IV

La première journée de voyage fut terriblement fatigante, car la route, creusée de profondes ornières et encombrée de caravanes, ne formait qu’un nuage de poussière.

Vers la fin de l’après-midi, quand la compagnie s’arrêta près d’un puits à un kilomètre au nord d’Ascalon, Démétrius fut heureux de recevoir l’ordre de rejoindre son maître, car il se sentait seul et démoralisé après avoir toute la journée chevauché un âne aux côtés de Mélas, l’esclave thrace du centurion Paulus.

Il fut étonné de la belle apparence du camp. Comme par magie, les tentes étaient sorties du sol. Les drapeaux flottaient et les sentinelles montaient la garde.

Le repas du soir terminé et son service achevé, Démétrius s’étendit sur le sol à l’ombre de la tente du chef, une tente imposante, plus grande que les autres, bordée de rouge, avec des rideaux de soie rouge fermant l’entrée, et un dais supporté par quatre bois de lance. Les mains croisées derrière la nuque, il contemplait les étoiles, s’émerveillant de leur éclat inaccoutumé et entendait vaguement les voix assourdies de son maître et de Paulus. Celui-ci dissertait en amateur philosophe, d’une voix bonasse et tolérante, quelque peu influencée par les vapeurs de l’alcool. Démétrius dressa l’oreille. Il arrive parfois, dans de pareilles circonstances, qu’un homme dévoile imprudemment ses véritables convictions ; si Paulus en avait, il pouvait être intéressant de les connaître.

– Les Juifs, disait Paulus, sont un drôle de peuple. Ils le reconnaissent eux-mêmes et ils s’en vantent. Par exemple, ils croient au bénéfice d’une protection divine toute spéciale. Leur seule divinité, Jéhovah, n’a d’intérêt que pour eux. Cette conception n’aurait rien de bien extraordinaire si leur Jéhovah n’était censé avoir créé la terre et ses habitants ; pourtant les autres peuples ne lui sont rien ; ce sont les Juifs qui sont ses enfants. Il faut croire que les autres n’ont qu’à se débrouiller tout seuls. Si encore, ils avaient admis que ce Jéhovah n’était qu’une espèce de dieu local…

– Oh ! mais ne faisons-nous pas de même, Paulus ? interrompit Marcellus. Jupiter n’est-il pas une espèce de surintendant de l’univers ?

– Pas du tout, protesta Paulus d’un ton paresseux. Jupiter ne s’intéresse pas aux Égyptiens, mais il ne se vante pas de les avoir faits ce qu’ils sont, pour les mépriser ensuite de ce qu’ils ne sont pas meilleurs. Et il n’a jamais dit que les Syriens sont une sale engeance parce qu’ils n’allument pas des feux de joie le jour de sa fête. Et Jupiter n’a jamais promis aux Romains qu’il leur donnerait ce qu’il y a de meilleur pour toute leur vie.

– Jéhovah a promis cela aux Juifs ?

Démétrius se mit à rire doucement. Il se doutait bien que son maître n’était pas très au courant des diverses religions, mais quand même ! à ce point !

– Certainement ! Il les a installés dans un jardin où poussait un fruit qu’il leur était interdit de manger. Ils l’ont naturellement mangé, pour satisfaire, non leur faim, mais leur curiosité.

– Jéhovah a certainement été ravi de cette curiosité, intercala Marcellus, puisque toutes les bonnes choses dont nous jouissons ont été découvertes grâce à la curiosité de quelqu’un.

– C’est vrai, pourtant Jéhovah en a été fâché, expliqua Paulus. Il les a chassés dans le désert, puis les a laissés tomber en esclavage. Enfin il leur a donné le moyen de s’évader et les a lâchés dans le bled en leur promettant une terre qui serait la leur…

– Et c’est celle-ci ? dit en riant Marcellus. Quelle terre promise !

– Il n’y a pas de coin de terre plus désolé que cette contrée, déclara Paulus. Et maintenant, par-dessus le marché, les Juifs n’en ont plus la possession. On s’étonne qu’après quinze siècles d’épreuves, de misère et d’esclavage, ces enfants favorisés de Jéhovah ne commencent pas à se dire qu’ils seraient peut-être plus heureux sans toutes ces prévenances divines.

– C’est probablement ce qui explique cette idée d’un Messie dont tu m’as parlé l’autre jour. Ils ont renoncé à tout espoir de voir Jéhovah prendre soin d’eux et pensent que le Messie pourrait améliorer leur sort par sa venue. C’est peut-être ce qu’ils espèrent ; ce ne serait pas déraisonnable. N’est-ce pas de cette façon que les Grecs ont accumulé tant de dieux ? Lorsqu’un dieu se fatigue et devient impotent, un autre prend sa succession.

– C’est logique. Nos dieux se comportent de la même manière que nous, ce qui est naturel puisque nous les avons faits tels que nous sommes. C’est pour cela que notre religion est si réconfortante.

– Tu ne m’as pas l’air très pieux, fit Marcellus. Si les dieux t’entendent, ils ne doivent pas être contents. Ils pourraient croire que tu doutes de leur existence.

– Mais pas du tout ! Ils sont tout ce qu’il y a de plus vrai… les dieux ! Certains désirent la guerre, certains la paix, et d’autres ne savent pas au juste ce qu’ils veulent, si ce n’est une grande fête une fois par année avec un beau cortège. Certains vous donnent le repos, d’autres vous rendent enragés. Et tous ne sont pleinement heureux que s’ils réussissent à nous faire peur. C’est logique ; c’est ainsi que va la vie ! Mais ces Juifs ! Les voilà avec leur unique dieu qui a toujours raison. Il est têtu, parce qu’ils sont têtus ; il désapprouve le plaisir, parce qu’ils n’ont jamais appris ce que c’est ; il ne commet jamais d’erreur parce que les Juifs ne se trompent jamais. Et Jéhovah est pessimiste parce que les Juifs sont un peuple pessimiste.

– Ce Jéhovah pense sans doute qu’il est bon pour ses enfants d’endurer des privations, reprit Marcellus : les muscles restent souples, et la graisse superflue est éliminée. Ce serait peut-être mieux pour Rome si nous, les patriciens, devions lutter pour notre subsistance au lieu de voler nos voisins.

Démétrius put croire que le sujet était épuisé tant le silence qui suivit cette discussion sacrilège se prolongea. Pourtant Paulus reprit :

– Ce problème n’existera bientôt plus pour Rome. Le sceptre changera de main. S’il y a une justice, c’est maintenant le tour d’une autre puissance… Tribun, si nous buvions encore un peu de vin ?

Démétrius se leva, prêt à l’appel. À la voix de son maître, il se présenta.

– Remplis la coupe du centurion Paulus, ordonna Marcellus. Non, pas de vin pour moi.

Démétrius, sa tâche accomplie, retourna dans l’ombre de la tente. La conversation prit un tour bizarre.

– Paulus, disait son maître, tu crois que les dieux sont fabriqués par les hommes. Si la question n’est pas trop impertinente, puis-je te demander si tu as jamais essayé d’en faire un ?

– Non, répondit Paulus, mais ce n’est pas trop tard. Veux-tu que je t’en fasse un maintenant ?

– Par ma foi ! Je suppose qu’il te ressemblera comme un frère jumeau.

– Pas tant que cela, car le dieu que je vais inventer est bon. Il ne fait pas seulement semblant de l’être. Il est vraiment bon. Il met dans sa confidence quelques hommes intelligents et les charge de tâches importantes. Il enseigne à l’un comment guérir la lèpre, à d’autres comment rendre la vue aux aveugles, et l’ouïe aux sourds. Il leur révèle le secret de la lumière et du feu ; il leur apprend comment faire, en été, provision de chaleur pour l’hiver, comment capter la lumière du jour pour éclairer nos nuits, comment amener l’eau dans les contrées arides.

Paulus s’arrêta, probablement pour étancher sa soif.

– Très bien, centurion, fit Marcellus d’un ton pensif. Si tu arrives à installer ton dieu quelque part, et qu’il sache faire ces choses, je veux bien lui donner ma pratique.

– Peut-être pourrais-tu aider à sa création, suggéra Paulus d’un ton amical.

Avant de s’endormir, Démétrius pensa longtemps à cette étrange idée : la création d’un dieu meilleur.

*

* *

Ils étaient presque au terme de leur voyage, maintenant. Durant l’heure précédente, la caravane avait gravi péniblement le flanc d’une colline. Arrivés au sommet, un spectacle impressionnant les attendait : à leurs pieds s’étendait Jérusalem dont les tourelles et les coupoles étincelaient au soleil couchant.

– Superbe ! murmura Marcellus.

Toute la journée, Démétrius avait marché à côté du chameau de son maître, heureux d’être dispensé de la surveillance peu agréable des bêtes de somme à l’arrière-garde. Tôt dans la matinée, ils étaient arrivés à la jonction de la grande route de la vallée avec le chemin qui monte de Hébron. Partout les caravanes restaient au repos dans leurs campements.

– Comme c’est curieux, Paulus, avait dit Marcellus. Pourquoi ces gens ne continuent-ils pas leur voyage ?

– C’est le jour du sabbat. La loi des Juifs leur défend de voyager le dernier jour de la semaine.

– Ils doivent rester là sans bouger ?

– À peu près. Ils peuvent se déplacer de deux mille coudées, c’est ce qu’ils appellent la promenade du sabbat. Ces deux mille coudées les mèneraient jusqu’à ce groupe d’oliviers au tournant de la route. C’est le plus loin qu’un Juif puisse s’éloigner de sa résidence le jour du sabbat.

– Ce n’est vraiment pas commode !

– Pour les pauvres gens, non. Les riches, comme d’habitude, trouvent moyen de tourner la loi.

– Comment cela ?

– Eh bien voilà ! Dans leur interprétation de cette règle, tout endroit où un homme possède un bien est considéré comme sa résidence. Si, le jour du sabbat, un homme riche veut rendre visite à un ami à dix milles de chez lui, il y envoie le jour précédent ses serviteurs qui déposent le long de la route, toutes les deux mille coudées, un objet quelconque, comme une vieille sandale, un pot ébréché, un tapis usé ; ainsi le chemin est préparé pour leur maître, qui pourra voyager sans contrevenir à la loi.

– Tu parles sérieusement ? avait demandé Marcellus.

– Oui, et ces gens sont tout ce qu’il y a de plus sérieux. Vois-tu, tribun, ces Juifs riches se donnent plus de peine que n’importe quel peuple pour garder les apparences de leur religion. Et ils ne permettent pas de plaisanterie à ce sujet. Ils se sont dupés eux-mêmes depuis si longtemps qu’ils se croient réellement sincères. Mais ils ne sont pas les seuls, avait ajouté Paulus avec un petit rire. Tous nos personnages influents, de quelque pays qu’ils soient, sont affligés de cette maladie. Il doit être tragique de posséder de grands biens en même temps qu’une conscience sensible.

– Paulus, tu es cynique ! À propos, que doivent penser ces gens au bord de la route de ce que nous enfreignons la sainte loi du sabbat ?

– Oh ! cela ne les étonne pas de notre part. Je ne crois pas que nous leur ferions plaisir si nous interrompions notre voyage par respect pour leur croyance. Dans leur idée, nous souillerions davantage leur religion en nous y conformant qu’en l’ignorant. Ils ne veulent rien de nous, même pas notre respect. On ne peut les en blâmer. Peut-on exiger d’un homme qu’il ait une haute opinion du maître qui l’a privé de sa liberté ?

En entendant ces paroles, Démétrius avait détourné la tête et feint un vif intérêt pour une caravane qui campait sur un monticule voisin. Il se demandait ce que son maître pensait de cette réflexion maladroite du centurion et s’il était ennuyé que son esclave l’eût entendue.

*

* *

De bonne heure, le matin suivant, la milice de Minoa leva le camp et se prépara à entrer dans la cité. C’était la première fois, depuis qu’il était l’esclave de Marcellus, que Démétrius avait dormi hors de portée de la voix de son maître. La veille, tard dans l’après-midi, le commandant et quatre des officiers supérieurs avaient décidé de partir en avant pour coucher à Jérusalem. Aucun des esclaves, sauf les chameliers, ne les accompagnait. Démétrius, chargé de surveiller les effets de Marcellus, avait dormi seul dans la tente du chef.

Éveillé à l’aube, il avait tiré les rideaux et avait été étonné de la cohue qui se pressait déjà sur la route : des processions de chameaux lourdement chargés et levant à chaque pas, d’un mouvement rythmique, leur tête hautaine ; des files d’ânes avec leurs ballots hétéroclites ; des hommes, des enfants, des femmes, tous portant des paquets et des paniers de toutes formes. Une poussière nauséabonde enveloppait cette multitude.

Le contingent de Minoa se mit en route. Les soldats descendirent d’une allure martiale la colline, les pèlerins se sauvant au bord de la route au commandement strident de la trompette.

Mélas, toujours heureux quand il pouvait en remontrer au nouveau venu, s’amusait des efforts que Démétrius déployait pour mener les ânes. Le Thrace aux cheveux rouges se réjouissait de l’embarras du Corinthien car il se sentait d’habitude à son désavantage en sa compagnie tandis que les circonstances actuelles lui étaient favorables. Il n’était pas aussi cultivé que l’esclave du chef, mais lorsqu’il s’agissait de faire passer des ânes au travers d’une foule, Mélas était à même de donner des conseils.

Cette foule était bien différente de celle qu’on voit généralement les jours de fête.

À Rome, les gens se rudoyaient ; des charretiers arrogants écrasaient parfois de leurs roues ferrées les pieds nus des enfants ; pour se frayer un passage, des énergumènes jetaient autour d’eux de la boue et des ordures ramassées dans la rue. Mais, en dépit de sa brutalité, la Rome des jours de gala était joyeuse ; la foule qui remplissait les rues chantait et riait.

Au contraire, on n’entendait pas un rire dans la longue procession des pèlerins. C’était une multitude fanatique d’où s’élevait un murmure guttural comme si chacun clamait sa propre détresse, indifférent aux plaintes de ses voisins. On lisait sur les faces aux traits tirés un zèle religieux qui frisait l’hystérie ; ces visages fascinaient Démétrius par la laideur de leurs contorsions. Pour rien au monde il n’aurait voulu étaler ainsi à la vue du public ses propres chagrins.

Soudain, sans qu’on pût deviner pourquoi, une vague d’excitation passa dans cette cohue comme un raz de marée. Tout autour de Démétrius, les hommes se détachèrent de leur famille, jetant leurs colis dans les bras de leurs enfants déjà surchargés, et courant en avant vers quelque attraction irrésistible. En tête de la colonne, les cris gagnaient en volume et se transformèrent tout à coup en acclamations frénétique : un mot unique, un mot magique déchaînait la multitude.

Incapable d’avancer dans cette cohue gesticulante, Démétrius chercha à conduire ses ânes récalcitrants sur le bord de la route, où Mélas maintenait ses bêtes affolées à grands coups de gourdin sur la tête.

– Frappe-les sur le nez, cria Mélas.

– Je n’ai pas de bâton, hurla Démétrius. Tiens, prends-les !

Mélas, heureux qu’on eût recours à sa compétence, saisit la corde tendue et, d’une main experte, s’efforça de rétablir la discipline. Tandis qu’il était ainsi occupé, Démétrius se joignit à la foule, forçant le passage jusqu’à ce que la densité de l’attroupement l’obligeât à s’arrêter. Serré contre son bras, un petit Grec levait vers lui sa face grimaçante : un esclave, reconnaissable comme tel au poinçon dans le lobe de son oreille. Avec impudence, ce petit homme malpropre se pencha pour apercevoir l’oreille de Démétrius ; puis, s’était assuré de leur égalité sociale, il lui sourit fraternellement.

– Athènes, lança-t-il en guise de présentation.

– Corinthe, répondit Démétrius sèchement. Sais-tu ce qui se passe ?

– Ils crient quelque chose à propos d’un roi. C’est tout ce que j’arrive à saisir.

– Tu comprends leur langage ?

– Des bribes. Juste les mots courants que j’entends pendant ces voyages. Je viens chaque année avec un chargement d’épices.

– Tu crois qu’il y a là devant quelqu’un qui veut être leur roi ?

– Cela en a tout l’air. Et ils crient sans arrêt un autre nom que je ne comprends pas – Messie. C’est sans doute le nom de l’homme.

À ces mots, Démétrius, d’un mouvement rapide, enfonça son épaule dans la masse compacte et poussa en avant, suivi de près, à son grand déplaisir, par son minuscule compatriote. Partout les gens arrachaient les branches aux palmiers qui bordaient la route et les brandissaient avec exaltation. Parvenu à la tête de la procession, Démétrius se souleva sur la pointe des pieds et entrevit l’objet de la curiosité publique. C’était un Juif de belle prestance, aux cheveux bruns. Monté sur un âne blanc, il avançait lentement dans le petit espace laissé libre autour de lui. Démétrius comprit immédiatement que ce couronnement devait être une affaire improvisée. Le prétendant était vêtu d’un simple manteau brun sans aucune décoration, et une poignée d’hommes – ses amis intimes sans doute – qui faisaient leur possible pour le préserver de la pression de la foule, portaient des vêtements très ordinaires.

Les « hourrah » de la multitude étaient assourdissants. Ces fanatiques devenaient complètement fous ! Ils étaient bien tels que Paulus les avait dépeints.

Démétrius avait peine à croire que ce personnage paisible pût exciter la foule à un pareil degré. Au lieu d’accueillir les applaudissements avec un air de triomphe – ou même seulement de satisfaction – il paraissait attristé par tout ce vacarme. On devinait qu’il se serait volontiers passé de ces ovations.

– Peux-tu le voir ? cria le petit Athénien.

Démétrius fit oui de la tête sans se retourner.

– C’est un vieil homme ?

– Pas précisément, répondit Démétrius d’un ton vague.

Démétrius secoua la tête et fit un geste de la main signifiant qu’il ne voulait pas être dérangé, surtout par des questions auxquelles il était difficile de répondre.

– A-t-il l’air d’un roi ? brailla le petit Grec en pouffant de rire.

Démétrius ne répondit pas. Serrant son vêtement contre lui, il s’élança en avant. La masse houleuse, poussant par derrière, le porta presque dans le groupe qui entourait la monture.

Bien en vue à l’intérieur du cercle, comme s’ils constituaient l’escorte de l’homme mystérieux, une douzaine d’individus semblaient étourdis par les événements qui, visiblement, les avaient pris au dépourvu. Eux aussi lançaient des acclamations, mais leurs visages exprimaient l’étonnement et ils paraissaient désireux que leur éminent ami répondît avec plus d’ardeur aux exigences de cette grande occasion.

Éclairé par les commentaires irrévérencieux de Paulus sur la célébration de la Pâque, Démétrius se dit que tous ces pèlerins, orgueilleux et misérables, étaient prêts à répondre au moindre mouvement de révolte contre leurs oppresseurs. Il n’y avait qu’à crier : « Le Messie ! » pour qu’ils se missent en campagne sans s’attarder à poser des questions. C’était certainement ce qui venait de se passer. Mais, quelle que fût la cause de ce mouvement fanatique, il était visible qu’il lui manquait l’approbation du héros.

Le visage de ce Juif énigmatique reflétait le poids d’une lourde anxiété. Son regard, chargé de résignation, plongeait droit devant lui, dans la direction de Jérusalem. Peut-être que l’homme, préoccupé de responsabilités autrement plus importantes, n’entendait même pas tout ce tumulte.

Démétrius était si profondément absorbé par la figure du jeune Juif que, lui aussi, commençait à devenir indifférent aux clameurs. Il avançait lentement, s’arc-boutant contre la pression de la foule, si près maintenant du cavalier préoccupé qu’en faisant un pas en avant il aurait pu le toucher.

Un obstacle barra momentanément le chemin, et la bruyante procession s’arrêta. L’homme sur l’âne blanc tressaillit comme s’il se réveillait d’un rêve, poussa un profond soupir et tourna lentement la tête. Démétrius l’observait, la bouche entr’ouverte et le cœur battant.

Les yeux songeurs, posés sur la multitude excitée, semblaient chargés de compassion pour ces malheureux qui croyaient avoir trouvé un remède à leurs maux. Tous hurlaient, sauf l’esclave corinthien dont la gorge était si sèche qu’il aurait été dans l’impossibilité de crier et qui n’en avait d’ailleurs aucune envie. Silence ! Cet homme n’était pas un personnage autour duquel il fallait faire du bruit. Silence !

Les yeux pensifs parcoururent lentement la foule et s’arrêtèrent sur le visage tendu et troublé de Démétrius. Peut-être parce que lui seul, au milieu de l’hystérie générale, se retenait de crier. Son silence attirait l’attention. Les yeux considérèrent calmement Démétrius. Ils restèrent impassibles ; cependant, d’une manière indéfinissable, ils agirent sur Démétrius avec une telle force que c’était presque une contrainte physique. Le message qu’ils lui communiquèrent était quelque chose de plus vital que de la sympathie ou qu’un simple intérêt amical : une sorte de pouvoir stabilisateur qui balayait toutes les circonstances négatives telles que l’esclavage et la pauvreté. Démétrius se sentit envahi par la chaleur d’une étrange émotion. Aveuglé par des larmes subites, il se faufila hors de la cohue et atteignit le bord de la route. L’importun Athénien, brûlant de curiosité, l’accosta :

– Tu l’as vu… de près ?

Démétrius hocha la tête, et, faisant demi-tour, revint sur ses pas vers les bêtes qu’il avait abandonnées.

– C’est un fou ? insista l’Athénien en courant à côté de lui.

– Non.

– Un roi ?

– Non, murmura Démétrius avec gravité, non, pas un roi.

– Alors quoi ? demanda l’Athénien, piqué par l’air distant du Corinthien.

– Je ne sais pas, dit Démétrius d’une voix mal assurée, mais… il est certainement quelque chose de plus qu’un roi.

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