[…] les jeunes geomoroï et les jeunes […] criait l’enseignant :
— Bouclier sur bouclier ! L’épaule sous le bouclier du voisin !
Les éphèbes s’exerçaient aux frappes.
— Soldat !
Le gymnaste était ce jour particulèrement affolé, à mon avis à cause de la présence d’un certain Nikophanès, qui était un mercenaire Spartiate et qui se tenait de côté et ne disait rien. C’était un homme maigre et bronzé qui parcourait les îles et qui enseignait à qui voulait regarder l’art de la guerre des Spartiates, moyennant paiement car Amasis avait récemment libéré beaucoup de Grecs de son armée.
— Ne faites pas comme les trembleurs qui s’exposent les ventres en regardant affolés le stratège les encourager par des signes ! Levez les boucliers, plus haut !
Comment ? on entendait dans la rangée arrière des éphèbes. Quelqu’un expliquait, dérouté, lui aussi, quelque chose. Je ne comprenais pas non plus, j’avais l’impression que le gymnaste parlait plus par égard au Spartiate, comme pour lui montrer qu’eux aussi ils connaissent l’art de la guerre et que ce n’est pas juste à Spartè qu’on sait se battre et il me semblait aussi qu’il guettait son attitude comme s’il attendait une confirmation de ses paroles. Mais, comme je les avais déjà vu faire en Lakonie, le Spartiate restait calme, ne relevait rien, se dressait juste d’un air morose.
— Prenez note comment les Lakédaimoniens s’exposent la chaire molle du ventre: affolés par la vue des muscles découverts, les ennemis s’empressent; les Spartiates feignent alors de s’enfuir, puis s’arrêtent à nouveau et se remettent en formation; et s’enfuissent et s’arrêtent encore jusqu’à ce que les attaquants perdent l’ordre et leurs esprits et c’est alors que les boucliers retombent comme des carapaces et les longs javelots percent les imprudents suiveurs qui ont cassé les rangs.
Il y avait là Polykratès, avec ses frères, Syloson et Pantagnotos, qui se reliaient les lacets aux poignées; tout près se dressaient les fiers Lysippos, Pytharkhos, Nikôn, Philokratès, Aithôn, Alexandros, Promathion le Krétois, Leontion le fils de Pélias et Kharops l’Aigyptien aussi qui plongeait ses mains dans la jarre à huile. Plus loin, Mnésarkhos le Syrien, le vénérable geomoros avait, lui, dépassé l’âge de la compétition mais se trouvait entouré d’un bon nombre de jeunes; car s’il faut compter il y avait là Pratomédès, Aikhmias et Agasippos les frères jumeaux, Dexagoridas, Phileïas, Aristotélès et Kléôn le meneur de chevaux; les jeunes Dionyssios, Antikratès, Tantalos, Léodamas et Lokriôn regardaient Pythagoras dessiner quelque chose dans la poussière de la palestre. Il y avait les deux Perses venus de Spartè sur la nef d’Aiakès, les hôtes d’Anaxandridas. On les distinguait facilement de par leurs vêtements. Finalement, les quinze hoplites Naxiens, le présent de Lygdamis, réunis pour les combats. Ils s’étaient oint le corps et ils étaient armés. Il y en avait d’autres aussi et je laisse le soin d’en dresser la liste complète à ceux qui s’inquiètent car moi je dois m’en tenir à mon histoire.
— Qu’ils déposent les armes ! a dit Mnésarkhos.
Les Naxiens ont refusé. La rigueur que montrait Mnésarkhos sur les armes des Naxiens me semblait étonnante alors que les Perses qui se trouvaient dans son entourage, habillés jusqu’au cou et porteurs aussi d’armes. Mais il suffisait de voir que ceux qui l’entouraient c’était bien les fils de ces geomoroï qui profitaient le plus du commerce avec Milétos. Aiakès a expliqué sagement au Syrien que les hoplites étaient des invités de Lygdamis le tyran et que, par conséquence, ils ne connaissent les coutumes du pays. En effet, à différence de Samos, les jours des festivals et des concours, les Naxiens se permettent de rester armés.
Quelqu’un a invité le Barbare à participer mais il a refusé, les yeux ébahis, argumentant avec honte qu’il n’y a que les bêtes qui ne s’exhibent de la sorte. Car l’habitude que nous avons en Hellas de se dénuder le temps d’un combat n’est pas généralement reçue parmi les Barbares. Ce qui était le cas aussi chez nous avant que les Krétois et les Spartiates, les premiers, n’en introduisent l’usage.
Les Anciens aux cheveux argentés et les riches geomoroï assistaient sur le côté; ainsi Khéramyès, ainsi Mnésarkhos le Syrien, ainsi Aiakès. Dès que je l’ai vu je suis allé le voir. Il m’a averti :
— Je ne te le cacherai pas, garçon, Polykratès est très fâché pour sa bague.
Je le voyais inquiet.
— Je sais qui l’a prise.
Je pensais que cela allait le rassurer. Il s’est retourné vers moi : qui ? Je suis resté muet. J’aurais pu lui dire qui était la voleuse; mes mâchoires sont restés enfermées. Ce n’était pas de ma faute, la bague m’avait été simplement volée. Aiakès m’a scruté.
— Espérons qu’il va gagner, garçon. Cela le mettrait de bonne humeur.
Il a dit et s’est retourné vers Mnésarkhos. Je les ai écouté un moment parler.
— Tu vois bien, disait le Syrien, comment du côté de Tartessos ce sont les Phoinikiens de Karkhédôn qui se sont emparés des routes. Les Phokaians qui hier amenaient des cargaisons d’argent de Massalia sont restés des errants sur les quelques nefs qui leurs restent entre Zanklè et Rhégion. Ils ont laissé leur cité vide, Phokaïa, la plus fortifiée des villes des Aïoliens, cadeau pour Kyros. Ne suivons pas leur exemple. Soyons raisonnables, voyons comment les Perses apprécient leurs amis. Prenons l’exemple de Milétos.
De son côté Aiakès tentait de le rassurer en invoquant la protection des Spartiates. Quoi ? disait l’autre. Ces mêmes Spartiates que nous avons coulés sur la mer tant de fois ? Combien de transports leur avons-nous pillés ? L’énorme vase en bronze avec figures argentées sur le bord qui est à l’entrée du Héraïon n’a-t-il été apporté par Khéramyès lors d’un raid de ses corsaires sur un malheureux convoi Spartiate qui ciblait les côtes Lydiennes juste avant la chute de Sardis ? Kroïssos ne l’a pas eu, mais il décore très bien le naos en attendant. Les Spartiates le savent très bien mais ils n’osent pas réclamer car ils ont besoin de passage libre en mer pour eux et pour leurs alliés. Mais nous savons tous qu’ils n’attendent que le moment d’une revanche. Ils avaient tous déjà entendu qu’Anaxandridas, le roi de Lakédaimon, loin de mépriser l’amitié de Kyros, honorait même ses messagers Perses.
En attendant, les combattants s’étaient dénudés pour les combats. Kyanéos courait d’un coin à l’autre avec une de ces tablettes cirées dans la main.
— Au lieu de combattre, tu gribouilles le papier.
Kyanéos s’est attristé.
— J’aime bien faire ça.
Il a mélangé les fèves dans la jarre et il est passé auprès des combattants qui tiraient leurs lots. Ils ont regardé les fèves, ils y ont lu les lettres inscrites. Polykratès avait tiré la même que Nikophanès le Spartiate. Il avait juste fini de se relier les lacets en cuir autour des poignées. Les combats avaient commencé. Le maigriot lakédaimonien balayait, coudée par coudée, l’enclos. Il lui semblait qu’il avait appris par coeur toutes les figures que le gymnaste enseignait tous les jours, il lui semblait les avoir appris mieux que quiconque, avec cette capacité rare de les appliquer sans hésitation. Kyanéos s’étonnait sur la ligne de délimitation de l’arène sur une tablette :
— Il ne fait aucune erreur, mon gars. Aucune erreur !
Le combat au bouclier, en Ionie, comme le pankration, sans javelot, sans épée, ni autre outil perçant mais à l’aide des poignées uniquement. A Samos ils ont habitude que chaque combattant porte aussi un bouclier en bois qui ne doit pas être lâché par terre; aucun des combattants ne doit s’agenouiller, ni tomber à terre, sous peine d’être déclaré perdant.
— Combat d’enfants, à poil ! a dit le Perse.
Le gymnaste, qui ne savait plus quoi faire depuis que la palestre avait été occupée par les aristoï Samiens, s’est empressé de lui expliquer :
— C’est le seul combat où l’on ne connaît pas le résultat d’avance. Pour le combat d’hoplites c’est le nombre dicte le résultat. Mais aux jeux les combattants participent toujours nus.
Mais le Barbare a hôché la tête en doute. Peu de gens avaient vu que tout à l’heure, voyant les éphèbes nus, il s’était convaincu d’y participer. Il était allé dans un coin de la palestre, derrière la stoa, il a laissé tomber ses prestigieux vêtements satinés. Puis, nu comme une poule plumée, il avait essayé de se mettre au rang de combattants mais comme il ne trouvait pas sa place et ne sachant en quelle position se mettre, il recouvrait maladroitement un coin de son corps ou un autre en regardant autour désemparé les éphèbes se préparer. Il avait fini par se réfugier au même coin et se rhabiller vite.
Entre temps, devant Polykratès, le Spartiate avançait systématiquement. Il utilisait son bouclier pour frapper au point que le cuir qui l’habillait s’était déchiré. Essoufflé, Polykratès jetait des courts regards aux marges, il arrangeait son casque sur la tête et il remplissait sa poitrine d’air. Il effectua quelque retournements au prix de grands efforts. Le Lakédaimonien continuait à avancer dans un rythme marqué par le claquement des boucliers.
— Aucune faute. Incroyable.
Kyanéos s’empressait de courir sur le côté pour avoir le meilleur aperçu. Il feuilletait ses quelques inscrits, il essaya de retrouver quelque chose dans son manuel décollé. Une feuille s’était défaite et il essayait de la récupérer entre les pieds des combattants fatigués, tout en tenant son doigt en guise de signe. Polykratès, quant à lui, me semblait être bien coincé. Le Spartiate continuait mécaniquement ses frappes et l’avait amené sur le cercle tiré dans la poussière. Son bouclier s’était défait, il en restait la moitié, il tenait fort la poignée en fer. De temps en temps il frappait avec ce bouclier édenté dont un morceau de bois traînait comme d’une arme bizarre.
Polykratès hurla et vit son sang couler sur son épaule, ensuite sur la poitrine. Il arracha une dorya à un des Naxiens sur le bord et revint et frappa le Spartiate. Pris par surprise, celui-ci réussit de relever le restant de son écu et de parer les frappes mais dût s’agénouiller devant la force de l’attaque. Polykratès cria victoire.
— Faute ! hurlait Kyanéos sur le côté. Faute !
Le Spartiate profita de l’interruption et s’échappa lui jetant une jambière au visage. Polykratès, remontra son javelot dérouté, remis son casque qui avait glissé d’un côté et cria quelque chose, les yeux rouges. J’ai essayé de ne pas rire. Le jury s’approcha.
— Comment s’appelle cette frappe? a demandé le premier arbitre.
Le Spartiate se taisait.
— Afin de recevoir le titre de vainqueur nous devons noter la frappe et les détails la concernant.
— Que t’importe, a risposté le Spartiate, morose. Ecris que j’ai gagné.
— C’est pour les listes avec les meilleurs écoles et le meilleur système. Il nous faut les détails suivants : le mouvement duquel fait partie la frappe, catégorie et situations d’applicabilité, recommandation du gymnaste enseignant, le nom de son père et de sa cité. Le Spartiate était resté hébété, nu, bronzé et maigre, devant le congrès du jury. Il a dit finalement :
— Personne ne me l’a apprise.
— Ah, il faut dire comme cela alors. Cela rentrera au paragraphe suivant, note. Innovation, donc. On préfère d’habitude les frappes répertoriées car si chaque combattant bouge les coudes à sa tête, où va-t-on? Enfin, donne moi l’autre formulaire, il dit à Kyaneos, et reprit : Voyons donc d’abord les situations d’applicabilité…
Le Spartiate semblait perdu. Il s’appuya sur son bouclier en exposant juste sa joue sèche.
— C’est quoi ?
— Selon nos mesurements, la vitesse de réaction est de beaucoup supérieure à nos calculs. Première situation d’applicabilité ?
Le Spartiate ne savait pas quoi dire. L’arbitre expliqua :
— Nous sommes obligés de prendre les renseignements concernant qui motivent l’attribution du prix. La première question… quelle situation?
— Une situation difficile, a dit le Spartiate morose.
— Tu peux détailler ?
— Non.
— Il le faudra pourtant si tu veux être nommé vainqueur. Donc : nombre d’aversaires.
— Un.
— Hm, juste un ? Note : un. Après: de… euh, de quelle ville était l’adeversaire…
— D’aucune ville.
— En quel combat alors…
— Aucun combat.
— Comment ça ?
— Ce n’était pas un combat. C’était un serf, un Lakonien. C’était un Hélote.
Le jury le regarda avec curiosité et soupçon. Il notèrent quelque chose. Je ne sais pas s’ils ont fini par trouver le formulaire adéquate car sur le côté, Pythagoras était en train de haranguer des éphèbes. Il avait dessiné quelques lignes dans la poussière du terrain et expliquait quelque chose à haute voix, comme une suite de pas, comme une démonstration. Pythagoras a dit :
— Tu vois? Purement par le calcul, avec ces lettres réordonnées. Besoin de rien d’autre. Il faut juste prendre ces lettres et les réarranger jusqu’à ce que le problème soit résolu. Pas besoin d’intuition, tout simplement, réorganiser ce fil de symbols; tu peux arriver à la conclusion correcte.
— Ce n’est pas plus simple de prendre le bouclier ?
— Non. Enfin si. Je veux dire : ce n’est pas de la sagesse. Voici la démonstration parfaite de la succession de frappes pour gagner la victoire. Ce que je te montre c’est la vérité absolue. Pas besoin de te demander de me faire confiance; je peux te le mettre devant comme une évidence. Suis le même enchaînement de mouvements et tu auras le même résultat. Même si cela dure un temps, ça vaut le coup. Et cela marche pour tout: pour les stratégies de combats mais également pour les choses des Muses, pour l’harmonie et pour l’âme. Car tout est nombre !
— A quoi ça sert ? a dit l’éphèbe en se grattant le front.
— Ca sert, protesta Pythagoras et sa voix était devenue brusquement étranglée. Bien sûr que ça sert !
Il s’était assis sur la bordure comme frappé et répétait comme pour lui: « Pour moi ça compte ». Ses yeux s’étaient mouillés. « J’ai raison ».
— Tu as raison, vieillard, ils lui ont dit.
Je m’étais assis de son côté, immobilisé par la pitié que m’inspirait. Pythagoras m’a dit alors : Vois, avec suffisamment de temps tu peux tout prévoir.
Il parlait ainsi car Pythagoras connaissait de par ses voyages en Aigyptè et par son initiation aux mystères des Khaldéens les rites de la divination. Pythagoras était, en effet, un homme intelligent et je l’ai trouvé fascinant. Je me suis approché pour lui demander quelque chose me je n’ai pas eu le temps car Polykratès m’avait pris par le revers de la tunique.
— Où est ma tortue, garçon ?
Sa bague. Il parlait en haletant et regardait en arrière vers les hommes de Mnésarkhos. Je savais très bien qui l’avait prise mais je savais aussi pourquoi il en faisait trop. Presque étranglé, j’ai demandé :
— Elle te plaît, Mêtis, hein ?
— Je ne l’ai même pas remarqué.
Il aurait explosé de fureur mais il y avait là tous les geomoroï qui le pressaient :
— Polykratès, lâche ce pauvre garçon. Mnéskarhos vient d’arriver de Iallys. Il nous dit que la mer est pleine des navires Milésiennes qui inspectent déjà les îles avec des envoyés Mèdes. Voici son fils, Pythagoras, qui vient tout juste de rentrer de ses voyages. Polykratès, à ce que je vois tu ne portes pas la tortue que t’a faite cadeau Mnésarkhos. Où donc est ta bague ?
Mon maître alors m’a fixé d’un de ces regards. Je me suis caché du côté du sage aux cheveux argentés. Les géomoroï ont continué :
— Polykratès, comme toi nous sommes des propriétaires à Samos et les terres nous appartiennent et les nefs nous les mettons ensemble pour les incursions, aux côtés de ton vénérable père, le prudent Aiakès. Les nefs de Samos sont nos nefs aussi et, tout comme vous, de notre négoce et de nos pillages nous faisons dîme au Héraïon. Mais tu dois nous entendre. Nos amis de Milétos savent entendre raison. Cela n’a pas de sens de faire une guerre à leur flotte qui est aussi nombreuse que la nôtre. Il faut faire la paix avec le Mède.
— L’oracle seulement peut le dire, a dit Aiakès.
— Père… a essayé Polykratès.
— Avec tout le respect, Aiakès, tu connais l’état d’oracle.
— Il faut le raviver.
Il a dit, décis, et les aristoï se sont consultés entre eux pendant un moment. Raviver ? Comment ?
— Pourquoi tu ne portes pas la bague que t’as fait présent Mnésarkhos ? a insisté quelqu’un, suspicieux. Tu sais qu’il ne va pas apprécier.
C’est alors qu’Aiakès m’a fait signe et je suis venu auprès de lui.
— Mnésarkhos est mon ami, a dit Aiakès et la tortue qu’il a fait à mon fils est un présent précieux. Et voici ce que je fais pour mes amis.
Il m’a pris par la nuque, il m’a mené près de Pythagoras.
— Il est à toi, fils de Mnésarkhos. Cadeau.
C’est de cette façon que je suis devenu l’esclave de Pythagoras. Pendant un bon moment je n’ai pas compris la décision brusque d’Aiakès. Il faut savoir que la tortue entaillée sur la bague en éméraude était le travail de Mnésarkhos même, car le Syrien dans sa jeunesse avait été tailleur de pierres précieuses. En me voyant du côté de Pythagoras, Polykratès ne me semblait avoir aucun regret. Moi non plus, je l’avoue. Ce sage maigre aux cheveux longs et argentés me semblait suffisamment intéressant. Je me suis assis à ses côtés et j’ai suivi le débat des Samiens.
— Il faudra choisir, Aiakès: la puissance du Mède voisin ou l’arrogance de l’éloignée Spartè.
— Mnésarkhos, l’oracle seulement nous dira ce qu’il faut faire.
— Tu sais ce qu’il répond d’habitude. Dis-lui, Polykratès, ton père est homme honnorable mais il cherche trop tous les bon signes avant de prendre une décision.
Mais Aiakès a mis la main sur l’épaule de son fils; il comptait sagement sur l’alliance avec Lakédaimon. Cela permettrait à Samos de garder sa liberté, avec protection Spartiate.
— Je peux raviver l’oracle, j’ai entendu Pythagoras dire.
Mais il l’avait dit tout bas et, comme on criait fort autour, personne ne l’avait entendu :
— Ce n’est pas simple ! on disait. Ce que dit l’oracle se réalise. Toujours. Si pas aujourd’hui, demain ou le jour d’après. Nous devons absolument raviver Branchidaï.
Alors Pythagoras s’est levé et a dit à voix haute et plus décidé :
— Je peux raviver l’oracle !
Il a dit et les geomoroï on fait silence et l’ont regardé avec curiosité. Ils ont regardé ses dessins et ils se sont gratté les fronts car ils ne connaissent pas la science. Ils se sont tut alors, respectueux. Aiakès a hôché les épaules, avec un petit sourire au coin de la bouche.
— Il peut raviver l’oracle, a-t-il dit de biais envers son fils.
Polykratès a baissé les bras, découragé. Aiakès l’a pris par les épaules […]
[…] les jeunes apprennent les combats alors que lui il veut enseigner la doctrine de l’immortalité de l’âme et les modalités qu’il appellent mathématiques pour percer les mystères de l’âme. Je ne m’en étais jamais aperçu avant mais j’avoue qu’après avoir fréquenté Pythagoras j’ai réalisé avec honte combien ces Ioniens sont peu instruits, que ce soit dans le domaine des figures, des harmonies, des nombres ou dans toute autre doctrine. En général il me semble qu’ils n’ont pas de penchant particulier envers l’apprentissage car non seulement ils connaissent mal les lettres, juste assez pour tenir la comptabilité des transactions, mais ils affichent en général peu d’intérêt envers les sciences que Pythagoras tient en haute estime. Ils célèbrent leurs festivals et ils transforment chaque occasion en concours gymnastique et c’est tout. Pythagoras passait le plus beau de son temps sur les marches de ce même gymnasion que Polykratès, après s’être emparé de Samos, a démoli par la suite, afin que les fils des geomoroï ne puissent plus se retrouver groupés. Mais chaque chose à son temps car aujourd’hui partout dans les villes des Grecs fleurissent les gymnasia.
A distance des combattants et appuyés contre le pied de la colonne, nous étions accroupis sur les marches de la stoa dans un silence que j’aurais aimé briser. Pythagoras regardait la poussière et moi je le suivais des yeux. De temps en temps il devenait incompréhensible, il ramenait son menton vers la poitrine et restait en l’état pendant un moment sans rien dire ou juste en marmonnant quelque chose d’incompréhensible. J’attendais que ça lui passe en dessinant moi aussi des figures dans la poussière. En relevant la tête, Pythagoras a dit :
— Qui va me payer dans cette cohue de vulgaires où personne ne s’intéresse aux mystères et aux choses les plus nobles qui soient ?
Je lui ai tendu la petite pièce en élektron que je tenais de lui. Car, malgré ce qu’ont prétendu plus tard certains des suiveurs de son établissement à Krotona, c’est moi qui ai été son premier élève. Nous étions les deux là, comme déshérités et regardions les éphèbes se battre avec acharnement dans le soleil qui chauffait le métal des jambières et des casques au point que chaque contact était accompagné par le grésillement d’une brûlure. Les corps oints et brûlés par le soleil, l’huile qui se mélangeait à la transpiration et rendaient les corps luisants, les cuisses cabrées, les casques étouffants avec leurs crêtes hautes et les queues rouges qui trainaient de la tête jusqu’à la poussière. Nous les regardions faire, fatigués, et on n’avait pas envie d’autre chose que de dessiner des lignes. Ils aimaient se battre, on le voyait, ils étaient bien nés, ils maniaient les javelots, ils savaient se cadrer en rangées, ils savaient percer, ils avaient l’habitude de commander.
Les aristoï ont tout. Les bons, les beaux, les riches, ils appliquent la loi et tout leur va. Ils sont la loi, ils la portent en eux. Il a été fait comme ça que l’homme ait tout ou qu’il n’ait rien, je me disais avec amertume. De l’autre côté il y avait nous méchants, indigents et rancuniers. Pythagoras mon maître, malgré les nattes qu'il s’était laissé pousser, laid comme la nuit et maigre, avait la tête vacillante d’un mendiant. Quand il parlait a une femme on dirait qu’il fanait et son corps devenait mou et translucide comme celui d’une méduse. On n’était pas faits pour régner sur Samos nous, on n’était pas faits pour régner sur quoi que ce soit d'ailleurs, mais il me semblait qu’on était bien du monde nous aussi, ce n’était quand même pas pour rien, on avait nous aussi ce scintillement de vie comme les autres et tout comme les autres nous pouvions nous étonner de la ligne fine qui sépare la mer du ciel. Il ne faut pas oublier comment dans le temps, à Spartè, la divine Démèter aux blonds cheveux à rendu la femme d’Aristôn belle, d’où elle était la plus laide des femmes de Lakédaimon. C’est ainsi qu’elle est devenue la femme d’Aristôn le roi Europontid de Spartè.
Les éphèbes risquent leurs vies sur les navires tous les étés dans les incursions de chaque été en Rhodes, en Ikaria et jusqu’à Naxos et Rhénaïa. Les meilleurs pirates de l’Egée sont de Samos, et, depuis la trêve de Milétos, les commerçants aussi. Des fleuves d’argent coulent dans les trésors des geomoroï et dans les trésoreries de nos temples et les bonnes familles regardent leurs fils grandir le javelot de fer à la main. Les mères se maîtrisent un tressaillement lorsqu’ils partaient mais de courte durée car la mer était la nôtre alors, les îles levaient les ponts et fortifiaient leurs murailles lorsque nos navires surétagées se montraient auprès de leurs côtes. Il suffisait que Polykratès jète l’ancre au large de Karpathos pour que le tiers de leurs rentrées en argent revienne à Samos. La Ionie prospérait toute et tous les anciens temples moisis avaient été rasés et on en bâtissait des nouveaux. La guerre et la piraterie faisait la gloire des geomoroï et nous était refusée à nous qui occupions les marges de ce monde éblouissant ou les grands navires manoeuvrés par les populations des faubourgs transportaient les brillants hoplites avec leurs boucliers lourds.
Nous n’aimions pas les javelots. Tout le monde nous raillait lorsque nous tirions avec maladresse dans la poussière les boucliers ébréchés et lourds qu’on nous livrait pour exercer; à côté d’eux, il fallait nous voir, dénudés jusqu’à la taille, chétifs et maladroits. Nous venions au gymnase parce que tout le monde y venait, autrement nous ne prenions plaisir aux combats et la vue du sang et des blessures nous faisait mal. Pourtant, tels que nous étions, nous voulions compter pour quelque chose. Les temps étaient grands en Ionie à cette époque, en chantier, avec ses nouveaux sanctuaires blancs qui poussaient de partout. Nous avions une certaine idée de nous-mêmes, qui n’était ni très grande et ni très particulière. Et, sans savoir précisément ce qu’elle était encore, accroupis dans un coin de la palestre, je regardais Pythagoras dessiner dans la poussière. Il aimait ça, que quelqu’un le regarde, et moi j’aimais bien les regarder aussi car j’avais bien l’impression qu’il y avait quelque chose dans ses dessins.
Nous ne commandions personne et nous n’avions pas d’esclaves. Enfin si, Pythagoras en avait un, moi. Aiakès m’avait offert, pas tellement pour faire plaisir à Pythagoras, qu’il connaissait à peine, mais plutôt comme signe de bonne volonté envers son père, Mnésarkhos le Syrien, tenu en haute estime par tous les propriétaires à Samos. C’était un cadeau qui à la fois me séparait du courroux de Polykratès et des problèmes que le vol de bague lui avait causé; d’un autre côté son acte l’approchait de Mnésarkhos qui, malgré le fait qu’il ne fréquentait pas beaucoup son fils pour les raisons que je vais éclaircir par la suite, voulait qu’il soit honoré par les autres; enfin, son acte lui permettait de tenir un oeil sur cet expert des mystères qu’il comptait employer dans la refonte de Branchidaï.
— De toute façon rien n’a de l’importance... j’ai dit, triste. De toute façon, personne ne comprend...
J’avais moi aussi la tête lourde de pensées. Il s’est tourné vers moi et j’ai senti dans son regard les lueurs de l’amitié. Je n’ai pas compris. J’étais un étranger alors que Pythagoras fils de Mnésarkhos comptait pour un Ionien car il parlait le dialecte soigné des Samiens.
— Trouve une fille.
— Elle cherchent des guerriers.
— Fais-toi guerrier.
— J’ai très mal. J’ai mal tout le temps.
— Où?
Je lui ai montré ma poitrine.
— Aux côtes?
— Au-dessous.
— Au coeur ?
— J’ai mal à l’être.
Pythagoras m’a dit alors : rappelle-toi, garçon, l’histoire de Battos, roi de Kyrènè. Ce Battos était un garçon de basse extraction et menait ses moutons dans les pâtures de l’île de Théra. Parmi les garçons de son pays il avait cette particularité qu’il bégayait. Lors de son dix-septième anniversaire, comme les autres garçons, il a été envoyé à Delphi par le boulè de l’île. Battos a dit, à son habitude, qu’il n’avait aucune question particulière à poser à l’oracle, ce qui a étonné assez les Anciens. Mais la coutume de l’interrogation est tellement établie chez les gens de Théra, et généralement en Krètè et aux alentours de Kydonia, que l’Ancien lui a demandé expressément d’entreprendre le voyage, sous peine de ne pas être admis parmi les hommes au marché. Battos a donc entrepris le voyage. Sur le bateau il a compté ses doigts, il a compté ses moutons. Des jours sont passés sur la mer, des nuits aussi, devant les côtes de Thyréatis une tempête les a surpris et Battos, qui n’avait pas l’habitude de voyager sur la mer salée et houleuse, a pris peur. Il s’est demandé qu’est-ce qui comptait vraiment dans sa vie et il est arrivé à la conclusion que s’il n’était pas bègue les gens le regarderaient autrement. Il devait donc demander pourquoi il bégaye.
Il a monté les côtes escarpées, il s’est retrouvé sur les marches de l’autel, devant la Pythonesse. Elle lui a demandé des choses sur lui. Battos, le bègue, parlait ce dialecte dorien que parlent les habitants de Théra. La Pythonesse lui a prescrit ni plus ni moins que d’aller fonder une ville en Libye, à l’endroit précis où s’écoule le ciel. Battos n’a pas compris. Il connaissant bien ses pâturages et ses moutons, lui. Il a regardé derrière pour s’assurer qu’on parlait bien de lui. La prophétesse a éclaté de rire. Moi ? il a dit, maladroit. Toi, oui. Moi je suis berger, madame. Battos a scruté avec la curiosité d’un garçon de la campagne les recoins sombres du temple derrière la Pythonesse. Sans doute il devait y avoir erreur. Lui ce qu’il pensait faire c’est de vendre ses fromages dans le marché à Théra avec les autres et puis voilà, qu’ils arrêtent de le traiter comme un petit berger de rien du tout et qu’on prépare le comptoir le matin et qu’il le ferme le soir et qu’il puisse montrer son troupeau devant les autres qui maintenant le raillent. Selon ses calculs, au bout de deux ans, d’après ce qu’il avait calculé, il aurait pu en acheter un bélier de reproduction ce qui le permettra d’augmenter la taille du troupeau de manière significative.
Des paroles de l’oracle il ne comprenait rien; il allait s’esclaffer mais voyant les autres garçons pris d’effroi, comme devant un examen, comment ils se regardaient les uns les autres terrifiés, il s’est dit que cela devait être important. Ce sera tout, à dit la prophétesse. Sache que Phoïbos à l’arc loin perçant te retrouvera et te visera là où que tu te caches, au plus profond cachot de tes montagnes.
Battos est revenu irrésolu dans son île avec ses compagnons. Pendant un temps il a pensé à l'oracle mais il n’osait même pas rêver que c’était pour lui, tellement cela lui paraissait incroyable. C’est vrai qu’en Libye il y a des pâtures vierges, où, même avec un petit troupeau assez vite il pourrait faire fortune, car là les meilleurs pâturages ne sont pas déjà prises par les gros propriétaires comme ici à Théra. Autant rêver de devenir roi.
Au fait, c’est ce que l'oracle lui proposait. De devenir roi en Libye. Les kosmos du conseil de Théra le lui rappelait. Il ne faut pas prendre à la légère ces mots. Mais comment s'y prendre ? il se demandait. Le problème c’est que je n’ai jamais fondé une ville avant. Les autres avaient reçu des oui, des nons, des lots. Battos, de retour à Théra se bagarrait encore avec ses moutons et avec son indigence. Non seulement ses affaires marchaient mal mais l’île entière allait mal. Il ne pleuvait plus depuis des années, la sécheresse s’était installée, la famine faisait des ravages. Le boulè alors a envoyé à Delphes et lorsqu’ils sont rentrés Battos s’est vu cherché par les importants de la ville. Lui, Battos, avait été appelé devant le basileus.
— Lis.
Il serait mieux et préférable d’aider Battos à fonder une ville en Libye. Tu t’appeles bien Battos, n'est ce pas? Bizarre nom. Battos ? Il y a pas de Battos ici, personne, il n’y a que toi; comment choisit Phoïbos ces hommes, je ne sais pas. C’est de ta faute qu’il y a cette sécheresse, mon ami, a dit le roi. Il fallait faire précisément ce que l’oracle t’a demandé de faire. Vois : deux fois cinquante gens avec leurs nefs. Vois ces troupeaux de moutons bêlants. Vous irez vers la riche Libye; vous y bâtirez ville.
Les yeux de Battos brillaient. Il avait là plus de moutons qu'il n’avait jamais eu, lui et ses voisins pris ensemble, et des bateaux rapides à sa commande.
— J’ai demandé au dieu de m’aider sur mon bégaiement, à dit Battos. Il m’envoie en Libye.
Delphi l’envoyait donc fonder une ville au delà de la mer. Et cela a été Kyrènè la bien fondée, la riche ville Libyenne, dont il a été le premier roi. Il a recompté les jours, les moutons et les années, sur ses mêmes doigts. Des années après, le basileus de Théra a visité Kyrènè, qui était maintenant établie et entourée de palissade forte est respectée par ces peuplades Libyennes qui avaient essayé à plusieurs reprises de repousser à la mer les Thériens installés. Et, Battos ne bégayait plus.
Ayant fini son conte, Pythagoras s’est tut. L’espace de son histoire j’avais oublié mes soucis. Je l’ai regardé avec attention : c’était en vérité un homme étonnant. Plus tard on a raconté à Métapontion une histoire que pour ma part je ne crois pas mais que voici. Erè la déesse aux bras d’ivoire avait coutume de passer sont temps sur l’arbre où elle a été née, l’arbre de lygos, ici même à Samos, malgré ce que te diront les Argives, ici où l’on voit encore la souche du vieil arbre sur un côté du temple. On dit que lorsque Pythagoras était enfant, sa mère l’avait laissé pendant le festival sous cet arbre et la déesse l’avait retrouvé dans le panier et, tombant sous le charme du petit elle l’avait pris dans ses bras et lui a donné à boire de son lait divin. Zeus, dit-on, saisi par jalousie est apparu et dans un excès de colère il a arraché le panier à Erè et l’a claqué par terre en l’interrogeant pourquoi elle gâche le don des immortels sur un enfant quelconque. Dans sa colère, Zeus le Taureau a enfoncé l’une de ses cornes en airain dans la cuisse du petit et a emporté son épouse de force. Lorsque le petit Pythagoras se débattait entre vie et mort, Kybèle la Phrygienne, qui se trouvait être pas loin entourée des Korybantès, s’inquiétant de la querelle, est venue voir ce qu’il en était. Tenant le petit dans ses bras, les larmes de Kybèlè lui ont guéri les blessures et rhabillé la cuisse en or. Ceci sur la cuisse en or de Pythagoras.
Il voulait se construire une école en Ionie où il voulait répandre l’enseignement qu’il avait apporté de Babylon. Il avait d’abord demandé à Aiakès l’amphithéâtre du vieux gymnasion de Samos, et, comme les Ioniens ne s’empressaient pas à ses cours mais préféraient les combats, les courses et les chevaux, il traînait maintenant dans le nouveau à côté des athlètes. On le voyait s’entretenir avec Anakréôn le Téosien qui passait sans souci avec ses cheveux bouclés et huilés, le nez rouge, les yeux tuméfiés, son ventre dessiné et ses airs de vieux jeune homme grassouillet et accompagné par des belles esclaves, toujours en doux état d’élévation car il appréciait trop le vin sucré de Khios.
Pythagoras s’était enfui de la maison lorsqu’il avait dix-huit ans après une raclée de Mnésarkhos. La nuit, en marge de la ville, vers le Héraïon, on peut voir encore les lumières du Milétos, au delà la baie de Latmos. Quand j’étais petit, il me disait, Milétos était libre et les deux villes se faisaient signe la nuit avec un jeu de feux sur le cap Mykalè. Il était parti tout droit, sans regarder en arrière, de l’autre coté, l’Asie, il a lâché ses vêtements. Au milieu du détroit le courant allait le noyer si la barque d’un pêcheur Karien ne l’avait pas sauvé. Il est resté fatigué sur les cailloux de la plage, a regardé le coucher du soleil, ça lui a semblé plus ensanglanté que les levées auxquels il était accoutumé dans ses nuits sans sommeil. Il m’a parlé de Phérékydes, son ami avec lequel il parlait cette langue, le syrien, c’était la langue de son père qui lui semblait tellement prestigieuse car c’est cette langue que Mnésarkhos ne parlait pas jamais avec les autres geomoroï Samiens mais uniquement avec ses visiteurs occasionnels, marchands et hommes de guerre venus d’Asie ou du côté de Kypros. Mais il ne s’était pas intéressé au commerce de Mnésarkhos ou bien Mnésarkhos avait eu ses raisons pour le tenir éloigné; il s’était senti étranger. Beaucoup parmi ses amis s’établissaient à leur maison avec une femme, élevaient leurs enfants, se disputaient avec les voisins, allaient à la guerre et sur les nefs dans les incursions ou bien restaient chez eux à s’occuper de leurs affaires. Certains paraissaient heureux, certains étourdis par le travail mais chacun à sa place. Il aurait aimé se trouver un but depuis l’enfance mais le but des autres l’ennuyait, il lui semblait mesquin et sans grand intérêt et c’est de cette manière qu’il avait commencé à s’intéresser aux mystères.
Pythagoras a dit : la mort est une porte. J’ai été bouleversé par cette idée car c’est précisément ce que pensaient les femmes Thraces : c’est ce dont je me souviens, quand elle pleuraient pour les bébés qui venaient au monde et se rejouissaient pour les morts qui la quittaient tout en se pensant immortels. Mais Pythagoras avait aussi une clé de sagesse à son argument. Chaque entreprise humaine, il montrait, porte son empreinte fatale. Prends les routes risquantes que nous faisons tous les jours: dis-moi, combien de gens ont cru Kolaïos mort pendant les années de son absence ? Ce Kolaïos, le Samien connu dans les îles pour avoir atteint le premier Tartessos et qui avait passé ensuite au-delà du pays de Rhadamantos où la mer se verse toute en Okéanos et où certains font habiter des immondes créatures. Il était allé dans ses voyages qui l’avaient amenés aussi loin que les îles Kossitorides où travaillent sans cesse devant leurs fourneaux les ouvriers de l’airain. Sur le chemin de retour ses nefs pleines avaient été repoussées par les vents forts des côtes Libyennes et ainsi ils n’a pas pu se frayer chemin afin de rentrer à Samos; ils ont alors débarqué et ils ont consulter l’oracle de Zeus à Buto qui leur a fait réponse que les vents n’allaient pas s’arrêter et leur a ordonné de s’établir en Aigyptè et y faire fortune. Ils ont alors déchargé le métal de leurs nefs dans le large port de l’emporion de Naukratis où les Grecs ont liberté d’acheter, de vendre et de s’établir. Il s’y est établi et a pris femme avec moustache parmi les Aigyptiennes; une femme qui ne disait jamais rien, ils mangeaient ensemble le soir sans bruit et ils se levaient de la table et sa femme ramassait silencieusement les couvercles et se mettait dans le coin la tête baissé et c’était tout; le lendemain tout recommençait. Au bout d’un certain temps Kolaïos en a eu assez. Il est allé dans son pays pour amener du vin et délier la langue de sa femme. Il a récupéré les grosses amphores vides que jètent les marchands et il les a rempli avec l’abondant blé aigyptien. Comme il estimait avoir respecté l’ordre de l’oracle, il a repris le navire et a navigué vers Samos. Il a vendu ses graines le premier jour et le lendemain les vases pansues étaient pleines de ce vin samien, fort et sucré et enivrant, juste bon à descendre dans la cave et à sortir frais en plein midi lorsque le soleil frappe fort. Pendant ses soirées il faisait les comptes avec sa femme qui continuait à rester muette : il avait pris le blé dont abondait l’Aigyptè où ni les cochons n’en veulent. De l’autre côté à Samos le vin se verse par terre quand il est chaud par indolence, plutôt que de le descendre dans la fraicheur de la cave. Il a pris ce que personne ne voulait et l’a amené où il y avait manque. Il tenait devant soi le résultat de son voyage, l’argent dur, étincelant, noirci sur les marges. Comme il aimait le voyage c’était comme s’il avait reçu un cadeau : recevoir de l’argent pour faire ce qu’il aimait, voyager. Il est rentré dans l’île de Samos et a pris une belle femme et c’est de sa lignée que descend Aiakès, ton ancien maître.
Combien, continuait Pythagoras, ont cru que ce Kolaïos allait à sa perte ? Ainsi, il m’expliquait, l’âme souffre une suite sans fin de réincarnations à travers les époques historiques, ce qui faisait que lui, Pythagoras, avait été auparavant Euphorbos le fils de Panthoos, le vaillant combattant Trojan qui avait combattu Patroklos l’ami chéri d’Akhilleus. Il disait et moi, épris par ses paroles, j’ai réalisé brusquement que d’autres Samiens s’étaient rassemblés autour pour écouter et Pythagoras parlait et les Ioniens écoutaient en se grattant le nez. Car les Samiens, il me semble, Kyrnos, parmi les races hellènes, sont particulièrement dépourvus de tout frisson métaphysique. Ils se consultent entre eux, ils font le marché, ils dissipent les ragots et vivent sous le soleil abondant de leur patrie sans se poser plus de questions que cela. Ils ne s’intéressent pas aux mystères, ils s’intéressent plus à se construire leurs rangées de nefs à quarante et à cinquante avironneurs des deux côtés qui puisse atteindre la bouche d’Aigyptè en deux jours; ils s’intéressent à répandre la terreur parmi les Kyklades se faisant ainsi obéir par les habitants des îles; ils s’intéressent à faire multiplier leurs gains, repousser l’intérêt des autres marchands au plus tard et louer avec le même argent cent cinquante mercenaires Lykiens pour assurer la sécurité de Délos, l’île rincée par les vagues, la maison sacrée qui a vu naître Phoïbos. Soumettre les îles et les côtes, voilà ce que cherchent les Samiens et non pas le mystère du monde. Mais on ne choisit pas la terre où l’on est né, soupirait Pythagoras; et il a dû faire avec ses concitoyens et il les a rassemblés dans la salle du théâtre et il leur a enseigné les doctrines.
Pythagoras a dit : la mort n’existe pas. L’âme est, par voie de conséquence, immortelle.
— Qu’est-ce que l’âme ? j’ai demandé.
Car les poètes n’en parlent jamais. Ils parlent de batailles sans fin, ils parlent de navigations pleines de merveilles, mais, à ma connaissance, ils ne parlent jamais d’âme. Il s’est retourné, fâché. J’avais posé la question devant les autres auditeurs. « Stupide », je l’ai entendu marmonner. Pour ma défense, Kyrnos, je peux dire qu’à l’époque je n’étais pas instruit dans les doctrines. C’est terrible comme dès que j’ai quelque chose à dire il se trouve que c’est une bêtise. Il s’était arrêté, fâché. J’étais vraiment désolé. Je me suis expliqué:
— Ce que je ne comprends pas c’est que si la mort est illusion, comment se fait-il qu’il y a des cadavres, des gens qui meurent, vraiment ?
J’étais désespérant mais Pythagoras a pris la peine de me répondre, avec douceur, en mettant la main sur ma tête et en regardant les autres :
— Les prisons s’écroulent, des plus étroites aux plus grandes. La dernière qui s’écroule c’est la prison du corps. L’âme alors suit ce qui lui a été destiné. Personne n’est jamais mort pour s’être embarqué sur une nef, même s’il a peur de la mer. Toute mort est une libération. Ce qu’on appelle communément la mort n’est qu’illusion : l’âme change de corps, l’âme trouve un autre endroit qui pourra mener son existence à bout.
— Qu’est-ce que l’âme?
Mais j’ai tout de suite couvert mes lèvres; ma bouche avait parlé toute seule, j’avais oublié, bête, j’avais déjà posé la question. Je me suis tut alors avec honte et Pythagoras avec douceur ne m’a pas réprimandé. J’avoue qu’à l’époque j’ignorais presque tout des mystères. Il y a tellement de connaissances, Kyrnos; décidément, tout n’est pas dans les écrits. Ce jour j’ai été fier car j’avais découvert avec des arguments irréfutables que j’étais immortel comme l’avaient toujours supposé mes ancêtres.
Pythagoras a dit: mon grand-père m’a ouvert le livre. C’était lui qui lui avait ouvert cette langue asiatique, la langue de son père. Il avait grandi en écoutant une langue qu’il ne comprenait pas. Son grand-père, chercheur des mystères, solitaire et mesuré. Mais son école avait été l’étranger. Dans le temple de Baal en Sidon les mystères lui ont été dévoilés. A Delphi la prophétesse même lui avait déclaré qu’il portait bien son nom et qu’il serait donc la bouche de Pythô.
Je lui ai fait remarquer que les élèves qui le suivaient étaient maigres, égarés et mal en point. Pythagoras a dit: dans mon école les contraires viennent ensemble, on y trouve de ceux qui aiment le monde pour son bien et pour son mal et ceux qui étaient petits et ceux qui maintenant sont grands.
Pythagoras a dit: le monde ne nous donne pas les formes parfaites, nous devons les créer; regarde autour, tout a une forme indéfinie, des ovales allongées, complexes et imparfaites, prend ton bâton, sors de Samos, chemine vers le bord de la mer; la nature est imparfaite, regarde la forme d’un arbre. Quelle forme est-ce ? Pas un cercle, pas un triangle. Surtout pas un carré. Aucune forme simple. La perfection est dans la simplicité et la simplicité est l’esprit de l’homme. La nature est complexe, l’esprit de l’homme uniquement peut produire la perfection; mais pas de n’importe lequel mais d’un homme à l’esprit sobre; la ligne est droite, les courbes, parfaites.
J’avoue que je regardais les filles passer à l’époque et les pensées qui se sont présentées je n’ai pas osé les formuler par peur de me retrouver inadéquate. Mais, en règle générale, j’étais assez d’accord avec mon maître et il me semblait qu’il avait ce don que ses mots étaient toujours saisissants, d’une façon ou d’une autre.
Pythagoras a dit : tout le monde aime la vérité; tout le monde ne connait pas la vérité.
Pythagoras a dit : je me souviens quand j’étais enfant, j’étais noyau, j’étais chien, j’étais herbe; je me souviens quand j’étais substance noire et frémissante. […]
[…] nous nous promenions dans le port, sur le chantier de Aiakès où gisait le squelette en bois d'une trière, construite jusqu'à la moitié seulement, une nef monstrueusement grande à côté de la paisible rangée de barques creuses des pêcheurs qui chômaient dans le port.
— Plus rien n’est comme avant, a dit Pythagoras. Tout est grand maintenant. Quand père a acheté sa première nef, Euthymadidas le Korinthien lui a prêté le bois et le bronze pour la construction. Il lui a payé la moitié, a pris le plan, a travaillé un mois avec son frère pour le construire puis est parti aussitôt à Korinthos pour amener de ces pots à ses amis Sidoniens. Dans ces temps chacun se construisait sa barque. Il a amené des petits verres et de la peinture rouge, ils ont peint la nef et l’ont laissé sécher; ils les ont regardé sidérés. Quand elle est plongé dans l’eau, mon père a fondu en larmes et mère lui tenait la main et, autour d’eux, je ne savais pas quoi faire mais j’avais le sentiment qu’il s’était passé quelque chose de très important. Maintenant les gens travaillent pour des nefs qui ne sont pas à eux. Ils ne savent pas pour qui, ils ne savent pas à quoi sert leur travail.
Pythagoras a dit : dans un rapport inégal, le plus d’être se punit avec l’équivalent en oppression.
Pythagoras a dit : qu’est-ce que tu sais faire? J’attrape des serpents, j’ai [répondu…]
[…] dans le port où gisent les stèles dédiés par les Aigyptiens: il regardait l’inscription avec fascination et me l’épelait : tu vois, c’est marqué : a-nge-po ; quelle belle langue ! Ses yeux brillaient il était content et continuait le déchiffrement, regarde, ici […] Les Aigyptiens quand ils rencontrent un prodige refont l’expérience encore et encore pour comprendre comment il fonctionne. Lorsqu’ils trouvent un animal non-répertoiré, il le dissèquent et le torturent jusqu’à ce qu’ils prennent note de son fonctionnement car ils se prennent pour les êtres les plus intelligents de la terre entière. La créature vivante finit par mourir avant qu’eux aient pu comprendre quoi que ce soit. Mais ils prennent fierté à garder des enregistrements de leur recherche dans des rouleaux poussiéreux et incompréhensibles; j’ai eu l’occasion de les consulter et je les ai trouvé sans utilité et sans applicabilité, juste la marque d’une curiosité maladive; outre cela, personne ne les comprend et personne ne les consulte. Après, ils s’ennuient et passent à d’autres prodiges. S’il n’y a pas de prodiges, ils regardent le ciel. S’il n’y a pas des prodiges sur le ciel non plus, ces officiant Aigyptiens pouffent tristounets et ils se préparent une boisson à base des racines d’une herbe aux fleurs violacées qui pousse dans leurs contrée et qui donne une infusion de couleur verte mélangé au bleu; et ils l’avalent et ils inspirent l’air du coucher de soleil profondément comme si, pour une fois, ils découvraient un parfum à part. Des fois, certains avalent la même boisson même les années où il y a des prodiges, toujours pour s’occuper à quelque chose, même à dose double. Il n’y a pas vraiment des règles, je pense, ils sont épris par cette boisson dont la recette secrète ils se lèguent les uns aux autres. Ce sont là les étranges coutumes des habitants des berges du fleuve d’Aigyptos. Je trouve qu’en général ce sont des gens qui s’ennuient beaucoup, qui bénéficient de la nourriture trop abondante de leur pays. Sinon, ce sont des gens religieux, et avec excès, et, outre les dieux qu’on vénère habituellement en Hellas ils adorent également Aphroditè l’Etrangère. Les hommes y pissent accroupis alors que leurs femmes font la même chose debout. Ils mangent à l’extérieur et ils amassent leurs excréments dans la maison. Ils font tout à l’envers et ils sont généralement superstitieux, et avec excès. Note mon Kyrnos que ce ne sont pas mes mots ici et que je ne fais que les reprendre des hommes qui ont vu plus loin que moi.
Pythagoras a dit : vous ne mangerez pas les fèves.
Pythagoras a dit : C’était un temps où cela occupait tout mon temps, parler la langue sacrée de l’Aigyptè. Et je l’ai oublié, c’est étonnant.
Je le voyais parler avec passion et je me suis dit que je m’étais fait un ami dans la personne de ce Pythagoras fils de Mnésarkhos. Je n’avais pas voyagé comme lui. Il m’a posé des questions, je lui ai parlé de moi. Il a cherché mon regard trouble, il a écouté mes errements. Il me semble qu’il persistait quelque chose qui ne lui plaisait pas. Lui, fils du riche Mnésarkhos, le géomoros Samien, moi son esclave. Il me semblait que la lueur d’amitié ait disparue de son regard. Je lui ai parlé du mal de pays que j’éprouvé. Pythagoras ne m’a plus parlé comme avant. Il a voulu connaître tous les détails sur le fait que j’étais étranger et comment je suis devenu esclave d’Aiakès.
Pythagoras a dit : ce sont les larmes de ses puissants qui comptent le bonheur des peuples.
Pythagoras a dit: je te prendrai la côte et je te prendrai le dieu et je le ferai mien; et je lui apporterai des sacrifices et je fixerai mon regard au loin en attendant les nefs creux des Ioniens.
Pythagoras a dit : dans le silence il n’y a pas de mots; dans le silence il n’y a pas de dieux.
Pythagoras a dit: je veux être enterré sur les cîmes de montagnes, proche du nid de l’aigle et non pas dans des fosses communes comme le vulgaire.
Pythagoras a dit : tout est nombre. Il m’a montré ensuite la harpe et ses longueurs successives; il m’a montré le rapport subtil entre les proportions des cordes et l’harmonie de leur son.
Pythagoras a dit : si la musique qui oint ton âme est harmonie des nombres, si le mouvement des orbes dans les cieux suivent l’harmonie des nombres, la proportion de nombres est la danse des nombres; et c’est une musique qui dépasse nos oreilles mais qui nous entoure; nous devons aiguiser nos esprits afin de la percevoir et danser sur ses rythmes car ce sont là les Olympiens qui jouent leurs harpes et peut-être le monde n’est qu’une danse à leur musique et tout ce que nous voyons, les étoiles et la marée, suivent le rythme de cette danse. Et cette danse est le nombre. Note que, même dans la musique, qui, parmi les dons des Muses, est le baume de l’âme, le son est nombre. L’âme aussi donc, qui se réjouit de ces rapports, doit être nombre et l’harmonie du monde doit nécessairement être l’harmonie des nombres. Regarde cette succession de sons, et il me chante une chanson. Belle chansonnette, j’avoue. Et il me dit : ce qui te semble beau est beau parce qu’il y a une harmonie des nombres des longueurs des cordes. Tu vois? Il me montre. La beauté, le nombre. Il n’y a que le nombre, même dans les plus profonds ressorts de l’âme.
Or il se trompe.
Car il me semble qu’il n’y a nombre que s’il y a quelqu’un pour compter. Et encore s’il n’a que cela a faire. De plus, certains nombres sont vraiment grands et il en faudrait une éternité pour les compter. Les nombres de l’âme, ceux qui intéressent tellement Pythagoras, sont toujours des nombres grands comme ça. Même le nombre d’un seul rire. Le nombre d’un rire, il n’y a pas assez de temps dans les trames de Khronos pour le compter. Et il y a beaucoup de rires, même à Samos. Et au-delà. Et des pleurs aussi, chacun avec son nombre. Combien d’éternités cela fait, en tout, déjà ? Qu’importe ? Une seule éternité perdue à compter suffit car déjà on y a perdu sa vie. L’âme n’est pas dénombrable et, au juste, nous avons des meilleures choses à faire il me semble dans cette vie que de compter.
Mais lui il veut tout contrôler pour, dans sa tête délirante, tenir les forces ultimes de l’humanité. Il cherche le nombre mais le nombre n’est pas la vie. La vie est bonheur et douleur. Pourtant il cherche le nombre en tout, il veut tout comprendre. Son savoir n’est pas partagé mais c’est un instrument de pouvoir. Il dit que ce n’est pas juste la musique qui est réductible aux nombres mais c’est l’âme même et ses ressorts les plus intimes. Tout dérive des nombres, il dit.
Mais au-delà du nombre guette Pythô et Pythagoras n’aime pas la douleur de sa morsure. Qui l’aime ? Il fait tout pour l’éviter, le fils du riche Mnésarkhos. Il se présente avec ses longs cheveux de Ionien, vêtu de sa tunique samienne et impressionne les marchands. Aux bouches de l’Ister mon peuple pleure à la naissance et attend la mort avec joie. Je n’ai pas choisi de naître, disent-ils. Ou bien ai-je ? Puisque je suis là ? La vie est bonheur, la vie est souffrance, mais plus bonheur que souffrance. Que le monde ne voie pas le jour ou la vie est plus souffrance que bonheur. Dans ce monde triste, les gens sont tristes, les poètes sont tristes et leurs chansons sont tristes. Les hommes les écoutent et deviennent plus tristes encore, alors qu’en fait, le soleil brille et que la pluie abreuve la terre.
Pythagoras me suivait des yeux. Il m’a semblé que ses yeux ont changé de couleur et qu’ils sont devenus jaunâtres.
J’ai pris moi-même le soin de noter certaines de ces paroles; d’autres encore se retrouvent écrites sur les murs de son école à Métapontion. L’école est aujourd’hui connue et influente en Italie et ailleurs. Moi, premier en Hellas, j’ai recensé ses paroles.[…]
[…] je te raconte en détail ce qui s’est passé. Des fois j’ai l’impression que je revis ces moments, cela doit être la chaleur insupportable, l’étroitesse de la chambre ou l’ombre des infernaux nefs korinthiens qui guettent à l’horizon et me poursuivent jusque pendant les nuits. Mais cela m’amuse de mettre sur papier ces détails, j’estime que j’ai droit à quelques arrangements. Je bâille maintenant, et j’ai sommeil, voilà : si j’ai envie, je vais raconter en détail comme je bâille et comment j’ai sommeil. Les poètes nous ont laissé leurs gribouillages pour moins que cela. Cette mèche qui clignote devant moi et qui va bientôt s’éteindre. Quand je me couche la nuit sur le ciel étoilé je fixe une étoile, toute petite, je la vois clignoter. Puis je me dis que ce n’est pas l’étoile qui clignote mais c’est mon coeur qui bat. Je n’ai plus d’huile et il faudra faire tout le chemin jusqu’au grenier et peut-être réveiller Hédistè qui occupe la chambre à côté et qui souffre de nerfs et fait attention à chaque bruit. Un jour elle m’a demandé ce que je faisais: je lui ai dis que j’écrivais. Elle m’a regardé étonnée et j’ai dû lui expliquer car elle ne connaît pas les phoinikeïa. Je lui ai demandé son nom puis je me suis mis à le lui écrire, en dessinant lentement, ligne par ligne, les caractères sur la tablette. A un certain moment elle a commencé à hocher la tête effrayée et elle m’a fait une grimace forcée en essayant de m’arracher le stylet comme si elle me disait de le jeter. Elle s’en est allée effarée et je n’ai pas compris ce que j’avais fait de mal. C’est par la suite seulement je pense qu’elle a compris de Hadô, le palefrenier, que je suis sorcier et que je fais de la magie. Je suis entouré ici vraiment par toute la pourriture de Samos. Les murs sont décrépits, le dallage tient froid la nuit mais j’ai le silence qu’il me faut. Je me suis trompé. J’imaginais les gens bas chaleureux et plus vrais que ceux que j’avais fréquentés. Il n’y en a pas en qui ne soit pas fou, d’une façon ou d’une autre.
Excuse-moi, Kyrnos, pour ces digressions mais plus je passe du temps devant cette table à écrire, plus je pense que l’écriture devrait être affectée à tenir ses comptes. Je me demande ce qu’a fait Phalanthos de mes transports car ses lettres ont du mal à arriver. Tu me signifieras si on les a reçus à Klaros. Le temps que je passe devant ce papier est du temps volé à ma vie. Si j’étais libre je n’écrirais sans doute pas, si la ville n’était assiégée il n’y aurait peut-être rien à dire. C’est étrange comment la vie paisible et heureuse ne laisse pas de traces. L’histoire n’en est que de la guerre. Imagine la beauté invisible du monde puisque ce qu’on voit c’est son horreur. Ce que nous ont laissé les poètes, ce qu’on appelle des oeuvres d’art ne sont que des journaux de détention. Cela peut avoir son intérêt. Mais le monde est tellement plus vaste qu’une prison. Ce n’est pas une activité que de gribouilleur et de noircir des pages, effacer et recommencer ensuite. Je me retrouve entre ces quatre murs avec cette feuille pour royaume […]