V

Après avoir quitté le camp, Marcellus et son état-major descendirent jusqu’à la ville. Il y avait peu de circulation dans les rues à cause du sabbat.

Paulus n’avait pas exagéré la munificence des Juifs de Jérusalem à l’égard des représentants de l’Empire romain ; le jeune commandant de Minoa resta abasourdi devant le majestueux palais du procurateur.

C’était l’heure du crépuscule ; ils arrêtèrent leurs chameaux devant le siège du gouvernement de Rome. Il n’était pas nécessaire d’informer les voyageurs que cette massive construction était d’origine étrangère car elle criait hautement qu’elle n’avait aucune parenté avec son sordide entourage.

Visiblement, architectes, sculpteurs et artistes paysagistes ne s’étaient pas souciés des frais. Comme c’étaient les Juifs qui payaient, expliqua Paulus, l’empereur n’avait pas été parcimonieux, et lorsque Hérode, le premier procurateur, avait déclaré son intention de « reconstruire en marbre cette cité de brique », Auguste lui avait laissé carte blanche.

À vrai dire, Jérusalem n’était pas tout en marbre. La plus grande partie de la ville était sale et misérable. Mais Hérode le Grand avait reconstruit le temple dans de grandioses proportions et érigé son palais sur une élévation assez éloignée des saints lieux pour éviter de regrettables incidents.

L’édifice était formé d’un immense quadrilatère dominant le cœur même de Jérusalem. Trois spacieuses terrasses pavées de fines mosaïques, que réunissaient des escaliers de marbre et des balustrades portant les bustes de Romains éminents, s’étageaient de l’avenue au portique à colonnes du prétoire. Des deux côtés descendaient des jardins plantés de fleurs et d’arbustes exotiques et irrigués par l’eau de bassins de marbre dans lesquels jouaient des jets d’eau enchanteurs.

– Ces jets d’eau, dit Paulus en baissant discrètement la voix, sont venus après coup. Ils ont été installés, il y a sept ans, par Pilate. Ils ont été la cause d’un soulèvement et les troupes durent venir au secours du nouveau procurateur.

– Tu en étais, Paulus ? demanda Marcellus.

– Bien sûr ! Nous étions tous là, et je te promets que cela chauffait. Le Juif a ses petites imperfections, mais il n’est pas un lâche. En affaires il ne cesse de se lamenter, mais il se bat sans gémir. Il déteste la guerre et fera tout au monde pour rester en paix, mais il est un point – et cela Ponce Pilate l’ignorait – sur lequel il ne badine pas.

– Qu’est-il arrivé à propos de ces jets d’eau ?

– C’est la femme de Pilate qui en est responsable. Elle et son mari avaient habité la Crète durant de nombreuses années quand Pilate y était préfet. La végétation de cette île est luxuriante, aussi la dame fut très déçue en arrivant dans cette contrée aride. Elle voulut des jardins. Or les jardins ont besoin d’eau. Pour amener l’eau il faut des aqueducs et les aqueducs coûtent cher. Comme il n’y avait pas de fonds prévus pour cette dépense, le nouveau procurateur ne trouva rien de mieux que de prélever l’argent sur le trésor du Temple ; alors…

– Ce fut la bataille.

– Tu l’as dit, déclara Paulus. Elle dura sept mois. Pilate en perdit presque son poste. Deux mille Juifs furent tués ainsi qu’un millier de Romains. Il aurait mieux valu, je crois, déplacer Pilate. Les Juifs ne le respecteront jamais. Il s’efforce de leur plaire, car il se souvient de ce dont ils sont capables. Il sait qu’au prochain soulèvement il sera destitué.

– C’est étonnant que les Juifs ne réclament pas son départ.

– Oh ! mais ils ne le désirent pas du tout, dit Paulus en riant. Ces riches marchands et usuriers, qui paient le gros des impôts et qui exercent une grande influence savent que Pilate n’est pas en état de leur imposer des conditions sévères. Ils le détestent, mais je parie que si l’empereur nommait un autre procurateur, le Sanhédrin protesterait.

– Le Sanhédrin, qu’est-ce que c’est ?

– Le corps législatif des Juifs. Il n’est pas censé s’occuper d’autre chose que de l’observance des lois religieuses, mais le fait est que, lorsque le Sanhédrin proteste, Ponce Pilate écoute. Je ne voudrais pourtant pas t’induire en erreur au sujet de celui-ci. Pilate est ici dans une fausse position, mais il te plaira, je crois. C’est un homme charmant qui mériterait une préfecture plus agréable.

Ils avaient contourné le palais et arrivaient aux casernes assignées à la garnison de Minoa. Trois côtés du quadrilatère étaient affectés aux cantonnements des troupes. Le bâtiment entier bourdonnait de vie et l’immense champ d’exercice scintillait de l’éclat des armures. Les bannières de Césarée, de Joppé et de Capernaum, surmontées du drapeau impérial, mettaient de la couleur dans cette cour remplie de soldats.

Marcellus fut enchanté du logement qu’on lui attribua. C’était la première fois qu’il se sentait à l’aise depuis son départ de Rome. Paulus vint voir si son jeune commandant avait tout ce qu’il désirait.

– Je vais écrire des lettres, dit-il. Le Vestris arrive demain à Joppé et appareillera vers la fin de la semaine. Tu te souviens, tribun, qu’il entrait dans le port de Gaza au moment où nous traversions la ville.

– Je te remercie de m’y faire penser, dit Marcellus. C’est une excellente idée.

*

* *

Il n’avait pas écrit à Diana depuis le petit billet d’adieu ne contenant ni promesses impossibles, ni pronostics fâcheux, qu’il lui avait adressé d’Ostie. Souvent, pendant le long voyage en mer, il avait commencé des lettres sans jamais les terminer. Il y avait si peu à raconter.

Les premiers jours à Minoa avaient été assez mouvementés pour donner matière à une lettre, mais ses nouvelles fonctions l’avaient absorbé. Ce soir, il écrirait à Diana. Il pouvait lui dire sans mentir que les choses allaient mieux qu’il ne l’avait craint. Sa dignité, ébranlée par sa nomination au fort discrédité de Minoa, était restaurée. Il se sentait fier d’être citoyen romain et pouvait écrire à Diana avec toute la confiance qui lui était revenue.

Marcellus eut du plaisir à informer la jeune fille de ce qui maintenant remplissait sa vie. C’était presque comme s’ils appartenaient l’un à l’autre. La lettre s’allongeait et il fallait à présent la terminer par quelques mots venant du cœur.

Il resta longtemps à se demander quelle attitude il devait prendre. Devait-il obéir à ses sentiments et dire à Diana combien elle occupait ses pensées, combien elle lui était chère et combien ardemment il souhaitait que leur séparation prît fin ? Mais Diana était si jeune et si pleine de vie ; avait-il le droit de lui donner l’espoir qu’un jour il reviendrait pour lui demander d’être sienne ? Ne serait-ce pas mieux de lui dire franchement que selon toute probabilité il ne reviendrait pas de longtemps, pas avant des années sans doute ? Cependant Diana était avertie ; ne lui avait-il pas écrit, un peu plus haut, que Paulus, depuis onze ans à Minoa, n’était jamais rentré chez lui. Elle pouvait en tirer ses propres conclusions. Enfin, Marcellus se décida à terminer ainsi sa lettre :

« Tu sais, Diana, les choses que je te dirais si nous étions ensemble. Séparés comme nous le sommes, par des centaines de kilomètres et par nous ne savons combien d’années, je me contenterai de t’assurer que ton bonheur est le mien. Un navire, le Vestris, a fait escale il y a quelques jours à Gaza. Je suis impatient de retourner au fort, car j’y trouverai peut-être une lettre de toi ; du moins je l’espère. Démétrius portera demain cette missive au courrier du palais qui rejoint le Vestris à Joppé. Que ne donnerais-je pas pour être moi-même à son bord ! »

*

* *

Démétrius ne s’était jamais senti aussi tourmenté. Évidemment, chaque fois qu’il réfléchissait à sa situation, la vie ne lui promettait rien de bon. Cependant, peu à peu, il s’était habitué à son sort. Il était un esclave, et l’on ne pouvait rien y changer. En se comparant à un homme libre, son lot était en effet misérable ; mais quand il mettait en parallèle les conditions de son esclavage avec celles, beaucoup plus cruelles, de la plupart des autres captifs, il s’estimait heureux.

Maintenant, sa philosophie ne suffisait plus à le consoler. Il essayait de s’analyser et de trouver la raison de sa mélancolie. Une chose était certaine : il se sentait seul. Marcellus n’avait pas besoin de lui à Jérusalem et, en dehors de leur service, les esclaves n’étaient pas les bienvenus au quartier des officiers. Une fois leur travail accompli, ils devaient s’esquiver. Démétrius n’avait pas été habitué à ce traitement. Il avait été si longtemps l’ombre de son maître que cette attitude involontaire de Marcellus lui était aussi douloureuse qu’une peine physique.

Pourtant il y avait une autre cause à sa détresse morale. Il était hanté par le souvenir des yeux qui l’avaient regardé sur la route menant à la cité. Il restait des heures à essayer de définir ce regard, et arrivait à la conclusion qu’il révélait avant tout un sentiment de profonde solitude. Le petit groupe d’hommes qui entouraient l’étranger semblaient déçus, et quant à cette foule fanatique, il était évident qu’elle le pressait de se mettre à la tête d’un mouvement auquel lui ne s’intéressait pas. C’était un homme solitaire. Ses yeux avaient soif de la compréhension d’un ami. Et l’isolement de cet homme mystérieux avait en quelque sorte communié avec l’isolement de Démétrius.

Depuis, trois jours avaient passé, singulièrement pareils dans leur routine. Mélas avait offert avec empressement de lui faire admirer la ville. Leur service était vite accompli en sorte qu’ils se trouvaient constamment ensemble. Après le déjeuner, servi à l’aube, les soldats sortaient sur la place d’exercice pour l’inspection. Puis un fort détachement, conduit par la légion du procurateur, s’en allait fièrement à travers les rues. L’impressionnant cortège, à quatre de front, descendait l’avenue du Temple en passant devant la résidence prétentieuse de Caïphe, le grand prêtre.

À deux reprises, Démétrius, accompagné de l’inévitable Mélas, avait suivi les soldats. À Rome, en pareille circonstance, des centaines de badauds auraient escorté la parade ; mais pas ici. Le peuple était peut-être d’humeur trop maussade ou peut-être détestait-il trop Rome. Peut-être aussi manquait-il de vitalité. Démétrius avait souvent vu des gens en guenilles, des mendiants aveugles et de pauvres infirmes, mais jamais en si grand nombre ni dans une pareille misère. Il n’était pas étonnant que l’homme étrange sur l’âne blanc se fût senti seul !

Le retour des troupes s’effectuait par les rues tortueuses du district marchand, où les trafiquants et les acheteurs se retiraient vivement pour faire place aux légionnaires de l’empereur Tibère. Puis, revenus à la place d’exercice, ceux-ci étaient licenciés pour la journée.

Pour Marcellus et son état-major, ainsi que pour les officiers supérieurs des autres garnisons, la principale distraction, à côté des bains, était le jeu. Après la première journée passée en visites de cérémonie et à faire le tour de la ville, les officiers restèrent à flâner dans leurs somptueux appartements.

La provision de vin semblait illimitée et il était visible que les hauts gradés en faisaient un usage abondant. Démétrius avait été heureux de constater que son maître observait un peu plus de retenue que ses camarades, mais lui aussi se distrayait de la seule manière possible. Il fallait espérer que la semaine se passerait sans querelle, car il y avait tout ce qu’il fallait pour amener la discorde : le vin, les dés et l’oisiveté. Il suffisait de peu d’alcool pour rendre Marcellus téméraire. En état d’ivresse, Paulus devenait irascible. Démétrius commençait à compter les heures jusqu’au moment du départ. Si Minoa avait ses désagréments, c’était un endroit plus sûr et qui avait plus d’attraits que Jérusalem.

Il aurait aimé savoir ce qu’était devenu l’homme qui ne voulait pas être le roi de ce pays. Un jour il en avait parlé à Mélas ; celui-ci ignorait ce qui était advenu ; il avait d’ailleurs complètement oublié ce petit incident sur la colline.

– La patrouille l’a probablement refoulé de la ville, fut la supposition de Mélas.

– Peut-être l’a-t-on mis en prison ?

– Ce serait un bonheur pour lui, dit en riant Mélas. Les hommes qui ameutent la foule sont mieux en prison que dans la rue, cette semaine.

– Sais-tu où se trouve la prison ? demanda Démétrius, inspiré par une idée subite.

Mélas le lorgna de côté. Non, il ignorait où se trouvait la prison. Les prisons sont des endroits dont il vaut mieux se tenir à l’écart. Il faut être fou pour rendre visite à un ami en prison. Avant qu’on ait dit « ouf » on vous met le grappin dessus.

Une après-midi – c’était le quatrième jour à Jérusalem – Démétrius s’en alla seul sur la route par laquelle ils étaient venus ; il monta la colline jusqu’à l’endroit où il avait vu l’homme solitaire au regard pénétrant. Il reconnut aisément l’emplacement : des palmes cassées et souillées jonchaient le bord de la route, pauvres débris d’une gloire brève et incertaine.

Comme il revenait lentement sur ses pas, il se trouva dans un parc public où des sentiers traversaient un bosquet de vieux oliviers, noueux et tordus comme s’ils avaient partagé avec les malheureux Juifs leur lutte obstinée contre la persécution. Il s’assit à l’ombre et, durant une heure, contempla Jérusalem dans la plaine. On aurait pu croire qu’une cité vieille de trente-cinq siècles serait assagie par l’expérience. Il est vrai que, dans ce domaine, le monde entier semble incapable d’apprendre quoi que ce soit d’utile. Jérusalem désirait la liberté. Que ferait-elle de sa liberté si elle la possédait ? Tout le monde, sur terre, désire plus de liberté ; de la liberté pour faire et devenir quoi ?

À supposer – ce qui était inconcevable – que les Juifs arrivent à chasser les Romains, qu’adviendrait-il ? Cesseraient-ils de se quereller, oublieraient-ils leurs vieilles rancunes de parti et travailleraient-ils au bien commun de leurs pays ? Les gros propriétaires et les usuriers faciliteraient-ils la vie aux pauvres ? S’ils se débarrassaient des Romains, nourriraient-ils les affamés, soigneraient-ils les malades et nettoieraient-ils les rues ? Mais… tout cela, ils pouvaient le faire déjà maintenant s’ils le voulaient. Les Romains ne les en empêcheraient pas. Ils verraient même avec plaisir de telles réformes, tout au moins ceux qui vivaient en Palestine.

En quoi consistait la servitude que Jérusalem ressentait si amèrement ? Ces bruyants fanatiques de l’autre jour croyaient que leurs tourments venaient du gouvernement romain. S’ils pouvaient trouver un chef assez fort pour les libérer de Rome, ils établiraient un royaume à eux, et ils avaient l’air de croire que cela arrangerait tout ! Serait-ce vraiment le cas ? Comment une révolution viendrait-elle en aide à la masse du peuple ? Peut-être, cet homme solitaire, venu de la campagne, se rendait-il compte que sous un nouveau gouvernement Jérusalem resterait ce qu’elle était maintenant et qu’un changement de maître n’adoucirait pas le sort du peuple.

Démétrius se leva et retourna sur la grand’route ; il fut surpris d’y voir si peu de voyageurs. Il y avait encore deux heures jusqu’au coucher du soleil. Quelque chose d’important devait se passer ; pourtant la ville semblait plus tranquille que d’habitude.

Il descendit lentement la colline, persistant dans sa méditation. Quel genre de gouvernement résoudrait les problèmes de ce monde ? C’est un fait que tous les gouvernements sont rapaces. Pourtant, les peuples ne supportent le pouvoir que jusqu’au jour où ils ont acquis assez de force pour le renverser et le remplacer par une autre tyrannie. La cause de nos ennuis ne se trouve pas au siège du gouvernement, mais dans l’entourage immédiat, dans la tribu, dans la famille, en nous-mêmes. Démétrius aurait aimé parler avec l’homme solitaire pour savoir ce qu’il pensait du gouvernement et comment, d’après lui, une liberté meilleure pourrait être trouvée.

Il lui vint soudain à l’idée que l’impudent petit Athénien saurait ce qu’était devenu l’homme qui ne voulait pas être roi. Il pressa le pas, décidé à se mettre à la recherche de la caravane transportant des épices.

Dans la cité, presque toute activité avait cessé. Où étaient donc tous les habitants ? Même au marché, il n’y avait que très peu de monde. Abordant un Grec barbu qui pliait péniblement un paquet de tapis, Démétrius lui demanda ce qui se passait. Le vieil homme haussa les épaules mais ne répondit pas. On voyait clairement qu’il croyait que le jeune homme se moquait de lui.

– Est-il arrivé quelque chose ? insista Démétrius avec sérieux.

Le vieil homme attacha son paquet et s’assit dessus, tout essoufflé. Puis il regarda son compatriote avec un nouvel intérêt.

– Veux-tu dire, s’écria-t-il, que tu ne sais réellement pas ce qui arrive ? Mais, mon garçon, c’est la nuit de la Pâque juive. Tous les juifs sont à la maison. Ceux qui n’en possèdent pas se sont faufilés dans un abri quelconque.

– Pour combien de temps ?

– Jusqu’au matin. Demain, ils sortiront de bonne heure car c’est le dernier jour de la pâque juive, et les affaires marcheront fort. Mais, d’où sors-tu pour ignorer cela ?

– C’est la première fois que je viens ici. Je ne connais rien aux coutumes des Juifs. Je viens de passer deux heures sur la colline. Il y a une plantation d’oliviers, là-haut.

Le vieil homme fit un signe d’assentiment.

– Oui, je sais. On l’appelle le jardin de Gethsémani. Il n’y a pas grand’chose à voir.

Le vieil homme se leva et hissa le ballot sur son dos.

– Saurais-tu par hasard où je pourrais trouver une caravane venant d’Athènes et qui vend des épices ?

– Oh ! oui. Tu veux parler de Popygos. Il est en bas vers la vieille tour, mais tu feras bien de garder ta main sur ton argent.

– Volerait-il un compatriote ?

– Popygos volerait sa propre grand’mère.

Démétrius sourit, dit adieu au vieux marchand, puis se dirigea vers le palais car il était trop tard pour aller à la recherche de la caravane aux épices.

*

* *

Démétrius ne perdit pas de temps à regarder l’inspection du matin. Dès qu’il eut servi le déjeuner de son maître, il partit seul. Déjà les rues étaient bondées. Il fallait faire attention où l’on marchait en traversant le marché, sinon on risquait de tomber par-dessus quelque vendeur assis au beau milieu du chemin, les jambes croisées, entouré de sa pitoyable marchandise. Tout le long des ruelles, des bêtes de somme stationnaient devant les petits bazars. Partout des bras émaciés se tendaient pour une aumône. Des plaies hideuses étaient exhibées avec des gémissements qui se transformaient vite en cris et en malédictions. La rue devenait toujours plus étroite et sombre, encombrée de mendiants et de chiens affamés.

La caravane ne fut pas difficile à trouver. Près de la vieille tour qui domine le Kedron, se trouve une place d’où part la route de l’ouest. Un arôme piquant, bienvenu après les relents du marché, guida Démétrius vers sa destination où une voix joyeuse l’accueillit.

Démétrius fut sincèrement heureux de voir le petit Athénien, bien qu’à tout autre endroit et en tout autre temps il lui eût déplu d’être accroché par cet importun bavard.

– J’espérais bien que nous nous reverrions. Je m’appelle Zénos. Je ne crois pas que je te l’aie dit.

– Et moi, je suis Démétrius. Vous avez l’air bien installés, ici.

– Tu penses ! Nous avons beaucoup de place et nous voyons tout ce qui se passe. Tu aurais dû être là hier soir. Quelle excitation ! Ils ont arrêté le Nazaréen, tu sais. Ils l’ont trouvé là-haut dans le vieux jardin.

– Un Nazaréen ? Qu’avait-il fait ? demanda Démétrius sans grand intérêt.

– Mais, tu sais bien ! L’homme que nous avons vu sur l’âne blanc l’autre jour.

Démétrius s’anima et se mit à questionner. Zénos était ravi de pouvoir communiquer ses renseignements. La nuit dernière, on l’avait capturé et emmené en ville.

– Mais qu’a-t-il fait ? demanda Démétrius avec impatience.

– Ma foi, on l’a arrêté parce qu’il ameutait la population et qu’il voulait être roi. Popygos dit que s’il est déclaré coupable de trahison, cela ira mal pour lui.

– De trahison ! Quelle idée ! s’écria Démétrius avec indignation. Cet homme ne cherche pas le moins du monde à renverser le gouvernement. Lui, un traître ! Mais ils sont fous !

– Non, ils ne sont pas fous, reprit Zénos. Les gens qui mènent le Temple veulent se débarrasser de lui, sinon il les ruinera. N’as-tu pas appris ce qu’il a fait, le jour même où nous l’avons vu ?

– Non. Qu’a-t-il fait ?

– Je vais t’expliquer. Le temple est l’endroit où l’on fait les sacrifices ; on achète des animaux et on les brûle. C’est horrible et cela sent mauvais, mais leur dieu aime ça. Aussi la cour est-elle pleine d’animaux à vendre. Le peuple apporte son argent et l’on dit que les affaires marchent fort là-dedans.

– Comment ? On vend des animaux à l’intérieur de ce beau temple ?

– Dans une cour bordée d’arcades en marbre, déclara Zénos avec solennité, dans une cour recouverte d’un magnifique dallage et dont les murs sont ornés de plus fines mosaïques, aussi belles que celles d’Athènes. Et là, grouillent les veaux, les moutons et les pigeons. Tu peux t’imaginer l’air que cela a, mais, pour l’odeur, il faut y aller et sentir ! Eh bien, ce Jésus qui venait de la campagne, de quelque part en Galilée, est allé au temple, et cela ne lui a pas plu ; il a déclaré que ce n’était pas l’endroit pour vendre des animaux. Et il a dû s’apercevoir qu’on volait les gens, car il a chassé les marchands.

– Comment donc ?

Zénos se mit à rire devant l’ahurissement de son ami.

– Crois-moi si tu veux ; ce Jésus, qui n’avait pourtant pas l’air d’un homme à risquer pareille chose, a ramassé un fouet et l’a fait claquer à tour de bras. Comme si l’établissement lui appartenait. Zip ! zip ! Et tout est sorti : les veaux, les prêtres, les moutons et les trafiquants. L’air était plein de pigeons et de plumes. Et il a renversé les tables avec l’argent ; les pites, les drachmes et les deniers ont roulé sur le sol. Les pèlerins, à quatre pattes, se battaient pour les ramasser. Que c’était drôle ! Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cela ! Eh ! voici mon maître, ajouta Zénos en baissant la voix. Il est furieux parce que ses meilleurs clients sont occupés de ce Jésus.

De la plus grande tente sortait un homme pansu, à la barbe grisonnante, qui s’approcha d’eux. Il s’arrêta pour examiner Démétrius.

– Il vient de Corinthe, dit Zénos. Nous avons fait connaissance en route.

– Je vois que tu portes la tunique romaine, dit Popygos sur un ton de mauvaise humeur.

– Mon maître commande le fort de Minoa, expliqua respectueusement Démétrius.

– Les Romains auraient bien dû laisser les Juifs se débrouiller tout seuls aujourd’hui. Tous les gens de Jérusalem qui ont quatre sous à dépenser s’occupent de l’affaire de ce Nazaréen. Maintenant que le gouvernement s’en mêle, cela durera toute la journée. Et demain, c’est le sabbat des Juifs.

– Et on ne peut rien vendre ce jour-là, fit Démétrius pour dire quelque chose.

Le vieux Popygos se caressa la barbe pensivement.

– Il y a vingt-trois ans que je fais ce voyage, et nous n’avons jamais vendu aussi peu que cette fois. Autrefois les gens n’étaient pas aussi agités. Ils venaient tranquillement pour fêter la pâque et faire des achats.

– En quoi consiste cette fête ?

– Ils offrent un sacrifice au temple. Les pauvres apportent un pigeon, les autres un mouton ou un veau. Mais si tu savais comme les sacrificateurs sont malins ! Quand un villageois apporte un agneau, les prêtres l’examinent, lui trouvent un défaut quelconque et prétendent que l’agneau n’est pas digne d’être sacrifié. Ils offrent alors de lui en donner un autre en échange à condition qu’il paie la différence. Ainsi l’agneau défectueux est prêt à être vendu au prochain client.

– Quelle volerie ! dit Démétrius. Ce n’est pas étonnant que le Nazaréen ait été indigné. Que vont-ils faire de lui maintenant ? Le mettre en prison ?

– Cela m’étonnerait ! J’ai entendu dire qu’il a comparu hier soir devant le Grand Prêtre sous l’accusation d’avoir causé du désordre dans le temple et même de l’avoir souillé, ajouta-t-il avec un rire sarcastique. Comme si l’on pouvait souiller un temple converti en écurie ! Mais ils avaient assez de gens pour témoigner contre lui, aussi l’ont-ils amené au palais et tiré Pilate du lit pour juger du cas. Le procurateur leur a dit que cette affaire ne le regardait pas du moment que cela s’était passé au temple. Mais les vieux riches ne l’entendent pas de cette oreille. Ils ont affirmé que ce Jésus voulait se faire nommer roi. Pilate n’en a naturellement rien cru ; aussi a-t-il suggéré de lui faire donner le fouet et de le relâcher.

– Quoi ! Ils l’ont battu ? s’écria Démétrius avec anxiété.

– Et comment ! Ensuite quelqu’un dans la foule a crié : « À mort, le Galiléen ! » et Pilate a dressé l’oreille. « Si cet homme est galiléen, a-t-il déclaré, menez-le devant Hérode. C’est lui qui s’occupe des affaires de la Galilée. »

– Devant Hérode ?

– Précisément. Et Hérode s’est amusé à le tourmenter. Il l’a fait revêtir d’un vieux manteau de pourpre sous prétexte de lui rendre hommage. Là-dessus un ivrogne a tressé une couronne d’épines et la lui a posée sur la tête. Pourtant les Juifs n’étaient pas satisfaits. Ils voulaient que ce Jésus soit mis à mort.

– À mort ! protesta Démétrius.

– Oui, et ils savent que Pilate seul peut en donner l’ordre. Alors ils sont retournés au palais.

– Et qu’est-il arrivé ? demanda Démétrius.

Popygos secoua la tête et haussa les épaules.

– C’est tout ce que je sais. Diophanos le joaillier, qui me l’a raconté, a dû retourner à son bazar.

– Il faut maintenant que je rejoigne mon maître, dit Démétrius. Je te souhaite un heureux voyage de retour. Adieu, Zénos.

*

* *

De loin, Démétrius vit la foule assemblée devant le prétoire. Il hâta le pas et se joignit à l’attroupement.

Le procurateur, debout sous la colonnade, était entouré d’un détachement de gardes. Sur la terrasse la plus élevée, les soldats se tenaient en rangs de quatre. Devant eux, tout seul, était le captif. Les questions et les réponses s’échangeaient dans une langue que Démétrius ne comprenait pas et qui devait être l’araméen. Il se faufila jusqu’à l’extrême droite. Il pouvait maintenant voir le profil de l’homme solitaire. Oui, il portait la couronne d’épines dont Popygos avait parlé. Le sang avait coulé de son front, laissant des traînées sur son visage. Ses mains étaient liées. Son manteau, rejeté en arrière, laissait voir les traces livides du fouet. Quelques-unes saignaient. Mais il ne semblait pas être conscient de ses blessures ; la face levée, il répondait calmement, avec dignité et assurance, à l’interrogatoire du procurateur. De temps en temps un grognement parcourait la foule hostile.

Démétrius était si occupé à observer le visage de la victime qu’il avait à peine regardé son entourage. Il lui vint à ce moment l’idée de chercher des yeux Marcellus. Le premier rang se composait d’officiers représentant les divers forts. Paulus se trouvait parmi eux, très droit, mais oscillant d’un mouvement régulier. Immédiatement derrière lui, il y avait une rangée de soldats de Minoa. Marcellus n’était pas là.

À ce moment, le procurateur éleva la voix, et Démétrius manœuvra de manière à mieux le voir. Alors, il aperçut Marcellus, debout avec les autres chefs, à la gauche du juge. Il se demanda si son maître savait vraiment de quoi il s’agissait. À moins que quelqu’un se fût trouvé là pour lui servir d’interprète, Marcellus n’avait probablement aucune idée de ce qui se passait. Démétrius, qui lisait à livre ouvert dans le visage de son maître, n’y voyait pour le moment que de l’embarras et de l’ennui. On devinait que Marcellus aurait préféré se trouver ailleurs.

Quant à Ponce Pilate, il semblait déconcerté. L’attitude hostile de son auditoire l’avait ébranlé. Il se tourna de côté et donna un ordre à l’un des gardes, qui se retira à l’intérieur et revint bientôt portant un grand bassin d’argent. Pilate y trempa ses mains puis secoua l’eau de ses doigts. La foule hurla à nouveau, mais cette fois c’était un cri de triomphe. Il était clair qu’une décision avait été prise et que cette décision satisfaisait les accusateurs. Démétrius comprit alors ce que signifiait la pantomime du bassin. Ponce Pilate se lavait les mains de cette affaire. Il permettait au peuple de faire ce qui lui plaisait mais lui laissait la responsabilité du jugement. Sans nul doute, le procurateur ne se souciait pas d’avoir les mains souillées par le sang du prisonnier. Démétrius se dit que maintenant son maître avait sûrement compris. Même s’il ignorait tout du cas, il devait savoir que Pilate n’avait pris sa décision qu’à son corps défendant.

À présent, Pilate se tournait vers Marcellus, qui s’était avancé pour le saluer. Quelques mots furent échangés, puis Marcellus s’inclina en signe d’obéissance et, descendant les degrés, s’approcha de Paulus pour lui transmettre les ordres. À l’appel de ce dernier, le contingent de Minoa s’avança, se mit en colonne par deux et exécuta un élégant demi-tour. Conduite par Marcellus, la troupe traversa la foule qui lui ouvrit un passage. L’un des hommes saisit brutalement la corde qui pendait des mains du condamné et l’entraîna.

Un certain nombre de gens suivirent. Les autres se rassemblèrent en petits groupes, agitant leurs barbes en signe de vive satisfaction. Démétrius se demanda quel serait le sort de Jésus. Il avait été condamné à mort, sans aucun doute, sans quoi le peuple ne se serait pas apaisé. Il serait probablement amené dans quelque cour de prison et placé en face d’un détachement d’archers. De l’autre côté de la rue, quelques hommes de la campagne, pâles et effrayés, semblaient hésiter à le suivre. Ils finirent pourtant à s’y décider. C’étaient sans aucun doute les amis de Jésus. « Quel dommage, songea Démétrius, qu’ils se soient conduits si lâchement. Cet homme méritait certainement une aide plus loyale. »

Ne sachant s’il voulait suivre la procession ou rentrer à la caserne pour attendre le retour de son maître, l’esclave resta un moment indécis. C’est alors qu’il fut rejoint par Mélas qui ricanait tout seul.

– Que va-t-on lui faire ? demanda Démétrius.

– Le crucifier, répondit Mélas.

– Le crucifier ! (La voix de Démétrius était rauque.) Mais voyons, il n’a rien fait pour mériter une mort pareille !

– Ça se peut, mais c’est l’ordre. J’ai l’impression que le procurateur n’était pas d’accord et craint des troubles. C’est pour cela qu’il en a chargé Minoa ; il ne veut pas que sa légion soit mêlée à l’affaire. Les soldats de Minoa repartiront et ce sont de rudes gaillards.

Mélas se mit à rire, heureux d’appartenir à ces rudes gaillards. La garnison de Minoa ne craignait pas un peu de brutalité.

– Tu y vas ? demanda Démétrius.

Mélas fronça les sourcils et secoua la tête.

– Non, je n’ai rien à y faire. Tu pensais y aller ? Ce n’est pas un beau spectacle, je t’avertis ! J’ai vu une crucifixion, une fois, en Gaule : un soldat qui avait poignardé son centurion. Cela a duré toute la journée ; on l’entendait crier d’une demi-lieue. Les grands oiseaux noirs sont venus avant qu’il ne soit mort.

Démétrius secoua la tête, fit de la main un signe de protestation et avala brusquement sa salive. Mélas cracha d’un air embarrassé, puis il tourna sur ses talons et s’en fut lentement vers la caserne, laissant là son camarade.

Après un instant, Démétrius suivit automatiquement Mélas. Arrivé dans le logis vide et silencieux de son maître, il s’assit et tâcha de retrouver son calme. Son cœur battait si fort qu’il en avait mal à la tête.

Il se leva pour boire un verre d’eau. Alors l’idée lui vint que Marcellus, lui aussi, aurait besoin de boire avant que cette horrible affaire fût terminée. Il remplit une petite cruche et se mit en route, lentement, car il avançait à contre-cœur.

Depuis l’instant où il avait rencontré les yeux de Jésus, Démétrius avait pensé à lui comme à un homme solitaire que personne ne comprenait, même pas ses meilleurs amis. Aujourd’hui, en effet, il était seul, terriblement seul.

Share on Twitter Share on Facebook