De Didyma on descend au port à Panormos. Je me suis arrêté un moment sur le bord ébloui par le soleil qui s’éclatait dans les petites vagues. J’ai regardé l’émail inquiet de l’eau étincellante pendant quelques instants. Toute cette beauté qui avait toujours été là, seulement je n’avais pas su la voir. Je dois dire que pour les Ioniens qui vivent toujours au bord de la mer, ce n’est pas un grand spectacle, car ils la voient tous les jours; ce ne sont pas quelques étincelles de l’eau qui vont retenir leur attention.
Nous avons navigué vers le port de Samos. Nous avons laissé à droite le Mont Mykalè. Il y avait des nefs milésiens qui gardaient les eaux. Ce n’étaient pas les paisibles vaisseaux marchands qui naviguent les voiles gonflées, ventrues et rondes, mais c’étaient bien des nefs de guerre, rempli de rameurs et d’archers, on les distinguait aux yeux dessinés sur le rouge du bois peint et à leurs trous entourés de bronze qui percent le bois pour laisser sortir les avirons. Toute la flotte samienne avait pris la mer. Nous sommes passés inquiets parmi ces nefs équipés et nous avons atteint en sécurité la rade de Samos. Au port, dans sa barque amarée, un pêcheur déballait ses filets. Il y avait là un grand poisson qu’il venait de capturer. Nous l’avons regardé avec étonnement. Le pêcheur aussi semblait surpris par la taille de sa capture. […]
[…] avaient vu les hommes se débattre dans l'obscurité et se frayer chemin vers la lumière. Ils avaient laissé de côté leurs querelles et grouillaient la terre, les îles et la mer pour faire en sorte que ces gens trouvent commencement à leur vie au milieu de tous ses blancs chantiers. Car les dieux de Hellas ont plusieurs noms et plusieurs visages. Ainsi il y a Héra à Samos et Héra l’Argive, ainsi que Apollon le Frygien, le Delphien, le Branchidios, Zeus Hellénios, l’Olympien, Ammon et le dieu de Bûto; mais il y a les autres également. Quand les gens suivent leur nature, les dieux mêmes travaillent comme un, et c'est là que, pour un instant ou presque, il y a pour un moment éclat et brillance, dieux et hommes, ensemble.
*
[…] on jouait les flutes Aioliennes au festival d’Erè. De temps en temps j’écoutais les paroles. Quelque chose s’était passé, mais quoi? Les Spartiates étaient donc arrivés, Anaxandridas le Spartiate y était aussi, le père de mon sauveur, avec ses trois autres fils chéris, Dorieus, Léonidas et Kléombrotos. Les Samiens avaient sorti la statue en ivoire d’Erè, ils l’avaient entouré de branches de lygos selon la coutume et installé sur une plateforme afin de l’immerger dans la mer. Dans la cuisine on coupait le vin, on préparait le repas. Anakréôn se balladait sans but d’un coin à l’autre de la salle marmonnant des vers, ivre mort, avec ses compagnonnes.
— Toujours entouré de femmes légères, Anakréôn, disait quelqu’un.
— Ah non, voyons… Ce sont mes amies.
— Des amies qui se vendent pour de l’argent !
— Moi aussi je me vends pour de l’argent!
— Non, toi… tu es un artiste !
— Depuis que mes cheveux se sont argentés et que mes dents se sont affaiblis, il a dit, je mets mon coeur dans mes poèmes et je les vends à Polykratès pour de l’argent. Elles aussi, elle vendent leur corps pour de l’argent. Alors, nous travaillons dans la même branche !
Moi j’étais un peu perdu dans tous ce monde, j’avais vu passer Hermosippe le Halikarnassien, Elatréus le fils de Kalikratès et Aristokritos. Derrière la rumeur, on entendait les accords de phorminx :
« Car tu peux prendre Troie maintenant, la ville aux larges rues
Les dieux immortels qui vivent sur Mont Olympos
Se sont tous mis d’accord à cet égard. »
Des visages inconnus, surtout. Anakréôn était ivre, à son habitude. J’ai reconnu Pythagoras.
— Tu sais ce que je pense, il a dit. On pourrait écrire tout ça. Je veux dire, sur du papier. Chaque vers, ligne par ligne. Comme des transactions.
C’est vrai que Pythagoras en avait de ces idées incongrues.
— Pourquoi faire ?
— Tout le monde pourra le lire. Pas besoin d’un chanteur.
Anakréôn était resté ébahi. Il a essayé d’articuler quelque chose mais il avait sans doute trop bu. Il me semblait d’ailleurs que les conversations que j’écoutais à droite et à gauche n’avaient pas beaucoup de sens. C’était comme si, depuis la délivrance des oracles, les Samiens étaient devenus fous. Ils discutaient sans cesse, ils étaient détournés de leurs occupations, fâchés, mais surtout contents et leurs vies semblait finalement avaient un sens, extérieur, que, visiblement, auparavant, ils n’avaient pas été capables de se donner eux-mêmes. Mais, après tout, ils étaient plus gais comme cela, comme si Démétèr, la déesse aux cheveux blonds, leur avait ouvert la veine sacrée de la cité.
D’où venait l’oracle ? Si ce n’est pas Branchios qui l’avait donné ? Mais qui alors ? Tu sais bien. Bien sûr. Qui ? Je n’en sais rien mais je ne vais pas le dire à tout le monde maintenant. C’est tout de même pas Apollôn, le divin, il n’est tout de même pas descendu du ciel, prendre le stylet et les écrire, ils savent trop bien comment tout cela fonctionne; l’oracle paraît bizarre tout de même, ça ne peut pas être… Tu penses? Ils ne sont pas capables de produire un tel oracle, cela fait des années qu’ils tirent les lots. Si, si, tout le monde le sait, plus besoin de se cacher la face. Non, non, il doit y avoir quelque chose là, il doit y avoir quelque chose. Mais quoi. Qu’est-ce qui nous échappe? Voilà des années que Samos et Lakédaimon sont en train de délibérer. C’est incroyable. Quelqu’un a vu? Qui peut entrer dans le temple d’Apollon Didymaïon? Seigneur. Regarde-les ravivés, ils parlent, ils gesticulent, ils sont convaincus que le temple a retrouvé son âme, ils aiment l’énigme, ils laissent de côté sans l’ombre d’un regret leurs vies sans but, leurs amis et leurs compagnes, il veulent trouver le sens et remplir la volonté du dieu. Surtout ces Spartiates qui iraient au bout du monde quand ils sont convaincus que le dieu pythien leur parle. C’est la raisqson pour laquelle ils ne font pas un pas sans consulter. Ils n’avancent pas sans être sûrs que tous les auspices leur sont favorables. C’est pour cela qu’il bougent à peine de leur campagnes ces ploucs.
Par endroit il me semblait lire dans leurs yeux la peur. Je me suis alors mis à avoir peur aussi, sans trop savoir pourquoi. Ca m’a mis de mauvaise humeur. Après un moment je me suis dit que c’était con d’avoir peur quand on ne sait pas pourquoi. J’ai donc arrêté d’avoir peur. C’était nettement mieux. J’ai demandé ce qui s’était passé, pourquoi les nefs s’étaient éloignées du port:
— Il a plu au seigneur Poseidaôn de remuer la terre ces jours, on nous a dit. Et le Héraïon a montré des signes sur ses murs.
Voilà pourquoi ils avaient peur. J’avais senti moi aussi les ébranlements dans le sous-sol de Branchidaï mais j’étais trop pris par mon malheur pour lui accorder de l’importance. Des crevaisons sur le mur du temple s’étaient montrées. Anaxandridas et ses Spartiates surtout s’inquiétaient car en Lakonie les tremblements de terre sont souvent occasion de révolte pour les Hélotes qui sont dociles jusqu’à ce qu’ils sentent ces secousses des profondeurs de la terre qui leur apportent l’espoir de la liberté et c’est alors qu’ils deviennent des hordes sauvages. Tout à coup j’ai entendu le doux son :
« Encore je suis descendu dans la maison de Pythomander,en m’échappant à l’amour… »
Ce qui était sûr c’est que je ne faisais plus confiance à Pythagoras, mon maître.
— Les Hélotes attendent juste l’occasion, disait Aiakès dans un autre coin. Vous pouvez tout leur prendre. Les possessions, la liberté. Vous pouvez leur prendre les femmes. Vous le faites déjà. Mais vous n’aurez jamais leur dévotion.
— Quoi ? a dit Anaxandridas. Est-ce que tu veux me dire qu’à Samos tu vis et tu travailles pour l’amour de tes esclaves? Tu es en train de me dire que vos perioikoi vous aiment, vous?
— Oui. Non. Je ne sais pas. Certains oui. Certains non. Ce n’est pas un problème. Mais ce qui est sûr c’est qu’ils n’attendent pas un tremblement de terre pour se soulever. Mais vous, vous succomberez à vos Hélotes. Ils ne vous pardonneront jamais. C’est ce qu’a dit l’oracle.
— C’est ce que tu penses qu’a dit l’oracle.
Entre temps Anakreôn avait repris ses poèmes, et chantait le texte doucement. Les éphèbes le chahutaient car ils préfèrent toujours des morceaux vigoureux de la bataille d’Ilias. Il toussait et recommançait alors :
« Regarde cet homme défier les soldats de Ialyssos, chargés de leurs boucliers bleu foncé… »
— Du sang et de la violence... marmonnait Pythagoras.
« Sur l’île, Mégistès, des pêcheurs rebelles contrôlent la ville… »
J’écoutais. Pythagoras m’avait vu et il s’est approché.
— Ce sont des simples accords numériques, il m’a dit, qui font que ça te plaît tellement. Si tu savais pourquoi ça te plait ça ne te plairais plus autant.
— Moi j’aime bien, j’ai insisté.
Il m’a fixé :
— C’est bien de te revoir à la lumière, garçon.
Il m’avait dit cela devant tout le monde. Il devait bien savoir ce qu’avait fait Thémistokléïa. Il devait savoir aussi ce qu’il en était advenu d’elle dans les sous-sols de Didyma. Mais il n’avait rien à faire, lui.
— Tu le savais.
J’ai dit, mais il ne m’a pas répondu. Il s’est éloigné. On continuait à chanter :
« Ton histoire n’est pas vraie
Tu n’as pas navigué les nefs aux bancs rangés
Tu n’es pas allé jusqu’à la forteresse de Troie
— Car la fille de Zeus l’avait pris en pitié
Lui, qui ramenait éternellement de l’eau au roi… »
Non, non, en fin de comptes, j’étais très content. Je pensais bien que c’était de moi que l’oracle avait parlé. Ca devait être ça. Ca ne pouvait pas être autrement. La tortue, c’était moi. J’en portais le tatouage. Je savais pertinemment qui avait donné l’oracle, je savais quel été le cher petit nom de ce cher être. Je pressentais que la destinée de Polykratès était secrètement liée à moi, l’oracle en parlait clairement. J’avais couvert ma tête de l’écharpe, je lui avais fait un noeud et je gardais mon secret précieusement. Je te le dis, Kyrnos : j’étais, je le pense, le seul homme libre à Samos.
— Je ne comprends rien, se plaignait Polykratès. La tortue est mainteanant sur le fond de la mer. Ah, je n’aurais jamais dû jeter cette bague.
J’inspirais profondément l’air propre de l’île quand j’ai vu rentrer le pêcheur de toute à l’heure avec son grand poisson. Il l’a présenté à Polykratès et lui en a fait cadeau. « J’ai capturé ce poisson, ô Polykratès, il a dit, et j’ai pensé qu’il sied à toi qui, parmi les Samiens, es le plus puissant en nefs et hommes de le mettre sur ta table. »
Polykratès a accepté le poisson, il l’a envoyé à la cuisine et l’a invité à rejoindre le banquet. Il a demandé à Anakréôn de voir à ce qu’il prenne un bain, qu’on le rhabille des habits légers d’un Ionien, lui oindre les cheveux et le parfumer de myrrhe.
« Je suis serf du puissant seigneur Enyalios
mais je connais aussi le joli don des muses… »
A côté, les deux Perses qui portent la barbe avec leurs vêtements bariolés et les arcs dont les chevaliers Mèdes ne se séparent jamais. Ils sont passés parmi les geomoroï et leurs vêtements laissaient un parfum à la traîne comme l’odeur inquiétante d’un autre bout de monde. Ils écoutaient attentivement ce qui se disait, à l’aide des interprètes. On négociait. Les Spartiates avaient demandé le kratère qu’avaient pillé les corsaires Samiens à Spartè et qui se trouvait parmi les offrandes au Héraïon. Polykratès voulait bien le retourner si, en effet, le kratère se trouvait encore entre les mains des Samiens mais il disait qu’à sa connaissance, aucun kratère Spartiate n’avait été déclaré par les corsaires. C’est la raison pour laquelle il comptait faire déclarer aux Samiens leurs pillages. Les géomoroï ont hôché les tête en désaccord. Il a rajouté : il se peut, pourtant, que, parmi les comerçants de Samos, il y en ait qui en sachent peut-être, éventuellement, quelque chose. Il appelait de ce nom les Samiens qui, n’ayant pas des marchandises à transporter, traversaient librement la Mer Ikarienne à la recherche de proies. Il se trouve qu’un navire spartiate qui allait vers Ephèse avait été intercepté et mis à sac par les Samiens. Car, il montrait, les Samiens et leurs alliés ont plus de nefs que les Milésiens et les Lesbiens et leurs alliés mis ensemble. Et certainement plus que Lakédaimon, cette cité peureuse et serrée dans ses terres, il rajoutait. Anaxandridas a dit :
— Mais il n’y a pas que les trières. Il y a aussi les soldats.
— Il faut les transporter. Dans les îles, il n’y a que de l’eau autour. Et dans l’eau, il y a nos nefs.
Anaxandridas réfléchissait.
— Et puis, a dit Polykratès, nous aussi nous avons des soldats. Nos villes aussi elles savent combattre.
— Villes qui se battent entre elles, a persiflé le Perse après avoir consulté son interprète.
Il y a eu silence.
— Quoi, a dit Polykratès. Les Perses ne se battent pas ?
— Non.
— Et que font les sujets du Grand Roi quand ils ont envie de se battre ?
— Ils n’ont pas envie de se battre.
Polykratès s’est retourné vers le Spartiate :
— Anaxandridas, l’oracle t’interdit Tégéa.
Celui-ci s’est aproché, très près, lui a mis la main sur l’épaule.
— Polykratès… comment dire… tu es bien le fils d’Aiakes, le marchand, c’est bien ça ?…
— Oui.
— Et ton père Aïakes, de qui est-il le fils ?
— Tout comme moi, mon grandpère s’appelait Polykratès.
— Et son père, encore ?
— Aiakès.
— Et son père ?
— Je ne me souviens pas.
— Vois-tu, Polykratès, moi je me souviens parfaitement.
Il disait cela car les Spartiates s’enorgueillissent à faire remonter leur race jusqu’aux héros vénérés dans les sanctuaires de Hellas. Mais si je peux donner mon avis sur ces questions, en parlant sans considération de la lignée d’Aiakès, Anaxandridas faisait preuve d’ignorance. Sans remonter aussi loin que la sienne, par son ancêtre Bryson et par son arrière grand-père Syloson fils de Kallitèles, il remontait à la race des braves navigateurs qui avaient voyagé dans les nefs de Kolaïos, celui qui avait été premier à atteindre Tartessos, du côté de Héspéros, et qui en avait ramené ses lourdes nefs chargées d’argent. Aujourd’hui même Aiakès va inspecter ses comptoires à Naukratis où Amasis même l’invite de temps à autre à sa table et dans sa barque et ils vont chasser ensemble des crocodiles, ces lézards qui ressemblent à ceux qui se cachent du soleil sous nos pierres en Ionie, mais, à ce qu’on dit, de taille beaucoup plus grande, comme ces dragons qu’a tué dans le temps Hermès Arghéiphontès, voleur de bétail, ameneur de rêves, explorateur de la nuit et fils de Zeus. Ces lézards se multiplient tellement qu’ils sortent les nuits chaudes attaquer les gens; à tel point que les corbeaux croassent avec effroi à minuit lorsque ces crocodiles sortent leurs effroyables gueules du fleuve. Le pharaon alors organise des chasses en appelant les meilleurs chasseurs du royaume dont les guerriers sans faute de l’Ethiopie. Ces détails donc sur sa lignée d’Aiakès.
Lorsqu’Anaxandridas s’est vanté sur la puissance de son pays, le Barbare, qui écoutait attentivement a dit ce que suit : « Laisse-moi te dire, roi de Lakédaimon, ce que c’est qu’un grand pays. Aux alentours d’Ekbatane il y a un village qui, à lui seul, fait l’étendue de Lakédaimon, avec Hélos et Gytheion et Messenia et les autres bourgades qu’on m’a rapporté exister dans le voisinage de Spartè. C’est le plus petit des satrapies qu’obeissent au grand roi et pourtant il est plus grand que le vôtre. Tégéa et Argos, vos voisines, vous défient depuis les temps de vos ancêtres et vous n’y pouvez rien. Quand l’oracle vous l’interdit, comme par hasard les jeux ou les festivals vous retiennent. A ce que j’entends, d’autres villes grecques ont gagné autant de prix que vous et pour autant ne se vantent pas au monde entier d’être les plus fortes. Je vais vous dire sans contournement: chaque nation et chaque tribu et chaque famille misérable se plaît dans sa misère; l’espace confiné de ses petites huttes peut leur sembler un paradis, d’autant plus que leur seul souci est que les autres leur jète un regard admiratif. Mais ne me dites pas à moi, ne dites pas au Grand Roi surout, dont le père a fondé cet empire à partir de rien et en faisant respecter le nom des Perses jusqu’aux confins du monde — ce que c’est qu’un grand pays. Car si parmi les Korinthians ou les Athéniens qui vous voisinnent, ou encore à Sikyon, on en trouve qui veulent bien vous regarder de ces yeux ébahis qui vous plaisent tellement, c’est qu’ils partagent avec vous le sang et leur jugement perd ainsi de sa rigueur. Car on n’afûte pas la glaive aussi bien quand on combat son propre sang que lorsqu’on combat l’étranger. Car on sait que la pitié peut surgir des yeux de celui qui comprend sa propre langue alors que la main armée de fer de l’étranger, jamais. Voici donc, hommes de Spartè, ce que disent nos enquêteurs sur votre grandeur et pour ma part, je leur donne raison ».
Ce sont les mots qu’a prononcés le Barbare.
Gélonos avait suivait ce qui se passait depuis le groupe des quinze hoplites Naxiens et s’était approché de Polykratès et lui a demandé tout bas :
— C’est le moment, patron. Perse ou Spartè ?
Polykratès se tordait les mains. « Je ne sais pas… Je ne sais pas… ».
— Le Barbare a raison, disait quelqu’un. Ca marche aussi. Ils ne sont peut-être pas libres comme nous le prétendons mais ils sont puissants, il sont craints et, surtout, ils sont unis autour de Kyros. Ils sont respectés, ils sont les plus puissants au monde. Et, au-dessus les peuples qu’ils ont assujeti, les Perses sont libres, peut-être plus libres encore que nous !
Un peu de silence s’était installé :
« Tant de fois sur l’eau salée de la mer claire nous avons imploré le doux retour… »
Pythagoras s’est aproché. On a tous vu la déférence avec laquelle le roi Spartiate le traitait. Je ne savais pas ce qu’il était advenu entre temps, des choses avaient sans doute changé suite à l’oracle, car Pythagoras était traité maintenant, visiblement, avec tous les égards. Polykratès voulait savoir ce que les Spartiates pensaient faire de l’oracle qu’ils avaient reçu et ils exhortèrent leur roi Anaxandridas fils de Leon de prendre la parole. Se voyant obligé, celui-ci a dit: — Polykratès, j’ai consulté l’oracle car la loi Héllenique l’exige. Mais ce ne sont là que des mots.
— Quoi, Anaxandridas, tu es au-dessus de l’oracle ?
— Nous avions besoin de notre réponse et nous l’avons eue.
— Nous connaissons tous la réponse qui t’a été faite.
— Je doute.
Il a dit et ses yeux ont brillé d’orgueil. A son geste, Pythagoras a amené l’écriteau. Ils l’ont lu. Les Samiens étaient tous consternés et à bonne raison; j’étais aussi étonné qu’eux car ce qui était écrit là ce n’était pas du tout l’oracle qui avait été vraiment délivré et je peux en témoigner car j’étais là et j’ai connu en détail son contenu. Celui-ci allait comme suit :
« Lisse et égale est la plaine où se lève Tégéa, la ville Arkadienne
Deux brises puissantes soufflent là
Coup après coup s’entend et mal suit le mal
là où la terre grouillante a accueilli l’Atride
ramène-le dans ta ville et fais-toi ainsi maître de Tégéa. »
Il fallait voir Anaxandridas jubiler. Orestè le fils de l’Atride Agamemnon, le héro Danaen dont la tombe se trouve quelque part en Akhaïa. L’oracle signifiait que ses ossements se trouvent précisément entre les murs de la ville de Tégéa. Anaxandridas a replié le papier avec soin et il l’a remis à Pythagoras.
— On voit bien que Branchidaï est ravivé. C’est vrai que la ruse nous a gagné la guerre.
Il a rit pour lui même, doucement, en baissant le menton, puis, se maîtrisant difficilement une mine grave :
— Tégéa nous est permise maintenant. J’en étais sûr.
— C’est bien l’oracle que Branchidaï livre au roi de Spartè, a confirmé Pythagoras, sage raviveur de l’oracle de Branchidaï en Milésie, mon maître.
— Ce n’est pas juste, a dit Polykratès.
— Les mots qui nous viennent du temple d’Apollôn sont justes. Quand le conseil d’Amphiktyones de Delphi ne nous reçoit pas, nous n’avons pas baissé les bras. Nous avons voyagé sur le dos de la noire mer et sommes venus humbles, en suppléants, aux branches d’olivier, avec des lourds sacrifices ici, en Milésie, à son temple de Branchidaï peut-être eux au moins ils vont nous recevoir. Et maintenant nous avons eu la réponse que nous sommes venus chercher. Cette réponse vous l’avez entendue. Et je vais poursuivre la justice parfaite qui me vient de la bouche de la Pythonesse sans faille.
Ceci ont été les mots d’Anaxandridas fils de Léôn.
— Que veut dire sa réponse, dis-moi ? m’a demandé Polykratès, inquiet.
— Les réponses sont toujours vagues, ne t’inquiète pas.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Il y avait de l’exaspération dans sa voix. J’ai baissé la tête.
— J’ai quand-même droit à une réponse simple, non ? Question simple, réponse simple ! N’est-ce pas ? — Et, devant mon hésitation il m’a secoué : Qu’est-ce que ça veut dire, dis-moi ?
J’avais peur.
— Il peut prendre Tégéa, j’ai osé.
— Comment tu sais ? On n’y comprend rien ! Ce n’est quand-même pas compliqué. Tout le monde est au courant, Phoïbos aussi devrait l’être; il devrait quand-même avoir sa petite idée sur ce qui se passe.
Il a repris le bout de papier de la main d’Anaxandridas qui, étonné, l’a laissé faire. Il l’a lu d’un bout à l’autre. Il avait d’autres papiers, avec d’autres réponses.
— J’en fais quoi ? Je laisse les bottes des soldats de Kyros trotter le bord de mes pentécontères ? Regarde. Regarde-les tous ces oracles. Regarde-les « à l’endroit où Anakaïos s’est marié à la fille de Maiandros ». Qu’est-ce que cela veut dire? Tu comprends quelque chose? Tu penses vraiment qu’Ankaïos s’est marié à la fille de la rivière Méandros?
Polykratès feuilletait désamparé les brouillons qu’il tenait dans la main, il lâchait par mégarde certains qui tombaient en zig-zags à terre. Pythagoras s’empressa de les recueillir.
— Comment ça peut être vrai ? Regarde. Comment ça peut être vrai qu’Anakaïos s’est marié avec la fille de la rivière Maiandros? Tu as déjà vu la fille d’une rivière, père ? T’as déjà vu une nymphe, toi ?
Aiakès se taisait, un peu embarassé. « Il est encore jeune » il m’a semblé qu’il a dit aux autres géomoroï aux cheveux argentés.
— Qui sait, vous me ferez croire que sous chaque pierre se cache un dieu, comme dit le poète.
— Quel poète?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je te dis. Je ne comprends plus rien. Les dieux n’existent pas !
Il a dit, pris par une sorte de désespoir. J’ai osé le contredire :
— S’ils n’existent pas comment se fait-il qu’il y a des mots pour eux ?
— Ce sont juste des mots !
— C’est que les dieux n’existent pas encore alors, lui a répondu Aiakès avec sagesse.
— Je déteste ce putain d’oracle.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
— Nous allons consulter un autre. Nous irons à Klaros. Nous irons directement à Delphi.
— Quoi ?
— Tout le monde va à Delphi.
— Je déteste tous les oracles.
— Il faut bien se guider, Polykratès, a dit Aiakès.
C’est pendant que Polykratès se trouvait ainsi proie au plus grand désemparement qu’à la cuisine on avait coupé le poisson et, à la surprise de tous, ils ont trouvé à l’intérieur la bague verte de Polykratès, celle même qu’il avait jeté aux profondeurs des eaux, comme l’avait d’ailleurs prédit l’oracle. Ils l’avaient posé sur une assiette et l’avaient apporté. Polykratès la regardait hébêté et quelque chose dans ce qu’il voyait semblait le renforcer d’une décision jusque là inconnue, il regardait la bague même qu’il avait jeté à la mer lorsqu’il avait pris le chemin de Didyma, sur le bateau. Verte, avec l’émeraude étincelante entaillée avec la figure d’une tortue, transparente, encastrée en or, son plus précieux bijou, le cadeau de Mnésarkhos, ce bijou qu’Amasis lui avait demandé de jeter à l’eau pour éviter la jalousie des dieux. Il l’a repris, il l’a regardé comme un enfant qui retrouve un jouet qu’il croyait perdu. Il l’a caché, précieusement. Il était tout rire.
— Il faut bien se guider... a-t-il reprit la parole de son père et il a serré fort son coûteau. Père, laisse-moi faire. Je n’en peux plus entre tous ces devins et interpreteurs.
— Ce n’est pas bien, mon fils, lui a chuchoté Aiakès.
On lui a demandé de laisser les armes de côté. C’était la Tonéïa et les Samiens ne portent pas en général des armes ce jour-là. Polykratès regardait le vide et il m’a semblé qu’il n’écoutait pas. Quand a moi, j’étais triste car la tortue […]
[…] le moment qu’a choisit Kléoménès pour me montrer à son père :
— Je l’ai trouvé, il a dit.
Son père avait quitté la compagnie des géomoroï Samiens et s’était mis à côté de Léonidas, son autre fils. Ils jouaient aux osselets absorbés.
— Je l’ai trouvé, il a insisté, le voilà.
Il me montrait.
— D’accord, a fait Anaxandridas.
Il n’avait pas relevé la tête.
— Je l’ai trouvé, papa. Je l’ai trouvé. On est ici pour le trouver et c’est moi qui l’ai retrouvé ! Regarde.
Anaxandridas daigna enfin tourner la tête et refit un aha. J’ai cru comprendre qu’ils avaient cherché à savoir comment Branchidaï avait été ravivé. Anaxandridas était revenu à son jeu. Il a dit quelque chose à Léonidas. Kléoménès s’est alors interposé.
— C’est moi qui l’ai trouvé.
— Putain, tu ne vois pas qu’on joue ?
Anaxandridas s’était énervé et le vénérable Aiakès a voulu savoir ce qui se passait.
— Ils sont devenus fous, on lui a dit. Ils se battent !
— Qui ?
— Les Spartiates ! Ils se battent entre eux !
— Qui ?
— Anaxandridas, avec son fils.
En effet, Anaxandridas fils de Léôn et le roi de Lakédaimon et Kléomènes, son fils ainé, s’étaient serrés dans un combat d’une haine sans égal. Puissants étaient les deux, mais de façon différente: le père, solide, le fils, un adolescent mince, plus frêle mais agile. Ils se portaient des coups, surtout Anaxandridas; celui-ci finit par le retourner dans la poussière, avait sans doute perdu ses esprits de rage et essayait maintenant de l’égorger. En roulant ils se sont rapprochés de l’amas de lances qui gisaient de côté et, lorsque Anaxandridas a senti la ferraillle à portée de sa main il a saisi avec force un javelot et s’est appuyé dessus; ce qui a donné le temps à son fils de se lever vacillant de la poussière et crier :
— Je suis roi de Spartè !
Ce qu’a fait Anaxandridas alors nous a jeté tous dans la stupeur. Il a enfonçé, je l’ai vu de mes propres yeux, avec force, sa lance au beau milieu de la poitrine de son fils. Il le regarda, satisfait, abruti, essouflé, pendant un moment. Je n’avais pas pensé que cela était possible.
— Ils sont fous, j’entendais. Qu’est-ce qui se passe ? Arrêtez-les !
— Le Spartiate… Il a tué son propre fils.
Il me semblait qu’Anaxandridas commençait seulement à se rendre compte de ce qu’il avait fait. Quant à Kléoménès, à mon énorme surprise, était juste resté debout: il regardait, plus étonné que nous encore, le javelot qui le transperçait. Je n’avais jamais vu un hoplite rester debout au combat après avoir été percé par le fer froid d’un javelot. Pourtant, comme tous les citoyens, j’avais pris part au siège de Priénè lors des combats dans la périaia et quand il y a eu la fameuse capture des nefs des Milésiens. J’avais assisté à plus que ma part de carnage lorsque nous arrivions, avec difficulté, à leur casser les rangs et, des fois, même en attraper un ou deux. C’était par la suite uniquement qu’un certain Amphiaraïos, un mercenaire de Lokris, m’a dit qu’il avait était témoin une fois à la même chose sous les murs de Lemnos. Damokédès, le médecin Mélien, que je n’oublie pas, m’a confirmé, lui aussi, ce même prodige.
Dans tous les cas, Kléoménès, le beau garçon Spartiate, était bien resté debout. Si ce n’était pas une scène à pleurer, ça aurait pu prêter à rire. Il avait l’air de se demander comment se débarasser de ce javelot encombrant. Il nous regardait les yeux ronds et, à un certain moment, il a réalisé notre horreur. Il a attrapé la queue du javelot des deux mains avec un rictus :
— Ne vous inquiétez pas… c’est juste… Je veux dire…
Il tirait le javelot, il y avait du sang qui s’écoulait, visiblement, il ne pouvait pas s’en débarasser. Il n’en croyait pas ses yeux et nous non plus.
— Ce n’est pas grave…
Il était resté seul, debout, avec le javelot qui lui avait transpercé la poitrine. Il était embarassé. Il a tenté de s’asseoir comme si ne rien n’était, pour faire comme si, mais il était transperçé, ça se voyait, c’était ridicule, il ne pouvait pas. Il a tenté de s’asseoir, il s’est relevé. Je pense que c’est à ce moment que je l’ai vu comment il allait presque pleurer. Il a regardé autour, sans appui et sans défense. Gélonos le Skythe s’est défait du groupe de ses Naxiens et s’est approché. Je l’ai suit. Le sang ne coulait pas de la poitrine et Kléomènes avait ouvert les yeux grands et a commencé à rire comme un fou, en sautillant et en nous repoussant :
— Tu ne peux pas me tuer !
Il faisait des sortes de grimaces comme pour rassurer tout le monde qu’il allait bien. Je ne comprenais pas pourquoi il se comportait de la sorte. Je pense que personne ne comprenait. Il a fait quelques pas comme ça, le javelot enfoncé dans sa poitrine, vacillant, il a essayé encore de l’arracher et a crié tout en raillant, comme s’il voulait nous convaincre :
— Moi personne ne peut me tuer !
Il était un peu ridicule car il ne pouvait pas se débarasser du javelot, ce fardeau qui le transperçait d’un bout à l’autre. Une douleur aigue l’a frappé d’un coup, comme un éclair. Mais les Moïrai l’ont sans doute protégé car, malgré le fait que le javelot l’avait traspercé d’un bout à l’autre, aucun de ses organes vitaux n’avaient été touchés et, à l’aide de Gélonos, j’ai réussi à arracher d’abord la pointe acérée du javelot qui lui était ressorti dans le dos, juste à côté de la colonne, puis retirer doucement le javelot et le soigner. Il y en a qui ont dit par la suite que c’est en ce moment que les dieux ont déclenché la folie de Kléomènes. Ce qui est sûr c’est qu’il avait gagné un ricanement qu’il a gardé pendant le restant de sa vie, tout comme ce trou dans la poitrine. J’ai tenté de le soigner. Kléomènes regarda hébété le trou qui se voyait au milieu de sa propre poitrine.
— Touche pas, il m’a dit.
— Ca te fait mal ? j’ai demandé.
— Touche pas.
Je ne comprenais pas.
— C’est la seule chose vraie que j’aie, il a dit. Ma douleur est ma seule vérité.
— Tu n’es pas obligé de souffrir, tu sais, je lui ai dit.
Il est devenu attentif.
— Touche pas ! il a hurlé. Après, je n’aurai plus rien !
Mais, après un moment, il m’a demandé, suppliant :
— Tu peux me guérir ?
— La plaie va guérir toute seule, j’ai dit.
— Et après ?
— Après, je ne sais pas.
Ses yeux brillaient. Il était bizarre ce Kléoménès. J’ai tenté de le rassurer :
— Des branches d’olivier, tu vois? Ils ont commencé à mettre des branches d’olivier autour des chapiteaux.
— Oui.
— Et des bougies. Pour la Toneïa.
— Oui.
Je me suis tut. Je n’avais jamais vu un si atroce spectacle. Je pense bien qu’ils doivent aimer souffrir à Spartè. Je les ai observé par la suite : ils ne s’apprécient pas les uns les autres, j’ai l’impression, que s’ils se font de la violence. Même dans les plus intimes recoins de leurs maison, toujours de la violence, d’une façon ou d’une autre, les hommes, comme les femmes. Même quand personne ne regarde; ils semblent s’en faire un titre de gloire. Ceux qui ne prouvent pas la violence se font traiter de miéleux, mous et incapables. ll me semblait également qu’il faut les heurter d’une façon quelconque pour gagner leur attention. C’est sans doute une race à part que celle des Lakoniens.
Quand à Anaxandridas, il était prêt de perdre ses esprits car il était convaincu qu’il avait tué son fils ainé devant toute l’assemblée des Samiens et en vérité il n’avait pas été loin. Il savait pertinemment que c’était un geste que, une fois de retour à Spartè, les Ephores ne lui pardonneront pas. Quand il a compris que Kléoménès n’était pas mort, et qu’il allait survivre, il s’est approché de moi, il m’a pris la main est, avec gratitude, il m’a remercié.
Car, pour avoir sauvé son fils ainé, héritier de la ligne des Eurypontides de l’office royale de Lakédaimon, Anaxandridas m’a donné ce qui suit : dix talents d’argent, 150 chèvres et autant de brebis avec bélier; maison avec étable et terrain de 100 plethrai en pays d’Elis, un kratère plein d’huile et le droit de cité à Spartè et de siéger à la table parmi les homoïoï. Ce sont là les choses notoires qui se sont passéesdans ce formidable jour d’Artémision, et il appartient à qui voudra de les vérifier parmi les nombreux témoins de cette journée de grâce. En apprenant que j’étais esclave il m’a éloigné avec un geste de dégout et a demandé ensuite de parler à mon maître. Il a demandé à qui j’appartenais car, disait-il, le guérisseur d’un roi de Spartè mérite de manger assis à leur table :
— Hommes de Samos, a-t-il dit, répondez-moi à la question que je vais vous poser: à qui appartient l’esclave que voici ? Sachez que je vais le racheter pour son prix double car celui qui soigne et rétablit un roi de Sparte mérite d’être homme libre et manger assis à notre table.
Lorsqu’on a amené Pythagoras devant lui, en le désignant comme mon maître, Anaxandridas lui a fait don également de cinq talents d’argent, 15 vaches et un kratère d’huile et lot de terre de 50 plethrai dans la terre de Thyreatis en Kynouria sur la côte du Péloponnesus. Il a donné également 15 talents d’argent à Aiakès. Au total il a dépensé 30 talents d’argent, 150 brebis, 150 chèvres, 15 vaches à lait, un ramier, deux kratères d’huile et 150 plethrai de terre avec leurs maisons respectives. Ces dépenses ont été effectués par Anaxandridas afin que l’on oublie son geste imprudent car il avait percé son propre fils au milieu de sa poitrine de son javelot de fer devant l’assemblée des Samiens.
Je n’arrivais pas à suivre exactement tout ce qu’on disait. J’avais juste compris que j’étais devenu Spartiate. Je me suis rendu à côté de Kléomènes, j’étais sauveur de mon sauveur. J’ai tendu l’oreille vers le vers de l’aoide, je pense, le dernier vers qu’on entendu ce jour, avant les événements encore plus étonnants qui se sont produits et que je vais conter :
« Cachons les dons amers du séigneur Poseidaôn »
Son fils ainé, Kléomènes, dont certains disent qu’il avait perdu ses esprits car pour un temps il flânait sur les rues de Spartè raillant tout le monde. Il avait été ordonnée par la loi de son pays de suivre dans la ligne des Agiads, rois de Spartè. Kléomènes et non pas Dorieus, le deuxième né, et ni le brave Léônidas et ni son frère Kléombrotos, même si ces fils était tous pleins de valeur et avaient suivi de près à sa naissance comme j’ai eu l’occasion de raconter ailleurs. Ceci sur ma libération par ce prince des hommes, Anaxandridas fils de Leôn, roi de Spartè.
Dehors, ils avaient sorti la statue en ivoire de Erè en procession et ils la portaient vers l’eau pour la Toneïa, le festival. Les Samiens avaient déposé les armes pêle-mêle. Deux serfs aux yeux verts ramassaient les couteaux sur un plateau et les geomoroï durent tous déposer leurs armes. Il y a eu d’abord quelques secousses de la terre à peine perceptibles. Les Samiens et les Spartiates se retrouvaient désarmés devant les vagues, derrière, Polykrates avec ses frères et les quinze hoplites de Lygdamis étaient restés plantés à côté de l’amas d’armes.
— Perse ou Spartè, patron ?
C’est pendant que Gélonos demandait des instructions que ce jour mémorable a atteint le plein: la terre a commencé à trembler, et à coup de grandes secousses. Le temple avait commencé à se pencher. Les gens s’agitaient. Comme on avait retrouvé la bague dans le poisson pêché aux profondeurs de l’océan, on a pensé que c’était un signe. Sur le mur du temple s’était ouvert un signe, une crevaison. Il me semble bien que le temple s’était penché encore plus. Le vent avait commencé à souffler, le feu brûlait encore dans les vaisseaux qui entouraient l’autel sacrificial. Les gens s’étaient ammassés devant le temple qui se penchait au loin on voyait la mer avec les nefs répartis, l’île Ikaria d’un côté, la côte asiatique de l’autre. Les Naxiens étaient les seuls qui étaient restés armés.
— Perse ou Spartè ?
C’est là que le Héraïon s’est écroulé, d’un coup. Tout blanc, pas encore fini, il s’est penché doucement dans le marais, écrasant les échaffaudages qui l’entouraient, puis on a vu tomber ses murs et, une par une, ses colonnes, toutes neuves.
Alors Polykratès s’est décidé. Il s’est défait de la lignée de bourgeois qui suivaient la procession, et, suivi par ses deux frères, Syloson et par Pantagnotos, il a reprit les épées déposées de côté. Ses yeux troubles ne fixaient plus personne, il alla directement au monceau d’armes, pris un javelot dans une main et une épée dans l’autre. Il s’est mis à hurler du fond de son ventre. Les hoplites Naxiens, armés, tous, avaient fait un mur d’hommes autour de lui et ils poussaient les gens effrayés vers la mer. Certains des Samiens se sont retiré en suppléants derrière les portes du temple tombé à terre, avec des rameaux. Certains autres se sont empressés de regagner la ville. A mon avis, la présence des flottes enclenchées dans cette guerre muette, la présence des Spartiates et des perses, ont fait que les hommes de Samos n’ont pas su qui étaient l’agresseur et n’ont pas soupçonné Polykratès même, le fils d’Aiakès d’être le chef de cette révolte. Les Naxiens avaient séparé la multitude de l’amas d’armes.
Ils se sont déséquilibrés. Les hoplites leur ont marché dessus. J’ai vu Mnésarkhos gésir au bord de l’eau, ensanglanté, bercé inanimé par le vagues. Il n’était pas le seul car d’autre geomoroï avaient été aussi tués. Polykratès marchait en vacillant sur leurs corps, l’epée à la main. Il avait rattrapé un des Spartiates, il lui enfonça son épée dans la tête et le fer perça l’os du front et ressorti par la nuque comme s’il avait traversé une pastèque. Il retira l’épée et l’on entendit le Spartiate s’écrouler dans l’eau, les yeux couverts par la mort, et le fer gratter la marge du casque.
Les Samiens couraient vers la ville et Polykratès, ses frères et les Naxiens ont couru aussi, car ils ont cherché à s’emparer de l’Akropolis. Quand a moi, je ne suis pas resté voir ce qui se passait, j’ai traîné Kléoménès, presque sans connaissance, sur la plage, envers les nefs des Spartiates, tirés sur le sable. C’est par la suite uniquement que j’ai appris que Polykratès avait réussi à s’emparer de la ville, à faire exiler ceux des géomoroï qui étaient de la partie de Mnésarkhos. Il a aussi ensuite démoli les gymases pour que les aristoï ne puissent plus se retrouver.
C’est de cette manière que Polykratès le fils d’Aiakès s’est fait tyran sur Samos.
Quant à nous, sur la plage, devant les ruines du Héraïon et loin de la ville, nous avons poussé les nefs à l’eau. Nous sommes passés avec peur entre les deux rangées de vaisseaux, ceux des Samiens et ceux de Milétos de Lesbos. Cela faisait des années que Milétos n’envoyait plus ses vaisseaux sans escortes et maintenant tout à coup, ses nefs aux anneaux brillants en bronze, sans vent, ce n’était pas des bons signes. Les Samiens s’étaient positionnés en formation diekplous avec deux terribles colonnes de trières prètes pour exécuter la percée au cas où la flotte réunie des Milésiens et des Lesbiens aurait commencé le combat. Des deux pilons de navires, les Phokaiens tenant le côte droit sous la commande de Théron, et les Samiens, sous les ordres de Khéramyès, le côté gauche. Mais les deux lignes de nefs de guerres restaient immobiles car les tremblements insufflait la terreur dans le coeur des hommes et personne n’avait envie de verser le sang des autres quand Poseidaôn même, secoueur de la terre, semblait retourner le cours de l’histoire.
Nous avons pris la mer et, entre ces deux immenses flottes qui s’affrontaient, ni les Milésiens et ni les Samiens ne nous ont empêché. Des vagues se succédaient, inégales. Tout à coup notre pentecontère s’est penché dangereusement d’un côté. J’ai cherché vite un point d’accroche, la vague avait balayé le bord et je me souviens encore avoir vu Pythagoras, refroidi par l’eau, en trainant par le sol en bois des lambeaux mouillées de son vêtement. Des vagues ont fait remuer les deux énormes rangées de nefs comme deux de ces larges tissus que font plier les femmes en Lydie sous le vent au temps pour protéger les moissons de la grêle ; et avec eux, nous remontions et descendions ses vagues qui s’écrasaient sur la plage. Les Spartiates ramaient placidement. On avait allongé Kléoménès sur le banc humide au centre, le sang s’était arrêté. Il avait perdu ses forces.
— Quand j’étais petit, j’ai dit, pour la fête à Sabazios on battait les tambours en cuir et passaient les chanteurs de voeux.
— Aha…
— C’était pour faire des voeux mais moi j’avais une peur terrible de leurs masques et je me cachais sous le lit.
— Je sais. Juste… mets la main sur mon front.
Il a fermé les yeux. Au loin, on voyait encore la côte avec ce qui était resté du Héraïon. Il s’était écroulé, le grand temple blanc que venaient voir les Grecs et qu’on imitait partout de Lydie en Karie. Quelques moitiés de colonnes blanches étaient restées debout.