III

Quand le petit vaisseau eut franchi le périlleux détroit de Messine, une mer calme et un vent favorable permirent au capitaine Manius de relâcher sa surveillance et d’entrer en conversation.

– Que sais-tu de Minoa ? demanda Marcellus après avoir écouté les récits des nombreux voyages de Manius.

Manius ricana sous ses longues moustaches.

– Tu découvriras, tribun, qu’il n’y a pas de ville connue sous le nom de Minoa.

Comme l’étonnement de Marcellus demandait une explication, le navigateur au teint basané fit à son passager un exposé historique dont celui-ci ne connaissait encore qu’une partie.

Cinquante ans auparavant, les légions d’Auguste avaient mis le siège devant l’ancienne cité de Gaza et l’avaient soumise après une longue et âpre lutte, qui avait coûté plus que la conquête n’en valait la peine.

– Cela aurait été moins cher, fit Manius, de payer le péage exigé pour l’utilisation de la piste du sel. La prise de Gaza nous coûta vingt-trois mille hommes.

Le vieil Auguste avait été fou de rage devant la résistance opiniâtre de la population, une sorte de conglomérat d’Égyptiens, de Syriens et de Juifs dont aucun ne tressaillait à la vue du sang, qui ne faisaient jamais de prisonniers et qui étaient connus pour leur ingéniosité dans l’art de la torture. Ce défi porté à la puissance de l’Empire demandait que ce vieux repaire disparût. En conséquence, Auguste décréta que Gaza deviendrait une cité romaine sous le nom de Minoa, et qu’il était à espérer que ses habitants, jouissant des avantages conférés aux nations civilisées, oublieraient qu’ils avaient fait partie d’une ville aussi sale, puante et querelleuse.

Mais Gaza était Gaza depuis dix-sept siècles, et il aurait fallu plus qu’un édit d’Auguste pour changer son nom.

– Et ses mœurs, ajouta Marcellus.

– Ainsi que son odeur, surenchérit Manius. Et c’est ainsi que nous perdîmes vingt-trois mille Romains, pour nous assurer le sel de la mer Morte.

– Mais, demanda Marcellus, anxieux d’en savoir davantage sur la tâche qui l’attendait, est-ce que notre fort de Minoa ne maintient pas l’ordre dans la ville ? surenchérit Manius.

– Oh ! pas du tout ! Il n’a rien à voir avec la ville. Il se trouve à l’est de la cité sur une bande de sable désertique, entouré de rochers arides et de végétation desséchée. Il n’y a là que cinq cents officiers et soldats, bien que cette garnison soit appelée une légion. Leur tâche consiste à tenir en respect les Bédouins. Des détachements armés accompagnent les caravanes pour que les brigands ne les molestent pas. De temps en temps une caravane part pour le désert et ne revient jamais.

– Cela arrive-t-il souvent ? demanda Marcellus en cherchant à garder un ton détaché.

– Voyons ? marmotta Manius en fermant un œil et en comptant sur ses doigts. Je n’ai entendu parler que de quatre caravanes perdues l’année dernière.

– Seulement quatre, répéta Marcellus d’un air songeur. Je suppose que, dans ces cas-là, le détachement est aussi capturé.

– Évidemment.

– Et mis en esclavage ?

– Ce n’est pas probable. Les Bédouins n’ont que faire d’esclaves. Le Bédouin est un sauvage, féroce comme le renard et rampant comme le chacal. Quand il frappe, il surgit de derrière et plante son couteau entre les omoplates.

– Mais la garnison ne venge-t-elle pas ces meurtres ?

Manius secoua la tête avec un rire sarcastique.

– Cette garnison, tribun, ne vaut pas grand’chose, si j’ose exprimer mon opinion. Les soldats s’en fichent. Mauvaise discipline, mauvais commandement ; ils ne s’intéressent pas le moins du monde au fort. À tout moment, il se produit des mutineries et des meurtres. À quoi peut-on s’attendre de la part d’une garnison dont les hommes répandent la plus grande partie de leur sang sur le terrain d’exercice ?

*

* *

Cette nuit-là, Marcellus donna à Démétrius un aperçu des conditions dans lesquelles ils se trouveraient bientôt, parlant à cœur ouvert, comme si son esclave devait décider avec lui des mesures à prendre.

Démétrius avait écouté en silence ce récit de mauvais augure ; lorsque le jeune tribun eut terminé, il se hasarda à faire cette remarque laconique :

– Mon maître doit prendre le commandement du fort.

– Évidemment ! répondit Marcellus. Puisque c’est l’ordre que j’ai reçu ! Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que si la garnison est indisciplinée, mon maître doit exiger l’obéissance. Ce n’est pas à moi, son esclave, de lui apprendre comment cela peut être accompli ; cependant, il me semble que la meilleure chose à faire serait de prendre le commandement en main immédiatement et avec fermeté !

Marcellus se souleva sur un coude et chercha à voir les yeux de l’esclave dans la pénombre de la cabine étouffante.

– Je vois ce que tu entends, Démétrius. Maintenant que nous connaissons le caractère de l’endroit, tu penses que le nouveau chef ne doit pas perdre son temps à vouloir se rendre agréable, mais qu’il doit débuter avec assurance et briser quelques têtes sans attendre les présentations.

– Oui, quelque chose de ce genre, approuva Démétrius. Quand on veut cueillir une ortie, il ne faut pas la prendre doucement. Peut-être que ces hommes, qui n’ont rien à faire, seront contents d’obéir à un chef aussi ferme et intrépide que mon maître.

– Tes paroles sont aimables, Démétrius.

– Presque tous les hommes savent apprécier la justice et le courage. Mon maître est juste ; de plus, il est audacieux.

– C’est bien à cause de cela que ton maître s’est mis dans cette situation, dit Marcellus avec un rire ironique ; parce qu’il a toutes les audaces !

Ne voulant pas discuter de ce malheureux incident ni laisser la conversation en suspens, Démétrius répondit : « Oui, maître » si gravement que Marcellus partit d’un éclat de rire. Puis le silence se fit et tandis que le Corinthien s’endormait, bercé par le lent balancement du petit navire, Marcellus se mit à étudier le plan que la clairvoyance de son fidèle esclave lui avait suggéré.

*

* *

Il n’y avait pas d’hommes en uniforme sur le quai malpropre, mais Marcellus ne s’attendait pas à être accueilli, la garnison ignorant son arrivée. Il ferait son entrée au fort sans être annoncé.

À Gaza, rien ne se faisait vite, probablement à cause de son grand âge et de ses nombreuses infirmités. Il fallut une heure pour trouver des bêtes de somme et presque autant pour les charger avec les bagages. Une autre heure se passa à avancer à l’allure d’une tortue dans les rues étroites et pavées, obstruées à tout moment par des individus bruyants qui se disputaient le passage.

Devant l’uniforme du tribun, les Syriens se rangeaient en maugréant. Enfin, ils furent hors de ville sur une route animée et poussiéreuse, Marcellus en tête de la procession, installé sur un vénérable chameau conduit par un Syrien malodorant avec lequel Démétrius avait convenu, par gestes, du prix de l’expédition. Ce marchandage avait été amusant, car Démétrius, d’habitude calme et réservé, avait crié et gesticulé à l’exemple de son interlocuteur. Ignorant la valeur de la monnaie de Gaza, le Corinthien avait refusé avec véhémence les trois premières offres du Syrien et était finalement tombé d’accord, avec des cris féroces. Il était difficile de reconnaître Démétrius dans ce nouveau rôle.

Au loin on apercevait, à travers un nuage de poussière jaune, un immense quadrilatère formé de hauts murs de brique rehaussés à chaque angle par des tours massives. En arrivant plus près, on voyait un drapeau romain pendant misérablement à l’un des coins.

Une sentinelle débraillée se détacha d’un groupe de légionnaires mal peignés, accroupis sur le sol, se dandina jusqu’à la grande porte et l’ouvrit toute grande sans demander quoi que ce soit à la petite troupe. Ce rustre paresseux les avait peut-être pris pour une caravane désirant être convoyée, pensa Marcellus. Dans la cour nue et éblouissante de soleil, une autre sentinelle descendit les marches du prétoire et attendit que le chameau du tribun eût replié sous lui ses membres grêles. Démétrius, qui surveillait l’arrière-garde, sauta à bas de son âne et vint se placer aux côtés de son maître. La sentinelle, dont l’intérêt avait été éveillé par l’insigne du tribun, salua gauchement.

– Je suis le tribun Marcellus Gallio !

Ces mots résonnèrent sec et dur.

– Je suis nommé au commandement de ce fort. Conduis-moi auprès de l’officier en charge.

– Le centurion Paulus est absent, tribun.

– Où est-il ?

– En ville.

– Quand le centurion Paulus va en ville, n’y a-t-il personne qui commande ici ?

– Le centurion Sextus, tribun ; il dort en ce moment et a donné l’ordre qu’on ne le dérange pas.

Marcellus avança d’un pas et fixa le soldat droit dans les yeux.

– Je n’ai pas l’habitude d’attendre que les autres aient fini leur somme. Obéis-moi immédiatement ! Et lave-toi le visage avant que je te revoie ! Où sommes-nous ? Dans un fort romain ou dans une écurie à cochons ?

Battant des paupières, la sentinelle fit quelques pas en arrière ; puis, tournant sur ses talons, elle disparut derrière d’épaisses portes. Marcellus marchait de long en large devant l’entrée, sentant la moutarde lui monter au nez. Après une courte attente, il gravit les marches, suivi de Démétrius, et pénétra dans une salle obscure. Une autre sentinelle s’avança.

– Conduis-moi auprès du centurion Sextus ! cria Marcellus.

– Sur l’ordre de qui ? demanda la sentinelle d’un ton bourru.

– Sur l’ordre du tribun Marcellus Gallio, qui a pris le commandement du fort. Conduis-moi, et plus vite que ça !

À ce moment une porte toute proche s’ouvrit et un gros homme barbu parut, vêtu d’un uniforme dépenaillé avec l’aigle noir tissé dans la manche droite de la tunique rouge. Marcellus poussa la sentinelle de côté.

– Centurion Sextus ? demanda-t-il.

Sextus ayant approuvé d’un air maussade, le tribun continua :

– J’ai reçu l’ordre du prince Gaïus de prendre le commandement du fort. Fais chercher mes bagages.

– Eh ! pas si vite ! Montre-moi le décret ?

– Voici.

Marcellus lui tendit le rouleau ; Sextus le déploya négligemment et, l’approchant de ses yeux, essaya de lire dans le jour déclinant.

– Centurion Sextus, dit Marcellus d’une voix tranchante, nous nous rendrons dans les quartiers du commandant pour faire cet examen. Dans le pays dont je suis citoyen, on a l’habitude de certaines politesses…

Sextus ricana et haussa les épaules.

– Nous sommes à Gaza pour le moment, dit-il avec dédain. À Gaza on fait les choses plus tranquillement et on est plus patient qu’à Rome. À propos, ajouta sèchement Sextus en le conduisant à travers la salle, je suis aussi citoyen romain.

– Depuis combien de temps le centurion Paulus commande-t-il ici ? demanda Marcellus en parcourant des yeux la grande pièce où Sextus l’avait introduit.

– Depuis décembre. Il a pris le commandement, temporairement, après la mort du commandant Vitellius.

– De quoi Vitellius est-il mort ?

– Je l’ignore.

– De blessures, peut-être, insinua Marcellus.

– Non, il a été malade. C’était une fièvre.

– C’est étonnant que vous ne soyez pas tous malades, fit Marcellus en s’essuyant les mains avec dégoût.

Se tournant ensuite vers Démétrius, il lui ordonna de veiller sur leurs effets jusqu’à ce qu’on vînt les chercher.

Sextus marmotta des instructions à la sentinelle, qui sortit.

– Je vais te conduire au logement que tu pourras occuper jusqu’au retour du commandant Paulus.

Marcellus le suivit. La chambre contenait une couchette, une table et deux chaises. À part cela, elle était nue et triste comme une cellule de prison. Une porte ouvrait sur un petit réduit.

– Une seconde couchette pour ce chenil, gronda Marcellus. Mon esclave couchera là.

– Les esclaves ne dorment pas dans le logement des officiers, répliqua Sextus avec fermeté.

– Mon esclave y couchera.

– C’est contre les ordres.

– Il n’y a pas d’autres ordres que les miens, ici, s’écria Marcellus.

Sextus hocha la tête et sortit, un sourire énigmatique au coin des lèvres.

*

* *

Ce fut une soirée mémorable, dont le récit prit, au cours des années, la saveur d’une légende.

Accompagné de son esclave, Marcellus pénétra dans la grande salle du mess où les officiers étaient déjà assis. Aucun d’eux ne se leva ; il n’y avait pourtant pas d’hostilité dans les regards qu’ils lui jetèrent pendant qu’il s’avançait vers la table ronde placée au centre de la pièce. Un coup d’œil circulaire apprit à Marcellus qu’il était le plus jeune des hommes présents.

Peu après, le centurion Paulus entra, suivi de Sextus qui avait sans doute attendu son chef pour l’avertir de ce qui s’était passé. Il y eut un léger remous tandis que les deux officiers se dirigeaient vers la table du centre. Sextus fit les présentations d’un ton maussade. Marcellus était prêt à saluer, mais Paulus s’assis sans mot dire. Il n’était pas précisément ivre, mais il était visible qu’il avait bu. Son visage maigre s’ornait d’une barbe de trois jours, ses mains tremblaient. Elles étaient sales, aussi. Et pourtant, en dépit de son apparence, Paulus portait les marques d’une éducation raffinée, oubliée depuis longtemps. Cet homme, pensa Marcellus, aurait pu être quelqu’un !

– Le nouveau commandant, eh ? ricana Paulus la bouche pleine. On ne nous a pas avertis de cette nomination. Nous verrons cela plus tard.

Durant quelques minutes il engloutit sa ration de viande grasse à grand renfort de vin du pays. Puis, croisant sur la table ses bras poilus, il fixa insolemment le jeune intrus. Marcellus soutint son regard sans broncher. Paulus eut un rire déplaisant.

– Un nom connu, Gallio, dit-il avec une déférence moqueuse. Un parent du riche sénateur ?

– Mon père, répondit Marcellus froidement.

– Holà ! ricana Paulus. Tu es alors un de ces tribuns fils à papa !

Il regarda autour de lui ; les conversations s’étaient tues.

– Vraiment, le prince Gaïus aurait pu trouver un poste plus relevé pour le fils du sénateur Gallio, dit-il en élevant la voix. Ah ! mais j’y suis ! Le fils de Marcus Lucan Gallio a été un mauvais garçon. Je parie que c’est ton premier poste de commandement, tribun.

– En effet, répondit Marcellus, dans un silence de mort.

– Jamais donné d’ordre de ta vie, eh ? railla Paulus.

Marcellus repoussa sa chaise et se leva, conscient des regards curieux qui convergeaient sur lui.

– Je vais commencer, dit-il avec assurance. Centurion Paulus, lève-toi et fais des excuses pour conduite inconvenante envers un officier !

Paulus accrocha son bras au dossier de sa chaise et ricana.

– Tu t’y prends mal, mon garçon, dit-il en s’esclaffant.

Puis voyant Marcellus dégainer délibérément son épée, il sauta sur ses pieds en culbutant sa chaise. Tout en tirant à son tour son arme, il marmotta :

– Tu ferais mieux de laisser cela, jeune homme.

– Faites place, commanda Marcellus.

Impossible de se méprendre sur les intentions du jeune tribun. Les tables furent vivement poussées de côté et le combat s’engagea.

Dès le début, les assistants comprirent que Paulus était décidé à liquider l’affaire d’une manière rapide et décisive. Comme commandant du fort il manquait d’autorité à cause de son tempérament emporté et de sa vie dissolue. Visiblement, il comptait recouvrer son prestige par une prompte victoire. Pour ce qui était des conséquences, Paulus n’avait pas grand’chose à perdre. Les communications étaient rares. Personne à Rome ne s’inquiétait de ce qui se passait à Minoa. S’il y avait quelques risques à tuer le fils d’un sénateur, son état-major serait là pour témoigner que le tribun avait dégainé le premier.

Paulus attaqua immédiatement avec de violents coups de taille dont chacun aurait coupé en deux son jeune antagoniste si celui-ci n’avait paré avec son épée. Marcellus, gardant la défensive, se laissa repousser jusqu’au fond de la salle. Les visages des jeunes officiers, rangés contre le mur, étaient tendus. Démétrius serra les poings quand il vit son maître près d’être acculé dans un coin.

Paulus avançait pas à pas, frappant de droite à gauche sur la lame de son adversaire. Quand il vit celui-ci dans cette grave situation, il se mit à rire, sûr de la victoire. Pourtant Marcellus crut discerner une pointe d’inquiétude dans ce rire guttural. Paulus semblait fatigué, ses traits se tiraient quand il levait son arme ; son bras devait commencer à lui faire mal. Il n’avait évidemment plus d’entraînement : on se laissait vivre à Minoa !

Soudain, comme Paulus se préparait à porter un coup violent et décisif, Marcellus lança son épée latéralement si près du cou de son adversaire que celui-ci rejeta instinctivement la tête en arrière et que son coup dévia. À cet instant, Marcellus fit une volte rapide et c’est Paulus qui se trouva dans le coin.

Marcellus ne pressa pas son avantage. Fatigué de cet exercice inaccoutumé, Paulus respirait bruyamment et le rictus de sa bouche trahissait son alarme grandissante. Changeant de tactique, il semblait se souvenir de ses leçons d’escrime. Il avait dû être une fine lame autrefois, pensa le tribun.

Marcellus, apercevant Démétrius, remarqua que les traits de son esclave avaient perdu leur rigidité. Il était en pays connu maintenant, luttant d’adresse et non plus de force. Jusqu’à ce jour Marcellus n’avait jamais eu affaire à un adversaire qui cherchait à l’assommer en brandissant son arme comme s’il se fût agi d’une hache.

Tandis que les lames s’entrechoquaient, Marcellus avançait graduellement. À un moment, Paulus jeta un regard derrière lui pour voir la place qui lui restait. Marcellus recula obligeamment de quelques pas. Chacun vit qu’il avait volontairement donné à Paulus la chance de mieux se défendre. Il y eut une exclamation à moitié étouffée. Cette manœuvre du nouveau commandant n’était peut-être pas dans l’esprit de Minoa, mais elle rappela aux assistants la manière dont les gens braves se comportaient entre eux à Rome. Les yeux de Démétrius brillèrent d’orgueil. Son maître avait de la race ! « Eugenos ! » s’exclama-t-il.

Cependant Paulus n’était pas d’humeur à accepter des faveurs. Il s’avança vivement, avec l’audace de celui qui a gagné du terrain par son adresse, et s’efforça de faire rompre Marcellus. Le combat resta un moment stationnaire, Paulus essaya tout ce dont il put se souvenir : feinte, coup de revers ; mais il se fatiguait et sa défense se relâchait.

Enfin, d’une manœuvre adroite, Marcellus amena une issue dramatique. Profitant d’un moment favorable, il engagea la pointe de sa lame dans la garde de l’épée de Paulus et lui arracha l’arme de la main. Celle-ci tomba par terre avec fracas. Il y eut alors un moment de silence. Paulus, debout, attendait. Son attitude lui faisait honneur ; son expression, malgré son saisissement, n’était pas celle d’un lâche. Paulus était vaincu, mais il y avait en lui de l’étoffe, plus qu’on ne l’aurait supposé.

Marcellus se baissa, prit par la pointe l’épée tombée et, visant avec soin, la lança à travers la salle. L’arme vint en tournoyant se ficher profondément dans le bois massif de la porte. Il répéta ensuite la même opération avec sa propre épée qui resta piquée à côté de l’autre.

Les deux hommes se regardèrent en face. Alors Marcellus parla, avec fermeté mais sans arrogance :

– Centurion Paulus, dit-il, j’attends tes excuses pour conduite inconvenante envers un officier.

Ce ne fut pas facile pour Paulus, mais il en vint à bout. Démétrius fit remarquer plus tard que, évidemment, le centurion n’était pas un brillant orateur.

Au petit discours entrecoupé de Paulus, Marcellus répondit :

– Tes excuses sont acceptées, centurion. Il serait peut-être indiqué, maintenant, d’ajouter quelques mots à l’adresse de tes camarades. Je ne leur ai pas encore été officiellement présenté. C’est à l’ancien commandant qu’échoit l’honneur de procéder à cette formalité.

Paulus retrouva sa voix et son annonce fut prononcée d’une voix ferme :

– Je vous présente le tribun Marcellus Gallio, le chef de la légion et le commandant du fort.

Les sabres cliquetèrent pour le salut, tout, sauf celui de l’obèse Sextus qui faisait semblant d’ajuster une courroie.

– Centurion Sextus, appela sèchement Marcellus. Apporte-moi mon épée.

Sous le feu des regards, Sextus alla d’un air gêné jusqu’à la grande porte et en arracha l’épée.

– Apporte aussi celle de Paulus, ordonna Marcellus.

Sextus dégagea la seconde épée et revint d’un pas lourd, la mine renfrognée. Marcellus prit les armes, tendit à Paulus la sienne et attendit le salut de Sextus. Cette fois, il fut obéi sans autre délai. Paulus salua aussi avant de remettre son épée au fourreau.

– Et maintenant, terminons notre dîner, dit Marcellus d’un ton froid. Que l’on remette les tables en place. Demain matin, déjeuner à cinq heures. Les officiers devront être rasés. Inspection sur la place d’exercice, à six heures. C’est tout pour le moment.

Paulus demanda la permission de se retirer et Sextus se leva pour le suivre.

– Puisque tu as fini de dîner, centurion Sextus, dit Marcellus, tu auras le temps de faire débarrasser le logis du commandant, de manière que je puisse l’occuper cette nuit.

L’appétit n’y était plus, cependant les officiers se firent un devoir d’achever leur dîner. Marcellus s’attardait à table. Enfin il se leva, et tous se mirent au garde à vous. Il quitta alors la salle, suivi de Démétrius.

Les chambres étaient prêtes et des hommes transportèrent les bagages dans le logis du commandant. Quand ils furent seuls, Marcellus, assis à la grande table, demanda à Démétrius qui restait debout près de lui :

– Alors, Démétrius, qu’as-tu à me dire ?

Démétrius porta le bois de sa lance à son front et salua.

– Maître, je suis très fier d’appartenir au commandant de Minoa.

– Merci, Démétrius, dit Marcellus avec un sourire las. Il nous faut encore attendre avant de savoir qui commande à Minoa. Le début est satisfaisant, mais il est plus difficile de faire la paix que de faire la guerre.

Les jours suivants, la tension fut grande au fort. Bien que le prestige de Paulus eût considérablement souffert, il exerçait encore une influence qui n’était pas négligeable. Il obéissait aux ordres, mais d’un air si taciturne que l’on ne savait ce qui se passait dans son esprit. Démétrius installait chaque nuit sa couchette contre la porte et dormait avec son poignard à portée de la main.

Après une semaine, les nerfs commencèrent à se détendre. Marcellus donnait ses ordres d’une voix sèche et exigeait une obéissance absolue. Il ne montrait aucun favoritisme, gardait une dignité officielle et ne gaspillait pas ses paroles. Il était juste et compréhensif, mais excessivement ferme. Bientôt la garnison entière sentit l’effet d’une discipline plus stricte. L’apparence extérieure et l’état d’esprit des officiers s’étaient fort améliorés.

Chaque matin, Paulus, maintenant commandant en second, venait chercher ses instructions auprès de Marcellus. Aucune allusion n’était faite à leur première rencontre. Leur conversation se bornait à de courtes phrases concernant le service, échangées avec une politesse glaciale. Marcellus espérait pourtant que leurs rapports ne resteraient pas toujours aussi froids ; car si Paulus était aigri par l’exil et corrompu moralement par l’ennui, il pressentait en lui de grandes possibilités et il était décidé, pour peu que Paulus montrât de meilleurs sentiments, à répondre immédiatement à une avance ; il ne pouvait cependant pas en prendre l’initiative.

Avec Sextus, Marcellus n’avait pour ainsi dire pas de contact. À la table du mess, Sextus ne disait rien ; il mangeait d’un air renfrogné, puis se faisait excuser.

Un soir, Marcellus remarqua que la chaise de Sextus était vide.

– Où est-il ? demanda le commandant en montrant de la tête la place inoccupée.

– Il s’est cassé la jambe, répondit Paulus.

– Comment est-ce arrivé ?

– Une palissade s’est effondrée sur lui.

Marcellus quitta immédiatement la table et se rendit au logis de Sextus. Celui-ci était étendu sur le dos, le front couvert de grosses gouttes de sueur. Il fit un geste gauche pour saluer.

– Cela fait très mal ? demanda Marcellus.

– Non, commandant, dit Sextus en serrant les dents.

– Un courageux mensonge, coupa Marcellus. Digne d’un Romain. Cette couchette n’est pas confortable, on t’en trouvera une meilleure. As-tu pris ton dîner ?

Sextus secoua la tête : il ne désirait rien manger.

– Eh bien, nous verrons, dit Marcellus.

Le matin suivant, la rumeur se propagea, sous les tentes brunes, que le nouveau commandant était allé à la cuisine des officiers et avait surveillé la confection d’un bouillon pour le vieux Sextus, qu’il avait fait transporter le blessé dans un lieu plus aéré et fait préparer un lit spécial.

Ce jour-là, Marcellus devint en fait le commandant du fort de Minoa et Démétrius renonça à verrouiller la porte de la chambre à coucher.

*

* *

Le matin suivant, quand Paulus entra chez le commandant, celui-ci lui fit signe de s’asseoir.

– Il faut chaud, centurion Paulus, dit Marcellus.

– À Gaza il fait toujours ou trop chaud ou trop froid, dit Paulus en s’appuyant en arrière, les pouces dans son ceinturon. Les Juifs vont avoir une fête importante. Ils la célèbrent pendant la semaine où la lune est pleine dans le mois qu’ils appellent « nisan ». Tu en as peut-être entendu parler ?

– Non, jamais, confessa Marcellus. Cela nous regarde-t-il ?

– C’est la pâque juive, en souvenir de leur fuite hors d’Égypte, expliqua Paulus.

– Que faisaient-ils donc en Égypte ? demanda Marcellus avec indifférence.

– Oh ! ce n’est pas récent, dit Paulus avec un sourire. C’est arrivé il y a quinze siècles.

– Ah ! et ils s’en souviennent encore ?

– Les Juifs n’oublient jamais rien. Chaque année à cette saison, tous les Juifs qui le peuvent vont à Jérusalem « manger la pâque », comme ils disent. C’est l’occasion de réunions de famille, de jeux, de négociations et de toutes sortes d’exhibitions. Les caravanes viennent de loin avec leurs marchandises. C’est un spectacle à voir.

– On dirait que tu y es allé.

– Je n’y ai pas manqué une seule fois depuis que je suis au fort, et cela fait onze ans, dit Paulus. Le procurateur de Judée compte sur les détachements des forts de Capernaum, de Césarée, de Joppé et de Minoa pour assurer l’ordre.

– Il craint des troubles ?

– Quand les Juifs s’assemblent, on parle toujours de révolution. Ils se répandent en lamentations sur la perte de Jérusalem. À ma connaissance, cette agitation n’a jamais provoqué rien de plus dangereux que quelques rixes dans les rues. Mais le procurateur aime voir, à ces occasions, un déploiement d’uniformes romains et des parades dans le voisinage du temple.

Paulus rit à ce souvenir.

– Combien d’hommes devons-nous envoyer et pour quelle date ?

– Une centurie. C’est un voyage de trois jours. Il nous faut partir après-demain.

– Tu t’occuperas de cela, Paulus. Veux-tu commander le détachement ou bien en as-tu assez ?

– Manquer cela ! Le seul événement de l’année ! Si je puis te donner un conseil, tribun, viens avec nous, tu y trouveras une diversion agréable.

– J’irai, puisque tu me le recommandes. Quel équipement ?

– Il n’est pas compliqué. Comme c’est un gala, nous portons nos meilleurs uniformes. Tu seras fier de tes hommes, car c’est une récompense d’être choisi pour cette expédition, et les soldats se donnent la peine de fourbir leurs armes. Nous ne prenons que les provisions pour la route. À Jérusalem nous trouverons des cantonnements confortables et une nourriture de première qualité, offerte par les riches de la cité.

– Comment ? dit Marcellus surpris. Ne souffrent-ils pas du joug des Romains ?

Paulus eut un rire ironique.

– Ce sont les pauvres gens qui sentent le poids du joug romain. Quant aux riches, beaucoup d’entre eux perçoivent le tribut pour Tibère et comme ils en prélèvent le quart, ils sont contents. Oh ! en public, ces nababs se lamentent de la perte de leur royaume, mais ces vieux usuriers seraient bien consternés si une vraie révolution éclatait. Tu t’apercevras que les anciens de la cité et le procurateur sont comme larrons en foire, seulement ils s’en cachent.

– J’ai toujours cru que les Juifs étaient des patriotes ardents.

– C’est exact pour le peuple. Il espère toujours retrouver son indépendance. Tu as sans doute entendu parler de leur mythe à propos d’un Messie.

– Un Messie ! Qu’est-ce que c’est ?

– Le Messie est celui qui les délivrera. D’après leurs prophètes, il viendra un jour et les rassemblera pour reconquérir leur liberté.

– Je n’ai jamais entendu parler de cela. Il est vrai que je ne m’intéresse pas aux superstitions religieuses.

– Moi non plus ! protesta Paulus. Mais on entend beaucoup parler du Messie pendant la pâque juive. Tu les verras, ces gros pères, enveloppés de la tête aux pieds dans de volumineuses robes noires, jetant la tête en arrière et se frappant la poitrine pour réclamer à grands cris leur royaume perdu, et appeler leur Messie ! Avec cela, s’ils pensaient qu’un soulèvement se tramait contre la domination romaine, ils seraient les premiers à l’étouffer.

– Quel tas d’hypocrites ! s’écria Marcellus.

– Tout à fait d’accord, approuva Paulus, mais on mange bien à leur table !

Paulus se tourna vers la porte et aperçut Démétrius debout dans le corridor à portée de leurs voix. Marcellus suivit son regard.

– Tu n’as rien à craindre de mon esclave, dit-il à voix basse. Jamais il ne répéterait une conversation privée.

– Que voulais-je dire ? continua Paulus en baissant la voix. Cette situation politique à Jérusalem est révoltante mais pas extraordinaire. C’est ce qui fait la force de l’Empire. Sans les hommes riches de nos provinces soumises – des hommes dont l’avarice est plus grande que le patriotisme – l’Empire romain s’effondrerait !

– Attention ! Paulus. Il est dangereux d’exposer de pareilles théories ! Tu pourrais t’attirer des ennuis.

– Des ennuis ! s’écria Paulus avec amertume. C’est bien à cause de cela que je suis ici ! J’ai été assez insensé pour parler avec franchise devant Germanicus, et c’est ainsi, ajouta-t-il à mi-voix, que je suis devenu centurion à Minoa. Mais je le maintiens : l’Empire romain est soutenu par la trahison de riches provinciaux qui consentent à vendre leur propre peuple. Cette stratégie n’est pas nouvelle. Alexandre, déjà, l’avait apprise des Persans qui l’avaient apprise des Égyptiens. Achète les hommes importants d’un pays, et tout le reste te sera donné par-dessus le marché.

Paulus était rouge de colère. Il regarda Marcellus en face.

– La puissance de Rome ! Bah ! Puissance de la trahison, puissance de l’or. Jeter les pauvres gens les uns contre les autres sur les champs de bataille, pendant que les grands pontifes, dans un coin éloigné, sont en train de les vendre, voilà ce que fait le grand et orgueilleux Empire romain ! Je crache sur l’Empire romain !

– Quelle imprudence, Paulus ! J’espère que cela ne t’arrive pas souvent. N’as-tu pas peur que je dénonce ?

– Non, répondit Paulus avec confiance, car tu crois à la réelle puissance, celle qui veut du courage !

Marcellus lui sourit.

– Ce qui m’étonne, Paulus, dit-il pensif, c’est que la grande masse ne prenne pas les choses en mains.

– Que peuvent-ils faire ? fit Paulus en secouant les épaules. Ce ne sont que des moutons sans berger. Ces Juifs, par exemple : de temps en temps quelque excité cherche à ameuter les gens, crie comme un fou contre l’injustice de leur sort… mais aussitôt, il est emmené et l’on n’entend plus parler de lui.

– Qui l’arrête ? Les riches de la ville ?

– Oh ! pas directement. C’est toujours nous qui sommes appelés pour faire la vilaine besogne. Évidemment Rome ne peut pas tolérer de pareilles manifestations, mais ce sont les riches marchands qui tuent les révolutions dans l’œuf.

– Les misérables ! s’écria Marcellus.

– Oui, commandant, approuva Paulus, son excitation tombée à plat. Mais des misérables qui sont des connaisseurs en bon vin et qui le prodiguent avec abondance aux légions romaines.

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