissent devant la mort et qui s’attristent pour chaque nouveau-né car ils savent bien en quel monde ils viendra. On devine la brillance criminelle de leurs yeux derrière les masques. Il prennent cela pour un signe de courage. Je les ai regardé avec attention car je trouvais que leurs rires n’avaient pas de place, comme ils devaient sans doute tous trouver aussi, pourtant qu’ils exécutaient ce martyre. Martyre de quoi ? Pas de mère car elle était déjà morte. Mais de leur humanité, je suppose, si ce mot avait une signification quelconque pour eux. J’ai analysé ces rires : ils sont quelque peu atones, comme on s’y attendrait en pareille occasion par des hommes aux moeurs moins excessifs; à mon oreille ils sonnent aussi faux que les pleureuses que certaines races commandent à leurs enterrements et l’effet qui est donné aux spectateurs est celui d’une moquerie gigantesque, dictée par qui sait quel ancêtre qui a eu, lui, le premier, l’idée. On les voit lever le verre, comme si l’on avait dit une blague bien connue que tout le monde s’empresse de valider par une succession de faux-rires; sans vraie raison d’ailleurs si ce n’est que l’habitude séculaire de rire face à la mort et l’assurance que peut donner à l’homme le fait de faire en groupe un geste ancien et dépourvu de sens. Je me demande s’il y a des pays où l’on tue de façon rituelle, comme cela, juste pour sentir qu’on est bien ensemble. Devant le cadavre de mère, en tout cas, ces rires ressemblaient à des moqueries immondes. Je n’avais peut-être pas été un bon fils. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Les Ioniens ont une façon bien différente d’être. Déjà, ils sont chez eux. Ils sont sains et ils mangent à leur faim. Ils sont des hommes de la mer, d’humeur égale, maigres et nerveux, bien faits, la chair soignée, pas comme on en voit des hommes des ces terres intérieures avec les joues creusées par la la misère, les yeux éteints par l’ennui, la lâcheté et le travail sans fin sans jamais connaître le bonheur.

J’étais pris dans ce tourbillon où je n’avais plus d’appui et où rien ne me semblait réel. Je me promenais dans les rues de Samos qui ne me disaient plus rien. Tout m’était étranger. Le soir, après le coucher du soleil, l’air ne sentait rien. Les grillons ne s’entendaient pas. Les matins n’avaient pas de parfum, j’ai toujours tenu ceci pour une condition de ma ville, que les matins sentent bon. Les arbres étaient devenus non-familiers, ils me semblaient tous carrés comme s’ils avaient perdu leurs particularités et avaient soudainement décidé de pousser tous précisément de la même façon. Les regards des gens : précis, calculés, prévisibles. Le monde me semblait minéral et régi par des lois immuables et hostiles. Je n’avais jamais ressenti Samos comme un ville si étrangère. Rien ne me reliait à la grande ville Ionienne. Pas ses rues, pas ses chantiers, pas ses gens, tous les jours autres. C’est terrible combien de fois on peut ressortir dans la même rue et ne pas rencontrer deux fois la même tête. Comme si les maisons et les temples étaient juste des façades en bois peint montés comme on en voit aux représentations et que de derrière il y avait des pantins qui sortent et qui rentrent selon la bonne volonté d’un malin dieu escamoteur qui s’amuserait à mettre en scène des rencontres sans lendemain des esprits et des corps. Des individus égarés et sans repères qui s’amusent à échanger des salutations selon un code établi et qui trainent dans les rues, prennent la droite ou la gauche, pour une durée quelconque, sans but, sans profondeur. Le monde doit être une illusion je me suis dit alors.

J’ai dû traîner dans le marais pendant quelques jours, des écharpes sur la tête. J’ai dû délirer. Je voyais les colonnes du temple, toujours en construction, l’échafaudage, le marbre blanc incliné légèrement. Je marchais et je retrouvais les chemins mous que j’avais connus dans mon enfance avec Kréophylos. Ces matins frais dans le marais, avec les vapeurs qui flottaient près de la terre. A quelques pas du Héraïon. A chaque pas des bestioles sautaient, des serpents grouillaient. Ici les choses sont plus vraies, j’avais l’impression, c’était un tout autre monde que dans la ville. Je me suis accroupi à terre, écrasé par la douleur, par le vertige, par la guerre des mondes. J’avais défait l’agrafe en bronze, mes longs cheveux nattés se sont écoulés libres. J’ai enfoncé doucement le bronze aigu dans mon bras. Ce métal sale qui avait pris, avec le temps, une croûte verdâtre. La sensation était excellente. On voyait clairement le fil du sang qui s’écoulait, j’ai senti un soulagement et j’ai senti que là, à l’emplacement précis où le métal rentrait dans ma chair il y avait un point de vérité irréductible qui me donnait un moment de paix. Je me suis rassuré pour un instant.

J’ai dû flâner dans le marais pour un temps, je ne sais plus. Il faisait chaud. Au bord de la mer, le bleu ionien se divisait entre la mer et le ciel. Le monde n’était pas vrai. Quand je suis ressorti dans la ville, je me suis appuyé contre le mur d’une maison, blanche, j’ai appuyé de toutes mes forces, c’était solide. Ca tenait debout, c’était bien fait. On aurait dit une vraie.

Pourtant je ne connaissais pas d’autre paysage que le Samien. C’est alors que je me suis interrogé sur mes origines. Je déteste ce mot, origine. Je déteste son articulation dans cette langue sèche des Ioniens: « de quelle origine es-tu », ils disent. Ce n’est pas avant qu’un Ionien te demande d’où tu es que tu réalises que tu es, irrémédiablement, d’ailleurs. Tout le venin caché de cette langue et de ce monde irréel qui s’incarne dans ce mot venimeux, origine. Chaque question comme un constat irréfutable de ton aliénation, chaque question comme une invitation cachée à renier ces origines dont, souvent, on n’a même pas conscience. Car je ne connaissais même pas ce que j’étais censé renier. C’est le moment où je me suis dis que je dois connaître mon pays. Mais je ne sais pas à quoi ressemble la Thrace. La géographie indistincte du pays se délimite dans mon esprit à quelques légendes et à quelques faits exemplaires que me racontait mère et qui datent depuis les temps avant que l’histoire ait commencé. Je ne connais ni ses villes, ni ses cités, ni ses gens, ni ses marchands. Mais je savais une chose sûrement, c’est que mes douleurs étaient intimement liés aux leurs, de façon invisible. Je devais y aller un jour et inspecter leurs villes et parler leur langue et deviner sur leurs visages les douleurs qui m’habitent. Quand j’y pense il n’y a qu’un cri dans cette langue du nord qui prend son écho en moi ; je comprends des bribes, ici et là, surtout certaines chutes de leurs chansons qui ressemblent à des pleurs. C’est le seul pays de la terre qui pourrait jamais être le mien car c’est le seul pays que je pourrais aimer. Mais, comme ça, mes origines ailleurs, mon corps douloureux ici, je vis parmi les Ioniens. Je mange leur pain, je sue à leurs tâches, je parle leur langue. Mais leur langue n’a pas de racine en moi, pas plus que certaines intonations tristes d’Aiakès, qui, elles seules, me reviennent parfois. Je la cultive par un souci abstrait d’appartenance au monde, par une sorte de politesse élevée à un ordre cosmique. Sinon, je ne l’aime pas et elle ne m’aime pas non plus mais nous sommes polis l’un envers l’autre, à l’infini, dans ces circonvolutions sans fin du comportement humain, de l’imitation et du faire croire. Car eux, quand ils disent un mot, il veulent dire en fait que leur père leur a dit ça ou que leur mère leur a dit ça, peut-être dans un jour ensoleillé, peut-être c’était ici, juste devant le port, ou juste là, sur la colline ou sous un olivier précis dans la sècheresse d’un été ou bien au-delà la rivière d’Imbrassos. Et les mots qu’ils prononcent portent le parfum d’étable de leur histoire, seulement moi je n’ai pas d’histoire et la langue que je porte n’a pas d’histoire non plus mais elle est de mon invention comme si j’étais le premier homme; et ils ont sans doute peur d’un homme sans histoire car ce serait un peu comme un de ces ancêtres qu’ils ont vu partir dans le temps en terre Teukrienne pour les yeux d’une femme à chercher la gloire sous les murs de l’Ilion. Et cette histoire est passée, ils la chantent mais ils ne la vivent plus. Leur pères partaient au bout du monde assiéger des cités, eux ils se goinfrent. Mes gens ont toujours vécu hors l’histoire, avec, peut-être uniquement, leur foi bizarre en immortalité et leurs rires grinçants aux enterrements. Mes pères n’avaient pas d’histoire et mes grands-pères non plus, pourtant ils devaient être dix fois les hommes que je vois autour de moi. Ces hommes grincheux que je n’ai pas connus et qui, par cela, doivent valoir mille fois leur poids en or puisqu’ils ont insisté à me mettre au monde, malgré tout.

Je me souviens tant de fois qu’on m’a demandé de qui je suis le fils. Car les Samiens ont cette coutume de demander: « A qui est-tu? », comme s’ils connaissaient tout le monde. Même si j’avais eu un père, comment auraient-ils pu le connaître? Alors, comme je ne le connaissais pas, j’ai répondu la vérité: « personne ». Mais j’étais petit enfant et je leur ai répondu dans la douce langue de ma mère car alors je ne connaissais pas encore le parler des Ioniens. Ils n’ont pas compris et ils ont demandé à mère qui s’occupait affairée. Ils ont demandé ce que voulait dire ce mot que j’avais prononcé; elle s’est arrêtée de sa besogne et leur a traduit: « personne », ça veut dire « personne ». Ils ont ricanné avec cette méchanceté qui les habite et je n’ai pas compris, je sentais juste leur rire moqueur me cibler comme s’ils avaient découvert une proie : « voici le fils de personne »

Thratta était son nom. Thratta, l’appelaient les Grecs. Thratta, la Thrace, comme une vache achetée sur un bateau aiginète qu’on prend par la chaîne et qu’on loge dans l’étable et qu’on distingue des autres bêtes en l'appelant par le nom du pays d’où elle vient. Qu’est-ce que ça sonne mal, Thratta. Avec se son chuinté à la fin. Elle me disait, blême, suivant la sagesse bovine de ses parents : fais comme si tu n’as rien vu. Et moi je faisais semblant de ne pas sentir le venin de leur paroles, comme elle me l’apprenait. Et mon âme se transformait en nid de serpents et Pythô s’installait dans mon âme. Et ils me sacrifiaient comme ils sacrifient leurs bêtes.

J’ai cherché et il n’y a pas de mots parmi les écrits des poètes pour désigner cette souffrance. Nos poètes n’ont pas tout écrit. Je me demande à quoi pourrait ressembler un monde où tout aura été écrit. Peut-être un jour, au prix d’armées de morts, de cruautés sans nombre, on gagnera quelque mots pour désigner cette horreur. Peut-être avec ces mots on aura gagné quelque chose. Ou bien ce sera juste des mots qu’on récite aux festivals avec fausse piété sans que cela ne veuille rien dire. J’ai pensé à interroger les ouvrages des poètes pour trouver qui a inventé les mots. Mais cet inventeur, j’ai cherché, les poètes ne le connaissent pas. Il n’y pas d’inventeur des mots. Il n’y a que ce monde étrange.

Un jour, je me suis embarqué sur une nef d’Aiakès.

Je suis allé au port et j’ai pris le bateau qui partait. Vous partez où ? Khersonnese ont dit certains. Aigina, d’autres. Aigina? Non… Kyrènè, puis Histria en Thrace. Histria ! C’est loin ? A dix jours ! Dix jours, c’est à côté. Je suis à vous. J’allais voir finalement ce pays dont le mal m’habitait et que je ne connaissais pas.

Sur la mer, tout est proche de tout. Sur la mer on ne tire pas ses jambes lourdes, ses charrettes remplies d’orge et de marchandise dans la poussière des routes l’été sur des chemins sans fin ou dans le bourbier des automnes. On ne frappe pas les boeufs lourdauds pour avancer à coup de fouet. Sur la mer le navire descend sous le souffle du vent du nord, à travers le Hellespont, dans le Propontis, suivant la route de l’Aigyptè près de la côte de Aïolie, descend vers Samos et arrive doucement à Milétos. Laisse le blé, prend l’huile, laisse les pots, prend le cuivre et le vin, puis à nouveau le blé. Ce même blé pour lequel mes gens suintent une année entière.

Ils l’ont enterré dans l’humiliation qui régit toujours ces festivités. Je ne me suis jamais senti aussi humilié. Je croyais voire encore la fumée du bûcher se lever au-dessus du port.

Je suis parti en voyage et j’ai connu des choses.

J’ai connu qu’en Libye, à Kyrènè, les Grecs ont cette coutume qui sort du commun et que je vais détailler en ce qui suit. Le bateau s’est arrêté au port au moment précis quand ils célébraient un festival d’insultes. Et leur façon de s’y prendre est la suivante. Ils amènent les charrettes et leurs tombereaux et ils embarquent toute la population du village. Certains regardent le passage de ces charrettes, alors que certains autres, montés sur ces mêmes véhicules, affublent les spectateurs des injures les plus incongrues que peut concevoir l’esprit humain. J’ai entendu des combinaisons si différentes d’injures dont je ne soupçonnais même pas l’existence et je me suis mis à rire. J’ai entendu des tortillages verbaux qui mélangent les morts avec les plus inattendues pratiques qu’il vaut mieux, je pense, taire. Qui plus est, les hommes de Kyrènè prennent fierté dans leur festival et ils sont d’ailleurs convaincus que ces injures leur permettent de se tenir en meilleure santé que les autres peuples éparpillées sur la côte. J’ai demandé à un des officiants quel était le fondement d’une telle croyance. Il m’a répondu que ces mots avaient une portée sacrée et qu’ils agissent à la façon d’un médicament ou d’une herbe amère qui poussent sur la côte libyenne, bonnes pour les douleurs de dos, pour les hanches ou pour des maladies de toutes sortes. J’ai voulu savoir alors s’il y avait une combinaison qui pourrait me servir :

— Si tu pouvais tomber précisément sur les mots dont tu as besoin, il m’a répondu, demain tu serais guéri.

J’avais du mal à y croire, pourtant la population de ces régions s’emploient avec joie à de telles pratiques. Ces gens vivent dans l’arrière pays de la cité de Kyrènè et ont également l’idée que la quantité de souffrance dans le monde est égale. Ils vivent en paix et simplicité bien qu’ils ne connaissent pas la vie aisée Ionienne. Ils ont cette idée qu’ils vont souffrir précisément la souffrance qu’ils infligent, ce qui les fait ne pas abattre des animaux. Les seules bêtes qu’il tiennent auprès de la maison sont les ânes et les chevaux et les chiens qu’ils soignent et qu’il font dormir dans leur propres maisons comme si c’était leurs enfants. Ils sont paisibles mais redoutés à la guerre. Ils s’habillent comme les Nubiens et prostituent leurs filles à la façon des Lydiens. Ils admettent comme déesse Démèter aux blonds cheveux seulement, sans lui reconnaître ni la fille ni toute autre relation aux autres dieux. Dans leur opinion, la déesse mesure la souffrance dans le monde. Pour ceux qui arriveraient à leur mort avant de rendre compte de la souffrance qu’il a causé, la déesse même se charge de lui infliger des terribles tortures car ils attribuent à cette déité aussi les ténèbres de la mort et lui ont dédié un sanctuaire que j’ai visité aux alentours du port. Ils en fabriquent des représentations en terre cuite à plusieurs têtes et la partie haute dénudée que l’on peut voir chez les marchands de Bûto. Doués de cette croyance, ils n’abattent pas des animaux, ni ne pratiquent la chasse. Ceci sur les habitants de Kyrène.

La nef flottait sur le dos de la mer et je dormais beaucoup. Je dormais la nuit comme le jour. J’ouvrais les yeux de temps en temps. A Siphnos ils ont déchargé la nef. Je me suis réveillé car on criait. J’ai vu quelques feux sur les hauteurs du Hellespont. C’était des signes de pirates. Les nefs du guerre avaient pris la mer pour les pourchasser et, le temps que les eaux soient libérées, à hauteur de Kyzikos, nous avons dû faire escale quelques jours. Je me suis baigné dans l’eau claire à côté du port. Ceci est un fait indéniable, Phalanthos, qu’il faut noter et garder précieusement : les eaux que fait froncer la brise sur les côtes du Propontis, sont, parfois, turquoises. Il y a ici un fait fondamental, il me semble.

A Istria j’ai cherché, au delà les murs, les indigènes, avec leurs frocs en laine et leurs bonnets qui ressemblent à ceux des Phrygiens. Je leur ai parlé dans la douce langue de ma mère. Les mots me sont tout venus simplement, c’était merveilleux. Un peu empressés car je n’avais jamais porté une conversation dans cette langue avec d’autres gens que mère. J’ai réalisé sur le moment que j’avais en fait toujours pensé que c’était sa langue comme si elle avait inventé une langue pour elle seule, car je n’avais jamais parlé cette langue avec des étrangers. Parmi les pots et les vases, parmi les emporia du marché, colorés, dessinés, j’ai rencontré un homme qui m’a parlé de tout et de rien. Par moment je comprenais. C’était bien le parler de mère. Je l’écoutais fasciné par la musique de cette langue à la fois familère et inconnue. Quand j’ai finalement accroché il me montrait certains pots qu’avaient apportés un certain Stilbôn, comme il l’appelait, un potier de son village qui était son voisin et qui les apportait à Istria dans la cité le jour du marché pour que les Milésiens d’ici voient son art et pour qu’ils en achètent; quant à ceux-ci, ils les retournaient de tous les côtés, des fois ils en achetaient et des fois non. Pourtant c’étaient des belles vases lisses, peints en noir, copiés sur les vases attiques et korinthiennes comme on ne sait pas trop en faire ici. On dirait de la belle pierre noire et arrondie et non pas de la terre bêtement cuite. Il amenait ses plus beaux vases, il les travaillait avec soin pour qu’il ressemble aux originaux, pas comme ceux qu’il nous vendait à nous, ses voisins, au village. Ses plus beaux pots, il les amenait à la ville, à Istria. Mais il lui arrivait des fois qu’il rentre le soir sans en avoir beaucoup vendus, surtout dans cette saison quand les nefs Milésiens montent facilement, poussés par le vent, dans le Pontos, chargé de toutes les bonnes choses, marchandises étrangères colorées et parfumées, amenées des tous les coins du monde. Il baissait le prix alors et le soir il les ramenait le soir, misérable, il déversait son char sur la place du village, les regardait d’un côté et de l’autre, et tout le travail qu’il avait fait lui semblait tout à coup mauvais et vilain. Ils nous appelait alors et nous disait « prenez-en de celles-ci, des greques, je vous les brade, allez ». Et les miens s’empressaient prendre les pots avec les dessins que Stilbôn avait copiés, avec, par endroit, des fautes, car Stilbôn ne connaissait pas l’écriture mais il aimait réproduire les motifs tels-quels, avec aussi, dans la foulée, les inscriptions ioniennes, que lui, Stilbôn, hé hé, les prendait pour des dessins, lui. Il avait ainsi appris par coeur les détails de la décoration et il les recopiait tant bien que mal, selon ce qui lui paraissait lui être la façon la plus artistique possible. Mon interlocuteur s’étaient chauffé et riait sèchement et à coup courts et reprenait. Il m’avait pris pour un Milésien, je pense et venait maintenant à la fin de son discours, tout en le raillant : à côté du dessin, Stilbôn copiait aussi sur ses pots l’inscription PHANEAS EPOIESEN sans comprendre sa signification, il les copiait bêtement, les lettres, tu vois, sur toutes ses vases, comme les dessins, sans savoir que c’est de l’écriture, bienque lui il s’appelait Stilbôn, et pas Phanéas. Tu vois ?

Il disait tout ceci et s’arrêtait de temps en temps pour ne pas s’étouffer de rire, et me regardait comme pour chercher mon approbation et moi j’écoutais muet son parler sans trop savoir quoi dire.

— Je ne suis pas Grec, j’ai dit.

Il s’est arrêté et il m’a regardé de travers. J’ai regardé autour, la foule amassée. Il y avait un enterrement et il y avait des gens gais et qui buvaient et qui riaient. Pour un instant je me suis senti comme si j’appartenais à quelque part. Je me suis un peu senti chez moi. Ils avaient remonté les lances vers le ciel. Quelqu’un m’a tapé sur l’épaule, ils m’a donné à boire. Ils ont exécuté les grimaces que je connaissais. Je n’ai pas ri à leur enterrement.

Share on Twitter Share on Facebook