Maintenant que Diana pouvait rentrer d’un jour à l’autre de Capri, les Gallio sentaient la nécessité de trouver une explication pour le brusque départ de Marcellus.
Tibère avait sans doute appris que le Vestris l’avait ramené à Rome, en sorte que Diana devait se réjouir de le revoir ; elle avait d’ailleurs tout lieu de croire que lui-même l’attendait avec impatience.
Il faudrait dire que Marcellus était revenu à la maison en si mauvais état de santé qu’un changement de climat avait été jugé nécessaire, proposait Lucia ; seulement Diana s’enquerrait de la nature de la maladie et s’étonnerait qu’on estimât si hautement le climat d’Athènes.
Cornélia avait suggéré qu’il y avait peut-être de meilleurs médecins à Athènes, mais cela n’avait pas de sens, car tout le monde savait que la plupart des bons médecins d’Athènes étaient maintenant à Rome.
– Non, vous êtes toutes deux dans l’erreur, avait judicieusement fait remarquer le sénateur Gallio. Lorsqu’il y a une explication difficile à donner, rien ne vaut la vérité. Si Diana et mon fils s’aiment, comme vous semblez le croire, elle a le droit de savoir ce qui en est et c’est notre devoir de le lui dire.
La chose ainsi réglée, le sénateur allait partir quand Lucia l’arrêta :
– Si c’est à moi de l’informer, que dois-je lui dire au juste ?
– Que ton frère a reçu l’ordre de diriger la crucifixion d’un Juif révolutionnaire ; que cela lui a donné un choc et qu’il est tombé dans une mélancolie dont il n’est pas encore guéri ; que nous avons pensé qu’il avait besoin de se changer les idées.
– Alors il ne faut pas lui parler de ses terribles accès de remords, de son air égaré et de la drôle de question qu’il répète malgré lui ?
– Hum… non, décida le sénateur. C’est suffisant de lui dire que Marcellus est d’humeur noire et très déprimé.
– Diana ne se contentera pas de cette explication. Elle sera très déçue, car n’est-ce pas elle qui l’a fait revenir d’exil ? Et elle trouvera très étrange qu’un tribun romain soit pareillement bouleversé par l’exécution d’un condamné.
– Nous sommes tous d’accord sur ce point et je ne prétends pas comprendre ce qui se passe. Mon fils n’a jamais manqué de courage. Cela ne lui ressemble pas de tomber malade à la vue du sang.
– Il m’a promis d’écrire à Diana, dit Lucia.
– Nous ne pouvons pas attendre qu’il le fasse ; Diana voudra tout de suite des explications. Il vaut mieux que tu lui dises tout, Lucia. D’ailleurs une jeune fille assez maligne pour extorquer une faveur de notre vieux Tibère saura faire ses propres déductions, quoi que tu lui dises.
– Si elle l’aime vraiment, minauda Cornélia, elle lui pardonnera tout !
– Évidemment, dit son mari sèchement en se dirigeant vers la porte.
– J’ai bien peur que tu ne connaisses pas Diana, dit Lucia à sa mère. Son éducation ne l’a pas préparée à comprendre ces choses. Elle adore son père, qui tuerait un homme comme on tue une mouche. Je ne crois pas qu’elle ait l’habitude de pardonner aux autres leur faiblesse.
– Je ne te reconnais pas, dit Cornélia d’un ton de reproche quand le sénateur fut sorti. On pourrait croire que tu ne sympathises pas avec ton frère. Sûrement… tu ne crois pas que Marcellus manque d’énergie, n’est-ce pas ?
– Oh ! je ne sais que penser, murmura Lucia tristement.
Elle porta ses mains à ses yeux et secoua la tête :
– Nous avons perdu Marcellus, mère, fit-elle en pleurant. Lui qui était si intrépide ! Je l’aimais tant ! Cela me brise le cœur.
*
* *
S’il semblait difficile d’informer Diana, ce n’était rien en comparaison du problème qui se posa le lendemain après-midi lorsqu’un centurion imposant fut introduit, porteur d’une lettre officielle à l’adresse de Marcellus. C’était de l’empereur. Le centurion informa le sénateur qu’il avait l’ordre d’attendre les instructions et ajouta que la voiture impériale serait à la porte le lendemain de bonne heure.
– Mais mon fils n’est pas ici, dit Gallio. Il s’est embarqué pour Athènes.
– Oh ! voilà qui est malheureux !
– Je suppose que tu connais la nature du message ?
– Oui, seigneur. Ce n’est pas un secret. L’empereur a nommé le tribun Marcellus commandant de la garde du palais. Nous en sommes tous très heureux.
– Je regrette sincèrement l’absence de mon fils, centurion. Il faudrait peut-être que j’envoie un message à l’empereur.
Gallio réfléchit un instant :
– Non… je vais aller le lui expliquer en personne.
– Très bien. Cela te convient-il de partir à l’aube ?
La course rapide de Rome à Naples n’avait rien pour plaire au sénateur, d’autant plus que sa mission ne l’enchantait guère ; quoique habitué à la technique des discussions, il appréhendait l’entrevue avec l’empereur, car Tibère était impatient, et sa cause à lui difficile à défendre. Aussi, lorsque à minuit le sénateur parvint au sommet de Capri, il n’avait qu’un désir : aller se coucher.
Le chambellan l’introduisit dans un somptueux appartement, et Gallio se laissa tomber, complètement épuisé, sur un siège. Un esclave se mit à préparer son bain tandis qu’un grand Nubien lui délaçait les sandales. On lui apportait un flacon de vin quand le chambellan réapparut :
– L’empereur désire te voir, dit-il sur un ton d’excuse.
– Maintenant ? fit Gallio avec une grimace.
– L’empereur a donné l’ordre de lui amener le tribun Marcellus dès son arrivée. En apprenant que le sénateur Gallio était venu à sa place, l’empereur a déclaré qu’il lui donnerait audience à l’instant même.
– Très bien, soupira Gallio.
Et, après s’être fait rechausser, il suivit le chambellan jusqu’aux appartements de l’empereur.
Le vieillard était assis dans son lit, soutenu par une pile de coussins. Une demi-douzaine d’aides s’affairaient autour de lui.
– Hors d’ici ! leur cria-t-il comme le sénateur s’approchait de la couche impériale.
Et tous s’enfuirent, sauf le chambellan.
– Toi aussi, hurla Tibère.
Et le chambellan sortit sur la pointe des pieds. Levant les yeux sur Gallio, l’empereur le regarda d’un air de défi.
– Que signifie tout cela ? glapit-il. Je confère un grand honneur à ton fils, qui ne le mérite pas, et j’apprends que, sans même prendre congé, il a quitté le pays ! Tu viens m’expliquer la chose. Alors vas-y, je t’écoute.
Gallio s’inclina profondément.
– Mon fils, dit-il, sera navré quand il apprendra qu’il a involontairement offensé son empereur, auquel il est redevable de tant de bonté.
– Ne t’occupe pas de cela ! cria Tibère. Dis ce que tu as à dire, et sois bref ! J’ai besoin de me reposer. Ces idiots ! Qu’avaient-ils besoin de me réveiller ? Et toi aussi, tu devrais être au lit. Le voyage a été dur, tu es fatigué. Assieds-toi. Ne reste pas là comme une sentinelle. Allons, je t’ordonne de t’asseoir.
Gallio s’assit avec reconnaissance sur un siège luxueux à côté du lit en or massif de l’empereur, heureux de constater que l’orage impérial se calmait un peu.
– Comme l’empereur l’a dit, il est trop tard pour une longue explication. Mon fils a été nommé commandant de la légion de Minoa…
– Oui, oui, je sais tout cela ! J’ai annulé l’ordre de cet imbécile qui me remplace à Rome et j’ai fait revenir ton fils. Et après ?
– De Minoa il a reçu l’ordre de maintenir l’ordre à Jérusalem durant la fête annuelle des Juifs. Un parti révolutionnaire est entré en activité ; son chef a été jugé pour trahison et condamné à la crucifixion.
– À la crucifixion, eh ? Il devait être dangereux.
– Ce n’était, paraît-il, justement pas le cas. C’était un jeune Juif presque inconnu, inoffensif et de caractère doux, un homme aimant la paix, qui venait d’une province éloignée… de Galilée, je crois. Il semble qu’il ait gravement offensé les autorités du Temple.
– Vraiment ! Qu’a-t-il fait ?
Et Tibère se pencha en avant, vivement intéressé.
– Les animaux destinés au sacrifice se vendent dans la cour du temple. Les prêtres en profitent pour demander des prix exorbitants aux pauvres. Ce Galiléen a été outré de ce vol et de ce sacrilège ; il a pris un fouet de charretier et a chassé à grands coups les prêtres et les bêtes hors du temple jusque dans la rue…
– Hi ! Hi ! s’esclaffa Tibère, si bruyamment que le chambellan passa la tête par la porte entre-bâillée.
– Ah ! viens ici, vaurien. Apporte du vin au sénateur Gallio ; et j’en boirai aussi. Hi ! Hi ! Ce Galiléen doux et paisible a chassé les prêtres bavards dans la rue, eh ? Cela ne m’étonne pas qu’on l’ait crucifié ! Vraiment, il était joliment audacieux ! Mais quand est-ce que ton fils apparaît dans l’histoire ?
– Il a reçu l’ordre de crucifier le Juif et cela l’a rendu malade.
Gallio s’arrêta pour siroter son vin pendant que le vieux Tibère avalait bruyamment le contenu d’un énorme gobelet que le chambellan tenait à ses lèvres.
– Malade ?
Tibère eut un rire ironique.
– Malade de l’estomac ?
– Non, de la tête. Si cela t’est agréable, seigneur, je vais te le raconter, dit Gallio.
Sur l’invitation de Tibère, il fit le récit de la dépression de Marcellus et de son étrange conduite, puis de leur décision de l’envoyer à Athènes, dans l’espoir que son esprit trouverait à se distraire.
– Ma foi ! grogna Tibère. Si ton fils est si sensible qu’il ne supporte pas l’odeur du sang, je n’insisterai pas pour qu’il se charge de la protection de ma personne. J’avais cru comprendre par la fille de Gallus que c’était un homme courageux. Elle l’estime hautement et c’était pour lui faire plaisir que je l’ai rappelé et nommé commandant de la garde du palais. Il est heureux que sa pusillanimité se soit manifestée avant qu’il ait eu l’occasion de jeter la disgrâce sur elle.
C’était trop amer à avaler pour que Gallio n’élevât pas une protestation.
– L’empereur me place dans une situation difficile, osa-t-il déclarer. Ce serait malséant de ma part d’exprimer une opinion contraire ; pourtant mon souverain me trouverait lâche si je n’essayais de défendre ma chair et mon sang.
Tibère s’absorba dans les profondeurs de son gobelet pour un temps qui sembla très long à Gallio. Enfin il leva la tête, tout essoufflé :
– Alors… vas-y. (Le vieillard essuya son menton du revers de sa main.) Défends ton fils.
– Marcellus n’est pas un être faible, seigneur. Il est fier et brave, digne de sa qualité de Romain et de son rang de tribun. Je ne comprends pas très bien pourquoi il a été si affecté par la crucifixion de ce Juif, si ce n’est…
– Allons, continue.
–… qu’il pense que le Galiléen était innocent du crime qui méritait un tel châtiment. Le procurateur, lui-même, a déclaré l’homme innocent et a essayé de plaider en sa faveur.
– Et après, l’a condamné à mort ? Quelle espèce de justice l’Empire administre-t-il à Jérusalem ? Qui est le préfet en ce moment ?
– Ponce Pilate, seigneur.
– Ponce Pilate ! C’est cet idiot qui a construit ce maudit aqueduc. Sa femme voulait des jardins. Il fallait de l’eau. Et il a pris l’argent du Temple pour construire l’aqueduc. L’insensé ! Les Juifs se sont révoltés et cela nous a coûté des milliers de légionnaires. Si c’était à refaire, je laisserais Pilate se débrouiller tout seul. Je n’ai jamais eu beaucoup d’estime pour un homme qui se laisse mener par sa femme.
Tibère pouffa de rire.
– Mais nous sommes loin de notre sujet, Gallio, reprit-il. Nous parlions de cet impressionnable jeune homme. Il a crucifié un Juif inoffensif et il a dû s’aliter après cette injustice, eh ? Et, des semaines plus tard, il broie encore du noir. C’est extraordinaire ! Comment expliques-tu cela ?
– C’est très mystérieux, soupira Gallio. Il existe un détail dont je ne t’ai pas parlé. Il concerne la Tunique de ce Juif.
– Eh ? Tibère se pencha en avant, sa curiosité mise en éveil.
Gallio se demanda un moment comment continuer et regretta presque d’avoir fait allusion à cet incident.
– Mon fils était accompagné d’un esclave grec, un garçon intelligent. C’est de lui que je tiens ce côté de l’histoire. Il paraît que lorsque le Galiléen était sur la croix, sa Tunique gisait sur le sol, et, pour passer le temps, mon fils et d’autres officiers ont joué aux dés à qui l’aurait. C’est Marcellus qui l’a gagnée.
Tibère s’affaissait dans ses coussins, déçu par ce récit sans intérêt.
– Le soir de l’exécution, il y eut un banquet au palais du gouverneur. Aux dires de l’esclave, mon fils n’avait guère d’entrain, mais se conduisait de manière absolument normale. Au festin, un des officiers de Minoa, très lancé, lui enjoignit de mettre la Tunique du Juif.
Gallio s’arrêta et le visage du vieil empereur montra de nouveau de l’intérêt.
– Eh bien ! demanda-t-il avec impatience, l’a-t-il mise ?
Gallio baissa la tête.
– Oui, et il n’a plus jamais été le même depuis.
– Ah ! s’écria l’empereur tout réveillé, cela devient intéressant ! Ton fils pense-t-il que le Juif a jeté un sort à sa Tunique ?
– Il est difficile de dire ce que pense mon fils. Il est très réticent.
Soudain, une lueur s’alluma dans les yeux du vieillard.
– Ah ! je vois ! C’est pour cela que tu l’as envoyé à Athènes. Il pourra consulter des devins, des astrologues et ceux qui communiquent avec les morts. Mais pourquoi Athènes ? Il aurait trouvé mieux à Rhodes. Ou même ici. Il n’y a pas d’homme plus savant que mon Télémarque !
– Non, seigneur ; nous n’avons pas envoyé Marcellus à Athènes pour consulter les devins. Nous l’avons décidé à partir pour lui épargner l’embarras d’être vu par ses amis dans ce triste état d’esprit.
– C’est donc ça, la Tunique du Juif est ensorcelée, fit Tibère en se passant la langue sur les lèvres. Les Juifs sont un drôle de peuple ; très religieux ; ils croient en un dieu unique. Ce Galiléen était certainement un fanatique religieux s’il s’est disputé avec le Temple.
– Mon empereur a-t-il entendu parler du Messie ?
Tibère laissa tomber sa mâchoire et ouvrit tout grands ses yeux larmoyants.
– Oui, répondit-il avec un soupir rauque. Celui qui doit venir. Les Juifs l’attendent depuis des siècles, m’a dit Télémarque. Celui qui doit venir… et établir un royaume.
Le vieillard eut un rire sans gaîté.
– Un royaume qui n’aura pas de fin ; Télémarque m’a dit que c’était écrit. Je le laisse bavarder ; il est vieux. Il dit que le Messie régnera un jour sur Rome ! Hi ! Hi ! Ce pauvre Télémarque divague ; s’il était plus jeune, je lui ferais donner le fouet pour son impudence. Un Messie, eh ? Mais que voulais-tu me dire à propos de ce Messie ?
– Rien, seigneur… excepté que parmi le peuple on croyait fermement que ce Galiléen était le Messie attendu, à ce que m’a dit l’esclave de mon fils.
– Comment ? s’écria Tibère. Tu ne crois pas cela, Gallio !
– Je ne suis pas religieux, seigneur.
– Que veux-tu dire ? Tu crois pourtant aux dieux ?
– Je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Les dieux ne font pas partie du champ de mes études.
Tibère fronça les sourcils.
– Peut-être que le sénateur Gallio dira bientôt qu’il ne croit pas que son empereur soit divin !
Gallio réfléchit à sa réponse.
– Qu’en penses-tu ? dit le vieillard en s’échauffant. L’empereur est-il divin ?
– Si l’empereur était certain de sa divinité, répondit Gallio avec audace, il n’aurait pas besoin de demander à ses sujets de la lui confirmer.
Cette impudence était si renversante que Tibère en perdit la parole. Après un long silence, il se mouilla les lèvres :
– Tu es un homme de langage imprudent, Gallio, murmura-t-il, mais sincère après tout. Cela m’a réconforté de parler avec toi. Laisse-moi à présent. Nous nous reverrons dans la matinée.
– Bonne nuit, seigneur, dit Gallio.
Il marcha vers la porte. Son attitude était si lasse qu’elle éveilla un peu de sympathie dans l’esprit de l’empereur.
– Attends, cria-t-il. Je trouverai une place pour le fils de mon excellent Gallio. Que Marcellus fasse sa sculpture et suive les conférences savantes. Laisse-le se perfectionner dans la logique et la métaphysique. Grands dieux ! à cette cour d’autres choses sont nécessaires que d’écouter aux portes et de brandir des épées. Ton fils sera mon conseiller. Je suis fatigué des idées des vieux. Marcellus me donnera le point de vue des jeunes sur les mystères. Gallio, tu informeras ton fils de ma décision.
– Mon empereur est trop bon, murmura le sénateur avec reconnaissance. Je ferai part à mon fils de tes paroles généreuses. Peut-être que cette perspective activera la guérison de son esprit.
– Ma foi, cela n’a pas d’importance, dit le vieil homme avec un bâillement formidable. Tous les philosophes sont dérangés de la tête.
Il fit une grimace, s’enfonça doucement dans ses coussins, et ses lèvres parcheminées exhalèrent un souffle apaisé. L’empereur de Rome dormait.
*
* *
Informé par le chambellan que Tibère sommeillait encore, le sénateur déjeuna dans sa chambre et sortit pour se promener. Il y avait des années qu’il n’était pas venu à Capri et, bien que parfaitement informé des extravagantes villas édifiées sur l’île, il ne s’était pas représenté la munificence des ces entreprises. Il fallait les voir pour y croire. Tibère était peut-être fou, mais c’était un architecte accompli.
Marchant vivement sur la grande allée dallée, Gallio trouva un bosquet ombragé où il s’assit. Devant lui, une fumée bleue flottait au-dessus du Vésuve. La sinistre montagne personnifiait en quelque sorte l’Empire : une redoutable puissance sous pression, vomissant de temps à autre des vapeurs sulfureuses et de la lave incandescente. Sa chaleur n’était pas de celles qui réchauffent et raniment. Le Vésuve n’était bon qu’à détruire. Ceux qui habitaient dans son ombre avaient peur.
Profondément absorbé dans ces comparaisons, Gallio ne vit Diana que lorsqu’elle fut devant lui, grande, élancée et pleine de vie.
C’était la première fois qu’il avait l’occasion de causer avec elle. Jusqu’alors il n’avait vu en elle qu’une petite fille, timide et silencieuse en sa présence, mais réputée pour sa vivacité, souvent turbulente. Ce matin-là, ce fut une révélation. Diana s’était épanouie ; elle avait pris la grâce et les contours charmants de la femme. Qu’elle était belle ! Gallio ne s’étonna pas que Marcellus en fût tombé amoureux.
Les yeux de la jeune fille, bordés de longs cils recourbés et surmontés de sourcils délicatement arqués, le regardaient avec assurance. Le ruban de soie rouge accentuait le noir bleuâtre de ses cheveux, la blancheur de son front patricien et le rose de ses joues animées. Gallio lui rendit son regard avec une franche admiration. Ces yeux, d’une troublante féminité, avaient pourtant une assurance virile, héritage de son père, sans doute, car, si Gallus avait une personnalité pleine de charme et une pondération enviable, sous son amabilité se cachait la force d’un ressort enroulé sur lui-même. Le sourire plein d’assurance de Diana gagna immédiatement le respect du sénateur ; en même temps il eut l’impression que la séduisante fille de Gallus possédait tous les atouts pour imposer sa volonté et que – si l’on s’y opposait – elle ne serait certainement pas commode.
– Me permets-tu de m’asseoir à côté de toi, sénateur Gallio ?
Les lèvres de la jeune fille avaient une expression enfantine mais sa voix posée surprenait par sa maturité.
– Assieds-toi, je te prie. J’espérais pouvoir te parler.
Diana lui sourit pour l’encourager mais ne lui donna pas la réplique ; Gallio, mesurant ses paroles, procéda d’une manière presque didactique :
– Marcellus est revenu, il y a quelques jours, de son long voyage, malade et déprimé. Il était reconnaissant, et nous le sommes tous, Diana, de ta généreuse intervention pour le ramener parmi nous. Mais il n’est pas en état de reprendre ses occupations habituelles. Nous l’avons envoyé à Athènes dans l’espoir qu’un changement dans son entourage pourrait le sortir de ses idées noires.
Gallio s’arrêta. Il s’attendait à une exclamation involontaire de surprise et de regret, mais Diana n’émit pas un son ; elle restait simplement attentive, examinant tour à tour les yeux et les lèvres de son interlocuteur.
– Vois-tu, Marcellus a eu un choc.
– Oui, je sais, dit-elle brièvement.
– Ah ! vraiment ! Et qu’est-ce que tu sais ?
– Tout ce que tu as dit à l’empereur.
– Mais, l’empereur n’est pas encore réveillé.
– Je ne l’ai pas vu, dit Diana. C’est Névius qui me l’a dit.
– Névius ?
– Le chambellan.
Gallio se frotta la joue d’un air pensif. Ce Névius devait être un bavard. Diana continua :
– Tu avais l’intention de me le raconter, n’est-ce pas ? Névius n’est pas loquace d’habitude ; il peut être parfois très discret, je dois en convenir. J’ai quelquefois de la peine, ajouta-t-elle avec ingénuité, à lui faire raconter tout ce qui se passe à la villa.
Les lèvres du sénateur esquissèrent un sourire. Il fut sur le point de lui demander si elle avait l’intention d’embrasser la carrière diplomatique ; mais l’heure était trop grave pour badiner. Il redevint sérieux.
– Puisque tu es au courant, je n’ai pas besoin de te répéter cette pénible histoire.
– Tout cela est étrange, fit Diana en détournant ses yeux troublés. D’après Névius, c’est une exécution qui a bouleversé Marcellus.
Ses yeux expressifs revinrent lentement examiner le visage grave du sénateur.
– Il doit y avoir autre chose. Marcellus a souvent vu des cruautés. Qui n’en a vu ? L’arène est sanglante à souhait. Pourquoi Marcellus tombe-t-il dans le désespoir parce qu’il a dû mettre un homme à mort ? Il a déjà vu mourir des gens !
– C’était une crucifixion, Diana.
– Parfaitement horrible, je n’en doute pas, admit-elle ; et d’après Névius, on parlait beaucoup de l’innocence de cet homme. Mais enfin, ce n’était pas la faute de Marcellus. Je comprends qu’il ait éprouvé de la répugnance, mais ce ne sont pas les regrets qui ramèneront ce pauvre Juif à la vie. Il y a un mystère là-derrière. Névius a fait allusion à une Tunique hantée, à l’obscurité au milieu de l’après-midi, et à une histoire embrouillée au sujet d’un Messie ou quelque chose de ce genre. Marcellus croit-il avoir tué un personnage important ? Est-ce cela qui le tourmente ?
– Je vais te dire le peu que je sais et tu en tireras tes propres conclusions. Quant à moi, j’ai de la peine à trouver une solution raisonnable à ce problème. Depuis des éternités les prophètes juifs prédisent la venue d’un champion des libertés du peuple. Ce chef intrépide rétablirait le royaume des Juifs. La prédiction traditionnelle – selon Tibère qui est versé dans les sciences occultes – a des vues plus larges, car elle prévoit un roi dont la domination dépasserait de loin les frontières de la pauvre petite Palestine.
– Quelqu’un dans le genre des Césars ?
– Pour le moins ! Et voilà qu’un grand nombre de Juifs pensent que ce Galiléen, condamné pour trahison et hérésie, était le Messie tant attendu…
– Mais, sûrement, interrompit Diana, Marcellus ne croit rien de pareil ; lui, moins que n’importe qui d’autre !
– C’est vrai, approuva Gallio. Il n’est pas superstitieux. Mais, d’après Démétrius qui a assisté à toute l’affaire, les circonstances étaient bizarres. L’attitude du Juif, durant le procès, était pour le moins extraordinaire. Démétrius dit que tout le monde semblait sur la sellette sauf le prisonnier et qu’il s’est conduit de façon héroïque sur la croix. Or Démétrius ne se laisse pas facilement impressionner et il n’a pas l’habitude d’inventer des mensonges.
– Que penses-tu de la Tunique ? demanda Diana.
– Je n’ai aucune idée, confessa le sénateur. Marcellus avait eu une rude journée. Il était nerveux et exténué. Il peut avoir été victime de son imagination ; mais certainement, quand il a mis la Tunique, cela lui a fait quelque chose. Ce côté du problème peut ne pas nous plaire, mais c’est ainsi. Comme toi je trouverais absurde d’admettre que la Tunique du Juif soit hantée. Je ne puis croire qu’une énergie quelconque puisse résider dans une chose inanimée. Quant à la légende du Messie, elle ne m’intéresse pas. Que le Galiléen ait été justement condamné ou non, cela ne me regarde pas. Mais, ces considérations mises de côté, il reste que Marcellus en est obsédé.
Gallio passa la main sur son front ridé et poussa un soupir découragé.
– Il paraît que l’empereur veut que Marcellus vienne à Capri comme conseiller. Je ne le vois pas dans ce rôle. Crois-tu qu’il accepte ?
– Ma foi, Marcellus n’aura peut-être pas le choix. Il peut, pour le moment, rester à Athènes. Mais lorsqu’il reviendra, il faudra bien qu’il obéisse à l’ordre de l’empereur, que cela lui plaise ou non.
Soudain, Diana se pencha en avant, le visage assombri par l’anxiété.
– Dis-lui de ne pas revenir à la maison, dit-elle à voix basse. Il ne faut pas qu’il vienne ici.
Elle se leva et Gallio, intrigué, l’imita en la regardant avec attention.
– Il faut que je te dise quelque chose, ajouta-t-elle nerveusement.
Elle le prit par le bras et lui montra une longue rangée de pieux sur lesquels flottaient de petits drapeaux.
– C’est là que l’empereur va construire la nouvelle villa. Il est en train d’en dresser les plans. Quand elle sera terminée, elle sera pour moi.
Gallio la regarda, étonné.
– Pour toi ? Tu as donc l’intention de vivre ici, sous la patte de ce vieillard cruel et fou ?
Les yeux de Diana se remplirent de larmes. Elle secoua la tête et détourna son visage, sans lâcher le bras du sénateur.
– C’est lui qui l’a proposé quand je suis intervenue auprès de lui pour faire revenir Marcellus, avoua-t-elle, la voix brisée. Ce n’était pas précisément la condition à sa promesse d’envoyer chercher Marcellus ; mais il a l’air de le penser maintenant. J’avais espéré qu’il l’oublierait. Il oublie presque tout. Mais il y tient. C’est pour cela qu’il veut que Marcellus vienne ici. Ce sera notre villa.
– Eh bien, dit Gallio pour la calmer, pourquoi pas ? N’est-ce pas vrai que vous vous aimez, Marcellus et toi ?
Diana fit signe que oui mais laissa tomber la tête.
– Il y aura beaucoup d’ennuis s’il vient à Capri, dit-elle d’une voix hésitante.
Puis, essuyant vivement ses yeux, elle regarda Gallio en face :
– Il faut que je te dise tout. Mais, je t’en prie, n’essaie pas d’intervenir. Gaïus est venu ici deux fois, dernièrement. Il veut m’épouser. L’empereur, de son côté, ne veut pas me laisser partir. J’ai écrit à ma mère, et je sais que ma lettre ne lui est pas parvenue.
– Je lui dirai de venir immédiatement, déclara Gallio indigné.
– Non, non, pas encore… je t’en supplie.
Diana lui saisit le bras des deux mains :
– Je trouverai peut-être un autre moyen de m’en sortir ; je ne veux pas mettre ma mère en danger.
– Mais, Diana… tu ne peux pas rester ici… dans ces conditions.
– Je t’en supplie, ne fais rien, et ne dis rien !
Elle tremblait de tout son corps.
– De quoi as-tu peur, mon enfant ? demanda Gallio.
– J’ai peur de Gaïus, murmura-t-elle.