[…] tes mots qui me touchent […] tu dis que je devrais me voir comme le fils de tout le monde plutôt que de personne. C’est généreux mais ne prend pas ma signature comme un autodépréciation car tout le monde sait que le Kroniôn aime rabaisser le grand et grandir le petit. Kyrnos, en me signant de la sorte c’est plutôt marquer ma […] des cris, des rires et des gémissements en haut. J’ai tendu l’oreille, j’aurais pu entendre le souffle de la terre en ce moment. C’était la voix de Polykratès, je ne pouvais pas me tromper. L’autre voix, comme un cliquetis, était sa voix à elle. La voix de Mêtis, j’en étais sûr. Elle riait. Ils étaient sans doute dans le jardin, parmi les buissons taillés, parmi les arbustes. Il avait dû dire quelque chose. Il avait dû dire une blague idiote et elle riait comme une invitation et moi j’entendais tout. Je me suis hissé sur la marche, je me suis levé à force des bras, j’ai pu regarder un instant. Dans le jardin, Polykratès se penchait au-dessus d’elle. Il avait légèrement touché son sein, elle avait sursauté, elle n’était pas en train de faire semblant, comment est-il possible, elle eût un regard vers moi, non, elle ne pouvait pas me voir, d’ici où j’étais, un regard clair pourtant.
Moi j’étais ici, en bas, sous terre, et j’entendais leur bonheur, j’entendais Polykratès en train de la séduire. Je me suis regardé, hébété, j’ai réalisé que j’avais moi aussi un corps, désirant, deux jambes, deux mains, tout comme lui. Mais je suis enterré, comme les morts.
J’ai entendu ses soupirs adressés à l’autre. Des fois j’avais l’impression que ses soupirs m’étaient adressés. C’était stupide. Je suis comme ça. J’ai envie de pleurer. Je suis comme ça. Je n’y peux rien. C’est horrible.
Je tairai mes larmes. Ce ne sont pas des bénédictions, comme on entend des fois. La souffrance n’a rien d’une bénédiction. C’est notre lot de souffrir et cette souffrance nous devons la mener au bout, muets comme les poissons et, prenant exemple aux bêtes du monde, qui le font sans se plaindre et sans écrire des livres autres que le gémissement qu’ils poussent devant la mort. Je me souviens quand j’étais jeune garçon de cette chasse avec Aiakès et Polykratès et avec les autres. Nous avions poursuivi le gibier, ils sont descendus de leurs chevaux, j’ai couru les attraper, nous nous sommes approchés de la biche, elle ne pouvait plus courir. Nous l’avons encerclé, elle était essoufflée et regardait de ses yeux ébahis la mort s’approcher. La mort c’était nous, avec nos javelots. C’était pour cela que nous étions là. Nous avons jeté, chacun à son tour, le fer froid. Une lance, puis la deuxième, ont transpercé le corps chaud de la biche. Elle s’est écroulée, les pieds avant d’abord, ensuite ceux de derrière. Elle nous a suivi un moment de ses yeux décerclés. Nous ne savions plus quoi faire. Puis elle a haussé son cou vers le ciel dans un dernier battement douloureux de son corps percé et elle est tombée morte. C’était tout. La souffrance, à sa fin, ce n’est pas de la bénédiction comme tu peux entendre ici et là, ce n’est pas de l’illumination, c’est la mort, ramène juste près ton glaive, serre tes dents, regarde ton ami au fond des yeux et ferme les paupières et quand tu les rouvriras, laisse la lumière pénétrer jusqu’au fond de tes entrailles.
— La vie est belle, je l’ai entendu soupirer.
C’était Polykratès. C’était Polykratès qui avait dit cela. Le coeur lourd, j’ai inspecté les recoins obscurs de mon cachot. Quelques rats se sont faufilés le long du mur. Je les entendais des fois pendant mon sommeil. Je me suis encore soulevé pour regarder à travers le créneau haut par où rentrait la lumière. J’ai vu la lumière éclatante. En vérité la vie était belle. Je le pensais là et davantage je le pense maintenant quand je réalise que ces épreuves ont été les plus beaux moments de ma vie. Il avait raison, oui, la vie était belle. Je n’aurais pas pu dire le contraire sans perdre le seul appui qui me restait et qui était ce souci de vérité. Moi j’étais ici, devant ce mur, dans l’obscurité. Je toussais, j’avais froid, mes pieds s’étaient engourdis. J’aurais pu dire que non, la vie est horrible, regarde-moi seulement. C’était pourtant lui qui avait raison. Il était dehors où il faisait beau, où il y avait l’éclatante lumière Ionienne. Il tenait Mêtis dans ses bras. Et, il avait raison.
Seigneur aie pitié. Car je suis alors vraiment insignifiant puisque je suis la boue du monde. Je suis ses ténèbres et ses échecs. Je n’ai de mon côté ni les hommes qui m’ont mis ici, ni les dieux. Je n’ai que moi, mon être. C’est ce que la vie comme étranger parmi ces Grecs m’a appris, je dois avouer. A plusieurs reprises j’ai cru entendre la terre se secouer autour de moi, je ne sais pas si ce n’était juste mes sanglots. Autour, dehors, mes bourreaux, ces salauds qui ont l’air de croire que même sur Olympos ce n’est pas la pitié qui règne. Qui ont l’air de croire que la pitié est du domaine des faibles. Il est vrai que lorsqu’un malheur arrive et que tu les invoques en leur pointant du doigt leur injustice comme si c’était de leur faute, les Olympiens tournent la tête, vexés. Ils ont la même horreur de la misère que nous. Mais la pitié divine a ses chemins inconnus. Mais la cruauté s’installe quand les humains, se prenant pour ce qu’ils ne sont pas, ne croient plus à la pitié.
C’est triste? Je ne sais pas. C’est juste, voilà tout. Vois-tu comment la justice n’est pas grande chose quand on pleure. Peut-être un des scribes de ces mêmes Olympiens essayera-t-il de me faire payer ces mots que je viens de penser et maintenant d’écrire ici, l’un après l’autre. C’est pourtant une trace que j’ai existé, déformé et appauvri comme je me trouve. Il y a surtout cette pensée qui me tient debout : puisqu’ils sont prêts à me faire payer chaque offense, même perpétrée dans l’intimité la plus profonde de mon être, c’est que je compte à leurs yeux.
Note Kyrnos que je parle bien ici des Olympiens, les dieux Ouraniens et immortels qui ont combattu les Titans et qui existent et existaient d’avant le début du monde, héritiers de Kronos fils d’Ouranos et de Gê la déesse à plusieurs noms; et je ne parle pas des hommes mortels comme nous, qui, déguisés, à force de leurs couteaux infâmes et, couverts du voile de la nuit, ouvrent ta serrure, ouvrent leurs chemins à travers les murs de ta maison que tu payes pourtant avec ton propre argent. Les dieux dont je parle ici ce sont bien ces immortels qui vivent sur mont Olympos, dont a parlé Hésiod et les poètes, et non pas des mortels qui naissent un jour et meurent un jour. Je me sens obligé de le préciser car parmi ceux haut ou bas placés il y en a qui ont l’habitude à se prendre dans leurs têtes malades pour des dieux. Parmi les hommes du pouvoir il y en a qui passent leur temps à trouver un espace entre les briques des murs et à se creuser une brèche, jetant ainsi la malédiction sur des villes entières. Devant un bijou, hébété, ils se grattent la tête et cachent une poussée destructive. Devant le bonheur des autres aussi. Sache que le genre d’hommes qui désirent le pouvoir outre mesure sont, Kyrnos, principalement des hommes sans amour. Des hommes qui n’ont pas le courage d’aller le chercher et qui ont même perdu l’espoir de jamais le retrouver, et qui, si jamais l’occasion se présentait, échangeraient, selon leurs habitudes établies, la sûreté du fer sur l’inconnu que représente ce lien avec l’être aimé. Le pouvoir doit être une responsabilité car, dis-moi, qui, parmi les hommes entourés de leurs enfants et de l’amour de leurs amis, voudrait d’une telle responsabilité, d’un tel fardeau ? Uniquement ceux qui ne le prennent pas comme telle mais plutôt comme levier pour dominer les autres. Prend Kyros. Ceux qui l’ont connu disent tous qu’ils n’ont jamais connu un homme plus seul que lui. A travers les années nous ne pouvons plus connaître les hommes par autre chose qu’en inspectant leur oeuvre. Pour connaître le fond de Kyros, même s’il est mort aujourd’hui, ce n’est pas l’étendue de l’empire des Perses qu’il faut étudier, mais c’est bien son fils, Kambysès, qui met en peril de nos jours la terre d’Aigyptè et nos îles Ioniennes. C’est l’enfant qui est l’oeuvre de l’homme et au visage de l’enfant on reconnaît les qualités du parent. Je n’en dirai pas plus les agissements de Kambysès car son comportement brutal et irraisonnable sont connus à plus d’un. Mais les choses nous ont été allotties par les dieux avec mesure. Où manque la mesure s’installe le monstrueux.
— Reste avec moi. Je te donnerai ce que tu voudras.
Je les entendais parler, c’était Polykratès.
— Donne-moi ta bague, elle a dit.
— En arrivant, j’ai dû la jeter à l’eau.
Il avait donc fini par jeter la bague au-dessus le bord en suivant le souhait d’Amasis. En venant consulter à Didyma, il a jeté la bague à l’eau, sa bague en éméraude, chère, qui aurait pu, moi, m’acheter ma liberté. Pour prouver à Amasis qu’il peut empêcher les dieux de lui accorder trop de faveur.
Et moi qui étais esclave. Pour les gens comme moi il n’y a pas de représentant parmi les dieux. Les dieux se foutent des esclaves, tu sais. Les dieux parlent par la bouche de ces êtres énormes, beaux et complets, comme Mêtis. Mais moi ? Je n’ai pas la grâce des hommes. Je n’ai pas la grâce des dieux non plus, ces êtres divins qui aiment les bons et les beaux. Ni hommes, ni Olympiens, ni Sabazios, le grand dieu Thrace. J’ai le coeur lourd car il fêtet tous dans le jardin du temple, et plus loin, vers la plage, ils rient encore et on entend les trinquées joyeuses de leur coupes jusqu’au loin, au delà de la mer, sur les hauteurs d’Olympos. Et moi, ici, enfermé et oublié par tous. La solitude entre hommes est courante et, un jour ou un autre, nous l’éprouvons tous, à coup d’une trahison ou une autre. Mais ce n’est pas avant de l’éprouver devant les dieux qu’on connaît la solitude. Ces mêmes dieux qui veulent que tu aimes leur monde.
Et pourtant c’est elle qui m’a fait l’amour. Le jour même quand elle a prononcé l’oracle.
La fille voilée, jeune, de mon âge, que je pensais avoir reconnue, et que je connaissais bien maintenant, la cuisse entortillée par son bijou doré, m’avait fait l’amour, dans l’obscurité du cachot. Je ne sais pas comment elle y est rentrée, je l’ai vu à peine dans l’obscurité, mais je me rappelle parfaitement son corps présent, concret, incroyablement disponible, son regard clair et aquatique.
J’ai dormi d’un sommeil lourd. Quand je me suis réveillé je n’avais plus aucune idée, je n’étais plus habité, j’étais juste moi, tout simplement. Un moment j’ai senti comme un regret : elle m’avait volé le dieu.
C’était comme si m’avait touché une de ces déesses jeunes et jolies, concretes et charmantes, que l’esprit humain adore et adorne des plus incroyables attributs sans vraiment espérer d’un faire connaissance un jour autrement que par les vers d’un poète. Ce n’était pas un sacrilège, je me sentais initié au divin. Mais c’est sans doute l’orgueil de l’âge, Kyrnos, de la jeunesse qui, pour peu de chose, se prend pour maître du monde, en oubliant que nous sommes des êtres humains et que les plus grands aspects de notre être sont aussi les plus humbles.
Elle était partie, en me réveillant je me suis encore soulevé en m’accrochant aux barres du créneau. Le soleil couchait, c’était assez beau. Ces Ioniens qui ont un sens d’orienter leurs édifices. On criait sur les corridors.
— Qui a donné l’oracle ?
De la clameur, d’autres cris encore, forts. J’ai cru reconnaître la voix de Hégadès et celle d’Aristokratès. Je me suis appuyé contre la porte. J’allais pourrir ici. J’ai senti une brûlure soudaine, la lame d’une épée qui avait traversée la porte mince de bois derrière. Je n’avais jamais été frappé par le fer, Kyrnos, ni dans la maison d’Aiakès, ni sous les murs de Priène ni ailleurs. C’est une douleur horrible, je ne sais pas pourquoi elle a était laissée. Pourquoi la douleur est-elle possible ? Comment est-il possible que la sacrée chair humaine soit percée par le fer ? C’est une douleur indescriptible, doublée par la douleur de cette réflexion : quelqu’un d’autre, avec un fer froid, déchire ta chair qui, elle, est vivante. Quelqu’un qui n’est pas toi, qui t’es étranger et d’une étrangéité totale, te déchire la chair, avec un outil qui est conçu, mis à point pendant des heures pénibles de travail, précisément pour ta mort. Il le fait exprès, il ne ressent aucune pitié, car tu es autre et ta douleur n’est pas sienne. Dans ce moment, Kyrnos, je deviens tout froid. Je sens que je n’aime pas le monde de façon définitive et je me renferme. J’ai envie de maudire les Olympiens, les pères des dieux, Gê et Ouranos l’étoilé; j’ai envie de proférer des blasphèmes barbares comme il n’en a jamais été dit, jusqu’à ce que la langue tombe décomposée comme un jouet cassé.
Je me suis allongé par terre, accablé par la coupure qui m’avait été faite par cette épée enfoncée dans ma chair. J’ai commencé à gratter la porte avec désespoir. La trappe s’est ouverte au-dessus, laissant une lumière rentrer […]
[…] Aidès, le Hôte des âmes. Et il a le visage noble d’un Ouranien et sa présence est aiguë comme celle d’une lame. Il m’a déchiré le ventre, me laissant des traces de sang sur la peau. Avec son épée noire il a sorti de moi une boule qui ressemblait à une boue rougeâtre et flasque, grouillant de vers qu’il a fait retomber par terre. Les rats qui peuplent ses souterrains se sont empressés de la dévorer.
J’ai levé la tête: Aidès portait un masque lourd et qui était le masque terreux de la mort. Il a légèrement tourné sa tête rayonnante et il a laissé voir, derrière, un deuxième visage. Et lorsqu’il s’est retourné j’ai vu que la figure qu’il portait au dos n’était pas Aidès. Et le visage qu’il porte au dos je l’ai bien reconnu mais je n’en dirai rien et cela par raisons de piété. Car si Hésiod n’avait par recensé les figures des dieux on ne les connaîtrait pas, même à ces jours; c’est après lui que les figures des Olympiens ont été peintes et celle de Aidès aussi, le riche souverain des souterrains qui fait relever la sève dans les arbres de son règne abondant. Et je trouve curieux qu’ils ne mentionnent jamais qu’il ait deux visages. J’ai pensé : puisque le dieu nous a muni du verbe, puisque nous pouvons dire ce qui nous habite parmi tant de bêtes silencieuses, disons. Alors j’ai dit. Pourquoi se taire, le monde est-il mauvais ? Soit le monde est bon, et alors il est fait pour nous, pour qu’on puisse faire ce qu’on veut et dire ce qu’on veut. Soit il ne l’est pas et alors ce n’est même pas la peine de vivre dedans. Mais je pencherais plutôt à croire que le monde est bien fait. Et là où il manque de précision, c’est à nous de le rapiécer. Les bêtes vivent dans ce monde sans parole et il me semble qu’elles vivent plutôt bien; nous seuls, humains, devons les subir comme des armes qui tuent et qui défendent. Mais les mots doivent avoir du bon puisqu’ils sont du monde. Au temple, la trace enfumée du feu que nous laisse Phoïbos est faite de mots aussi. Quand bien même ce n’était pas le cas, allons au bout de nos travaux afin au moins de pouvoir pointer du doigt l’erreur, comme on le ferait un jour de marché, dans la foulée de gens, envers un mauvais damiourgos en lui pointant du doigt le pot fissuré qu’on lui a acheté. J’ai donc osé lui adresser la parole :
— Pourquoi tu nous as donné la parole si nous ne pouvons pas la dire ?
— Je vous ai donné les mots pour les pierres et pour les eaux et pour de la terre. La plupart de vos mots vous ne pouvez même pas les indiquer du bout du doigt.
— Tu nous enlèveras les mots ? Tu nous laisseras muets comme des bêtes ?
— Moi, non. Peut-être le ferez-vous vous-mêmes.
Ce sont les mots qu’a prononcés Aidès, le Hôte des âmes. Je m’arrête ici car j’entends le cri du hérault et on décharge les catapultes de l’autre côté du mur.
Oui, je disais. Ce n’est pas enfreindre les lois divines car la parole aussi est instrument du dieu pythien. Si nos pères se sont contentés de moins que la vérité, il nous appartient de la rétablir. Je pense que ce don de la parole est divin et que le mener à ses fins est le seul but de nos vies, si jamais il y en avait un. Pas plus divin que le don de fermer ou ouvrir les yeux, respirer, chanter ou, tu m’excuseras, péter. Car, en regardant les bêtes, on remarque qu’elles ont, chacune à sa façon, des têtes difformes, des yeux excentrés, des cous prolongés, des pieds monstrueux ou des ventres de la taille des nefs et aucun d’eux ne semble prendre de fierté particulière aux extrémités de leur être. Pourquoi en prendrions-nous à la nôtre ?
Mais la parole est puissante et les mots peuvent guérir aussi. Se taire alors serait le geste d’un couard, de l’un de ces traîtres qui, au lieu de combattre l’ennemi, lutterait contre son propre camp et qui, le soir venu, les lampes éteintes, sortirait l’épée meurtrière, couvert par le voile de la noire nuit lorsque ses camarades se posent insouciants autour de la table et enlèvent leurs corselets et leurs knémides de côté et entonnent les gais accords d’une chanson. Les soldats surtout ne parlent pas beaucoup, l’as-tu remarqué ? Les Lakédaimoniens s’en font même un titre de gloire et n’ouvrent pas la bouche en prétextant qu’ils préfèrent l’actions aux mots. Ils veulent comprendre par l’action comme si tout le monde était fait pour comprendre. Mais nous, cher Kyrnos, nos armes mêmes sont les mots; et pas n’importe lesquels, mais les vrais; et sans ces mots nous ne sommes rien. Car s’il n’y a pas parole, il doit y avoir au moins justice; s’il n’y a pas justice il doit quand-même y avoir quelque chose, Kyrnos, puisque, même quand l’envie de vivre disparaît, quand la tête s’alourdit sous les pensées, quand la lourdeur s’empare de tout, le corps continue à respirer et à vivre malgré tout. Je lève alors mon regard vers la petite baie dans le mur : un coin du ciel bleu qui m’est visible comme au fond de la prison que m’est devenue cette ville. Je gratte le sel séché sur ma peau, l’eau salée dans laquelle je me suis baigné ce matin.
Je ne savais pas qu’Aidès avait deux visages. Les poètes n’en parlent pas, ce qui pour moi est la preuve qu’ils ne l’ont jamais vu. Pourtant moi j’ai vu son autre visage et je le connais bien, mais je n’en dirai rien et cela par raisons de piété.
Si je le dirai.
Je le dirai car j’ai des mots pour le dire et ces mots m’ont été donnés. Ou alors qu’on redevienne tous alors des bêtes inarticulées ou bien que l’on trouve un moyen plus honnête d’exister. Celui que j’ai vu quand Aidès a retourné son visage était précisément Kléomènes fils d’Anaxandridas fils de Léôn fils d’Eurykratidès fils d’Anaxander fils d’Eurykratès fils de Polydoros fils d’Alkaménès fils de Téleklos fils d’Arkhélaos fils de Hégésilaos fils de Doryssos fils de Léobotès fils d’Ekhestratos fils d’Agis fils d’Euristhénès fils d’Aristodémos fils d’Aristomakhos fils de Kléodaïos, fils de ce Hyllos qui était le fils d’Héraklès.
ll m’a tendu la main, je l’ai suivi. L’ouverture dans le plafond me semblait plus étroite maintenant que lorsqu’on m’avait descendu. Dans l’obscurité, j’ai vu Thémistokleïa qui gisait rongée par les rats. Elle portait ses habits de procession phrygiens. Les rats l’avaient rongé jusqu’à la moitié. La statue de Kybèlè qui trônait près du mur avait été renversée lors de la rebellion et s’était brisée en deux. Un instant j’ai regardé ahuri : les pieds de la statue étaient tombés précisément sous la moitié vivante du corps, ce qui lui donnait, dans l’obscurité, pour un moment seulement, l’aspect d’un corps recomposé, vivant dessus, pierre morte dessous. Il me semble bien que plus de la moitié était vivante et qu’elle respirait encore. Je l’ai regardé avec pitié et dégoût et je ne suis pas resté un seul moment de plus : nous, les prophétaï, nous étions tous vivants. Nous avons suivi Kléomènes. Nous sommes sortis à la lumière.
L’emprisonnement m’avait rendu plus muet encore que le fils de Kroissos. Quand j’ai redécouvert la parole j’avais envie de pleurer. La parole n’a plus jamais été la même. Avant je ne croyais pas que les mots existaient. Pas plus que le vent. Que vaut le vent ? Sur ces rochers secs, sans vent il n’y a pas d’huile, pas de blé et il n’y a pas d’argent. Sant vent il n’y a rien. Sans vent on peux mourir. Ce n’est pourtant que du vent. Peut être la mer c’est juste du vent plus du ciel et la terre c’est ce qui reste lorsque l’eau sèche. Peut être sommes-nous faits de vent.
— Reste ici, m’a dit Kléoménès.
Polykratès, qui l’avait vu, lui a parlé.
— Il doit y avoir quelque chose qui se passe dans les entrailles du temple. On entend du bruit, on entend des cris. Qu’est-ce qui se passe?
— Rien ne se passe, est intervenu Pythagoras, bienveillant.
Nous étions tous sortis, les hiéréïs. Certains se sont mélangés aux acteurs dans les choeurs. Nos visages blêmes, qui n’avaient vu la lumière depuis tant de temps, qui ressemblaient aux couleurs des masques en terre cuite. Kléoménès avait remis son masque, lourd et terreux et s’est joint au choeur des femmes, divisé en deux. Elles chantaient :
« Nous sommes les filles désenchantées du bois sacré de Didyma. Nous sommes les femmes des prêtres de Branchidaï. Nous sommes les femmes des prêtres de Branchidaï. Nous les méprisons et ils nous méprisent »
— Il ne faudra dire mot de ce que vous avez vu ici, a sifflé Kléoménès, derrière son masque.
Pour avoir faire office de divination au Héraïon pendant des années, je connaissais beaucoup des mystères. Mais je ne comprenais pas ce qu’elles disaient.
« Il n’y a pas d’amour pour nous autres que celui de Phoïbos. Notre corps prend sens de la pierre froide de sa statue. Nous méprisons l’amour, nos biens-aimés sont la boue, et nous-même nous sommes de la boue. »
Cela devait être sans doute des anciennes incantations kariennes qu’ils prononçaient depuis les débuts de l’établissement du temple et dont on avait depuis le temps même oublié le sens. Ils faisaient cela au mystérion. Je voyais bien sur le visage de Polykratès qu’il était perdu au milieu de tous ces masques grotesques, des couleurs éteintes de la terre. Je reconnaissais les visages des dieux, avec les traits des visages grossis comme ils ont habitude de le faire ici en Milésie. Au milieu de cette grisaille du choeur masqué, hissée sur le tripode, voilée, selon la manière de Delphi, trônait la Pythonesse. Je savais qui elle était, je voyais ses yeux vitreux, presque mates maintenant, elle se tenait haute et droite. Elle parlait de façon distincte des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Polykratès s’est approché alors et a demandé étonné :
— Quelle langue parles-tu ?
— Je parle la langue de mes amis, elle a dit.
Il n’avait pas dû la reconnaître mais moi je savais très bien qui elle était. Certains parmi ceux qui étaient présent ont rapporté avoir entendu des bribes de l’idiome de ces lointains Skythes qui vivent du côté de Boréas. D’autres disent au contraire que ce serait la langue des Mèdes. D’autres encore soutiennent que c’étaient des mots que l’oreille de l’homme n'avait jamais entendus auparavant.
— Donne-moi tes mots Polykratès et je vais les remplir de vérité. Donne-moi tes mots d’abord, je n’en inventerai pas d’autres.
Elle a dit et il me semble que cette invitation a plu à Polykratès car il a dit tout de suite, franchement:
— Je suis venu choisir entre Perse et Spartè. J’ai peur que je ne reçoive encore des devinettes incompréhensibles. Alors que les choses soient claires. La question est simple, la réponse doit être simple.
— Je ne suis pas là pour te donner une réponse claire.
Je la regardais donner des oracles, haute et importante. Montée sur son trépied selon la façon de Delphi et non pas selon l’habitude des divinateurs de Branchidaï. Mêtis avait tourné sa tête. Ses yeux, mats et ternes. C’était insupportable.
— Arrête, j’ai dit.
Le choeur continuait à réciter les incantations derrière leurs masques. Metis a retourné silencieuse son regard vide, monstrueux, vers moi.
— Arrête ! j’ai répété. Tu n’es pas dans la vérité !
— Qui es-tu, mortel, pour blasphémer ainsi ? La Pythonesse est la vérité de tout le monde.
J’avais peur.
— Je suis pourvoyeur de la justice du dieu, elle a dit. Tu es venu chercher la justice ?
— Je ne cherche pas justice.
Il y eût silence. La voix de Mêtis changea, il me semblait.
— Que cherches-tu alors ? a sonné la voix de fer.
Encore je n’ai pas su quoi dire.
— Mortel, dans la maison du dieu pythien, il ne siège que la justice.
Elle avait maintenant les yeux ternes d’une statue décolorée. Je lui ai atrappé la jambe.
— Mêtis, s’il te plaît, arrête.
Elle ne m’a pas répondu. J’ai saisi son bras, je l’ai traîné en bas du trépied. Elle a perdu son équilibre. L’écriteau qui portait l’oracle est tombé à terre. Elle a cherché à me frapper, elle a réussi à me taper sur la joue.
— Tu me fous la paix !
Elle a dit, essoufflée, tout bas, en tentant de retrouver son équilibre, elle semblait avoir perdu ses esprits. Moi, je n’avais plus de larmes. Elle secouait la poussière sur sa tunique et s’essuyait les manches. C’est à ce moment que sont intervenus les prêtres, Branchios et Pythagoras. Le choeur ayant repris leur chant indistinct, Pythagoras a relevé l’écriteau tombé à terre et a dit solennellement :
— Prend ta réponse et pars maintenant, Polykratès.
Polykratès restait figé sur ses deux pieds, le regard fixe au loin.
— Qui a donné l’oracle ? Qui est cette femme ?
Car il n’avait pas reconnu la Pythonesse voilée. Pythagoras a tenté de rassurer tout le monde:
— Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas. Continuez. C’est une actrice du mystérion. Sortez-les-moi tous d’ici. C’est nous qui avons donné l’oracle. Ce sont leurs badineries habituelles, rien à craindre. Suivant !
Voici consignée la réponse que Pythagoras lui a remis, réponse rédigée par la prêtresse de Phokis, qui a été très connue par la suite pour les événements qu’elle a déclenchés :
« Tu prétends, Polykratès, vouloir connaître ce que les dieux mêmes n’avouent à haute voix
Mais, devant la fumée de tes chaudrons et de tes boeufs sacrifiés, tu ne partiras pas sans réponse.
Ne crains pas cette poussière levée en Ionie, Polykratès,
crains les paroles de l’étranger aveugle
qui a chanté dans une langue autre que la sienne
la victoire d’une race autre que la sienne
car lorsque tes guerriers semblables aux dieux se seront fait rares,
écrasés et percés dans leurs lances, entassés sous les boucliers,
ce sont les fils silencieux d’Ilion qui rempliront leurs rangs.
Crains la justice parfaite des larmes versées en chantant gloire à leurs bourreaux
ce sont les jours quand la tortue sortira la tête de l’eau,
respirera fort et percera l’air de son regard clair jusqu’à mon bon temple de Pythô »
Polykratès l’a lu et l’a relu. Je voyais le désespoir s’emparer de lui. J’ai pu le lire moi aussi. Il se grattait la tête. L’oracle parlait d’un étranger. J’ai lu avec attention. Quel étranger? Ca ne pouvait pas être moi par hasard ? J’ai pensé à mon tatouage. Ca devait être moi alors ? J’étais sorti du cachot mais que voulaient dire tous ces mots, de qui ça parlait, quelle langue, quels guerriers, que devais-je faire ? Aiakès m’a tapoté sur la joue. J’ai sursauté, je ne savais pas qu’il était là.
— Bravo garçon.
Je l’ai regardé avec gratitude. Ils ne m’avaient pas oublié.
— C’est toi qui as donné cet oracle ?
Il savait donc.
— Je ne sais pas, j’ai bredouillé.
Il me regardait pourtant de façon insistante. Je cherchais à comprendre ce qu’il voulait dire. Il me semblait qu’il fixait le tatouage sur ma tête. C’était clair. L’oracle parlait de mon tatouage, c’était évident. J’ai souri, j’ai pris un air sérieux. J’avais un peu peur d’avouer.
— Mais je ne comprends pas, j’ai dit. Je ne sais pas ce que je suis censé faire.
— C’est évident, il a souri.
Il me regardait avec sympathie. Il regardait ma tête. C’était évident, en effet. Je n’en revenais pas que l’oracle pouvait parler de moi, l’esclave de Pythagoras. Il me regardait d’un regard brillant. Ca devait être ça. J’ai souri. J’ai ri de toute la bouche ensuite. J’ai essayé de retenir mon large sourire et faire encore sérieux. L’oracle parlait de moi, voilà, il parlait vraiment de moi, et tout le monde le savait. Je ne comprenais pas de quoi exactement, mais il parlait de moi.
— Il parle de la l’anneau de Polykratès, il a dit, celui qui porte la tortue. C’est évident. L’anneau même qu’il a jeté dans la mer. Jamais il ne ressortira à la surface, il est maintenant au fond de la mer, je l’ai vu de mes propres yeux jeté au-dessus le bord. C’est la prédiction que son souhait ne va jamais s’accomplir. C’est évident.
L’anneau. Idiot. Bien sûr. Comment j’ai pu. L’anneau. La bague de Polykratès, que tout le monde convoite, la bague de Polykratès, l’émeraude avec la tortue, maintenant au fond de la mer, le cadeau de Mnésarkhos. J’ai regardé Aiakès de biais. Il ne savait pas ce qui s’était passé en prison, lui, il ne savait pas tout ça. Peut-être pour la première fois j’ai essayé d’éviter son regard.
A moins que. A moins qu’ils ne se trompent tous. A moins que cela parle de moi en réalité, de moi et de mon tatouage aiginète. Ca doit être ça. Ca doit être ça. Terrible. Ils se trompent tous.