VIII

Au coucher du soleil, le dernier jour du mois nommé d’après Jules César, Marcellus et son esclave, roulant dans une vieille carriole branlante qu’ils avaient louée sur le quai, aperçurent le Parthénon. C’est avec des sentiments mélangés que Démétrius revoyait sa patrie.

Dans un état d’esprit moins troublé, Marcellus – très éprouvé par le voyage – aurait été agréablement surpris par l’accueil de son hôte athénien, bien que cette chaleureuse réception ne fût pas tout à fait inattendue.

Lorsque Marcus Lucan Gallio avait vingt ans, il était venu passer un été à Athènes pour étudier à la fameuse Académie d’Hipparchus et avait logé dans la maison renommée des Eupolis, dirigée depuis cinq générations par la même famille. Le vieux Georgias Eupolis traitait les clients de son établissement comme des hôtes privés. Il fallait de sérieuses recommandations pour y trouver logement, mais une fois introduit, rien n’était trop bon pour vous.

Au départ du jeune homme, le vieux Georgias avait cassé une drachme en deux, en avait donné une moitié à Marcus et mis en lieu sûr l’autre moitié, après y avoir fixé une petite étiquette explicative.

– Quiconque présentera ce morceau de drachme, mon fils, avait dit Georgias, sera le bienvenu chez nous. Garde-le précieusement.

Arrivé à la nuit tombante dans la cour de la vieille hôtellerie, Marcellus avait silencieusement remis au portier la moitié de la drachme. Immédiatement l’attitude de l’esclave était devenue déférente. Après s’être incliné il était allé en hâte porter le petit talisman à son maître. Quelques instants plus tard, le propriétaire – un homme enjoué, dans la quarantaine – se précipitait, sourire aux lèvres et mains tendues. Marcellus descendit de l’antique carriole et annonça qu’il était le fils de Gallio.

– Et comment dois-je m’adresser à toi ? demanda l’aubergiste.

– Je suis tribun. Je m’appelle Marcellus.

– Ton père a laissé un excellent souvenir ici, tribun Marcellus. J’espère qu’il est en vie et bien portant.

– Il l’est, je te remercie. Le sénateur Gallio envoie ses salutations à ta famille. Il espère que son message d’amitié pourra encore parvenir à Georgias.

– Hélas ! Notre vénérable père nous a quittés voici dix ans déjà. Mais, en son nom, je te souhaite la bienvenue. Je m’appelle Dion. Cette maison est la tienne. Entre, je vois que tu es fatigué.

Il se tourna vers Démétrius.

– Le portier t’aidera à monter les bagages et te montrera où tu pourras coucher.

– Je désire que mon esclave reste auprès de moi, interrompit Marcellus.

– Ce n’est pas l’usage chez nous, dit Dion un peu froidement.

– C’est ainsi chez moi, dit Marcellus. J’ai été soumis dernièrement à de dures épreuves, expliqua-t-il, et je ne suis pas très bien. Je ne veux pas être seul, et Démétrius logera avec moi.

Après un instant d’hésitation, Dion haussa les épaules et fit signe à Marcellus de le précéder dans la maison.

– Tu seras responsable de sa conduite, dit-il d’un ton sec comme ils montaient le perron.

– Dion, dit Marcellus en s’arrêtant sur le pas de la porte, si ce Corinthien était un homme libre, il pourrait paraître avec avantage dans n’importe quelle société de gens bien élevés. Il est instruit, et brave aussi. Aucun déshonneur n’arrivera par sa faute à la maison des Eupolis.

La parfaite disposition de la spacieuse pièce dans laquelle on entrait directement de l’entrée, offrait un confort familial.

– Si tu veux bien t’asseoir, Marcellus, proposa Dion qui avait retrouvé son enjouement, j’irai chercher les autres membres de la famille. Puis je te montrerai ton appartement. Resteras-tu longtemps chez nous ?

Marcellus leva la main d’un air indécis.

– Un certain temps, je pense, dit-il. Trois mois, quatre… ou six, je ne sais pas. J’ai besoin de tranquillité. Il me faut deux chambres à coucher et une pour travailler ; il se peut que je fasse du modelage pour me distraire.

Dion pouvait lui procurer un appartement convenable.

– Et les fenêtres donnent sur le jardin, continua-t-il en se dirigeant vers l’escalier. Nous avons cette année des roses exceptionnellement belles.

Démétrius entra comme Dion disparaissait et s’approcha de Marcellus.

– Sais-tu, maître, où sont nos chambres ?

– Il va nous y conduire. Attends qu’il revienne, dit Marcellus avec lassitude.

À ce moment, l’hôte réapparut accompagné de deux femmes. Le tribun se leva pour aller à leur rencontre ; l’avenante femme de Dion, Phœbé, le salua avec cordialité ; et Ino, la sœur aînée de Dion, trouva en Marcellus une grande ressemblance avec le jeune qu’elle avait tant admiré autrefois.

Personne ne faisait attention à Démétrius, ce qui était parfaitement naturel, Dion les ayant probablement avertis que Marcellus était accompagné d’un esclave.

Tandis qu’ils parlaient, une grande et ravissante jeune fille franchit le seuil de la porte d’entrée. Elle venait probablement du dehors car elle portait un beau châle à franges enroulé autour de sa gracieuse personne. Sa mère la prit par la main pour la présenter.

– Notre fille, Théodosia. Mon enfant, voici notre hôte Marcellus, le fils de Marcus Gallio dont tu nous as souvent entendu parler.

Théodosia sourit, puis le regard de ses yeux sombres glissa sur Démétrius avec curiosité. Il fronça les sourcils mais cela ne fit qu’ajouter à l’intérêt de Théodosia. Il était visible qu’elle se demandait pourquoi on ne le lui avait pas présenté.

Ce fut un moment embarrassant. Marcellus ne voulait pas blesser l’amour-propre de Démétrius ; il trouvait cruel de dire simplement : « Cet homme est mon esclave. » Il regretta par la suite d’avoir pris ces ménagements.

– Voici Démétrius, dit-il.

Théodosia avança d’un pas, regarda Démétrius en face et lui fit son plus charmant sourire. Il s’inclina avec raideur et resta le regard fixe comme s’il ne la voyait pas.

– C’est un esclave, lui murmura son père.

– Oh ! dit Théodosia, je l’ignorais.

– Je vais te montrer ton appartement, dit brusquement Dion.

Marcellus suivit son hôte, Démétrius marchant avec raideur derrière lui. Théodosia les fixa des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Alors elle poussa un soupir et regarda sa tante avec un sourire gêné.

– Ce n’est pas ta faute, mon enfant, murmura Ino. Tu ne pouvais pas savoir que c’est un esclave ; il n’est pas habillé comme tel et il n’en a certainement pas l’air. Et d’habitude les esclaves ne se tiennent pas avec nous.

– Tout de même, cela n’aurait pas dû arriver, dit Phœbé fâchée. Il te faudra faire attention maintenant. S’il se montre familier, tu le remettras à sa place, et vertement !

*

* *

Une semaine s’écoula. Démétrius, qui avait compté sur ce séjour à Athènes pour sortir son maître de son abattement, commençait à perdre courage.

À leur arrivée dans la maison des Eupolis, Marcellus avait été accueilli si chaleureusement et il avait paru si reconnaissant de cet empressement que Démétrius avait cru la partie gagnée.

L’entourage était parfait. Les chambres ensoleillées donnaient de plain-pied sur un jardin aux parterres fleuris. Sur le petit péristyle, de confortables sièges invitaient à la lecture. Et certainement, personne n’aurait pu trouver mieux que le studio aménagé pour Marcellus.

Mais tout cela ne servait à rien. La mélancolie du jeune homme était trop lourde pour se dissiper. Il ne s’intéressait pas aux propositions de Démétrius d’aller visiter l’Acropole ou quelque galerie célèbre.

– Si nous descendions à l’agora ? suggéra Démétrius le matin du second jour. C’est toujours intéressant de voir les gens de la campagne vendre leurs légumes et leurs fruits.

– Pourquoi n’y vas-tu pas ?

– Je n’aime pas à te laisser seul, maître.

– C’est vrai. Je déteste rester seul.

Il ne voulut même pas aller voir le temple d’Hercule, de l’autre côté de la rue. Démétrius s’attendait à ce qu’il montrât quelque courtoisie envers ses hôtes. Dion était venu deux fois lui rendre visite, franchement étonné de trouver son pensionnaire aussi préoccupé et taciturne. Théodosia était apparue un matin à l’autre bout du jardin, mais Marcellus était rentré pour l’éviter.

Démétrius croyait savoir pourquoi Marcellus se tenait à l’écart de la famille Eupolis. Il ne savait jamais quand une de ces mystérieuses crises le prendrait et que, la sueur au front, il poserait à quelqu’un l’incompréhensible question : « Étais-tu là-bas ? » Ce n’était pas étonnant qu’il ne voulût pas bavarder avec Théodosia.

Il est vrai qu’il n’était pas absolument nécessaire que Marcellus fît plus ample connaissance avec la famille de son hôte. Les repas étaient servis dans leur appartement. Les esclaves de la maison tenaient les chambres en ordre. Démétrius n’avait pratiquement rien à faire qu’à attendre, en gardant un œil attentif sur son maître sans pourtant lui montrer trop de sollicitude. Il s’ennuyait à mort.

Le matin du huitième jour, il résolut de faire quelque chose.

– Si tu n’as pas envie pour le moment de faire du modelage, maître, commença-t-il, me permets-tu de m’amuser à faire des essais avec de la terre glaise ?

– Mais certainement, marmotta Marcellus. Tu dois terriblement t’ennuyer. Procure-toi de la terre glaise.

Cette après-midi-là, Démétrius tira la grande table au milieu du studio et se mit maladroitement à modeler une statuette. Après quelque temps, Marcellus sortit de son éternelle stupeur et vint le regarder travailler. Et même, il se prit à rire. Ce n’était pas un rire gai, mais c’était un progrès quand même. Démétrius persista gravement à modeler un buste absolument grotesque.

– Je vais te montrer, dit Marcellus en prenant la terre glaise. D’abord, c’est trop sec. Apporte de l’eau. Si tu veux arriver à quelque chose, autant mettre la chance de ton côté.

« Enfin, pensa Démétrius, le problème est résolu ! » Il était si heureux qu’il avait de la peine à dissimuler sa joie, mais il savait que des félicitations effrayeraient Marcellus. Ils travaillèrent toute l’après-midi ensemble, ou plutôt, Marcellus travailla et Démétrius regarda. Ce soir-là, le tribun mangea avec appétit et se coucha de bonne heure.

Après déjeuner, le lendemain matin, Démétrius fut ravi de voir son maître entrer dans le studio. Il pensa qu’il était préférable de le laisser seul : il pourrait mieux travailler s’il n’était pas distrait.

Une demi-heure plus tard, déjà, Marcellus venait s’asseoir d’un air las sur le péristyle. Il était pâle, la sueur perlait à son front et ses mains tremblaient. Démétrius se détourna avec un soupir. Ce soir-là, il décida de tenter ce qu’il avait résolu de faire si tous les autres moyens échouaient. C’était un traitement énergique. Dans l’état mental de Marcellus, ce serait peut-être la secousse tragique qui lui ferait définitivement perdre la raison. Mais les choses ne pouvaient continuer ainsi ! Il fallait essayer.

Quand Marcellus se fut retiré dans sa chambre, Démétrius se rendit à la cuisine et demanda à Glycon, l’intendant, s’il connaissait l’adresse d’un tisserand de première classe ; il désirait faire raccommoder un vêtement de son maître. Glycon lui donna aussitôt le renseignement. Un adroit tisserand ? mais naturellement, il y avait le vieux Benjamen, près du théâtre de Dionysos.

– Benjamen, on dirait un nom juif ? fit Démétrius.

– C’est un Juif, un vieillard remarquable ; il paraît qu’il est érudit, dit Glycon en riant. Pour une fois c’est un Juif qui ne cherche pas à s’enrichir. J’ai entendu dire que si la figure du client ne lui revient pas, il refuse de travailler pour lui.

– Il ne voudra peut-être pas parler à un esclave, dit Démétrius.

– Oh ! ça lui est bien égal, déclara Glycon. Est-ce que son peuple n’est pas lui aussi en esclavage ?

*

* *

Tout le jour suivant, Marcellus se morfondit, assis sur la terrasse devant sa chambre, regardant tristement le jardin. Dans le studio, Démétrius jouait distraitement avec la terre glaise, attentif au moindre mouvement qui aurait pu se produire sur le petit péristyle ; à deux reprises, avec une gaîté feinte, il était allé poser une question à son maître dans l’espoir d’attirer son attention sur le modelage ; mais tout était inutile.

Alors Démétrius résolut de tenter sa dangereuse expérience. Son cœur battait violemment et ses mains tremblaient quand il fouilla le fond du sac de toile où il gardait précieusement le vêtement du Galiléen.

Il y avait des semaines qu’il ne l’avait pas vu, depuis leur départ de Rome. S’asseyant sur le bord de son lit, Démétrius le déplia avec respect sur ses genoux. À nouveau il éprouva cette étrange sensation de tranquillité qui l’avait envahi lorsque, à Jérusalem, il avait tenu entre ses mains la Tunique. C’était un calme d’un genre particulier ; non pas le calme de l’inertie ou de l’indifférence, mais le calme d’un contentement intérieur. Il se sentit apaisé et en même temps fortifié.

Il n’y avait jamais eu place dans son esprit pour la superstition. Il avait toujours repoussé avec mépris l’idée qu’une force pouvait résider dans un objet inanimé. Les gens qui croyaient au pouvoir magique de choses inertes devaient être ou complètement timbrés, ou dans un tel état de trouble qu’ils devenaient la proie facile de leur imagination enflammée. Il n’avait jamais compris que des hommes qui semblaient sensés pussent porter des talismans sur eux. Il n’était qu’un esclave, mais son esprit était au moins libre de tout asservissement.

Eh bien, malgré cela, le fait est que lorsqu’il posait les mains sur la Tunique du Galiléen, son agitation cessait. Son anxiété nerveuse s’évanouissait. La première fois qu’il avait éprouvé cette sensation, il l’avait expliquée d’une manière pratique. Cette Tunique avait été portée par un homme d’un très grand courage. Démétrius avait vu ce Jésus lors de son jugement, serein et maître de lui devant la foule excitée, en face d’une mort atroce, et sans un ami pour le défendre. N’était-il pas naturel que sa Tunique devînt le symbole de la force morale ?

Mais maintenant, avec cette Tunique dans ses mains soudain raffermies, il n’était plus aussi sûr du bien-fondé de sa théorie. À cette Tunique était attaché un pouvoir contre lequel la froide raison ne pouvait lutter. Et même il semblait impudent de chercher à analyser la nature de cet ascendant.

Plein de confiance, Démétrius prit la Tunique sur le bras et se dirigea vers la porte qui donnait sur le jardin. Marcellus tourna distraitement la tête. Peu à peu ses yeux s’agrandirent de terreur, son visage se crispa et il recula sur son siège, cherchant d’un mouvement instinctif à se garer de l’objet qui avait anéanti sa paix.

– On m’a donné l’adresse d’un bon tisserand, maître, dit Démétrius tranquillement. Si tu n’y vois pas d’objection, je lui porterai cette Tunique à raccommoder.

– Je t’ai dit… je t’ai ordonné… de détruire ça !

La voix de Marcellus d’abord enrouée, s’éleva et devint stridente :

– Enlève-moi ça ! Brûle-le ! Et enterre les cendres !

Il se leva et alla en chancelant vers le côté opposé du péristyle, se cramponna au pilier et s’écria :

– Je n’aurais pas cru cela de ta part, Démétrius ! Tu sais pourquoi je suis si malheureux ! Et maintenant tu viens froidement me remettre ce souvenir torturant sous les yeux ! Ce vêtement maudit ! Ta désobéissance dépasse les bornes permises ! Je t’ai toujours traité en ami, et tu n’es que mon esclave ! J’en ai assez de toi ! Je vais te vendre au marché des esclaves !

Puis, épuisé de rage, Marcellus se laissa tomber sur le banc de pierre.

– Laisse-moi ! Va-t’en ! Je ne puis en supporter davantage, dit-il d’une voix rauque.

Démétrius se retira en silence dans la maison. Il secoua la tête ; son expérience avait échoué. C’était la dernière chose à faire. Ses patients efforts pour guérir Marcellus étaient perdus. Pire que cela, désormais il ne pourrait plus rien pour lui.

Dans sa chambre, Démétrius s’assit, serrant toujours dans ses bras la Tunique, et se demandant ce qu’il devait faire. C’était curieux, mais la crise nerveuse de Marcellus ne le bouleversait pas ; il en était navré, mais il gardait son sang-froid. La menace d’être vendu sur l’agora ne l’inquiétait pas ; Marcellus ne ferait jamais cela. Et il n’allait pas non plus s’offenser des reproches furieux de son maître. Marcellus avait plus que jamais besoin de lui.

Pour le moment, on ne pouvait rien faire. Il fallait laisser à Marcellus le temps de se ressaisir. Impossible de raisonner avec lui dans l’état où il se trouvait. Il était également inutile de chercher à se faire pardonner. Il valait beaucoup mieux laisser Marcellus seul.

Ayant déposé la Tunique sur son volumineux sac de voyage, Démétrius sortit sans bruit par la porte d’entrée et traversa le bosquet de cyprès pour atteindre la rue. Préoccupé comme il l’était, il ne vit Théodosia, dans le pavillon, que lorsqu’il fut trop près d’elle pour l’éviter. Elle posa son ouvrage de couture et lui fit signe d’approcher. Il se sentait très seul et ce geste amical lui fit plaisir. Il était visible que Théodosia était une jeune fille indépendante qui faisait fi des conventions.

En s’approchant du pavillon, il dut convenir que Théodosia formait un charmant tableau avec son gracieux péplum blanc serré à la taille par une large ceinture incrustée d’argent, et, dans les cheveux, un ruban écarlate qui accentuait la pâleur de son front.

– Pourquoi donc ne voit-on jamais ton maître ? demanda-t-elle avec un sourire amical. L’aurions-nous offensé sans le vouloir ? Ou bien, est-ce que nous ne lui plaisons pas ? Dis-le moi, je brûle de curiosité.

– Mon maître ne se sent pas bien, répondit gravement Démétrius.

– Il doit y avoir autre chose, dit Théodosia en secouant ses boucles noires d’un air entendu. Tu es inquiet à son sujet ; ne me dis pas le contraire, je le vois bien.

Il était évident que cette jeune fille avait l’habitude de traiter les gens comme il lui plaisait. Mais elle était si rayonnante de vitalité qu’on lui pardonnait volontiers sa hardiesse.

– C’est vrai, avoua-t-il. Je suis inquiet, terriblement inquiet.

– Pouvons-nous faire quelque chose ? demanda Théodosia avec un élan sincère de sympathie.

– Non, dit Démétrius avec découragement.

– Il m’intrigue, insista Théodosia. À votre arrivée, l’autre soir, j’ai eu l’impression que Marcellus cherchait à s’échapper de quelque chose. Il s’efforçait d’être poli, mais il se réjouissait d’être débarrassé de nous. Je ne puis croire que nous lui déplaisons, il avait l’air de craindre quelque chose. Il est évident qu’il ne se cache pas de la police, car ce n’est pas l’endroit pour un fugitif, ici.

Démétrius ne répondit pas immédiatement, bien que Théodosia se fût arrêtée plusieurs fois pour lui donner l’occasion de parler. En écoutant la jeune fille, il lui était venu à l’idée qu’elle pourrait être de bon conseil si elle savait de quoi il s’agissait. Il valait mieux qu’elle sût la vérité plutôt que de soupçonner Marcellus d’un crime quelconque. Théodosia lisait dans ses yeux son désir de parler. Elle lui sourit pour l’encourager.

– Allons, dis-moi ce qu’il y a. Je ne le dirai à personne.

– C’est une longue histoire, et c’est imprudent à la fille d’Eupolis de risquer d’être vue en conversation avec un esclave.

Théodosia fit la moue.

– Je ne crois pas qu’on nous observe, dit-elle en jetant un regard prudent vers la maison. Écoute : sors dans la rue comme si tu allais faire une commission, puis tu tourneras dans la première rue à droite, puis encore à droite dans la suivante ; tu arriveras vers un jardin entouré de hauts murs, derrière ce vieux temple que tu vois là-bas.

Théodosia rougit un peu et le regarda avec malice.

– Va vite, je te rejoins dans un instant.

Profondément troublé par la perspective de cet entretien privé, Démétrius obéit. La franchise toute masculine de Théodosia lui donnait l’assurance qu’elle ne pensait pas à un flirt mesquin, mais il s’était bien aperçu qu’il l’intéressait. Enfin, il saurait bientôt si c’était vraiment le sort de Marcellus qui la préoccupait ou si elle avait voulu se distraire par une petite aventure.

Arrivé près du vieux mur, il entra par un portail ouvert et alla s’asseoir sur un banc de marbre à l’autre bout du jardin. Un prêtre bien nourri, vêtu d’une soutane crasseuse, le regarda d’un air indifférent, puis continua à sarcler les mauvaises herbes.

Démétrius n’attendit pas longtemps. Elle arriva par le temple, tenant haut sa petite tête volontaire. Démétrius se leva à son approche.

– Assieds-toi, ordonna-t-elle vivement, et ne prends pas cet air grave. Il faut qu’on nous prenne pour des amoureux. Ce prêtre nous regarde, tiens-moi par la taille.

Démétrius obéit avec tant de conviction que le prêtre reprit son travail. Puis, jugeant sans doute qu’il en avait assez fait pour la journée, l’homme, tirant son sarcloir derrière lui, disparut dans le temple, les laissant seuls en possession du jardin.

Retirant son bras comme Théodosia se redressait, Démétrius dit malicieusement :

– Tu ne crois pas que ce bonhomme nous observe par un petit trou ?

– C’est peu probable, dit Théodosia avec un sourire amusé.

– Il vaut peut-être mieux faire attention, lui conseilla-t-il en l’attirant à lui.

Elle s’appuya sans protester contre son bras.

– Et maintenant, raconte-moi tout depuis le commencement. Le tribun a peur de quelque chose… ou de quelqu’un. De quoi, ou de qui ?

Démétrius éprouvait de la difficulté à aborder son récit. La présence de Théodosia lui donnait des distractions.

– Tu es très bonne pour moi, dit-il doucement.

– J’aurais tant aimé avoir un frère, murmura-t-elle. Faisons comme si nous étions frère et sœur. Il me semble que je te connais depuis très longtemps.

Se reprenant résolument en main, Démétrius commença son récit non pas par le début mais par la fin.

– Marcellus a peur d’une certaine Tunique – une Tunique brune, tissée à la main et tachée de sang – portée par un homme qu’il avait l’ordre de crucifier. Cet homme était innocent, et Marcellus le savait.

C’était bien une longue histoire, comme il en avait prévenu Théodosia. Démétrius parla de Minoa, du voyage à Jérusalem. Souvent, la jeune fille l’interrompait par une question.

– Mais, Démétrius, qu’avait-il de si remarquable, ce Jésus ? Tu dis qu’il semblait si solitaire ce jour où la foule l’acclamait pour son roi ; pourquoi les gens l’admiraient-ils tant ?

– C’est difficile à expliquer. On avait l’impression qu’il avait du chagrin pour tout le monde. Cela peut paraître stupide, Théodosia, mais c’était comme si ces gens étaient de pauvres petits enfants sans foyer, pleurant pour obtenir quelque chose, et…

– Quelque chose qu’il ne pouvait leur donner ? demanda-t-elle, pensive.

– Oui, exactement, déclara Démétrius. C’était quelque chose qu’il ne pouvait leur donner, parce qu’ils étaient trop petits et trop inexpérimentés pour comprendre ce dont ils avaient besoin. Je sais que cela a l’air stupide, mais c’était presque comme si ce Galiléen venait d’une contrée lointaine où les hommes ont l’habitude d’être sincères et affectueux et ne se disputent pas ; un pays où les rues sont propres, où personne n’est avide et où il n’y a ni mendiants ni voleurs, ni prisons ni soldats, ni riches ni pauvres.

– Cela n’existe malheureusement pas, soupira Théodosia.

– On lui a demandé lors de son procès – je t’en parlerai tout à l’heure – s’il était roi ; il a répondu qu’il avait un royaume, mais pas de ce monde.

Théodosia leva les yeux, étonnée, et examina attentivement Démétrius.

– Ne me dis pas que tu crois à des choses pareilles, murmura-t-elle, déçue. Tu n’as pas l’air de quelqu’un qui…

Il protesta :

– Naturellement pas ! Pourtant je ne sais que croire au sujet de ce Jésus. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui lui ressemble ; c’est tout ce que je peux dire.

– Cela suffit. J’avais peur que tu me dises que c’était un des dieux.

– J’en déduis que tu ne crois pas aux dieux, fit Démétrius avec un fin sourire.

– Bien sûr que non ! Mais continue ton histoire. Je n’aurais pas dû t’interrompre.

Démétrius poursuivit son récit des moments tragiques de cette malheureuse journée. Il revécut l’émotion qui l’avait étreint lorsque l’obscurité était tombée sur Jérusalem en pleine après-midi. Théodosia ne disait rien, mais son cœur battait fort et ses yeux étaient mouillés.

– Et il n’a pas essayé de se défendre ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.

Démétrius secoua la tête et raconta comment on avait joué aux dés la Tunique, et ce qui était arrivé au banquet quand Marcellus avait été forcé de l’enfiler.

Lorsque son étrange histoire fut terminée, le soleil se couchait. Théodosia se leva lentement et ils traversèrent le jardin côte à côte.

– Pauvre Marcellus, murmura-t-elle. Il faudrait trouver quelque chose de très intéressant pour le distraire.

– J’ai tout essayé. Et maintenant j’ai bien peur qu’il n’ait perdu toute confiance en lui-même.

– Il croit que cette Tunique est ensorcelée ?

– Pour mon pauvre maître, cette Tunique est évidemment ensorcelée.

– Et toi, qu’en penses-tu ? Est-elle ensorcelée pour toi ?

Il évita son regard.

– Ce que je vais te dire va te paraître stupide. Quand j’étais tout petit et que je m’étais fait mal en tombant, je courais vite à la maison pour trouver ma mère. Elle ne perdait pas son temps à me demander ce que j’avais bien pu faire pour me mettre dans un pareil état ; elle ne me grondait pas non plus. Elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle jusqu’à ce que je m’arrête de pleurer et que tout soit de nouveau bien. Mon genou me faisait peut-être encore mal, mais je pouvais le supporter.

Il se pencha vers Théodosia d’un air attendri.

– Tu vois, ma mère prenait toujours mon parti, quelle que fût l’origine de mes malheurs.

– Je comprends, dit-elle ; continue.

– J’ai souvent pensé…

Il s’interrompit pour expliquer :

– Les esclaves se sentent souvent très seuls. J’ai pensé bien des fois qu’il devrait y avoir – pour les grandes personnes – un endroit où elles pourraient aller quand elles ont mal, et où elles trouveraient le genre de consolation que le petit enfant ressent dans les bras de sa mère. Eh bien, cette Tunique, elle n’est pas ensorcelée pour moi, mais…

– Je crois que je comprends, Démétrius.

Après un moment de silence, ils se séparèrent et chacun rentra par où il était venu.

Tout semblait irréel à Démétrius, comme s’il avait passé une heure dans un pays de songe. Le bruit de la rue le sortit de sa rêverie. Il se rendit compte alors, et il ne put s’empêcher de sourire, qu’il venait de passer un long moment, le bras autour de la taille de la très désirable Théodosia, sans s’apercevoir de ses charmes physiques. Et il savait qu’elle n’avait pas été offensée de son attitude fraternelle. L’histoire de Jésus, si imparfaite qu’elle fût à cause du peu d’informations que Démétrius possédait, était d’une qualité si émouvante qu’elle avait complètement éclipsé le sentiment instinctif qui les attirait l’un vers l’autre. Il semblait que l’épopée du Galiléen, même à peine comprise, avait le pouvoir d’élever l’amitié vers de hautes sphères.

*

* *

Il était clair maintenant pour Marcellus qu’il était temps de prendre un parti énergique. La vie n’était plus possible.

Il n’avait pas réellement partagé l’espoir de son père qu’un séjour à Athènes, loin des obligations mondaines, le délivrerait de sa tension nerveuse. Il savait qu’il traînerait avec lui son terrible fardeau.

Tout au plus pouvait-on espérer que le temps estomperait la vision tragique qui le torturait, lui permettant de s’intéresser à ses études et d’occuper ses mains à quelques travaux d’art.

Mais non ! Il ne s’intéressait à rien ! Depuis leur arrivée à Athènes, loin d’éprouver une détente, il perdait du terrain. La crainte de rencontrer des gens et d’avoir à leur parler s’était transformée en obsession. Il évitait même les jardiniers.

Et à présent, son système nerveux avait cédé. Perdant tout contrôle, il s’était donné en spectacle à son fidèle esclave. Après cela, Démétrius ne pourrait plus guère le respecter.

Si aujourd’hui, il s’était laissé aller à crier des menaces, demain sans doute il en arriverait aux voies de fait. Il valait mieux en finir avant de causer un malheur.

À la maison, ses parents auraient du chagrin, mais la mort d’un être cher est plus facile à supporter que sa honte. Assis sur le péristyle, la tête entre les mains, Marcellus dit adieu en pensée à ceux qu’il aimait le plus. Il revit Lucia dans l’ombre fraîche de la pergola, lisant tranquillement, les jambes repliées sous elle. Il rendit une dernière visite à son noble père ; quand il recevrait la nouvelle tragique, le sénateur Gallio ne serait pas surpris, mais soulagé de savoir que l’affaire s’était terminée honorablement. Montant à la chambre de sa mère, il fut heureux de la trouver endormie et remercia son imagination de lui avoir épargné l’angoisse d’une séparation déchirante.

Ensuite, il dit adieu à Diana, sous la pergola, comme le soir de son départ pour Minoa. Mais, cette fois-ci, il la serra dans ses bras et l’embrassa.

Marcellus avait bien voulu admettre que son poignard à manche d’argent s’était perdu sur le Vestris. Mais lorsque celui qu’il s’était acheté à Corfou eut disparu le lendemain de leur départ de l’île, il fut convaincu que Démétrius devait l’avoir pris. Certainement que s’il fouillait le sac de son esclave il les y trouverait tous deux. Démétrius les avait peut-être jetés par-dessus bord, mais il était d’une si scrupuleuse honnêteté qu’il les avait plus probablement gardés pour les lui rendre lorsque le danger serait passé.

Dégrafant sa tunique, Marcellus entra dans la chambrette du Corinthien et vit le sac de toile sur le lit. Ses mains tremblaient : la mort ne s’envisage jamais avec légèreté.

Il s’arrêta tout à coup ! Elle était là – la chose ! Il recula lentement et s’appuya contre le mur. Ah ! Démétrius avait été assez malin pour prévoir sa réaction et il faisait garder les poignards par la Tunique ! Marcellus serra les poings. Il allait lui faire son affaire, à cette chose !

Forçant ses pieds à lui obéir, il avança lentement vers la couchette et tendit la main. La sueur lui coulait du front et ses jambes étaient si faibles qu’il pouvait à peine se tenir debout. Soudain, d’un mouvement brusque, il abaissa la main comme pour saisir une chose vivante.

Pendant un long moment, Marcellus resta pétrifié, les doigts enfouis dans le vêtement abhorré. Puis il s’assit sur le lit et lentement attira à lui la Tunique. Il la fixa sans comprendre ; il la souleva pour la regarder à la lumière ; il la frotta doucement contre son bras nu. Il ne pouvait pas analyser ce qu’il ressentait, mais quelque chose de très curieux venait de lui arriver. Son agitation s’était calmée. Se levant comme dans un rêve, il prit la Tunique et sortit sur le péristyle. Il s’assit, la posa sur ses genoux, et la caressa doucement de la main. Il éprouvait une curieuse sensation de libération, un indéfinissable soulagement. Un grand poids lui avait été enlevé ; il n’avait plus peur. Des larmes brûlantes remplirent ses yeux et débordèrent.

Enfin il se leva et rapporta la Tunique dans la chambre de Démétrius. Devant cette nouvelle sensation de bien-être, il ne savait que faire. Il entra dans le studio et se mit à rire en voyant la pauvre petite figurine de Démétrius ; puis, se sentant à l’étroit dans la maison, il s’enveloppa de sa toge et se rendit dans le jardin.

C’est là que son esclave le trouva.

Démétrius était rentré à la maison avec appréhension, mais dès qu’il aperçut Marcellus, il devina qu’un grand changement s’était opéré en lui.

– Tu te sens mieux, maître, n’est-ce pas ?

Les lèvres de Marcellus esquissèrent un sourire.

– Je me suis bien éloigné de toi, Démétrius, dit-il, ému.

– Oh ! maître. Que je suis heureux de te retrouver !

– N’as-tu pas entendu parler d’un tisserand qui pourrait réparer la Tunique ?

Le visage de Démétrius s’illumina.

– Oui, maître.

– Après souper, nos irons le trouver.

Marcellus se dirigea vers la maison. Démétrius le suivit, le cœur prêt à éclater de joie ; arrivé sur le péristyle, il ne put se contenir plus longtemps.

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il. L’as-tu touchée ?

Marcellus fit un signe de tête et le regarda avec un sourire.

– C’était ce que j’espérais, maître.

– Pourquoi ? As-tu aussi éprouvé quelque chose d’étrange avec cette Tunique ?

– Oui, maître.

– Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

– Je ne sais pas comment l’expliquer, bégaya Démétrius. Il y a une curieuse énergie… qui semble lui être attachée…

– Que dis-tu là ? demanda Marcellus.

– Je sais que cela paraît insensé. Mais j’ai vu mourir l’homme, tu sais. Il a été très courageux. Quand je regarde sa Tunique, j’ai honte de me faire tant de soucis, j’ai envie de me conduire avec vaillance, et…

Il s’arrêta, ne sachant comment continuer.

– Il y a bien plus que cela, Démétrius, et tu le sais !

– Oui, maître.

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