IX

Réveillé à l’aube, Marcellus savoura le bonheur d’être débarrassé du poids qui l’avait si longtemps oppressé. C’était la première fois qu’il réalisait pleinement ce que signifie la liberté.

En passant devant la porte entr’ouverte de Démétrius, il constata avec satisfaction que son fidèle esclave, dont l’anxiété avait été aussi pénible que la sienne, dormait encore profondément. Tant mieux, Démétrius avait droit à ce repos, ainsi qu’à de loyales excuses.

Il avait plu pendant la nuit ; les feuilles des grands sycomores luisaient de reflets dorés ; l’air était lourd du parfum des roses mouillées. C’était peut-être lors d’un matin pareil, songea Marcellus, qu’Aristophane avait composé sa fameuse apostrophe aux Oiseaux d’Athènes.

L’étrange expérience de la veille avait provoqué une suite de réactions diverses. Le premier effet, après son contact avec la Tunique, avait été un sentiment de crainte et d’étonnement suivi rapidement d’une joie débordante et folle. Mais la détente avait été si brusque que bientôt une fatigue intense l’avait envahi. Marcellus s’était couché sans souper et avait dormi comme un petit enfant.

Maintenant, revenu à la vie avec une sensation de propreté et de renouvellement, il aurait aimé lever les yeux et les mains en signe de gratitude vers quelque être bienveillant de qui aurait pu venir ce don ineffable. Assis dans la roseraie, il passa en revue dans son esprit les dieux et les déesses classiques, cherchant un nom qui méritât cet hommage ; mais il n’en trouva aucun digne de son respect. Il avait été comblé, mais le cadeau était anonyme. Pour la première fois de sa vie, Marcellus envia les âmes naïves qui croient aux dieux.

Pourtant, cette expérience stupéfiante avec la Tunique ne pouvait se liquider par un simple : « Je n’y comprends rien ; n’y pensons plus. » Non, c’était un problème qui demandait à être élucidé. Marcellus se mit à réfléchir sérieusement. Au début, la Tunique symbolisait toute cette honteuse affaire de Jérusalem. L’homme qui la portait était innocent de tout crime. Il avait été jugé d’une manière déloyale, condamné injustement, et avait souffert une mort infamante. Devant la souffrance il avait montré un courage admirable. Est-ce que « courage » était vraiment le mot ? Non, se dit Marcellus, le Galiléen avait quelque chose de plus. Ce que le courage accomplit de mieux, c’est l’endurance. Ce Jésus n’avait pas seulement enduré : il avait regardé son supplice en face ! Il était allé à sa rencontre !

Et lui, devant cette incroyable vaillance, il avait exécuté sa brutale besogne comme si la victime avait été un vulgaire criminel. La vilenie de son action avait soudain éclaté devant lui, le soir, au banquet de Pilate. Non seulement il s’était joint aux lâches et aux bandits qui avaient crucifié ce Jésus, mais il avait consenti à ridiculiser le héros mort en revêtant sa Tunique tachée de sang, pour amuser des ivrognes. Ce n’était pas étonnant que le souvenir torturant de la part qu’il avait prise au crime eût empoisonné son esprit. Et comme la Tunique avait été l’instrument de cette torture, il était naturel qu’il éprouvât à son égard une répugnance presque frénétique.

La veille, son contact avait guéri la blessure de son esprit. Comment devait-il expliquer ce phénomène ? C’était peut-être plus simple qu’il ne le pensait ; il avait eu peur de cette Tunique parce qu’elle symbolisait son erreur et son tourment. Et maintenant, forcé par les circonstances de prendre la Tunique dans les mains, son obsession s’était évanouie ! Cet effet était-il purement subjectif, ou la Tunique possédait-elle réellement un pouvoir magique ?

Cette dernière idée était absurde ; elle choquait tous ses principes ! Admettre une théorie pareille, c’était jeter par-dessus bord toute raison et devenir victime de la superstition.

Non, il ne pouvait pas, il ne ferait pas cela ! Cette Tunique n’était pas un objet magique. Durant des semaines, ce vêtement avait symbolisé son crime et sa punition. À présent, il symbolisait sa libération. Le contact de la Tunique avait simplement marqué le terme de son châtiment mental. Il n’allait pas admettre qu’une puissance fût cachée dans cette Tunique.

Aujourd’hui même, il irait trouver ce tisserand et ferait réparer la Tunique. Il voulait au moins la traiter avec respect. Elle n’était rien de plus qu’un vêtement, mais elle méritait de la gratitude. Oui, cela il pouvait l’avouer, il respectait cette Tunique !

*

* *

En face du théâtre en plein air de Dionysos, se trouvait un amas de petits bazars où se débitait la pacotille chère aux badauds : bonbons, souvenirs et coussins. Au bout de la rangée s’élevait la petite boutique de Benjamen, un peu à l’écart de ses frivoles voisins.

Dans le local, l’air était suffocant. La pièce, quoique peu spacieuse, contenait, outre les deux métiers à tisser – les plus grands que Marcellus eût jamais vus – un rouet encombrant, un énorme appareil à carder, des paniers remplis de cocons soyeux, des balles de coton et des sacs pleins de laine brute.

Le reste de la place était occupé par la table sur laquelle Benjamen, assis les jambes croisées, était profondément absorbé dans sa couture. Il était voûté et d’une maigreur effrayante ; sa tête chauve semblait beaucoup trop grande pour son frêle corps. Une longue barbe blanche couvrait sa poitrine. Derrière lui, contre le mur, un long rayon tout rempli de papyrus roulés bordait le bas de la fenêtre.

Benjamen ne leva pas les yeux avant d’avoir fini son aiguillée ; alors, se redressant avec une grimace de douleur, il lorgna ses nouveaux clients avec un air de défi, le nez froncé et la lèvre retroussée à la manière d’un chameau récalcitrant.

Marcellus s’avança avec assurance, Démétrius à ses côtés.

– Ce vêtement a besoin d’être réparé, dit-il en le dépliant.

Benjamen plissa sa vieille bouche parcheminée, renifla, lécha son pouce, et appointa une nouvelle aiguillée.

– J’ai autre chose à faire qu’à raccommoder de vieux habits, déclara-t-il d’une voix gutturale.

Il leva son aiguille vers la lumière et loucha pour l’enfiler.

– Je n’aurais peut-être pas dû te déranger pour une si petite affaire, dit Marcellus sans se laisser intimider. Je sais que ce vêtement n’a que peu de valeur pratique, mais c’est un souvenir, et j’avais espéré le faire remettre en ordre par quelqu’un qui sache son métier.

– Un souvenir, ça ? dit-il en tâtant la Tunique d’une main de connaisseur. Un souvenir ! Et d’où l’as-tu ?

Il regarda Marcellus en fronçant les sourcils et continua :

– Tu es romain, n’est-ce pas ? Cette Tunique est aussi juive que les dix commandements.

– En effet, convint Marcellus avec patience. Je suis Romain et la Tunique appartenait à un Juif.

– Un de tes amis, je suppose, dit Benjamen d’un ton d’amère ironie.

– Pas un ami exactement, non. Mais un Juif brave, très estimé de ceux qui le connaissaient. Sa Tunique est tombée en ma possession et je désire qu’elle soit traitée avec respect.

Marcellus se pencha pour regarder le vieil homme gratter de son ongle jaune une tache sombre.

– Il est mort en se battant, probablement, murmura Benjamen.

– Ce fut une mort violente, mais il ne se battait pas. C’était un homme de paix – persécuté par des ennemis.

– Tu as l’air bien au courant, grommela Benjamen. Après tout, cela ne me regarde pas comment tu es entré en possession de ce vêtement. Il est clair que tu n’as pas pris part au meurtre de ce Juif, sinon tu ne prendrais pas un tel soin de cette vieille Tunique.

D’un ton plus aimable, il ajouta :

– Je la raccommoderai et cela ne te coûtera rien.

– Merci, dit Marcellus d’un ton froid. Je préfère te payer. Quand puis-je venir la chercher ?

Benjamen n’écoutait pas. Son visage sillonné de rides tourné vers la fenêtre, il inspectait la Tunique à contre-jour. Il fit par-dessus l’épaule un signe à Marcellus pour l’inviter à s’approcher.

– Regarde bien, je te prie. Elle est sans couture et toute tissée d’une seule pièce. Il n’y a qu’un endroit où l’on fasse cela. C’est près du lac de Génésareth, en Galilée. Il y a des années que je n’ai pas vu de pièce tissée en Galilée. Je dirais même qu’elle vient de près de Capernaum.

– Tu connais cette contrée ? demanda Marcellus.

– Eh ! oui ; je viens de Samarie, un peu plus au sud.

Benjamen se mit à ricaner :

– Les Samaritains et les Galiléens ne se sont jamais bien entendus. Tu connais l’histoire d’Élie ?

Marcellus secoua la tête.

– Cet Élie était-il un des dieux de la Samarie ? demanda-t-il imprudemment.

Le vieillard posa lentement son ouvrage et jeta un regard dédaigneux à son jeune client.

– J’ai de la peine à croire, déclara-t-il, que même un Romain puisse accumuler autant d’ignorance. Pour le Juif – qu’il soit de Samarie, de Galilée ou de Judée – il n’y a qu’un Dieu ! Elie était un grand prophète. Élisée, qui hérita de son manteau, était aussi un grand prophète. Ils vivaient dans les montagnes de la Samarie longtemps avant la construction du temple et toutes les simagrées inventées par des prêtres paresseux. Nous, les Samaritains, avons toujours adoré notre Dieu au sommet de nos collines.

– Cela me semble tout à fait raisonnable, approuva Marcellus.

– Eh bien, ce n’est pas un compliment pour notre croyance ; quoique je devine que tu aies voulu te montrer poli.

Marcellus se mit à rire, et Benjamen se frotta le nez en grimaçant un sourire.

– Tu as bon caractère, jeune homme, dit-il.

– Cela dépend de la nature de la provocation, dit Marcellus qui ne voulait pas être pris pour un faible. Tu es mon aîné, de bien des années.

– Ah ! et tu trouves qu’un vieil homme a le droit d’être impoli ?

– Il me semble que nous partageons le même avis sur ce sujet, dit Marcellus avec complaisance.

Benjamen se pencha sur son travail et rit doucement dans sa barbe. Après un moment, il demanda sans lever les yeux :

– Combien de temps restes-tu encore à Athènes ?

Cette question était d’un immense intérêt pour Démétrius. Maintenant que les conditions avaient changé, Marcellus pouvait songer à retourner bientôt à Rome.

– Je ne sais pas, répondit Marcellus. Plusieurs semaines, probablement. Il y a beaucoup de choses que je désire voir.

– Depuis combien de temps es-tu ici ? demanda Benjamen.

Marcellus interrogea du regard son esclave qui fournit l’information.

– Es-tu monté à la colline de Mars ?

– Non.

– À l’Acropole ?

– Pas encore.

– Tu n’es pas allé au Parthénon ?

– Non, pas encore.

– Hum ! Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?

– Je me suis reposé, dit Marcellus. Je viens de faire deux longs voyages.

– Une jeune homme en bonne santé comme toi n’a pas besoin de repos, rétorqua Benjamen. Deux voyages, eh ! Quel voyageur ! Où es-tu allé ?

Marcellus fronça les sourcils. Il semblait n’y avoir pas de bornes à la curiosité du vieillard.

– Nous sommes venus ici de Rome, dit-il espérant que cela suffirait.

– Voilà pour un voyage.

– Et, avant cela, nous sommes venus de Joppé à Rome.

– Ah ! de Joppé !

Benjamen continuait à piquer l’aiguille avec précision, les yeux fixés sur sa couture, mais sa voix vibra d’un intérêt subit.

– Alors tu es sûrement allé à Jérusalem. Il y combien de temps de cela ?

Marcellus calcula mentalement et donna le renseignement.

– Très bien ! Alors tu y étais pendant la semaine de la pâque. J’ai entendu dire qu’il s’y était passé d’étranges événements.

Démétrius sursauta et regarda son maître avec inquiétude. Benjamen, de sous ses sourcils broussailleux, le remarqua.

– Rien d’étonnant à cela, répondit Marcellus évasivement. La ville était pleine de gens de toute sorte ; et n’importe quoi pouvait arriver.

Il fit un pas en arrière et s’excusa :

– Je ne veux pas te déranger plus longtemps.

– Reviens demain, un peu avant le coucher du soleil, dit Benjamen. La Tunique sera prête. Nous boirons ensemble, si tu daignes accepter l’hospitalité de ma pauvre maison.

Marcellus hésita avant de répondre et échangea un regard avec Démétrius qui secoua imperceptiblement la tête comme pour dire qu’il valait mieux ne pas risquer d’avoir à raconter sa tragique aventure.

– Tu es très aimable, dit Marcellus. Je ne sais pas ce que je ferai demain. Mais si je ne peux pas venir, je ferai chercher la Tunique. Puis-je te payer à présent ?

Benjamen continua à coudre comme s’il n’avait pas entendu. Après une longue minute, il scruta les yeux de Marcellus.

– Je crois, dit-il lentement en caressant des doigts la Tunique, je crois que tu ne désires pas parler de ce Juif.

Marcellus, très mal à l’aise et impatient de partir, répondit brièvement :

– C’est une triste histoire.

– Toutes les histoires de Juifs sont tristes, dit Benjamen. Te reverrai-je demain ?

– Oui… dit Marcellus avec hésitation.

– Bon, grommela Benjamen.

Il leva sa main décharnée :

– La paix soit avec toi !

– Heu… merci, bégaya Marcellus, ne sachant si lui aussi devait souhaiter la paix au vieux Juif. Porte-toi bien, finit-il par dire, trouvant plus sûr d’en rester là.

Une fois hors de la boutique, Marcellus et Démétrius échangèrent des regards étonnés.

– Quel drôle de bonhomme, fit Marcellus. Je n’ai pas grande envie de le revoir. Il a l’air un peu fou.

– Oh ! non, loin de là, dit Démétrius. C’est au contraire un vieux sage.

– Ne penses-tu pas que ce serait une erreur de ma part de revenir demain.

– Oui, maître. Il vaut mieux oublier tout cela pour le moment.

– Après tout, je n’ai pas besoin de parler des horribles incidents de Jérusalem, protesta Marcellus. Je n’ai qu’à dire que je ne désire pas discuter de ça. Et l’affaire en restera là.

– Oui, maître. Elle devrait en rester là, approuva Démétrius, mais ce ne sera pas le cas. Benjamen ne se laissera pas facilement éconduire.

Il était tard dans l’après-midi quand ils atteignirent l’hôtellerie. Avant d’entrer, Marcellus annonça d’un air indifférent qu’il rendrait visite aux Eupolis.

– J’aurais dû le faire plus tôt. Ma parole ! Je ne crois pas que j’en aie vu un seul depuis notre arrivée.

– Ils seront contents de te voir, maître. Ils ont souvent demandé de tes nouvelles.

– J’y vais maintenant, décida Marcellus. Va dans notre appartement, je te rejoins tout de suite.

Démétrius songea avec amusement que cette visite, après un si long délai, ne manquerait pas d’intéresser vivement leurs hôtes.

Mais qu’est-ce que Théodosia en penserait ? N’avait-il pas été si alarmé de l’état de son maître qu’il lui avait confié son anxiété ? Et voici Marcellus, qui était censé croupir dans un désespoir inguérissable, venant les voir comme s’il n’avait jamais eu une inquiétude de sa vie ! Théodosia penserait-elle qu’il avait fabriqué cette histoire de toutes pièces ? Non, elle ne le croirait pas. Personne n’inventerait un récit pareil !

Un instant après, un esclave vint annoncer que le tribun dînerait avec la famille. Démétrius sourit d’un air narquois en se rendant sur le péristyle. Il se demandait de quoi ils parleraient durant le repas. Un peu de tact serait indispensable, se dit-il.

*

* *

De bonne heure le lendemain matin, Marcellus se mit au travail de l’air d’un sculpteur de profession. Démétrius attendit sans rien faire jusqu’à ce qu’il lui devînt évident que l’on n’avait aucun besoin de lui. Il demanda la permission de sortir.

Théodosia avait fixé une cible de couleurs vives contre le mur du jardin et tirait de l’arc à la distance d’un stade. Elle formait un tableau charmant avec sa robe blanche à manches courtes, et les boucles noires qui s’échappaient de son bandeau écarlate.

Elle lui sourit et lui demanda s’il pouvait lui donner quelques conseils. C’était une invitation à aller la rejoindre ; mais pour ne pas la compromettre, il resta sur l’allée sablée.

– Les résultats me semblent excellents, dit-il en s’arrêtant. Tu n’as certainement pas besoin de conseils.

Elle rougit légèrement et tira une autre flèche du carquois appuyé contre le banc de pierre. Démétrius vit qu’elle se sentait rabrouée ; sans se soucier des conséquences il s’avança vers elle.

– Es-tu trop occupé pour faire un bout de conversation avec moi ? dit-elle sans le regarder.

– J’espérais que tu me le demanderais, dit Démétrius. Mais tu sais que nous ne pouvons pas nous parler ici.

« Sss – ping ! » fit la flèche.

– Soit, dit Théodosia. J’irai te rejoindre là-bas.

S’éloignant rapidement, Démétrius fit le détour qui l’amena au jardin du temple. Les prêtres devaient être occupés à leurs besognes sacrées, car aucun n’était en vue. Son cœur battit un peu plus vite quand il vit Théodosia s’approcher. Il avait besoin de son amitié, mais comment devait-il interpréter la liberté avec laquelle elle la lui offrait ? N’aurait-elle pas dû être plus prudente ?

Théodosia s’assit à côté de lui sans le saluer et le regarda gravement, de si près qu’il put remarquer les petites taches d’or dans ses yeux foncés.

– Parle-moi du dîner, dit Démétrius, impatient de savoir ce qu’elle en pensait.

– C’est étrange, n’est-ce pas ? Il est complètement guéri.

Sa voix n’avait rien d’ironique.

– J’avais peur que tu ne supposes que j’avais inventé une histoire, dit-il. Et je n’aurais pu t’en blâmer.

– Non, je crois ce que tu m’as raconté, Démétrius. Il est arrivé quelque chose ; quelque chose de très important.

– En effet. Il a trouvé la Tunique pendant que j’étais absent et, quand il l’a touchée, l’horreur qu’il éprouvait l’a soudain quitté. Il a pu dormir la nuit. Aujourd’hui, il est redevenu lui-même. Je crois qu’il est guéri de son obsession. Je ne prétends pas expliquer ce qui est arrivé.

– J’ai pensé à cela toute la journée, avoua Théodosia. Si c’est la Tunique qui tourmentait Marcellus, il doit la voir maintenant sous un autre jour. Tu m’as dit que ce Jésus avait pardonné à ses exécuteurs, et que Marcellus en avait été très ému. Peut-être que, lorsqu’il a de nouveau touché la Tunique, cette impression est revenue si fort qu’elle l’a délivré de ses remords. Ne serait-ce pas possible ?

– Oui, mais on aurait pu penser qu’après ce choc, cette espèce d’illumination qui lui apportait la délivrance, Marcellus serait dans un état de grande exaltation. Eh bien ! il a été fou de joie, un moment ; mais cela n’a pas duré. Hier, presque toute la journée, il a agi comme si de rien n’était.

– À mon avis, il veut cacher ses sentiments. Il ressent tout cela peut-être bien plus profondément que tu ne le crois.

– Il n’y aurait pas de raison pour qu’il me le cache. Il était si excité avant-hier soir, qu’il était presque fâché contre moi parce que j’essayais d’expliquer le phénomène d’une manière rationnelle.

– C’est pour cela sans doute qu’il ne veut plus en discuter avec toi. Il trouve le problème trop compliqué et ne veut plus en parler. Tu dis qu’il a eu un moment d’exaltation, puis qu’il s’est comporté comme si cette expérience n’avait pas d’importance. C’est tout naturel. On ne peut pas vivre sur les sommets.

Le regard de Théodosia se perdit dans le lointain et sa voix prit un accent de ferveur.

– Ma tante Ino, continua-t-elle, m’a dit, une fois que je me sentais désespérément seule et triste, que notre vie est comme un voyage sur terre : trop facile et monotone sur les longues distances de plaines, trop dur et pénible sur les pentes abruptes ; mais sur les sommets des montagnes on jouit d’une vue magnifique, on se sent exalté, les yeux se remplissent de larmes, on voudrait chanter, on voudrait avoir des ailes ! Mais on ne peut rester là, il faut continuer son voyage, et l’on commence à redescendre de l’autre côté, tellement occupé à choisir l’endroit où poser les pieds que l’on en oublie le plaisir éprouvé au sommet.

– Comme tu dis cela joliment, Théodosia, dit Démétrius doucement.

– Je ne fais que répéter ce que ma tante m’a dit.

– Cela me peine que tu te sentes parfois seule et déprimée. Je n’aurais jamais pensé que tu puisses être triste.

Il frottait distraitement du bout de ses doigts la cicatrice blanche de son oreille. Elle suivit du regard le geste de sa main.

– Tous les esclaves ne sont pas marqués à l’oreille, dit-elle d’un air songeur. Ta position est tragique, je le sais. Il est profondément injuste qu’un homme comme toi doive passer sa vie en esclavage. Mais, en réalité, y a-t-il une grande différence entre ta condition et la mienne ? Je suis la fille d’un aubergiste. Pour toi, Démétrius, quoique tu aies été élevé dans un monde raffiné et que tu sois doué d’intelligence, des méchants t’ont emmené, et te voilà esclave ! Et moi ? Si mon père est un homme intègre, versé dans les classiques, connaisseur en arts comme l’était avant lui son père Georgias, il n’en est pas moins un simple aubergiste. Il aurait sans doute mieux valu pour moi que l’on ne m’ait pas enseigné à aimer ce qui est au-dessus de ma condition sociale.

Il glissa son bras autour de sa taille, et ils restèrent un long moment sans rien dire. Puis elle se redressa et le regarda d’un air grave.

– Pourquoi ne te sauves-tu pas ? demanda-t-elle dans un murmure. Si j’étais un homme, je le ferais.

– Pour aller où ? questionna-t-il avec un sourire indulgent.

Théodosia indiqua d’un geste nonchalant que cette question était d’importance secondaire.

– N’importe où. En Sicile, peut-être. On dit que c’est si beau en Sicile.

– La Sicile est un pays de bandits et d’écorcheurs, déclara Démétrius. C’est dans les beaux pays qu’il est le plus difficile de vivre, Théodosia. Les seuls endroits où l’on vive en paix, à ma connaissance, sont les terres désolées où rien ne pousse et où rien n’excite l’envie.

– Et Damas ? Tu y as pensé une fois.

– J’y mourrais d’ennui, tout seul.

– Tu pourrais m’emmener.

Elle eut un petit rire léger pour bien montrer que c’était une plaisanterie et pourtant le silence tomba entre eux. Sortant de sa rêverie, Théodosia se leva, arrangea son bandeau et dit qu’elle devait partir.

Démétrius la suivit des yeux comme elle s’éloignait de sa démarche gracieuse ; puis il donna libre cours à ses pensées. Il était en train de s’amouracher de Théodosia, et elle était par trop généreuse de son amitié. Il serait préférable d’éviter ces tête-à-tête s’il pouvait le faire sans la froisser. Elle était très désirable et sa tendresse, ensorcelante. La liberté avec laquelle elle se confiait à lui et la candeur de son attitude le troublaient profondément. Jusqu’à présent, toute la dévotion qu’il pouvait offrir à une femme allait à Lucia, en silence et sans espoir. Comme il réfléchissait aux sentiments qu’il éprouvait maintenant pour elle, Lucia lui fit l’effet d’une relique. Théodosia, elle, était réelle ! Mais il ne devait pas profiter de son isolement. Il ne pouvait rien pour elle. Ce serait les rendre plus malheureux tous les deux que d’échanger d’imprudentes promesses. Il était un esclave, non un voleur.

Démétrius sortit du jardin et descendit la rue qui devenait toujours plus bruyante à mesure qu’il approchait de l’agora. Il se promena sans but dans le vaste marché, savourant l’arôme des melons, des noisettes grillées et des poireaux frits. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait trouver une excuse pour aller parler à Benjamen. Ayant acheté un cabas de figues mûres, il se dirigea vers la maison du tisserand ; il entra et se tint devant la table de l’artisan.

– Comme ça, il a décidé de ne pas venir, eh ? fit Benjamen en levant à peine les yeux. C’est beaucoup trop tôt ; je n’ai pas fini. Comme tu le vois, j’y travaille en ce moment.

Démétrius tendit son cadeau.

– Je ne suis pas venu pour la Tunique. Je n’ai rien à faire, et la journée est longue. Veux-tu quelques figues ?

Benjamen fit signe de poser le cabas à côté de lui ; il choisit une figue et la mâcha lentement sans cesser de coudre. Après un moment, la bouche libre, il put articuler :

– Est-ce que tu t’es dit, « il faut que je porte quelques-unes de ces belles figues à ce bourru de Juif » ? ou bien as-tu pensé, « il faut que je questionne Benjamen, je vais prendre quelques figues avec moi et il croira que j’ai voulu lui faire plaisir » ?

– Elles sont très bonnes, ces figues, dit Démétrius.

– En effet.

Benjamen en prit une seconde.

– Pourquoi ne veux-tu pas qu’il revienne me voir ? marmotta-t-il, la bouche pleine. Tu as peur que je le fasse parler de ce pauvre Juif mort ? Pourquoi ? Certainement un Romain, jeune et fier, n’a pas à craindre les questions d’un vieux tisserand, d’un vieux tisserand juif, dans Athènes, en pays conquis !

– Je ne puis répondre pour mon maître. Il ne m’a pas donné d’instructions pour discuter ce sujet.

– Tu es discret ! Mais ne pourrions-nous pas causer, toi et moi ? Tu es venu pour me poser des questions ; très bien, interroge-moi. Puis, à mon tour, je te poserai mes questions. Cela te va-t-il ?

– Comment l’entends-tu ?

– Eh bien, par exemple, j’ai remarqué hier ta surprise et ton trouble quand tu t’es aperçu que j’avais eu vent de ce qui s’est passé à Jérusalem, lors de la pâque ; et je crois que tu aimerais me demander ce que j’en sais. Je te le dirai volontiers, si tu réponds d’abord à quelques-unes de mes questions.

Benjamen lui jeta un coup d’œil malin et poursuivit :

– La première sera facile. Tu étais sûrement à Jérusalem avec ton maître ; as-tu par hasard vu le Galiléen qu’on a crucifié ?

– Oui, répondit promptement Démétrius.

– Parfait. Quel genre d’homme était-ce ? Tu es intelligent, pour un esclave – et un païen. Ce Galiléen avait-il quelque chose de… particulier ? L’as-tu approché ? Lui as-tu parlé ?

– J’ai vu pour la première fois le Galiléen le jour de notre arrivée à Jérusalem. Une foule nombreuse l’accompagnait vers la ville. Ne comprenant pas la langue, je ne me suis pas très bien rendu compte de ce qui se passait, mais j’ai appris que la foule voulait en faire son roi. Elle criait : « Le Messie ! » et agitait des palmes sur son passage.

– Continue, dit Benjamen, les lèvres tremblantes.

– Je me suis frayé un passage dans la cohue et je suis arrivé si près de lui que j’aurais pu le toucher. C’était un homme remarquable, quoique simplement vêtu…

– De ceci ? dit Benjamen en montrant la Tunique.

Démétrius fit oui de la tête et continua :

– On voyait parfaitement qu’il n’appréciait pas l’honneur qu’on lui faisait. Ses yeux étaient pleins de tristesse, pleins de solitude.

– Oh ! attends un moment !

Benjamen se tourna vers ses rouleaux et en prit un qui témoignait d’un emploi fréquent ; il le déroula rapidement jusqu’au passage qu’il cherchait et lut d’une voix profonde et sonore :

– « … homme de douleur et habitué à la souffrance… » C’est la prophétie d’Ésaïe. Continue, je te prie. A-t-il parlé ?

– Je ne l’ai pas entendu parler… Pas ce jour-là.

– Ah ! Tu l’as revu ?

– Quand on l’a jugé au palais du gouverneur, quelques jours plus tard.

– Tu y étais ? Quelle a été sa conduite ? A-t-il demandé grâce ?

– Non, il était parfaitement maître de lui. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, mais il a accepté la sentence sans protester.

– Écoute, mon ami ! Ceci aussi vient de la prophétie d’Ésaïe : « Il a été maltraité et opprimé, et il n’a point ouvert la bouche. »

– Il a parlé, dit Démétrius rappelant ses souvenirs, mais très calmement et avec assurance ; ce qui était étrange, car il avait été cruellement battu.

Benjamen lut de nouveau, d’une voix agitée :

– « Mais il était blessé pour nos péchés – et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »

– Quels péchés ? Ceux des Juifs ? demanda Démétrius.

– Ésaïe était un prophète juif, mon ami, et il annonçait la venue d’un Messie juif.

– Ce qui signifie que les blessures du Messie n’étaient pas supportées au bénéfice des autres peuples ? insista Démétrius. Si c’est vrai, je ne crois pas que ce Jésus ait été le Messie ! Avant de mourir, il a pardonné aux légionnaires romains qui l’avaient cloué sur la croix !

Benjamen leva les yeux, surpris.

– Comment sais-tu cela ?

– C’est ce que disaient ceux qui étaient là, déclara Démétrius. Tous l’ont entendu.

– C’est vraiment étrange, murmura Benjamen.

Puis, après un moment de profonde méditation, il ajouta :

– Et maintenant, à ton tour de questionner, si tu le désires.

– Tu as répondu à mes questions. Je pensais bien que tu pourrais me dire quelque chose de plus sur le Messie, et tu l’as fait. D’après les écritures il doit venir comme champion du peuple juif. L’homme que j’ai vu ne désirait pas être son champion ; il avait l’air malheureux quand on voulait le faire roi. À son procès il a dit avoir un royaume qui n’était pas de ce monde.

– Où ça si ce n’est pas dans ce monde ?

– Tu es plus sage que moi ; si tu l’ignores, ce serait présomptueux de la part d’un esclave païen de chercher à l’expliquer.

– Tu railles, mon jeune ami, grommela Benjamen.

– Je suis absolument sincère et dérouté. Ce Jésus, à mon avis, s’intéressait à tout le monde ! Je crois qu’il était triste pour tout le monde !

Démétrius s’arrêta puis murmura d’un ton d’excuse :

– J’ai peut-être parlé trop librement.

– Tu as le droit de parler, admit Benjamen. Je suis juif, mais je crois que notre Dieu est le père de l’humanité. Il se peut que, lorsqu’il régnera sur les Juifs, le Messie établisse la justice pour tous.

– J’aimerais bien pouvoir étudier ces anciennes prophéties, dit Démétrius.

– Et pourquoi pas ? fit Benjamen en haussant les épaules. Elles sont là. Tu es intelligent ; si tu as beaucoup de temps et peu à faire, apprends à les lire.

– Comment ?

– Je pourrais t’aider, dit Benjamen aimablement. Et maintenant, excuse-moi, ajouta-t-il brusquement, il faut que je prépare mon repas de midi.

Et sans autrement prendre congé de Démétrius, il descendit de la table et disparut derrière la porte du fond.

*

* *

Évidemment Benjamen avait terminé sa journée de travail car la grande table était inoccupée. Derrière le plus grand des métiers à tisser, une porte était ouverte. Marcellus en profita.

Le logis particulier de Benjamen formait un contraste agréable avec le désordre de la boutique. L’ameublement était simple et de bon goût ; le tapis, orange et bleu, qui couvrait le sol était une pièce remarquable. Il y avait trois sièges confortables, une couchette avec deux sacoches de poils de chameaux pour oreillers, et, des deux côtés de la fenêtre, de profonds rayons remplis d’anciens papyrus roulés.

En face, une porte ouvrait sur la cour. Pensant que le vieillard l’attendait là-bas, Marcellus traversa la pièce. Benjamen, étonnamment grand dans sa longue robe noire et son bonnet à gland, mettait la table dans un pavillon couvert de vigne vierge.

– J’espère que je ne suis pas indiscret, dit Marcellus.

– À Athènes il n’est pas indiscret d’entrer par une porte ouverte. Tu es le bienvenu.

Il montra les deux tabourets et posa deux gobelets d’argent sur la table.

– Je ne savais pas que tu habitais ici, fit Marcellus afin de dire quelque chose.

– Pour deux raisons, expliqua Benjamen en posant un couteau à côté du pain d’orge. C’est plus commode et plus prudent. On ne peut laisser un magasin sans surveillance dans cette ville.

– Oh ! c’est comme à Rome. Il y a tant d’esclaves ! Ce sont tous des voleurs.

Benjamen eut un rire guttural.

– Les esclaves sont des créatures insupportables, en effet. Ils vous prennent votre meilleure paire de sandales alors que vous leur avez seulement pris la liberté. Buvons à la venue du jour où aucun homme ne sera plus la propriété d’un autre homme, dit-il en levant son gobelet et en s’inclinant vers Marcellus.

– Volontiers.

Marcellus goûta le vin, qui était excellent.

– Mon père, assura-t-il, affirme qu’un temps viendra où Rome payera cher le fait d’avoir asservi des hommes.

– Il n’approuve pas l’esclavage ? Alors je suppose qu’il ne possède pas d’esclaves.

Benjamen était fort appliqué à couper le pain. Marcellus rougit légèrement à cette insinuation.

– Si l’esclavage était aboli, dit-il, sur la défensive, mon père serait le premier à y applaudir. Évidemment, les choses étant ce qu’elles sont…

– Évidemment, répéta Benjamen. Ton père sait que c’est mal, mais puisque les autres personnes de son rang pratiquent cette coutume, il aime mieux faire mal qu’être excentrique.

– Les Juifs riches n’ont-ils donc pas d’esclaves ? demanda Marcellus de l’air de n’y pas toucher.

– Ah ! s’écria le vieillard, tu mets le doigt sur la cause de nos maux ! Le Juif croit que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Il affirme ainsi que Dieu est son père spirituel. Cependant cela ne peut être vrai que si tous les hommes sont les enfants de Dieu. Ils le sont tous ou alors aucun ne l’est ! Moi, Benjamen, je crois que nous le sommes tous. Donc, si j’asservis un homme et l’abaisse au niveau du bétail, ma théorie ne vaut plus rien.

Marcellus rompit son pain et convint aimablement qu’il ne lui semblait pas juste qu’un homme pût posséder un autre homme. Il ne devrait pas être permis d’avilir un être humain au point de lui donner l’impression qu’il n’est rien de plus qu’un animal.

– Oh ! quant à cela… (Benjamen fit un geste d’indifférence) tu ne prives pas un esclave de son caractère divin en l’achetant et en l’attachant à la charrue entre le bœuf et l’âne. Il n’a pas eu le choix. Ce n’est pas lui qui abaisse l’humanité : c’est toi ! Il est toujours libre de croire que Dieu est son père spirituel ; mais toi pas ! Prends par exemple ce jeune Grec que tu traînes à ta suite : ce n’est pas parce qu’il est ton esclave qu’il a cessé d’être un des fils de Dieu s’il lui plaît de le croire. Mais le fait qu’il est ton esclave t’apparente, toi, aux animaux, parce que c’est ta conception de la valeur de l’homme.

– La philosophie n’est pas mon fort, avoua Marcellus d’un air insouciant. Peut-être que lorsque j’aurai été quelque temps à Athènes…

– Tu pourras attacher du sable avec une corde, enchaîna Benjamen sur le même ton. Mais ce dont nous parlons est plus que de la théorie, c’est une actualité brûlante. Voici ton grand empire romain, lançant ses armées dans toutes les directions pour piller et persécuter les nations plus faibles, ramenant les meilleurs de leurs enfants dans des galères puantes et astreignant même les plus âgés aux travaux forcés. Un jour, l’empire romain s’effondrera…

– Mon père le croit aussi, interrompit Marcellus. Il dit que les Romains, avec leur système d’esclavage, deviennent chaque jour plus gras et plus paresseux, et qu’un temps viendra…

– Oui, oui, le temps viendra, mais pas à cause de cela ! déclara Benjamen. Quand les Romains seront écrasés, ce sera parce qu’ils ont cru que tous les hommes sont des bêtes. En assujettissant les autres hommes, ils ont renoncé à leur propre dignité spirituelle.

Benjamen s’arrêta pour remplir les gobelets. Il était très ému et ses mains tremblaient.

– J’ai entendu dire, fit Marcellus en détournant le regard, que les Juifs attendent la venue d’un grand chef, d’un roi qui les délivrera et établira un gouvernement supportable. Vous, les Samaritains, croyez-vous cela ?

– Certainement, déclara Benjamen. Tous nos grands prophètes ont prédit la venue du Messie.

– Depuis combien de temps l’attendez-vous ?

– Depuis plusieurs siècles.

– Et vous espérez encore ?

Benjamen se caressa la barbe d’un air pensif.

– Cela dépend des temps. En périodes de calamités, nous y pensons beaucoup. À ces moments-là les Juifs sont à l’affût de tout homme brave et sage qui manifesterait des pouvoirs messianiques. Mais nous n’avons jamais trouvé le vrai.

Benjamen s’arrêta pour méditer.

– C’est curieux, continua-t-il. Aux époques de grandes tribulations, quand une direction énergique serait nécessaire, le peuple, démoralisé et excité, n’entend que les voix tapageuses des audacieux et refuse d’écouter la voix de la sagesse, qui est modérée. Oui, nous avons eu beaucoup de prétendants ; ils sont venus et repartis comme des météores.

– Et, après toutes ces déceptions, vous gardez votre foi dans la venue du Messie ?

– Il viendra, murmura Benjamen. Naturellement, chaque génération croit ses difficultés assez sérieuses pour autoriser sa venue. Même le Temple prétend soupirer après le Messie.

– Prétend ? fit Marcellus en levant les sourcils.

– Le Temple est parfaitement heureux des choses comme elles sont, grogna Benjamen. Les préfets romains pressurent le pauvre peuple, mais ils font attention de ne pas imposer trop lourdement les prêtres et les gens influents. La clique du Temple serait embarrassée, je le crains, si le Messie se montrait. Il pourrait vouloir faire des changements.

Le vieillard semblait parler pour lui car il ne se donnait pas la peine d’expliquer sa pensée.

– Par exemple, chasser les marchands qui vendent à des prix exorbitants les bêtes pour les sacrifices ? demanda Marcellus tout naïvement.

Benjamen sortit de sa torpeur et tourna un regard interrogateur vers son hôte païen.

– Comment es-tu au courant de cette iniquité ?

– Oh ! j’ai su qu’on en discutait à Jérusalem. Je crois qu’il y a eu quelques protestations.

– Quelles protestations ? dit Benjamen d’un air ironique. Elles ont dû être bien violentes pour venir aux oreilles d’un visiteur romain. Que faisais-tu là, si je ne suis pas indiscret ?

– J’étais en service commandé, répondit Marcellus avec raideur.

Il se leva, et ajustant sa toge :

– Je ne veux pas abuser de ton hospitalité, dit-il gracieusement. Tu as été très aimable, et je suis ton débiteur. Puis-je maintenant avoir la Tunique ?

Benjamen s’éloigna et revint presque immédiatement. Marcellus examina la Tunique dans le jour qui baissait.

– C’est bien fait. Personne ne se douterait qu’elle a été déchirée.

– Sauf toi, dit Benjamen gravement.

Marcellus, mal à l’aise, évita le regard du vieillard.

– Ces taches, j’ai essayé de les enlever, ajouta Benjamen, mais je n’y suis pas arrivé. Tu ne m’as pas parlé de ce pauvre Juif. Il était courageux et est mort de la main de ses ennemis, m’as-tu dit. Était-il Galiléen, par hasard ?

– Je le crois, répondit Marcellus, agité, en pliant la Tunique sur son bras.

– S’appelait-il Jésus ?

La voix insistante de Benjamen n’était plus qu’un murmure.

– Oui, c’était son nom, avoua Marcellus. Comment le sais-tu ?

– J’ai entendu parler de cet événement par Popygos, un marchand d’épices. Il était à Jérusalem lors de la pâque. Dis-moi comment cette Tunique est venue en ta possession ?

– Cela a-t-il de l’importance ? riposta Marcellus avec hauteur.

Benjamen s’inclina obséquieusement et frotta ses mains l’une contre l’autre.

– Pardonne ma curiosité, murmura-t-il. Je suis vieux, sans famille, et loin de ma patrie. Mes papyrus, l’histoire de ma race, les paroles de nos grands prophètes, sont ma seule joie. Ils sont la lampe à mes pieds et la lumière sur mon chemin. C’est tout mon héritage. Mon travail, ce n’est rien ; il occupe mes mains et me fournit la nourriture ; mais mon âme, ma vie… Ces paroles sont comme des fruits d’or dans un tableau d’argent !

La voix de Benjamen s’élevait vibrante et son visage ridé s’illumina.

– Je te comprends, dit Marcellus. Moi aussi, j’aime à lire nos classiques… Platon, Pythagore, Parménide…

Benjamen sourit avec indulgence.

– Oui, oui… par leurs écrits tu as appris à lire, mais non pas comment vivre ! Ceux qui parlent l’hébreu reçoivent des paroles de vie. Vois-tu, mon ami, tout au long de ces prophéties se dégage une promesse : un jour le Messie viendra et il régnera ; on l’appellera l’Admirable et son royaume n’aura pas de fin. Le jour de son avènement n’est pas fixé – mais il viendra ! Trouves-tu ma curiosité mal placée quand je te questionne sur ce Jésus que tant de gens croient être le Messie ?

– J’aimerais bien en savoir davantage sur ces prédictions, dit Marcellus après un instant de réflexion.

– C’est facile, dit Benjamen, un éclair dans ses yeux enfoncés. J’aime en parler, et je te les raconterai volontiers ; ce serait pourtant préférable si tu pouvais les lire toi-même.

– Est-ce que l’hébreu est difficile ?

– Pas plus difficile que le grec que tu parles couramment. Naturellement, il est plus difficile que le latin.

– Pourquoi, naturellement ? riposta Marcellus, les sourcils froncés.

– Excuse-moi… Il me semble que le grec demande plus d’étude parce que les écrivains grecs…

Le vieillard s’arrêta embarrassé. Marcellus vint à son secours :

– Les écrivains grecs pensaient plus profondément. C’est ce que tu veux dire ? Dans ce cas, je suis de ton avis.

– Je n’ai pas voulu t’offenser. Rome a ses poètes, ses pamphlétaires, ses panégyristes. Les essais de votre Cicéron sont intéressants ; ils cueillent des fleurs, mais ils ne balayent pas les cieux !

Benjamen prit sur la table un vieux papyrus et le déroula d’une main experte.

– Écoute, mon ami ! « Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as créées ; qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? »

– C’est plutôt pessimiste !

– Attends, laisse-moi continuer ! « Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, et tu l’as couronné de gloire et de magnificence. » Ah ! quelle richesse dans la sagesse des Hébreux ! Tu devrais apprendre à la connaître !

– Pour le moment il faudra que je me contente des fragments que tu voudras bien m’offrir de temps à autre, dit Marcellus. Je m’exerce à la sculpture et je veux y mettre toute mon attention.

Il posa une bourse sur la table.

– Accepte ceci pour la réparation de la Tunique.

– Mais je ne veux pas être payé, dit Benjamen avec fermeté.

– Alors, donne-le aux pauvres, dit Marcellus avec impatience.

Benjamen s’inclina.

– Merci. Il me vient justement à l’idée que si tu veux apprendre l’histoire des anciens Juifs, et que tu sois trop occupé pour l’étudier toi-même, tu pourrais permettre à ton esclave grec d’apprendre la langue. Je serais heureux de l’instruire. Il est intelligent.

– C’est vrai, Démétrius est intelligent. Comment l’as-tu découvert ?

– Il a passé une heure chez moi, aujourd’hui.

– Ah ! pour quelle affaire ?

Benjamen haussa les épaules comme si cela n’avait pas d’importance.

– Il passait par là et il m’a rendu visite ; il m’a apporté des figues et m’a posé des questions.

– Quelles sortes de questions ?

– Il te le dira peut-être si tu le lui demandes toi-même, dit Benjamen sèchement. Il t’appartient, n’est-ce pas ?

– Je ne possède pas ses pensées, rétorqua Marcellus. Me crois-tu un brutal ?

Le vieux Benjamen sourit et secoua lentement la tête ; il posa sa main émaciée sur la large épaule de Marcellus.

– Non, je ne te crois pas cruel, mon fils, déclara-t-il. Mais tu es un malheureux représentant d’un système cruel. Tu n’y peux probablement rien.

Marcellus, blessé du ton de condescendance du vieillard, riposta froidement :

– Ton Messie, quand il viendra, pourra probablement nous proposer une solution.

Il se tourna pour s’en aller.

– À propos, dit Benjamen en le suivant jusqu’à la porte, combien de temps es-tu resté à Jérusalem après la crucifixion de Jésus ?

– J’ai quitté la ville au lever du soleil, le lendemain matin.

– Ah ! réfléchit Benjamen en caressant sa barbe blanche. Alors tu n’as plus rien entendu… de lui ?

– Qu’aurais-je pu entendre ? Il était mort.

– Est-ce que…

Le vieil homme hésita :

– En es-tu tout à fait sûr ?

– Oui, déclara Marcellus. J’en suis tout à fait sûr.

– Étais-tu là-bas ?

Les yeux caverneux de Benjamen insistaient pour avoir une réponse franche. Elle fut lente à venir.

– Je l’ai vu mourir. On lui a percé le cœur avant de le descendre de la croix.

À sa surprise, le visage de Benjamen s’éclaira d’un sourire extasié.

– Merci, mon ami ! dit-il rayonnant. Merci de me l’avoir dit !

– Je ne supposais pas que ces tristes paroles te rendraient heureux, dit Marcellus d’un ton stupéfait. Ce Jésus était un homme brave. Il méritait de vivre. Et cependant tu sembles content d’être assuré qu’il soit bien mort !

– Il a couru beaucoup de rumeurs, dit Benjamen, des racontars, disant que les légionnaires ivres seraient partis avant sa mort et que les amis du Galiléen l’auraient secouru et ramené à la vie.

– Eh bien, je puis t’assurer que ces bruits sont faux, dit Marcellus fermement. Les exécuteurs étaient ivres, oui, mais ils ont tué le Galiléen, et quand ils sont partis, il était mort. Ce n’est pas un on-dit ; j’étais là !

– Tu prononces des paroles importantes, mon fils. Je suis heureux que tu sois venu aujourd’hui, et j’espère que je te reverrai.

La voix de Benjamen était rauque d’émotion. Il leva sa main décharnée au-dessus de la tête de Marcellus ; son bras tremblait. Il entonna solennellement :

– Que l’Éternel te bénisse et te garde ; que l’Éternel fasse luire sa face sur toi et qu’il t’accorde sa grâce. Que l’Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paix.

Il y eut un long silence avant que Marcellus osât bouger. Très perplexe et ne sachant ce qu’on attendait de lui, il s’inclina respectueusement devant Benjamen ; puis, sans rien ajouter, il traversa lentement l’atelier et s’éloigna dans le crépuscule.

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