[…] Pyth [agoras…] contre le monde. Il me semblait qu’il voulait le changer, le monde, avec ses bonheurs et avec ses douleurs. Il voulait un endroit où tout soit prévu et ou la douleur ne trouverait pas de place, lui qui n’avait jamais goûté au bonheur et qui ne connaissait sans doute pas le goût de la liberté ; il ne croyait pas, je pense, même que ce soit possible. Moi aussi je regardais ce monde douloureux dans lequel la place qu’on m’avait octroyée était celle d’un esclave. Mais ce monde était libre. Et la bonté et la méchanceté s’exprimaient à la lumière du jour de façon directe, modérée, inéluctable avec, seul gage de vertu, une couronne fanée de lauriers, gagnée à Néméïa, à Isthmous, à Olympia ou à Pythô. Les étrangers avaient toujours du mal à comprendre d’où venait l’autorité que les Grecs s’accordaient entre eux. Le laid, le ventru et le sournois, le dirigeant de sa petite flotte qui achetait son chemin dans la puissance était exposé. Nous aimions toutes les choses de la vie que Pythagoras n’aimait pas. Je ne pourrais pas dire ce qu’aimait Pythagoras, au juste. Je n’aurais pas aimé vivre dans le monde qu’il avait imaginé et j’espère que jamais mes enfants ne vivront dans un tel monde. Pourtant j’aimais bien l’entendre des fois enseigner, entouré par les quelques Samiens qui voulaient l’entendre. Mais son enseignement était sombre et j’aurais préféré qu’il me le dise à moi, comme une confession, mais je voyais bien qu’il préférait s’adresser à tout le monde, et toujours à d’autres. J’avais remarqué d’ailleurs que, dès que quelqu’un s’intéressait de près à ses paroles il cherchait tout de suite ailleurs une encore plus grande audience. Ce qui lui a valu sans doute plus tard l’agrandissement de son école en Italie.
Quand à nous, nous aimions notre monde, et nous le disions haut et fort. C’était celui-là notre monde et pas un autre. Nous disions oui pour oui et non pour non, nous disions les choses telles qu’elles étaient et ce n’était pas une fronde, ce n’était pas grande chose, ça ne choquait personne, ce n’était pas la révolution, c’était juste le quotidien, c’était ce qu’on attendait de tous, ni plus, ni moins; et nous étions prêts à faire ce qu’il faudra pour rester comme cela et nous ne savions pas être autrement et nous ne voulions pas être autrement. C’était simple et c’était tout et les fourbes étaient raillés devant tous au gymnasion et dans les salles du conseil et même les éphèbes et les apprentis leur frappaient les bosses et alors ils se retrouvaient et complotaient davantage dans les coins ombrageux, encore plus bossus et encore plus fourbes et lorsque leurs complots échouaient à la lumière du soleil on les frappait plus fort encore jusqu’à ce que le désespoir les emporte et que leurs nefs tristes et perdues coulent sous les bourrasques de la Mer Ikarienne tempêtueuse et que Zeus Sôter veuille bien leur accorder sa pitié souveraine comme il le fait, lui, divin fils de Khronos, quand il daigne enlever le fardeau de la fourberie. Dans ce monde sans remords ou la lumière de Phoïbos était seule instance de leur loi, moi j’étais esclave et j’en souffrais. Mais je préférais mille fois être esclave chez ces Ioniens maîtres de la mer que roi dans le monde des nombres qu’avait imaginé Pythagoras. Et je me demande si un tel monde serait possible d’ailleurs car la justice du dieu pythien est sans recours et sans faille. J’imagine avec terreur que le monde selon Pythagoras, si jamais un tel monde devait exister, ne pourrait être qu’une énorme punition que nous, les mortels, devrions subir pour qui sait quelles horreurs.
Je me suis donc décidé de passer le détroit et d’aller à Branchidaï en Milésie, chercher réponse à mes tristesses. Il fallait voir les foules, venues de tous les coins de l’Asie, lors du festival d’Apollôn Delphinios sur le chemin qui relit Milétos à Didyma, parmi les sanctuaires, d’un côté et de l’autre de la voie, cette voie qui s’ouvre sur les échafaudages de Didyma. Les bourgeois de Milétos s’étaient mis d’accord pour refaire le temple en pierre blanche de Paros, eux qui, jusque là, avaient considéré qu’il appartenait à la famille des Branchidaï de s’occuper de leur propriété, Didyma étant jugée trop loin de Milétos.
Je suivais la foule, aisymnètès en tête, suivi par Branchios le Jeune et les autres sacérdotes de la maison milésienne d’Apollôn. Ils traînaient leurs manteaux parmi les statues lavées de pluie d’un côté et de l’autre de la voie sacrée, suivis lentement, au pas, par la procession officielle des Molpoï.
C’était ce Branchios qui était, comme je l’ai dit ailleurs, un chaussurier de Pidassa. Il avait pris quelques esclaves, a nettoyé l’endroit immédiatement après le pillage, a couvert ses esclaves de manteaux de prêtres et ont reçu le monde qui venait consulter. Il savait parler devant les gens avec un ton prophétique et en indiquant du doigt le ciel. C’était l’époque où le monde semblait s’effondrer car Kyros prenait les villes les unes après les autres et les gens étaient effrayés comme devant la fin du monde. Les Milésiens ont protesté pour garder la face devant Kyros mais ils étaient en réalité contents d’avoir gardé les privilèges, le tribut à deux talents du temps de Kroissos et leur flotte indemne. Lorsqu’ils sont allés inspecté sur place, il n’y avait plus des prêtres à Branchidaï, la trésorerie seulement, éparpillée par terre. Molpagoras l’a pris et l’a distribué au Milésiens pour leur acheter le silence, prix de sa tyrannie. Le temple est resté vide.
Molpagoras l’a appelé devant tout le monde Branchios. En mémoire de Branchos, ce fils de Smikron qui, dans les temps, avait fondé Branchidaï en trouvant un cygne sur les collines et en le dévoilant à son père. L’oiseau s’est avéré la blanche déesse karienne Léukothéia. Mais comme les gens ne le reconnaissaient pas comme descendant de la sainte famille de sacerdots de Branchidaï, il a rajouté à son nom : le Jeune. Ce Branchios le Jeune a compris assez vite qu’il peut faire de l’argent. Ils l’ont nommé par office car on a pensé qu’il était le seul descendant de la sainte famille qui restait, même s’il n’avait jamais de sa vie effectué la divination. Delphi n’est pas intervenu ou bien Thémistokléïa, qui se trouvait, je pense, à l’époque, à Sardis, devant Kyros, avec la délégation Milésienne, a fermé les yeux, ce qui a condamné Branchidaï à rester dans son état d’aujourd’hui. C’est comme cela que se lèvent et chutent les pays, les villes et les temples, en ouvrant ou en fermant les yeux. Pendant trois annnées l’affaire marchait à merveille. La quatrième année il avait amené des artisans de Mégara pour refaire le fronton. Le temple est en reconstruction comme on peut le voir.
Les envoyés de l’aisymnètès de Milétos sont passés avant, suivis par les suites royales de Lydie, quelques officiels aigyptiens et des envoyés venus de Xanthos en Lykie. Ensuite, les gens toujours affairés de Pidassa, quelques habitants de Halikarnassos arrivés le matin sur le bateau de Knidos. Comme moi, ils regardaient étonnés le spectacle de la procession :
— Il n’y a que les rois qui consultent l’oracle ?
— Les rois, les propriétaires, les marins.
— J’y ai vu peu de paysans et des habitants des terres.
— Ils doivent savoir mieux que l’oracle. Qui y comprend quoi que ce soit, de toute façon ?
― Regarde untel, il a pris son oracle, il n’a rien compris sur le coup, juste un an après, seulement, le sens lui est apparu. Un autre est mort sans avoir rien compris à sa réponse, c’est son fils qui a trouvé l’écriteau des années après. C’était toujours vrai.
Après la procession, des gens passaient affairés parmi les sanctuaires, les trésoreries et les réserves qui entourent le Didymaïon. Du côté gauche se trouve un portique qui figure Hérmès, gardien des portes, avec une bourse dans une main et l’autre tendue avec une pièce de monnaie, une jambe sagement mise en avant et les cheveux retroussés à l’arrière, dans une position où l’on avait du mal à savoir s’il était en train d’offrir ou, au contraire, de soustraire cette monnaie. Sur la base de la statue était figuré un phallus. Autour, quelqu’un avait dessiné à la craie une figure. Plus loin une plaquette portait l’inscription :
Chez Eryxidas
devin et oracle
ancien du collège d’amphiktyons du Grand Temple d’Apollôn
les plus petits prix.
Personne n’est laissé de côté. Phoïbos répond à tous. A tous ceux qui viennent, les oreilles ouvertes, les corps propres. Mais tout le monde ne vient pas comme ça. Il arrive que des équipages royaux passent, pour motiver une conquête ou demander autrement conseil. Sinon des chapardages entre les voisins qui pensent acheter pas cher la parole divine pour avoir laisser un obole terni dans l’urne. Quoi qu’il en soit, le soir venu, ils partent tous avec une réponse.
Surtout ceux qui ont fait les sacrifices prescrits et qui rajoutent à la trésorerie, ils ne pourraient pas partir sans réponse, n’est-ce pas, alors on leur donne réponse, on leur fournit ce qu’ils sont venus chercher. La vérité pour tous. Notre métier. Ici, à l’endroit ou Phoïbos éclate en paroles. L’endroit ou les prophéties se mêlent aux souvenirs. Ici, à l’endroit précis où se trouve l’adyton d’Apollôn Didymaïon. Ici où les puissants se rappellent […]
[…] moi qui étais curieux de connaître les mystères. J’étais jeune, Kyrnos, et je demandais à qui je pouvais de m’initier mais ils restaient muets. Et j’ai connu en détail la fabrication des oracles mais je garderai silence et cela par raisons de piété. Mais sur les mensonges qu’ont été fabriqués à Branchidaï j’ai bien peur que je dirai absolument tout.
J’ai eu le souffle coupé en passant devant le bois sacré car j’y ai vu nombre de belles filles. Elles se cachaient le visage avec un voile, comme il sied aux femmes, et leurs corps étaient presque dévoilés. L’une d’elles portait sur sa jambe droite un bijou enlacé comme un bracelet en bronze, de la largeur de sa jambe puissante et qui dessinait une spirale qui finissait des deux côtés en tête de serpent. Un passant s’était arrêté devant elle et lui disait quelque chose. Je me suis empressé :
— Combien ça coûte ?
J’avais demandé vite et essoufflé et elles ont ri et se sont tournées vers moi. Quoi ? Je n’ai pas su quoi répondre, j’ai juste regardé la fille dans ses yeux verts.
— Combien tu as ? elle m’a demandé.
J’avais très honte. J’avais les trois pièces en élektron. Je ne l’ai pas dit. J’ai baissé ma tête entre les épaules et je suis passé comme si rien n’était. La fille était resté un instant pensive regardant la terre comme si elle voulait résoudre une énigme.
Devant le temple, Branchios le Jeune avait divisé le personnel en deux, les devins d’un côté, de l’autre les caligraphes des plaquettes. Les plaquettes en bronze d’abord, plus chères, achetées dans le temple même, après celles en bronze, après les petits papiers, cailloux et morceaux de je ne sais pas quoi. Ensuite les versificateurs qui prennaient le soin de formuler joliment la réponse, en hexamètre, et de rajouter avant et après les formules coutumières.
— Suivant, a ordonné Branchios.
Le prophète a lu sa tablette :
— Dois-je commencer une nouvelle vie en Thrace.
— Qu’il aille à Perinthos. Non, qu’il reste. Molpagoras a besoin de rameurs. Suivant.
— Combien le médimne coûtera-t-il au mois d’Anthésterion.
— Ah, le malin. J’aimerais bien le savoir moi aussi. Tire-lui une des réponses de base. Suivant.
— Qui a volé mon âne.
Branchios m’a envoyé apporter les lots. Il m’avait pris pour un des serviteurs du temple. Je suis allé dans la direction qu’il m’avait indiquée et j’ai apporté le faisceau de billets. Il les a feuilleté :
« … le onze de Hyakinthios, pour Zeus Amalos, un verrat en âge de six mois. Le sept de Sminthios aux Damatarès, une brebis et une truie pleine… Le 12 de Sminthios pour Déméter une truie pleine. Pour Zeus Apotropaïos, un bélier… L’hierothyte Aigélios fait le sacrifice… Pour Athéna Apotropaïa une brebis. »
— Vois au fond, sous la statue, les réponses de base, pas celles-ci.
Il m’avait pris pour un serviteur du temple. Ils appellent réponses de base un nombre de réponses qui se trouvent dans le tiroir au fond de l’autel, derrière la statue de Kybèlè, la déesse phrygienne. Je les ai feuilleté brièvement, ce sont des réponses suffisamment vagues pour qu’on puisse répondre à n’importe quelle question, par exemple : « Du temps ensoleillé à prévoir » ou « Crains Phoïbos qui perce loin » ou alors « Les nefs sur Saronikos oragé qui ne rentrent pas au port ». Ne jugez pas. Ceux qui viennent à l’oracle avec des mauvaises pensées ou ceux qui croient tromper le dieu pour lui faire prédire le prix des denrées, ont tort. C’est le dieu qui les trompe et encore : c’est plutôt nous qui les trompons en attendant, on ne va pas déranger le dieu pour si peu de chose.
Depuis que Harpagos le Mède avait brûlé le naïskos, l’oracle avait besoin de prophètes. Il y avait un temps ou les prophètes trouvaient tous seuls l’oracle et où l’oracle trouvait les prophètes, et les habitants des villes autour apprenait de l’existence du lieu bénit et venaient consulter. Maintenant ce n’est plus possible. Maintenant les boutiques devant le temple et les festivals sont programmés, tout le monde vient, il faut faire face à la demande. Avec ou sans prophètes les oracles doivent couler, nombreuses et convaincantes si possible. Nombreuses. Nous sommes beaucoup maintenant, nous ne sommes plus éparpillés comme nos pères qui fondaient nos villes rares sur les rochers secs. Ioniens et Kariens, tous avec des familles nombreuses, de huit et de neuf enfants, nourries à la grasse huile attique et au blé bon marché amené d’Aigyptè, venus tous avec des branches d’olivier et des brebis bêlants en sacrifice. Nous ne pouvons simplement plus attendre le dieu qu’il veuille bien nous octroyer ses mots au compte-goutte. Nous devons les lui arracher, beaucoup, nombreux, satisfaisants, plus, toujours plus […]
[…] devant le mur qu’a dédié Kharixenos, un homme d’extraction épidaurienne et où parle le mantis. […] deux tubes sont percés qui mènent aux hiereis qui transcrivent diligemment les paroles […] les canaux avaient été bouchés. Il y a un certain nombre de rangées de murs qui communiquent par ces tuyaux ou les hiéreis reçoivent les messages et les retranscrivent […] après la moitié les choses se renversent : au bout de deux tuyaux un seul hiereus qui combine ce qu’il […] prend le soin de les rédiger en vers ou calligraphie ou de les tailler en pierre. Et là c’est le tour à Hégadès le manchot de nous faire signifier la volonté de Phoïbos. Car Phoïbos ne parle pas à tout le monde. Il ne te parle pas à toi et il ne parle pas à moi mais il parle à des gens comme Hégadès. Tu viens au temple et tu sacrifies comme tout le monde et, ayant payé, tu auras un papier calligraphié, choisi aux lots par l’un des prophètaï. Sois content. Apollôn Didymaïos par la bouche de ses hommes et de ses femmes. Ce sont des gens que nous recherchons comme de l’or seulement ils sont rares et inconstants. Ce sont eux les oracles d’Apollôn. C’est là que Pythagoras a su faire mieux […]
[…] regarde. Le bout de papier avec marge dorée, avec les vers joliment calligraphiés par la main experte du scribe officiel du temple de Didyma avec ces ronds insupportables et ces fioritures au bout des ronds des omégas. La fin de la première ligne n’était pas rentrée complètement dans l’espace, le scribe avait dû descendre au-dessous et compléter les mesures manquantes.
Branchios m’a interpelé :
— Que fais-tu là ?
Ils m’avaient découvert. J’ai prétendu que j’étais venu en suppléant. J’ai demandé :
— Combien ça coûte ?
— Quoi ?
— La vérité.
Il m’a mesuré.
— Combien tu as ?
J’ai regardé mes pièces en élektron. C’est Pythagoras qui restait mon seul espoir. Et pourtant Pythagoras, celui que j’envisageais comme mon sauveur […] rentre, il m’a dit. Tu verras Pythô qui a tué Phoïbos en le transformant en mantis et ou le monde entier cours début Taureon pour prendre les réponses à leurs piètres vies et à leurs misérables dilemmes. Les noeuds inextricables de leurs plots, de leurs intrigues et de leur compromis. Tu connaîtras tout. Ainsi j’ai connu les tréfonds de Branchidaï.
Je me suis immergé dans l’obscurité des corridors avec une sorte d’enchantement. Une faible lumière rentrait par les fentes longues et étroites en haut des murs. Dans le silence des entrailles de Branchidaï, si on écoute, parfois on peut entendre ce qui se passe dehors, le brouhaha de la foule venue pour les sacrifices, des paroles intercalées des gens, des cris, des ordres, des rires. Il me semblait que des fois j’arrivais à déceler la voix de Pythagoras. J’étais bien content qu’ils m’avaient laissé entrer. Je pensais, Kyrnos, être le seul à explorer en toute liberté le grand temple oraculaire d’Apollôn Delphinios à Didyma. Car par ailleurs il y en a beaucoup qui viennent au temple, admirent, demandent ceci ou cela et repartent.
— Moi, disait quelqu’un, ça fait trois ans que je tombe sur le même, et cela, quoi que je demande. J’ai encore reçu celle avec le cochon. Comme l’année dernière.
J’écoutais, ils devaient comparer leurs réponses.
— Tant mieux, il faut le faire, ce n’est pas compliqué, répondait quelqu’un. Hisiô lui aussi il a reçu le même. Il paraît qu’il n’y a que ça à faire. Toujours pareil.
— Oui mais j’espérais que j’aurais une idée, une clé, quelque chose…
— Quel besoin as-tu de clé ? le raillait quelqu’un.
— Tu veux le faire écrire, citoyen ? disait une autre voix.
Celui-là devait être un des scribes. Cela coûte quelque chose mais le scribe l’encadre et l’orthographie joliment. Il peut le faire entailler également en pierre mais c’est plus cher et ça dure plus longtemps. Les scribes leur courent souvent après :
— Pas la peine, je le mémoriserai, disaient certains pour sauver leurs sous.
— Tu l’oublieras !
— Non, non, t’inquiète.
Mais la plupart finissent par oublier l’oracle. On s’en rappelle dix ou vingt ans plus tard. On s’en rappelle aussi sur le lit de mort.
J’ai dû flâner un temps dans les corridors. J’ai trouvé le naïskos brûlé, j’ai été triste, puis j’ai été content, puis triste encore. Elle était là, sous mes yeux, la salle secrète, l’adyton du temple avec sa source sacrée, maintenant sèche, d’où étaient partis, dans le temps, les oracles qui avaient fondé, l’une par une, les villes de la côte asiatique, le Hexapolis dorien, la Ionie avec ses grandes villes, Milétos, Myous, Priènè et les autres, parmi lequelles Samos n’est pas la moindre. J’étais là à regarder ce lieu désolé.
— Tu as une tortue déssinée sur la tête.
J’ai tressailli.
— Qui est-tu? j’ai demandé. Que fais-tu là ?
— J’attends une réponse.
Je n’étais pas seul. Nous étions plusieurs. Je voyais plus clair, je voyais quelqu’un gratter le mur moisi avec ses ongles. Je l’ai regardé un moment, hébété.
— D’où tu attends une réponse ?
— Cela fait partie de la réponse.
Je me suis rassuré un peu.
— Tu vois ? il m’a dit.
Je me suis accroupi à l’endroit qu’il indiquait. Là se se trouvait la source. Je l’ai touché et j’ai senti la terre boueuse au bout des doigts. La source n’était pas complètement sèche mais l’eau claire ne coulait pas.
— Ici se trouvait le naiskos. Avant il y avait la vieille statue karienne en khryséléphantin d’Apollôn Delphinios. Maintenant il n’y a plus rien. Regarde ce qu’ils ont laissé derrière, il m’a dit. Une brûlure, noircie et boueuse; ils l’ont pillé parce que c’étaient des hommes de guerre et un homme de guerre ça pille, c’est tout. Ils n’ont pas touché à la trésorerie, ils l’ont ouvert et ils ne l’ont pas touché, incroyable, ils ont tenu à leur têtes devant la formidable justice de Kyros et ils ont quitté les lieux avec regret après s’être achoppés dans les chaînes en or, les statuettes et des vases lustrales. Les kratères en bronze ils les ont claqué et brisé contre terre. Ils ont mis feu au naïskos et à la statuette, toute rongée par les vers, faiseuse de miracles, vieille figure en bois du temps quand les Kariens étaient encore maîtres de ces terres. Ce n’est pas juste ici, ils ont pillé l’arrière-pays karien jusqu’à hauteur d’Assessos.
Je suis devenu tout à coup conscient de l’étroitesse de l’endroit, j’étais devenu inquiet. Je pensais être seul dans les entrailles de Branchidaï, spectateur, mais il y avait aussi tous ces gens là, qui sait depuis combien de temps.
— Maintenant qu’on a vu il faudra sortir, j’ai dit.
— On ne peut pas sortir.
Il faisait très sombre autour.
— C’est moi Apollôn, il s’est présenté.
Je ne lui ai rien répondu, je l’ai juste regardé apeuré. Il a tenté de me rassurer.
— Vraiment. C’est moi Apollôn, je donne des oracles ici, au temple. Je suis le plus cher du personnel du temple, je prends des bains dorés. Ils m’ont doré la tête, regarde.
En effet sa tête était recouverte d’une feuille d’or, ses oreilles pouvaient sortir.
— Elle croit en moi, il m’a dit avec fierté.
— Qui ?
Au lieu de me répondre il a continué :
— Mes oracles sont réécrits par les Branchidaï en vers et sont taillées en lettres dorées et ornent les murs à Sardis.
— Non, ami. Le dieu, c’est moi. Elle m’a dit: je crois en toi. C’est elle qui me l’a dit.
Car il y avait, à ce que je voyais, plusieurs hiéreïs.
— C’est moi Apollôn ! a dit encore un autre.
— C’est moi !
— Ils vont te les couper tes bras, tu sais ? m’a dit l’un des Apollôns.
Je ne comprenais décidément rien.
— Ils ne vont rien me couper. Pourquoi vous êtes habillés si mal ?
Ils étaient tous loqueteux.
— Quand Léto a présenté Phoïbos, l’enfant divin, à son père, tous les Olympiens ont été aveuglés par sa brillance. Ils ont demandé à ce qu’il soit couvert d’un vêtement de haillons rapiécés. Mais, même à travers les trous on entrevoyait l’or brillant. Nous sommes comme lui.
Je n’avais pas l’impression mais je n’ai pas voulu le contrarier. Celui qui m’avait parlé, je l’ai appris par la suite, était Hégadès, un Milésien. Il avait été forgeron, affûteur de ciseaux, épées et aiguilles et tenait comptoir au marché. Lors du siège de Harpagos il s’est glissé hors de la ville pour ramener sa famille à l’abri des murs. Il avait été surpris par la garde des Mèdes sur la route, ce jour mémorable quand les Milésiens ont refusé de soumettre leur flotte à Harpagos. On l’avait laissé nu au milieu de la route, presque mort, sans maison et sans famille. Dans la nuit pluvieuse qui a suivi il a traversé la baie de Latmos dans une barque de fortune. Le port du Milétos avait tiré la chaîne à l’entrée mais il a continué de ramer le long de la côte, jusqu’à Panormos où il a pu finalement tirer la barque à la terre; Pythagoras l’a retrouvé déambulant parmi les sanctuaires, le long de la voie qui relie Milétos à Didyma. Il délirait. Il m’a raconté son histoire. J’ai écouté beaucoup d’histoires pendant mon séjour à Didyma. Pythagoras lui avait demandé ce qu’il faisait là. Il s’était arrêté de sa danse.
— Je rattrape le temps, il avait répondu.
Il faisait des gestes dans la direction d’une statue d’un notable milésien, comme s’il moissonnait de l’orge et Pythagoras lui a demandé des éclaircissements. Le fou lui a répondu qu’il récupérait les conséquences de ses actions passées. Cette réponse a beaucoup plu à Pythagoras à qui les Mages de Perse avaient révélé le fait que notre vie actuelle n’est que le résultat des actions inconsommées de nos vies passées. Pythagoras a donc pris le forgeron milésien pour un initié. Il l’a questionné habilement et lui a offert un toit dans le village de Branchidaï, au temple même. Hégadès a suivi Pythagoras et ses compagnons. C’était les temps où Pythagoras fréquentait Branchios le Jeune. Il rentrait dans la salle de conseil de Milétos le papier de proxeneia d’Aiakès à la main et haranguait les Molpoï sur le besoin de rebâtir l’oracle et ses paroles raisonnaient parmi les Milésiens. Il avait fini par être nommé prophêtês au temple et aidait Branchios le Jeune à rétablir le temple pillé. Car, il m’a expliqué, ils en avaient assez que les gens devinent les oracles. C’est à cette fin que Pythagoras avait recruté Hégadès. Et, tout comme moi, un jour, dans le sous-sol du temple, il a retrouvé la porte fermée.
Il y avait aussi cet Aristokratès, un Boïotien, qui allait paître les cochons de son village et il n’était pas particulièrement doué d’esprit mais il avait le don de la voyance. Il était le fils d’un pélasge de Lémnos, il avait le regard perdu et me disait :
— Je dois trouver la parole de dieu. Je dois obéir à sa parole.
— Pourquoi?
— Je ne dois pas me tromper. Je ne peux plus me tromper.
Il me paraissait très déterminé.
— Je dois apprendre du dieu ce qu'il faut faire.
Comme moi, Aristokratès était étranger. Il était venu à Samos lorsqu’il était resté seul. Comment ça, venu, je lui ai demandé ? Venu faire quoi ? Il n’a pas su quoi répondre. Venu, il m’a dit, partir, voir du monde, tu comprends? Il parlait du dialecte, ça ne se dit même pas comme ça chez nous, déjà. Aller ailleurs, juste comme ça ? Avec quelles affaires ? Partir ailleurs, loin de sa famille, de ses amis, de sa terre, des murs rassurants de sa ville ? Pourquoi faire ? Devenir un étranger. C’est tout simplement une invitation à l’esclavage. En Asie on nous paye de l’argent lourd pour aller attrapper des esclaves en Colchide et en Lybie ou des blonds garçons tyrrhéniens. Et dire que lui il est venu tout seul. Ca m’a fait presque rire. Le garçon était perdu, visiblement. Tu es esclave ? je lui ai demandé, pour être sûr. Il a voulu savoir ce que c’était qu’un esclave. Esclave, j’ai dit, comme un esclave. Nous n’avons pas de ça, nous n’avons pas de l’esclave chez nous, il m’a dit, déconcerté. C’était bizarre. Aristokratès avait séjourné en Krètè, il avait peint des pots avec des filles nattées, avec des poissons entre les jambes, entourées par des chiens et des oiseaux et des soleils qui piquent. Il y avait pris beaucoup de plaisir et il y serait resté mais il avait suivi un de ses compagnons à Mélos, lors de la purification de l’île, où ils ont chanté des péons un temps, sans grand effet; ils sont passés ensuite en Italie, à Sybaris, jusqu’à ce que la peste emporte son copain et le chasse de la ville à travers la mer d’abord à Samos, puis ici, sur la côte asiatique. Ils avaient tous des histoires alambiquées à raconter et ils parlaient entre eux de choses que je ne comprenais pas toujours :
— J’ai entendu Pythagoras dire, disait quelqu’un, qu’aux plus profonds niveaux, la réalité est de nature mathématique.
— Aux plus profonds niveaux, la réalité est un sac d’eau, répondait Hégadès.
— C’est ce que dit Thalès le Milésien, remarquait quelqu’un.
Il parlait sans doute de ce Thalès fils d’Examyès, qui avait indiqué aux Milésiens le jour précis de l’eclipse et qui pouvait prédire les aléas du temps et s’était ainsi fait riche aux dépens de ses concitoyens en rachetant toutes les pressoirs de la ville lors d’une année riche en olives. Il reprenait :
— Tout comme une gouttelette d’eau ne calcule rien pour devenir une parfaite sphère, l’âme humaine ne calcule rien pour atteindre sa perfection.
Quant à moi, je voulais sortir. Je me suis approché de la porte et j’ai frappé fort. Ils y sont entrés, j’ai couvert mes yeux, ébloui, il y avait Branchios le Jeune, Pythagoras, suivis par Thémistokléïa et les gardes du temple. J’avais l’impression qu’ils me faisaient des clins d’oeil ou bien ils avaient l’air de me compâtir faussement. Je me suis senti comme si tout le monde était au courant de quelque chose de terrible. Mais de quoi, je ne comprenais pas. On organisait des excursions dans l’adyton ? Ils étaient descendu ? Ils n’étaient pas descendus ? De quoi avaient-ils peur ? Je ne comprenais rien. Mais ils avaient l’air de connaître une réalité à laquelle je n’avais pas accès et, à vrai dire, je ne tenais pas tellement à y avoir. Derrière tous, je l’ai reconnu, voilée, corpulente, Thémistokleïa, la prêtresse.
— Pourquoi tu t’agites, elle a cherché à me rassurer faussement.
— Je veux sortir.
— Tu sortiras, mais il faut d’abord te reposer.
Je commençais à avoir vraiment peur. Je ne savais pas ce qu’ils voulaient de moi. Branchios m’a dit :
— Tu verras, travailler dans l’adyton n’est pas un travail difficile. Il fait sombre, été comme hiver, mais il fait chaud aussi.
C’est ainsi que j’ai compris que j’étais prisonnier. Ce qui jusqu’ici m’avait semblé un paradis, le fait que je pouvais flâner en toute liberté dans l’oracle, m’est devenu un supplice. C’était la première fois que, dans les souterrains de Branchidaï, j’ai deviné l’horreur. J’ai été intéressé moi-même par les mystères de l’oracle, il n’en est pas question. Mais l’horreur s’est installé lorsqu’ils ne m’ont pas laissé sortir. Pythagoras le savait et il l’a fait sciemment, du début jusqu’à la fin. J’ai regardé l’homme à côté, dans l’obscurité. Il était manchot.
Thémistokléia passait et nous disait à chacun à l’oreille: je crois en toi. Un jour j’ai demandé à Pythagoras :
— Pourquoi elle doit croire en moi ?
— Ne t’inquiète pas. Ca les rassure. Comme eux, tu seras oracle à Branchidaï. Tu dois juste croire en toi-même et dans tes paroles.
— Je crois en moi-même, j’ai dit. Je crois en mes paroles.
— C’est bien, mon garçon, c’est bien.
— Puis-je croire en toi ?
— Bien sûr, a dit Pythagoras.
— Bien sûr, a dit Branchios le Jeune.
Ils sont sorti. Nous étions liés, par les mains et par les pieds. Une fois Hégadès a essayé de se débattre c’est un des gardiens qui est intervenu. Il l’a battu jusqu’à perdre connaissance. Le bassin qui se remplissait avec les jets des gueules de sphynxes s’est rempli cette fois avec son sang. Cela nous a appris à tous de nous laisser faire. Il faisait chaud. Rarement, certains avaient comme des visions. Des fois rien. Il y avait des journées entières sans rien. Plus ils attendaient des visions, plus on sentait qu’ils avaient l’air de nous les commander, plus il n’y avait rien encore.
Thémistokléïa, seule, passait de l’un à l’autre et nous scrutait en silence. Elle était tellement discrète que des fois on ne savait pas qu’elle était là et on se réveillait comme d’un cauchemar avec ses yeux minéraux, comme crevés au milieu, qui nous dévisageaient dans le clair-obscur de l’adyton. Elle faisait des allers-retours, mécontente, rentrait, prenait des notes, ressortait en claquant la porte énorme du temple. D’où j’étais, je les entendais parler des fois dehors. Eux ils ne m’entendaient pas.
— Lorsque je l’ai rencontré il attrapait des serpents dans le marécage de Samos et leur cassait les dents, disait Pythagoras. Après il les écorchait et la gonflait comme un ballon, il lui mettait une tête de chien ça lui donnait une espèce de dragon et il courait les champs en criant drakôôn, drakôôn.
C’est de moi qu’il parlait, sans doute.
— Ecoute, Branchios, il a reprit, je vais te le dire: il y en a qui mâchent des feuilles de mandragore. Il y en a qui boivent le vin sans le couper. Il y en a qui reniflent le népenthes à en perdre la tête. Tu trouves tout ici, dans le temple des d’Apollon Didymaïon en Karie, tout près de la brillante ville de Milétos. Encore brillante, je veux dire, car il me semble que ces Ioniens ont intérêt à profiter de ces moments de paix. Les mots que leur donne Phoïbos sont comme des brins de n’importe quoi, des fois des des visions sans vergogne et même des mots sans ordre. A quoi sert tout cela, dis-moi? A rien je leur dis, Branchios, écoute moi bien. Aiakès le geomoros Samien veut raviver le temple et les Molpoï de Milétos sont d’accord car ils ont mesuré la fausse largesse de Molpagoras et ils savent maintenant d’où vient l’argent qu’il répandait si généreusement sur les rues de Milétos. Avec Thémistokleïa nous allons remettre ce temple en état. Je ne vais pas leur faire don gratuitement de leur dire quel grand don ils ont, et combien le monde et les grandes têtes couronnées vont profiter de leur mots anonymes, petits idiots, malades, vagabonds, prostituées et philosophes. Je vais les abuser Branchios, écoute-moi bien. Ils sont chacun dans leur monde, les hiéreïs ont la vérité. C’est là mon affaire, vois-tu. Moi je vais la vendre leur vérité. Les fils d’Euxinos l’Athénien ont peut-être deux cent cinquante esclaves pour fouiner l’argent dans les entrailles de la montagne à Laurion en Attika. De notre côté de la mer, combien y-a-t-il encore à passer tous les jours au crible l’élektron, mouillés jusqu’aux genoux dans les eaux du Paktolos en Lydie ? Eh ben moi, j’ai la vérité. Et ça se vend. Et ça me coûte un morceau de pain moisi.
— Pythagoras, a répondu Branchios. C’est lors du festival qu’il y a besoin de beaucoup d’oracles. Il faut que les oracles viennent quand on en a besoin. Le festival s’approche.
— Tu sais qu’il n’y a pus rien de précieux dans le naiskos, à haussé les épaules mon maître.
J’ai alors entendu la voix effrayante, cassée, de Thémistokléïa :
— Je sais ce qu’on va faire.
Son plan nous l’avons appris par la suite, à nos frais. Dehors, on préparait déjà le festival, les foules allaient couler au temple. Des jours et des nuits ont dû passer, je ne sais pas combien, empressées, indifférenciées. Mais le changement, nous l’avons tous vécu.
— Je crois en toi, je l’ai entendu sussurer à mon oreille.
J’ai tourné la tête, c’était comme le sifflottement d’un serpent. C’était Thémistokléïa, la vieille prêtresse. C’est ce qu’elle nous disait à tous. Ils avaient tous l’air tellement contents qu’on croie en eux. Je ne comprenais pas. Qu’on croie en moi, d’accord, mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’étais censé faire ? Pourquoi fallait-il qu’elle croie en moi ? J’étais censé l’en remercier ? Pourquoi elle dispensait ces déclarations comme si c’était une faveur alors que les hiéreïs, immobilisés, avaient l’air de les recevoir comme des chiens obéissants ? Décidemment, je n’ai jamais rien compris.
Mais ce que j’ai vu par la suite dépasse les pouvoirs d’imagination de l’étendue de la cruauté humaine. Je vais le préciser en détail car lorsqu’elles sont entrées, nous sommes d’abord restés sidérés: c’était une dizaine de filles, tête masquée et visages couverts par ces beaux voiles pourpres siphniens, les corps presque nus, tout comme celles que j’avais vues en rentrant derrière le Didymaïon, dans le bois sacré à Zeus. J’avais reconnu la cuisse de la fille, avec son bijou doré en forme de serpent encerclé trois fois autour de la jambe. J’étais sûr que c’était elle. Je ne voyais pas son visage mais j’aurais reconnu la chair de sa cuisse entre milles autres. Elle était masquée par le voile comme les autres.
Le jour d’avant la consultation les prophétesses passaient nues devant nous. Nous, hiéréïs, nous étions tous ligotés. Elle commençaient par s’oindre le corps, après elles nous couvraient les yeux et nous enduisaient le corps d’huile avec beaucoup d’attention et de tendresse en insistant doucement sur chaque partie de leur corps. Elles jouaient avec nous pendant des heures, tenus au chaud, dans l’obscurité, bras attachés aux bancs. Leurs mains descendaient partout et rentraient dans les recoins les plus intimes avec douceur et attention. Nous étions tous des prisonniers du temple. Certains, séparés de la lumière du soleil depuis des mois, la barbe en désordre, ressemblaient plus à des vagabonds qu’à autre chose. Mais nous étions jeunes, tant de corps qui n’avaient sans doute pas connu de caresses depuis qui sait combien de temps et qui trouvaient maintenant dans leurs mains le toucher délicat d’une femme et qui répondaient comme il se doit. Quand j’ai levé la tête, Aristokratès parlait à la fille qui s’occupait de lui, avec son air de prophétesse, voilée, un peu noire et un peu maigre.
— Que veut Phoïbos de moi? il disait. Je veux juste respecter la volonté du dieu.
— Il veut que tu fasses ce que tu veux.
— Je veux faire ce qu’il demande. Juste comme cela ma vie aura du sens.
— Il veut que tu sois heureux.
— Mais tu ne comprends pas, elle n’a pas compris, dis-lui... Qu’il me dise ce que je dois faire !
— Il veut que tu fasses ce que tu veux !
Thémistokléïa est intervenue.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi vous parlez ?
La fille a baissé les yeux, Thémisktokléïa les regardait avec suspicion, Aristokratès se tournait et se retournait, inquiet, sur son banc.
— Je deviens fou, il murmurait.
A la lueur des torches elles nous oignaient le corps. Aristokratès prononçait des fois des choses insensées, des bribes de quelque chose. Thémistokléïa notait avec attention. D’autres se mettaient à parler, à bredouiller. Les filles jouaient avec nous adroitement, car non seulement elles étaient capables de connaître les lieux qui génèrent un désir incroyable et les toucher juste occasionnellement, comme si rien n’était, tout en nous caressant le reste du corps, que nous devenions crispés, durs comme la pierre. Elles parlaient entre elles des fois :
— Il y a ce type qui raconte des histoires à qui veut l’entendre. Il connaît l’histoire de tous les rois, de toutes les batailles, toutes les tribus et toutes les races, d’ici jusqu’au bout du monde. C’est un monde à lui seul. J’aime bien l’écouter. C’est un peu triste.
Je pense bien que jusqu’ici n’importe qui aurait souhaité avoir été à notre place. Mais je vais vous dire ce qu’il se passait vraiment. Lorsqu’elles sentaient que le plaisir s’approchait, elles s’éloignaient en laissant le pauvre corps, ligoté et aveugle, se débattre dans les douleurs de la frustration. Ils auraient bien voulu se liberer eux mêmes s’ils avaient pu. Elles prenaient soin et pratiquaient cet oignement avec beaucoup de soin car gâcher l’essence d’un hiéréos équivalait pour elles à une condamnation. Elles était pour la plupart des esclaves ou des filles oisives et sans maître; de l’autre côté, un hiéreïs était l’avoir le plus cher et le plus caché du temple. Mais, tenus en tension, ils finissaient par s’endormir d’épuisement et, avec le jeûne et l’eau de la source de l’adyton, le lendemain ils étaient chauds comme la braise, tous rouges, prêts à produire les oracles, comme si Apollon était descendu prendre place en eux. Thémistokléïa nous inspectait et sussurait à l’oreille de l’un ou de l’autre :
— Je crois en toi.
Elle portait ses habits qui la faisait ressembler à Kybèlè, la grande et ancienne déesse Phrygienne qui a sa statue dorée dans l’adyton. Elle nous testait tous les jours. Elles étaient diaboliquement adroites pour nous exciter de façon à ce qu’on n’arrive pas au bout de notre plaisir. Une seule fois je me souviens avoir vu quelqu’un jaillir, avant que la fille eût eu le temps de retirer sa main, par le pouvoir peut-être de la seule mémoire de son toucher. Mais en général, nous n’arrivions pas à éprouver du plaisir, bienqu’on l’aurait aimé plus que toute autre chose au monde. Je me souviens aussi que la fille s’est fait tout de suite réprimander par Thémisktokléïa qui s’est tout de suite empressée d’intervenir. Le hasard fait que la sémence du mantis avait retombé sur le visage sacré de de la statue froide et grise d’une des koraï et Thémistokléïa, essoufflée, s’était empressé d’essuyer de ses mains la figure figée en pierre. Nous cherchions tous à comprendre ce qui s’était passé tout d’un coup et elle, de son côté, regardait hébétée et pleine de honte envers nous, envers ses mains gluantes, envers nous encore. Quand à la fille, on ne l’a plus vu les jours suivants.
Au bout d’un temps, quand nous avons compris ce qui se passait, nous avons essayé de ne plus bander. Lorsqu’on sentait le traitement s’approcher, on se mettait tout simplement à penser à des choses immondes. Certains s’échangeaient sur les couloirs des idées farfelues. Moi, j’avais attrapé un cafard et je le gardais dans mon poing. Il y a un moment quand, à force de tant de caresse, le cafard me semblait être un être tendre et attachant et j’avais envie de le caresser et de le laisser libre. Au milieu de mon extase qui allait tourner en enfer, je le savais, je l’ai regardé, je l’ai écrasé. Je me suis essuyé sur la chair blanche de ma tortionnaire. Je lui ai laissé une trace sale sur sa chair blanche, elle n’en a rien dit, comme si elle était consciente du mal qu’elle faisait. Il y a bien un moment où on épuise toutes les images horribles et restent juste les filles, belles comme le jour, dans cette obscurité, et nos corps asséchés qui manquaient de plaisir depuis tant de temps. Et surtout l’espoir, irraisonnable, que, peut-être cette fois. La chair de cet oracle sec c’était bien nous, les hiéreïs. Ceci était le plan de Pythagoras : c’était comment il avait au début envisagé de devenir riche et construire son école.
Voici, ce qui s’est passé, en mots. Car ce sont bien des mots là, il me semble. Ils le faisaient donc sciemment. C’est peut-être pour cela que les mots existent d’ailleurs, toujours plus profonds, plus transitoires et inutiles, mesure de l’horreur, infinie. Car il m’est arrivé de penser que s’il n’y avait pas de douleur au monde, il n’y aurait peut-être pas de mots non plus. Tant qu’il n’y a pas de fin à l’horreur, il n’y aura pas de fin à ces mots. Et ce sont précisément ces mots qui m’ont valu tant d’hostilité, ces armes, plus aiguisées encore que les courtes épées des Lakédaimoniens. Ils font tout aussi peur que le fer, à ceci près que nous, détenteurs de la parole, n’avons pas pour nous couvrir que ces mêmes mots. Eux, les porteurs de javelots et de boucliers, font tout leur mal possible car c’est leur façon de comprendre : en agissant. Lorsqu’ils auront tout compris, ils auront tout détruit aussi. Sans réfléchir que celui qui a le bras fort n’est pas forcément en mesure de comprendre mais plutôt de mettre, humblement, son bras, au service de sa ville de la même façon que nous mettons nos mots commes briques manquantes dans ses murs épais. Au lieu de combattre ailleurs il leur est plus facile de nous combattre nous, vulnérables, plus proches et vivants. Ils encerclent maintenant les murs de Kymè, la ville Aiolienne qui aime les étrangers, ils assiègent aussi Samos à ce que j’entends, notre brillante ville Ionienne, ils se sont rangés silencieusement derrière les murs et suivents les ordres commes des chiens, en rangs ordonnés de bataille, avec leurs chevaux de guerre, ils ramassent la terre au pied du mur en construisant le tremplin qui leur permettra peut-être de les surmonter. Et, peut-être ce sera le jour où la ville de Kymè me vendra aux chiens pour sauver ses larges murs. Trop sur ceci.
Quand l’oignement finissait, nous étions laissés comme ça. On notait. On nous libérait après un temps. Je prenais réfuge dans un coin, je regardais les autres balbutier hébétés leurs oracles. Thémistokléïa notait avec attention alors que dehors Branchios le Jeune, Pythagoras et les autres composaient et arrangeaient en héxamètres. Les héraïs trouvaient toutes sortes de raccourcis et de mots qui leurs venaient à l’esprit, mais tout le monde avait remarqué à un certain moment que ces mots étaient souvent liées aux choses de l’accouplement. Thémistokléïa nous encourageait. Je tirais l’oreille, au-delà le mur du temple, à travers les créneaux, j’entendais ce qu’on disait dehors. C’était des gens qui avaient reçu leurs oracles.
— Regarde, disait quelqu’un, il y a les mêmes choses qui reviennent, souvent. Je lui ai demandé qui m’a abîmé la clôture. On m’a répondu que ce serait mieux et préférable de baiser la voisine. Eurystè ? Non, l’autre voisine. Enfin, j’espère. Ca part quand-même toujours dans la même direction tu vois…
Ils parlaient de la sorte, ces vulgaires, étrangers comme ils étaient aux affaires du temple. Pourtant, bêtes comme ils étaient et sans la moindre connaissance des mystères, des profondeurs de l’oracle et de toute chose sacrée en général, ils me semblaient être capables de saisir, dans leurs esprits bas et flous, précisément ce qui se passait. Comme si on ne pouvaient pas les duper, quoi que nous fassions. Ils étaient là, dehors, à la lumière du jour, à comparer leurs oracles. Ca me faisait rire. Tous ces Grecs, les Branchidaï, les Molpoï, les Milésiens, habitans de Katapolitioï, de Platéïs et des autres dêmes, visiteurs, eux qui se baignent dans la lumière du soleil, eux qui s’en réjouissent, riaient et mangeaient à leur faim et qui essayent de se tuer les uns les autres et qui vivaient de nos mots. C’était bien eux, Pythagoras en tête, qui m’avaient capturé et qui voulaient me transformer en un infirme ardent dans les souterrains du temple.
Mon dieu, Phoïbos, ma lumière, aide-moi, ne me laisse pas pourrir ici. Oh quelle horreur. Oh quelle horreur, seigneur Sabazios. Gébéleïzis, vous tous, grand dieux Thraces, aidez-moi, s’il vous plaît. Pour l’amour du dieu. S’il vous plaît. C’est ça l’humanité ? C’est invraisemblable, cette boucherie. Pourqu’ils puissent se mordre comme des chiens en haut, là où brille la lumière du soleil, ils ont besoin de nous, vaincus, détenteurs de la vérité. Ils chantent des odes à la guerre mais la guerre c’est la mort, c’est notre mort, et, derrière les comptoirs, transactions et leurs corselets en bronze, ils ont oublié pourquoi ils vivent, ils sont juste à l’aguet pour s’entretuer. Et nous, manchots, détenteurs de la vérité, au-dessous du monde vivant, dans les territoires ombragés ou Démétèr ou Aidès ou Kybèlè ou Artémis Orthia ne font tous plus qu’un seul dieu, celui du tout et du rien, celui de la vie ardente et de la presque mort, nos corps muribonds et échauffés, employés à rien si ce n’est à la rapacité de ceux dont j’entendais les bribes de conversation:
— Quel nom donner à mon fils ?
— Apollophantès. Suivant.
D’un autre côté on entendait des voix de jeunes filles :
— Les Spartiates, les voilà. Ils descendent de leurs nefs. Ils sont arrivés.
— Les voilà.
— Qu’est-ce qu’ils sont beaux !
Perdues dans l’admiration.
— Ils sont venus entendre l’oracle. Oh dieu, fais qu’on les envoie battre les Perses.
— Ils sont nombreux.
— Ils vont les défoncer.
C’était le début du festival. Pour nous, cela voulait dire qu’il fallait produire des oracles. On avait brûlé de l’encens, nous nous trouvions au milieu de la chambre où on déposait des offrandes : il y avait là de la myrthè, des vases d’huile, des cornes de boeuf et des grosses pièces de monnaie en or de dix et de vingt staters et il devait y avoir plus d’un talent et demi d’argent versé par terre. C’était la chambre du trésor de Branchidaï. Je devais dire quelque chose. On attendait de moi que je dise quelque chose. Je ne savais pas quoi dire. Je ne suis pas oracle, je n’ai jamais eu d’inspiration. Je ne sais pas comment faire, je n’ai jamais été oracle avant. Ils m’ont allongé ici. Ils me lâchent de temps en temps, je me promène sur les corridors obscurs du Didymaïon. Je suis leur chien.
Mais un de ces jours quand je me retrouvais libre à déambuler dans la chambre de l’adyton, je me suis approché du mur. Il y avait eu une source là, avant. J’ai immergé ma main dans la boue chaude, j’en ai pris une poignée, je l’ai regardé avec attention. J’ai reniflé, j’ai goûté. Cela avait un goût minéral, légèrement acide. J’ai mâché, j’ai avalé. J’avais faim. Cela avait un parfum lumineux d’une couleur bleuâtre […] j’avais appris les réponses jusqu’au jour où […]. Le jour, le soir même, j’ai commencé à parler. Je ne sais pas ce que je disais mais les prophêtês notaient attentivement. Thémistokléïa notait aussi. J’étais très étonné. Je ne comprenais pas pourquoi ils faisaient d’un coup tant d’attention à mes paroles qui, à moi, me paraissaient juste normales, ni plus ni moins inspirées que d’habitude. Je ne me souviens pas de ce que je disais. Plus tard j’ai demandé à Pythagoras de me rendre ce que j’ai dit. Il m’a montré quelques notes qu’il avait fait. Cela me semblait sans queue ni tête, comme un balbutiement d’enfant ou comme les paroles sans sens d’un ivrogne. Thémistokléïa, à un certain moment, a claqué fâchée sa tablette cirée par terre.
Je vois mal, après cette boue, je suis allongé, j’ai du mal à suivre, les images se mélangent, les souvenirs m’envahissent et se transforment en prophéties. Il me semble qu’ils ont tranché ma peau, ils m’ont sorti les nerfs à la surface, ils les ont tiré, chacun de son côté et expérimentent en les touchant avec leurs antennes qui ressemblent à des grands aiguillons, rouillés, en bronze. Leurs yeux deviennent perçants, leur attention comme des couteaux à lame fine avec laquelle ils dissèquent ma chair, mes bras, mes jambes. Dans le sommeil induit par la boue de la source, je les vois déformés, il me semble qu’ils sont devenus des insectes énormes couvertes par d’immondes carapaces sales, antennes et horribles mandibules avec lesquelles ils coupent et dévorent, lentement, morceau par morceau, mélangé de leur salive déguelasse, tout en analysant au même temps la forme de mes poumons, de mes intestins, en prenant notes, ce que je mangeais, ce que je pensais, ce que je voulais, sans me demander, jamais, sans m’adresser un seul mot.
C’est vraiment ce qui s’est passé ici, dans ce territoire de la mort. Ce que je voulais, surtout, immobilisé, comme j’étais, c’était de mourir. J’avais tiré la ligne et je ne sentais plus le besoin de vivre, il me semblait que tout espoir s’était éloigné. J’ai signifié alors mon désir. Les prophêtês et les prophétesses ont pris acte, ils se sont penchés, obéissants, respectueux car j’étais oracle.
Salauds.
Je détestais maintenant Pythagoras. J’avais toujours été intéressé par les entrailles des Branchidaï mais je détestais le calcul froid qu’il avait employé pour fermer les portes devant moi comme devant tous les hiéréïs.
Je peine à me rappeler. Je dois avoir dit quelque chose après avoir goûté à cette boue acide. J’avais dû dire quelque chose, je ne sais plus quoi, Thémistokléïa et les autres avaient noté, c’était quoi, seigneur Poséidaôn feindeur de la terre, Phoïbos de la sainte enceinte de Pythô et toi, père Zeus à la froide contenance, qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce qu’ils veulent de moi, comme s’il cherchent à tout prix une faute, une imperfection, j’aurais voulu leur parler, leur dire, mais la boue m’avait rendu muet, je ne pouvais que les regarder impuissant, implorant, mais je fais plein de fautes, ne vous inquiétez pas, j’en fais tout le temps, mais non, ils voulaient juste m’analyser à leur façon froide, distante, horrible, silencieusement, avec leurs longues et horribles aiguilles rouillées en bronze, perçant ma chair et léchant ensuite le sang. Ils enregistraient la réaction ensuite. Ce sont là les horribles tortures que j’ai vécues et, à mon avis, je n’ai pas été le seul.
Je me rappelle avoir entendu Thémisktokléïa crier : non, c’est n’est pas ça, ce n’est pas du tout ça, c’est pas du tout ce qui était prévu, pas du tout ce qui était écrit sur les papiers.
J’avais dû dire quelque chose. Seigneur, quoi ?
Entre temps les Spartiates étaient arrivés à Didyma comme ils avaient convenu avec Aiakès et avec Polykratès pour consulter sur la question de la prise de Tégéa. Ils avaient agi de la sorte en espérant que Branchidaï allait leur faire une réponse différente de celle qu’ils avaient eu de Pythô, où, d’ailleurs, ils avaient été bannis à cause de leur agression de l’Arkadie de l’été dernier. Il paraît que la réponse qui a été faite à Anaxandridas, le fils de Léôn, le Spartiate par Branchios le Jeune avait été la suivante :
« Rejouissez-vous, vainqueurs, la ruse vous a gagné la guerre !
Les boucliers se sont cognés au combat, les étincelles ont sauté des bronzes entassés
Vous leur avez enlevé les cuirasses, brisé les javelots
laissé nus, ensanglantés, sorti le coeur et crié victoire
vous avez dansé dessus à l’endroit même où se sont rencontré les aigles qu’a relâchés Zeus Kroniôn
dans la clameur de la victoire vous n’avez pas entendu leurs sanglots,
la langue sage que Gê a appri à ses fils enterrés
la langue tranchée de Pythô qui parle une langue par un bout et une langue par un bout
C’est à travers leurs dents grinçants
que jaillira la vieille langue de la Phrygie. »
Ce sont les mots qu’a rendu à Didyma l’oracle aux Spartiates au sujet de leur questionnement sur la prise de Tégéa. Je vais raconter à un autre point dans mon histoire la façon dont Anaxandridas s’y est pris pour changer cet oracle par un autre, mensonger, fabriqué par Pythagoras et qui répondait précisément aux attentes du Spartiate.
Mais en attendant je précise que c’est à partir de mes mots que cet oracle a été formulé. Je suis obligé de le dire malgré l’usage établi qui est celui de garder silence sur les choses du dieu. Ce n’est, j’estime, aucunement acte d’impiété car les faussetés et les mauvais agissements au Didymaïon doivent être exposées à tout prix et ce, devant toute Hellas. Je n’ai connu moi-même le contenu propre de l’oracle que plus tard uniquement, en tant que Pythios de l’état de Lakédaimon, dans les archives où ils gardent trace de tous les oracles prononcés au sujet de leur ville par tous les temples oraculaires de Hellas. Quiconque le voudra, disposant de la confiance des rois de Spartè, pourra le vérifier et j’estime que rien dans mes agissements ne peut indiquer de l’impiété plus que les imperfections de maintien qui nous incombent à tous, à un moment ou à un autre, mortels. Si, d’abord, il n’y avait pas eu corruption, j’aurais pu me tenir simplement à ma vie. Mais l’horreur des faits auxquels j’ai été témoin dans les profondeurs du Didymaïon m’ont déterminé de parler car là où il y a horreur il doit y avoir langage.
— Non, a sifflé Thémistokeïa.
Elle peinait à retenir sa colère. J’essaie de consigner ici, aussi précisemment que je me rappelle, ce qui s’est passé. Je ne vais pas prétendre que je comprends tout, si jamais il y avait quoi que ce soit à comprendre.
— Qui a donné cet oracle ?
Elle hurlait, ils avaient tous peur et m’ont pointé du doigt. A l’époque, je ne savais pas ce qui avait été dit, la seule chose que je savais c’est que les hiéreïs étaient devenus comme des monstres, c’est comme s’il avaient senti quelque chose. Ils me cherchaient, ils me harcelaient. Mais je pense qu’avant même que Thémistokléïa puisse faire quoi que ce soit, l’oracle avait été prélevé et donné aux suppliants, c’est à dire aux Spartiates qui étaient venus avec Polykratès de Samos. J’ai entendu la fille au bijou parler à Thémistokléïa. Elles parlaient bas comme si elles négociaient quelque chose.
— La bague, disait Thémistokléïa.
— Laisse-le sortir.
— La bague d’abord.
Elle a dit et s’est éloignée. En passant à côté de moi elle a dit :
— Je ne crois plus en toi.
Cela a été ma sentence. Car, si mes notes sont exactes, c’est aussi ce fameux jour, quand l’oracle a été formulé aux Spartiates, qu’ils m’ont tiré par les manches et m’ont enfermé au cachot. Je suis tombé à terre, ils me frappaient des pieds. J’ai été, pour quelques moments, content de me retrouver seul, au cachot, sans frappes […] somnolé quelques moments, plus tard j’ai entendu du bruit et j’ai ouvert les yeux. Au-delà les poutres de la porte transperçait la voix de Hégadès :
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait? Pourquoi ils t’ont descendu ?
— J’ai goûté à la boue du naiskos.
— Thémistokléïa est furieuse. Elle maudit tout le monde, elle nous crie dessus. Elle a mis les filles dehors. Elle dit que tu ne dois plus jamais prononcer d’oracles.
J’ai voulu savoir :
— Elle a mis Mêtis dehors ?
— Qui ?
J’étais désespéré […]