VI

Ce matin-là, Julien, le commandant de Capernaum, avait annoncé à son collègue que la parade habituelle était supprimée et que tous les légionnaires devaient rester à la caserne pour y attendre les ordres. Marcellus avait alors fait chercher Paulus, certain que le vieux renard saurait lui expliquer ce mystère.

Après s’être fait longtemps attendre, le centurion entra d’un pas incertain, la face congestionnée et les yeux injectés de sang. Son commandant le regarda avec un dégoût non déguisé et lui désigna une chaise sur laquelle Paulus s’installa confortablement.

– Sais-tu ce qui se passe ? demanda Marcellus.

– Le procurateur a eu une mauvaise nuit, marmotta Paulus.

– Et toi aussi, selon toute apparence, fit Marcellus d’un ton glacial. Qu’est-ce qui se trame ?… si ce n’est pas un secret.

– Pilate a des ennuis.

La langue de Paulus était maladroite et les mots ne venaient que lentement.

– Il a des ennuis avec tout le monde, continua-t-il, même avec ce bon vieux Julien qui prétend que, si l’homme est galiléen, c’était à Capernaum de faire la police pendant le procès à la cour d’Hérode.

– Aurais-tu l’amabilité de me dire de quoi tu parles ? interrompit sèchement Marcellus. Quel homme ? Quel procès ? Commence par le commencement !

Paulus bâilla prodigieusement, frotta ses yeux larmoyants et commença un long récit embrouillé sur les événements de la nuit précédente. Un insolent charpentier, de quelque part en Galilée, avait essayé de troubler l’ordre en excitant le peuple à la révolte. Quelques jours auparavant, dans le temple, il était devenu furieux, chassant dans la rue les animaux destinés aux sacrifices, renversant les tables des changeurs et traitant à haute voix ce lieu saint de repaire de brigands.

– Ce qui est parfaitement vrai, mais pas très poli, commenta Paulus.

– Ce bonhomme doit être fou, dit Marcellus.

Paulus plissa d’un air sagace ses lèvres boursouflées et secoua la tête.

– Cet homme a quelque chose de spécial. Ils l’ont arrêté hier soir et l’ont amené d’abord devant Anne, l’ancien Grand Prêtre, puis devant Caïphe, le Grand Prêtre actuel, puis devant Pilate, devant Hérode, devant…

– Tu as l’air bien au courant, interrompit Marcellus.

Paulus prit un air penaud :

– Nous étions quelques-uns à visiter la ville sainte au clair de lune. Peu après minuit nous avons croisé cette populace et nous l’avons suivie. C’était l’unique distraction qui se présentait, et nous étions un peu éméchés.

– Je veux bien te croire, dit Marcellus. Mais continue, je te prie.

– Ma foi, nous avons assisté à tous ces procès. Comme je te l’ai dit, nous n’étions pas dans les meilleures conditions pour comprendre ce qui se passait et la plupart du temps l’accusation était criée en araméen. Mais on devinait aisément que la clique du Temple et les marchands essayaient de faire mettre à mort cet homme.

– Pour ce qui s’est passé au temple ?

– Oui, pour cela et pour avoir parcouru la campagne et provoqué de grands rassemblements de gens qui voulaient l’entendre parler.

– De quoi ? À quel propos ?

– D’une nouvelle religion. J’ai causé avec un des légionnaires de Pilate qui comprend ce langage. Il m’a dit que ce Jésus incitait les gens de la campagne à adopter une religion qui n’a pas grand’chose à voir avec le temple. Certaines des accusations étaient idiotes. Un gaillard a juré que le Galiléen avait prétendu que, si le temple était détruit, il pourrait le reconstruire en trois jours. Des bêtises de ce genre ! Ce qu’ils veulent, c’est sa condamnation. Pour cela tous les moyens sont bons.

– Où en sont les choses maintenant ? demanda Marcellus.

– J’en ai eu assez à la cour d’Hérode et le soleil se levait quand je suis rentré absolument fourbu. Ils venaient de décider de retourner devant Pilate, tout de suite après le déjeuner. Ils doivent être au palais en ce moment. Pilate finira par leur donner ce qu’ils réclament, et… Paulus hésita puis continua d’un air sombre : C’est une crucifixion qu’ils réclament.

– Viens, allons-y.

– J’en ai assez, tribun, si tu veux bien m’excuser.

Paulus se leva péniblement et traversa la chambre d’un pas hésitant. Sur le pas de la porte, il se trouva en face d’un soldat en uniforme du palais, qui salua avec raideur.

– Le procurateur vous envoie ses compliments, cria-t-il d’une voix stridente. Les officiers supérieurs et un détachement de vingt hommes de la légion de Minoa doivent immédiatement se rendre à la cour du procurateur.

Après un second salut cérémonieux, il sortit à reculons sans attendre de réponse.

– Je me demande ce que Pilate nous veut, dit Marcellus mal à l’aise.

– Je crois que je devine, grogna Paulus. Ce ne sont pas des honneurs que Pilate confère à Minoa. Il va nous commander de faire une chose odieuse, trop dangereuse pour les troupes locales et il ne veut pas que sa précieuse légion y soit mêlée. Le contingent de Minoa part demain. Si des troubles éclatent, nous serons hors d’atteinte.

Il serra sa ceinture d’un cran et quitta la pièce. Marcellus resta un moment indécis puis le suivit dans l’intention de lui demander de commander le détachement. Par la porte entr’ouverte de la chambre du centurion, il le vit boire avidement à même une énorme coupe. Il entra et lui dit avec colère :

– À ta place, Paulus, je ne boirais pas davantage. Tu en as déjà plus qu’assez !

– À ta place, rétorqua Paulus, je boirais autant de vin que je pourrais en contenir.

Il fit deux pas au devant de Marcellus et le regarda hardiment.

– Tu vas crucifier un homme aujourd’hui. As-tu déjà vu faire ça ?

– Non, je ne sais même pas comment cela se fait. Explique-moi ça.

Paulus retourna en chancelant vers la table, emplit une large coupe et la tendit à son commandant.

– Tu verras quand nous y serons. Bois cela. Jusqu’à la dernière goutte, sinon tu le regretteras. Ce que nous allons faire n’est pas un travail pour un homme à jeun.

Marcellus prit sans protester la coupe et but.

– Ce n’est pas seulement que cette mise à mort est horriblement cruelle, continua Paulus. Il y a quelque chose d’étrange dans cet homme. Je préférerais vraiment ne pas avoir à m’en mêler.

Marcellus s’arrêta de boire et eut un sourire un peu forcé.

– Tu as peur qu’il vienne te hanter ?

– Eh bien ! Attends seulement de voir ! murmura Paulus en branlant la tête d’un air mystérieux. Les témoins ont affirmé qu’il a agi au temple, comme si c’était sa propriété personnelle. Et cela ne m’étonne pas. Chez le vieil Anne, je dois dire qu’il se comportait comme si tout lui appartenait. Au palais de Caïphe, tous, excepté ce Jésus, semblaient être au banc des accusés. À la cour du procurateur, il était le seul homme de sang froid et se trouvait là aussi comme chez lui ; je crois que Pilate l’a senti car lorsqu’un des témoins a certifié que Jésus avait déclaré être roi, Pilate s’est penché en avant et a demandé à l’accusé : « L’es-tu réellement ? » Qu’en dis-tu, tribun ? Pilate ne lui a pas demandé : « Est-ce vrai que tu as déclaré être roi ? » Il a dit : « L’es-tu réellement ? » Et pas du tout sur un ton ironique !

– Mais voyons, Paulus ! Ton imagination te joue des tours !

Marcellus alla vers la table et se versa une nouvelle coupe de vin.

– Fais sortir la troupe, ordonna-t-il résolument. J’espère que tu arriveras à marcher droit jusqu’au palais.

Il but d’un seul trait, puis s’essuya la bouche du revers de la main.

– Et… qu’a dit le Galiléen lorsque Pilate lui a demandé s’il était roi ?

– Qu’il a un royaume, mais qui n’est pas de ce monde, marmotta Paulus avec un geste vague de la main.

– Tu n’es pas seulement ivre, tu perds la tête. Je crois qu’il vaut mieux que tu ailles te coucher. Je dirai que tu es malade.

– Non, je ne veux pas te laisser en plan, Marcellus.

C’était la première fois que Paulus appelait son commandant par son prénom.

– Tu es un bon camarade, déclara Marcellus en tendant la main vers la cruche à vin.

Paulus l’arrêta.

– Cela suffit, tribun. Je te conseille d’aller maintenant. Pilate ne sera pas content si nous sommes en retard ; il en a par-dessus la tête. Je vais commander le détachement et je te rejoins là-bas.

*

* *

Après avoir perdu beaucoup de temps à s’enquérir du lieu de l’exécution, Démétrius espérait bien arriver trop tard pour assister à la phase initiale de la crucifixion.

Il marchait sans hâte ; il se sentait las et accablé comme jamais depuis sa captivité. Le temps avait guéri les meurtrissures de ses poignets ; le traitement équitable des Gallio avait guéri son cœur ; mais, ce jour-là, il lui semblait qu’il ne pouvait accepter de vivre en ce monde. Les institutions humaines n’étaient que mensonges. Les tribunaux étaient corrompus. La justice n’existait pas. Les dirigeants, grands et petits, pouvaient être achetés. Même les Temples trompaient leurs fidèles.

Le patriotisme ! Les poètes aiment à chanter ceux qui répandent leur sang à sa gloire, mais peut-être qu’eux aussi sont vendus. Qui sait si l’empereur Auguste ne venait pas de lui faire cadeau d’un manteau neuf et d’un tonneau de vin, quand le vieil Horace écrivit dans ses vers : « Qu’il est doux et glorieux de mourir pour son pays ! » Balivernes que tout cela ! Pourquoi un homme en bonne santé trouverait-il agréable et noble de faire le sacrifice de sa vie ? Le monde ne vaut pas la peine qu’on y vive ; combien moins que l’on meure pour lui ! Et il n’y avait aucun espoir que cela s’améliorât. Voici ce pauvre fou de Galiléen, tellement indigné de la corruption du lieu saint qu’il s’était permis un geste de protestation. Certainement que la plupart des habitants de ce pays stérile et déshérité applaudissaient tout bas au courage téméraire de ce pauvre homme ; mais, au jour de l’épreuve, les misérables laissaient ce Jésus tout seul, sans un ami, devant les représentants d’un Temple pervers et d’un Empire dissolu.

La fidélité ! Pourquoi donc se donner la peine d’être fidèle ? Pourquoi passer sa vie aux talons d’un maître romain qui tantôt a confiance en vous et tantôt vous humilie ? S’abaisserait-il en abandonnant cet aristocrate ? Ce ne serait pas difficile de trouver la route de Damas en Syrie, où les esclaves n’ont plus rien à craindre de la législation romaine.

Quelle triste journée ! Le ciel même était couvert de nuages noirs. À l’aube, le soleil avait été resplendissant, mais depuis une demi-heure une tristesse presque sinistre s’appesantissait autour de Démétrius.

On lui avait dit que le supplice aurait lieu dans un champ où l’on brûlait les ordures de la ville. Il reconnut de loin l’odeur nauséabonde des détritus en combustion ; il rencontra des gens qui s’en retournaient rapidement vers la ville. La plupart d’entre eux étaient bien nourris, bien vêtus, avec un air important et préoccupé ; des hommes d’un certain âge, marchant les uns derrière les autres, et s’ignorant mutuellement. Ces hommes, se dit Démétrius, étaient les responsables du crime qui se perpétrait. Il fut soulagé de penser que le pire était consommé. Ils avaient assisté au meurtre et, satisfaits, s’en retournaient maintenant à leurs banques et à leurs bazars. Quelques-uns, sans aucun doute, iraient dire leurs prières au temple.

Un chemin étroit conduisait entre les amas de saleté jusqu’à un petit tertre qui avait été préservé de l’envahissement des ordures. Démétrius s’arrêta et regarda. Au sommet du monticule, trois croix s’élevaient sur un rang. Peut-être avait-on décidé, après coup, d’exécuter deux des amis du Galiléen. Était-il possible que deux d’entre eux, affolés par le supplice imminent de leur chef eussent tenté de le défendre ? C’était peu probable ; ils n’en auraient pas eu le courage ; pas ceux qui se trouvaient l’autre jour sur la route ni ceux qu’il avait vus ce matin.

Se faisant violence, il s’avança à moins d’un demi-stade de l’horrible scène. Là, il s’arrêta. Les deux inconnus se tordaient sur leurs croix. L’homme solitaire, sur la croix centrale, était immobile comme une statue. Sa tête penchait en avant. Il était mort, ou en tout cas inconscient, du moins Démétrius l’espérait.

Longtemps il resta là à contempler ce spectacle tragique. L’accès de colère qui l’avait presque suffoqué se calmait peu à peu. L’homme solitaire avait perdu sa vie pour rien. Que restait-il de son audacieux courage ? Le Temple continuerait à tromper les villageois qui viennent offrir un agneau. Hérode continuerait à faire battre les pauvres qui incommodent les riches. Caïphe continuerait à condamner de prétendus blasphèmes. Pilate commettrait des injustices et laverait ses mains sales dans un bassin d’argent. Cet homme solitaire avait payé un prix élevé pour sa brève et stérile lutte contre la méchanceté. Demain, personne ne se souviendrait qu’il avait risqué sa vie pour la cause de l’honnêteté. Après tout, peut-être est-il préférable de mourir que de vivre dans un monde où des choses pareilles peuvent se produire. Démétrius éprouva de nouveau un sentiment de profonde solitude.

Il y avait moins de monde qu’il ne s’y attendait ; aucun désordre, sans doute à cause de la présence des légionnaires. Il était visible, à l’attitude nonchalante des soldats appuyés sur leurs lances, qu’aucune émeute ne s’était produite et qu’on n’en prévoyait pas.

Démétrius se rapprocha et se joignit au cercle extérieur des spectateurs. Il y avait très peu de ces riches qu’il avait remarqués au palais du procurateur. La plupart des civils étaient pauvrement vêtus. Beaucoup pleuraient. Plusieurs femmes voilées, rassemblées en petits groupes, se tenaient silencieuses et accablées de douleur. Un large espace restait vide au pied des croix.

Se faufilant en avant et se dressant de temps en temps sur la pointe des pieds pour chercher à voir son maître, Démétrius s’arrêta à côté d’un des légionnaires qui, le reconnaissant, répondit à sa question murmurée à mi-voix. Le commandant et plusieurs autres officiers étaient de l’autre côté du monticule, lui dit-il.

– Je lui apporte un peu d’eau, expliqua Démétrius en montrant sa cruche.

Le soldat découvrit en un large sourire les dents qui lui manquaient.

– C’est très bien, il pourra se laver les mains. On ne boit pas d’eau aujourd’hui. Le procurateur a envoyé une outre de vin.

– L’homme est-il mort ?

– Non, il a parlé, il n’y a qu’un instant.

– Qu’a-t-il dit ? As-tu entendu ?

– Il a dit qu’il avait soif.

– Lui a-t-on donné de l’eau ?

– Non, on lui a tendu une éponge imbibée d’un vinaigre qui contient une espèce de baume ; mais il n’en a pas voulu. Je ne comprends pas très bien pourquoi il est là ; ce n’est en tout cas pas un lâche.

Le légionnaire montra du doigt le ciel assombri, annonça qu’il y aurait un orage et s’éloigna.

Démétrius évita de regarder encore une fois l’homme solitaire. Il traversa les rangs des curieux et fit un grand détour pour arriver de l’autre côté du tertre. Marcellus, Paulus et quatre ou cinq officiers étaient assis en cercle sur le sol. Un gobelet de cuir passait en mains en mains. En voyant cela, Démétrius frémit d’indignation. Cela ne ressemblait pas à Marcellus de se montrer d’une indifférence aussi cynique. Un homme de cœur devait être évidemment dans un état d’ivresse avancée pour pouvoir en pareille circonstance, garder une insouciance aussi flegmatique.

Cependant, puisqu’il était là, il ferait bien de s’enquérir si son maître avait besoin de quelque chose. Il s’approcha lentement du groupe d’officiers absorbés par le jeu. Marcellus le reconnut :

– Tu as quelque chose à me dire ? demanda-t-il, la voix épaisse.

– Je t’apporte de l’eau, maître.

– Bien. Pose-la par terre. Je boirai tout à l’heure.

C’était à son tour de jouer. Il jeta nonchalamment les dés.

– Tu es en veine, aujourd’hui, grommela Paulus. Je ne joue plus.

Il étira ses longs bras et se croisa les mains derrière la tête.

– Démétrius, dit-il en désignant d’un signe de tête un manteau brun jeté au pied de la croix centrale, apporte-moi cette tunique que je la regarde.

Démétrius ramassa le vêtement et le lui tendit. Paulus l’examina avec indolence.

– Pas mal, cette tunique. Tissée à la campagne et teinte au brou de noix. Il n’en aura plus besoin. Je crois que je vais la prendre ; tu es d’accord, tribun ?

– Pourquoi serait-elle à toi ? Si elle a une valeur quelconque, jouons-la. C’est à ton tour, dit-il en tendant à Paulus le cornet à dés.

Un roulement de tonnerre gronda et une brusque langue de feu surgit des nuages noirs. Paulus jeta un double trois et regarda le ciel avec appréhension.

– Ce ne sera pas difficile de faire davantage, dit Vinitius, assis à côté de lui.

Il prit le cornet et jeta un cinq et un quatre. Les dés firent le tour du cercle sans que ce coup fût dépassé avant d’arriver à Marcellus.

– Le double six ! s’écria-t-il. Démétrius, prends soin de cette tunique.

– Dois-je t’attendre ici, maître ? demanda Démétrius.

– Non, il n’y a rien à faire ici. Retourne à la caserne et commence à emballer. Nous partons de bonne heure demain.

Marcellus regarda le ciel.

– Paulus, dit-il, va voir si c’est fini. Il va y avoir un gros orage.

En même temps il se mit péniblement debout et vacilla sur ses jambes. Démétrius aurait voulu le prendre par le bras mais il eut l’intuition que sa sollicitude serait importune. Son indignation s’était calmée. Il était clair que Marcellus avait bu parce qu’il n’avait pu de sang-froid accomplir cette besogne honteuse. À ce moment éclata un coup de tonnerre qui fit trembler le sol. Marcellus s’appuya de la main contre la croix du milieu. Lorsqu’il retrouva son équilibre, il s’aperçut que sa main était tachée de sang et il l’essuya avec horreur.

Un gros homme, vêtu d’une riche robe noire, sortit de la foule en se dandinant et interpella Marcellus avec arrogance :

– Fais taire ces gens ! Ils prétendent que cet orage est un jugement contre nous.

Il y eut de nouveau un formidable coup de tonnerre.

– C’est peut-être vrai ! répondit Marcellus sans sourciller.

Le gros homme agita un poing menaçant :

– C’est à vous de maintenir l’ordre ici, cria-t-il.

– Faut-il aussi que je fasse cesser la tempête ?

– Ne blasphème pas ! Ces gens crient maintenant que ce Galiléen était le Fils de Dieu !

– Cela se peut bien, après tout !

Marcellus mit la main sur la poignée de son épée ; le gros homme recula en déclarant que le procurateur entendrait parler de lui.

Faisant le tour du monticule, Démétrius s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil à l’homme solitaire, sur la croix centrale. Il le vit, la face tournée vers le ciel assombri. Subitement, de sa bouche sortit un appel sonore, comme s’il appelait à l’aide un ami lointain.

Un pauvre campagnard, probablement un ami du Galiléen, sortit en courant de la foule, pleurant à haute voix. Démétrius le saisit par la manche comme il passait près de lui.

– Qu’a-t-il dit ?

L’homme ne répondit pas, s’arracha de ses mains, et continua à courir en poussant des lamentations inintelligibles.

Maintenant, le Galiléen mourant regardait la foule au-dessous de lui. Ses lèvres remuèrent. Son regard se posa sur les gens avec la même expression triste qu’il avait eue pour la multitude qui l’acclamait sur la route. Un nouveau coup de tonnerre retentit avec fracas. Le ciel s’obscurcit encore davantage.

Démétrius plia la tunique et, la mettant à l’abri sous son vêtement, la serra fortement de son bras. Ce contact lui enleva le sentiment de désolation qui l’étreignait. Peut-être Marcellus lui permettrait-il de garder cette tunique ; ce serait agréable de posséder une chose que cet homme courageux avait portée. Il la chérirait comme un héritage de prix. Ah ! s’il avait pu connaître cet homme ! Comme il était maintenant trop tard pour gagner son amitié, ce serait une consolation de posséder sa tunique.

Les yeux noyés de larmes, il prit le chemin du retour. L’obscurité était à présent si grande que l’on distinguait avec peine le sentier. Il jeta un coup d’œil en arrière, mais déjà la petite colline disparaissait dans l’ombre.

Quand il atteignit la ville, la nuit était tombée sur Jérusalem, et pourtant ce n’était que le milieu de l’après-midi. Des lumières brillaient aux fenêtres ; les piétons avançaient lentement en s’éclairant avec des torches. Des voix anxieuses s’interpellaient. Démétrius ne comprenait pas ce qu’elles disaient mais elles exprimaient de l’inquiétude, comme si l’on se demandait quelle était la cause de cette étrange obscurité. Lui aussi s’en étonnait, mais il ne se sentait pas déprimé. Il n’avait plus l’impression d’être abandonné dans un monde hostile ; il ne se sentait pas seul en ce moment. Il serra plus fort la Tunique contre lui comme si elle contenait un remède inconnu contre le chagrin.

Mélas l’attendait dans le corridor devant la porte de Paulus. Démétrius, qui ne se sentait pas en humeur de bavarder, continua son chemin vers le logis de son maître. Mélas le suivit avec sa torche.

– Alors, tu es allé là-bas, eh ? Qu’en dis-tu ?

Ils entrèrent dans la chambre et Mélas, ne recevant pas de réponse, demanda :

– Qu’est-ce qui se passe ? Crois-tu que c’est une éclipse ?

– Je ne sais pas. Je n’ai jamais entendu parler d’une éclipse qui dure aussi longtemps.

– C’est peut-être la fin du monde, dit Mélas avec un rire forcé.

– Cela m’est bien égal, dit Démétrius.

– Crois-tu que ce Jésus y soit pour quelque chose ? questionna Mélas ne plaisantant qu’à moitié.

– Non, je ne crois pas.

Mélas s’approcha de Démétrius et le prit par le bras.

– Damas ne te tente pas ? demanda-t-il dans un murmure.

Démétrius secoua la tête d’un air indifférent.

– Et toi ? demanda-t-il.

– Je pars cette nuit, dit Mélas. Le procurateur donne toujours un dîner aux officiers, le dernier soir. Lorsque j’aurai mis le centurion au lit – avec une bonne cuite – je m’en irai. Viens avec moi. Une occasion pareille ne se représentera pas de sitôt.

– Non, je n’irai pas, dit Démétrius avec fermeté.

– Tu ne me vendras pas ?

– Bien sûr que non.

– Si tu changeais d’idée, fais-moi un signe pendant le banquet.

Mélas se dirigea vers la porte. Démétrius, croyant qu’il était parti, tira la Tunique de sous son bras et la déplia.

– Qu’est-ce que tu as là ? interrogea Mélas du seuil de la porte.

– Sa Tunique, dit Démétrius sans se retourner.

Mélas revint sur ses pas et contempla en silence le vêtement taché de sang.

– Comment est-elle en ta possession ? finit-il par demander d’une voix étouffée.

– Elle appartient à mon maître. Les officiers l’ont jouée aux dés. C’est lui qui l’a gagnée.

– Elle va lui porter malheur, fit Mélas.

– Pourquoi ? Elle a appartenu à un homme courageux.

*

* *

Marcellus rentra ivre et complètement épuisé. Débouclant son ceinturon, il le tendit à Démétrius et se laissa tomber sur une chaise.

– Apporte-moi du vin, commanda-t-il d’une voix rauque.

Démétrius obéit ; puis, un genou à terre, il délaça les sandales poussiéreuses de son maître tandis qu’il buvait.

– Tu te sentiras mieux après un bain froid, maître, dit-il d’un ton encourageant.

Marcellus fit un effort pour ouvrir les yeux et regarda son esclave avec curiosité.

– Tu étais là-bas ? Ah ! oui, je me souviens à présent. Tu étais là-bas ; tu m’as apporté une cruche d’eau.

– Et j’ai rapporté la Tunique, dit vivement Démétrius.

Marcellus se passa la main sur le front et essaya de chasser ses souvenirs avec un frisson.

– Il y a un banquet ce soir, maître.

– Ah ! oui, il faut que j’y aille, grommela Marcellus. Il ne faut pas que les officiers se moquent de nous. Nous n’avons peur de rien… nous autres de Minoa. Il ne faut pas que les ossifiers… les orficiers disent que la vue du sang rend le commandant de Minoa malade.

– Tu as raison, maître, approuva Démétrius. Une douche et une friction remettront tout dans l’ordre. J’ai préparé des vêtements propres.

– Très bien. Le comm’dant de Minoa n’a jamais été aussi sale. Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Il passa les doigts sur une tache humide sur le devant de son vêtement.

– Du sang ! murmura-t-il. Quelle brillante victoire l’Empire romain a remportée aujourd’hui !

Le monologue devint incohérent, puis la tête de Marcellus tomba toujours plus bas sur sa poitrine. Démétrius dégrafa le manteau et appliqua un linge mouillé sur le visage et le cou de son maître.

– Debout, ordonna-t-il en aidant Marcellus à se mettre sur ses pieds. Encore une bataille à livrer, maître, puis tu pourras dormir.

Marcellus reprit lentement ses esprits et s’appuya des deux mains sur les épaules de son esclave qui le débarrassait de ses vêtements souillés.

– Je suis sale, disait-il à mi-voix. Je suis sale… en dehors et en dedans. Je suis sale… et j’ai honte. Tu m’entends, Démétrius ? Je suis sale, et j’ai honte.

– Tu n’as fait qu’obéir aux ordres qui t’avaient été donnés.

– Étais-tu là-bas ? dit Marcellus en essayant d’affermir son regard.

– Oui, maître. Une bien triste affaire.

– Quelle impression t’a-t-il faite ?

– Je l’ai trouvé très courageux. C’est malheureux que mon maître ait été chargé de cette besogne.

– Je ne voudrais pas recommencer, déclara Marcellus. Étais-tu là quand il a demandé à son dieu de nous pardonner ?

– Non, mais je n’aurais pas compris son langage.

– Ni moi non plus… mais on me l’a dit. Il m’a regardé en face en le disant et il me faudra du temps pour oublier ce regard.

Démétrius mit son bras autour de Marcellus pour le soutenir. C’était la première fois qu’il voyait des larmes dans les yeux de son maître.

*

* *

La salle du banquet était gaiement décorée pour l’occasion. Un orchestre jouait des marches militaires. De hauts lampadaires de marbre éclairaient vivement les convives. À la table d’honneur, un peu plus élevée que les autres, le procurateur trônait avec Marcellus et Julien à ses côtés, puis venaient les commandants de Césarée et de Joppé. Tout le monde savait pourquoi cet honneur avait été dévolu à Marcellus et à Julien. Minoa s’était acquitté d’une tâche difficile, et Capernaum digérait une injustice. Pilate était maussade et distrait.

Les représentants de Minoa faisaient plus de bruit que les autres ; on le leur pardonnait facilement vu la rude journée qu’ils avaient eue. Paulus était rentré tard. Malgré les soins de Mélas, le centurion était sombre et renfrogné. La gaîté de ses compagnons de table l’ennuyait. Il les regardait avec dégoût, secoué de temps à autre par un pénible hoquet. Après quelque temps ses camarades s’occupèrent de lui, lui versant d’un vin particulièrement capiteux qui eut pour effet de donner une nouvelle activité à son esprit fatigué. Il essaya d’être gai et de chanter, mais personne ne comprenait ce qu’il disait.

Démétrius remarqua avec plaisir que Marcellus gardait sa dignité. Il parlait peu, mais le silence de Pilate pouvait en être rendu responsable. Le vieux Julien, qui n’était pas ivre, savourait les mets sans chercher à entrer en conversation avec le procurateur. Les autres tables s’animaient à mesure que la soirée avançait. Les rires éclataient ; de grossières plaisanteries s’échangeaient ; le bruit d’une dispute momentanée s’élevait.

Les immenses plats d’argent, où s’empilaient les viandes et les fruits exotiques, circulaient ; des flacons d’argent, délicatement ciselés, versaient des vins rares dans d’énormes gobelets. De temps en temps un centurion cramoisi se levait de la couche sur laquelle il était étendu et son serviteur, debout derrière lui, s’avançait rapidement pour l’assister. Ils revenaient peu après. L’officier, visiblement soulagé, retournait à sa couche et recommençait de plus belle. Beaucoup de convives dormaient, à la grande humiliation de leurs esclaves. Tant que votre maître était capable de sortir de table pour aller vider son estomac, vous pouviez garder la tête haute, mais du moment où il se mettait à dormir, les autres esclaves vous faisaient des signes en se moquant de vous.

Démétrius, à son poste contre le mur immédiatement derrière la couche de son maître, notait avec satisfaction que Marcellus ne faisait que goûter aux mets, ce qui prouvait qu’il lui restait un peu de raison. Il aurait voulu, cependant, que le tribun montrât un peu plus d’entrain. Ce serait malheureux si quelqu’un remarquait qu’il avait été impressionné par les événements de la journée.

À un moment donné, le procurateur se souleva et se pencha vers Marcellus qui le regarda d’un air interrogateur. Démétrius avança d’un pas pour écouter.

– Tu ne manges rien, commandant, fit Pilate. Tu préférerais peut-être autre chose ?

– Non, merci, répondit Marcellus. Je n’ai pas faim.

– Peut-être que la besogne de cette après-midi t’a coupé l’appétit ? suggéra Pilate avec nonchalance.

Marcellus fronça les sourcils.

– Ce serait une raison suffisante, seigneur, rétorqua-t-il.

– Une besogne pénible, je le reconnais. Ce n’est pas de gaîté de cœur que j’ai donné cet ordre.

– Alors pourquoi ?

Marcellus se redressa et regarda son hôte en face :

– Cet homme n’avait pas commis de crime, le procurateur lui-même l’a admis.

Pilate se rembrunit devant cette impertinence.

– Faut-il que je comprenne que le commandant de Minoa discute la décision de la cour de justice ?

– Mais certainement ! dit vivement Marcellus. Personne ne sait mieux que le procurateur que ce Galiléen a été injustement condamné.

– Tu t’oublies, commandant ! dit Pilate sévèrement.

– Ce n’est pas moi qui ai commencé cette conversation, répliqua Marcellus, mais si ma franchise t’ennuie, nous pouvons parler d’autre chose.

Le visage de Pilate s’éclaira un peu.

– Tu as le droit d’avoir tes opinions, Marcellus Gallio, mais tu conviendras que c’est un peu extraordinaire d’oser critiquer son supérieur aussi librement que tu viens de le faire.

– Je le sais, seigneur, dit Marcellus avec respect. C’est une chose extraordinaire de critiquer son supérieur. Mais ce cas, lui aussi, est extraordinaire.

Il s’arrêta et regarda Pilate droit dans les yeux.

– Le procès a été extraordinaire, ainsi que le jugement… et le condamné était un homme extraordinaire !

– Un homme étrange en effet, convint Pilate. Quelle est ton opinion sur lui ? demanda-t-il en baissant la voix.

Marcellus secoua la tête.

– Je ne sais rien de lui, répondit-il après une petite pause.

– C’était un fanatique ! dit Pilate.

– Sans aucun doute. Comme Socrate. Comme Platon.

Pilate haussa les épaules.

– Tu ne veux pourtant pas comparer ce Galiléen à Socrate et à Platon !

La conversation fut interrompue à ce moment et Marcellus n’eut pas l’occasion de répondre. Paulus s’était levé et l’appelait d’une voix avinée et incohérente. Pilate fronça les sourcils comme s’il trouvait que cela dépassait les limites permises, même pour un banquet d’où tout respect et dignité étaient absents. Marcellus fit de la main un signe à Paulus pour le faire tenir tranquille. Sans en tenir compte, Paulus s’avança en chancelant vers la table d’honneur, y appuya son coude et marmotta quelque chose que Démétrius ne put entendre. Marcellus essaya de discuter avec lui, mais devant son entêtement et son attitude querelleuse, il se retourna et fit signe à Démétrius.

– Le centurion Paulus désire voir la Tunique. Va la chercher.

Démétrius hésita si visiblement que Pilate le regarda étonné.

– Va immédiatement, dépêche-toi ! lui cria Marcellus avec colère.

Regrettant d’avoir humilié son maître en présence du procurateur, Démétrius s’en fut rapidement. Son cœur battait tandis qu’il courait le long du corridor. On pouvait s’attendre à tout avec un homme aussi ivre que Paulus.

Il prit sur le bras la Tunique tachée de sang et retourna à la salle du banquet. Il lui semblait trahir un ami très cher. Sûrement, ce Jésus méritait mieux que de servir, après sa mort, aux quolibets d’un ivrogne. Une fois même, Démétrius s’arrêta dans sa course, se demandant sérieusement s’il obéirait, ou si, imitant Mélas, il ne s’enfuirait pas.

Marcellus jeta un coup d’œil à la Tunique, mais ne la toucha pas.

– Donne-la au centurion Paulus, dit-il.

Paulus, qui était retourné à sa place, se leva en chancelant ; puis, tenant la Tunique par les épaules, il se dirigea lentement vers la table d’honneur. Quand il s’arrêta devant Pilate, le silence se fit tout à coup dans la salle.

– Le trophée ! cria Paulus.

Pilate eut un sourire indulgent et regarda Marcellus avec l’air de dire que le commandant de Minoa ferait bien d’inculquer de meilleures manières à son centurion.

– Le trophée ! répéta Paulus. Minoa présente son trophée au gouvernement.

Et du bras il fit un grand geste du côté des drapeaux qui pendaient au-dessus de la table du procurateur.

Pilate secoua la tête d’un air fâché et se détourna avec dégoût. Sans être le moins du monde troublé par cette rebuffade, Paulus s’adressa à Marcellus.

– Le gouvernement ne veut pas du trophée, bégaya-t-il d’un air idiot. Très bien ! Minoa gardera son trophée ! Marcellus Gallio s’en vêtira pour rentrer à Minoa ! Tiens, mets cette Tunique, commandant !

– Paulus, je t’en prie, cela suffit.

– Mets cette Tunique, cria Paulus. Démétrius, enfile-la à ton maître.

Il la jeta dans les mains de Démétrius. Quelqu’un cria : « Mets-la ! » et les autres répétèrent en chœur en frappant la table de leur gobelet : « Mets-la ! Mets-la ! »

Pensant que le meilleur moyen de faire taire ces braillards était de leur céder, Marcellus se leva et tendit la main vers la Tunique. Démétrius la serrait dans ses bras, semblant incapable de s’en séparer. Marcellus ordonna sévèrement :

– Donne-la moi.

Tous les regards devinrent attentifs et le silence se fit. Démétrius se tenait très droit, la Tunique serrée dans ses bras croisés. Marcellus attendit longtemps, respirant avec effort. Puis soudain, rejetant le bras en arrière, il frappa Démétrius au visage. C’était la première fois qu’il portait la main sur lui.

Démétrius, lentement, inclina la tête et tendit à Marcellus la Tunique, puis demeura, les épaules tombantes, pendant que son maître l’enfilait. Les rires éclatèrent et tout le monde applaudit. Marcellus ne souriait pas, son visage était hagard. La salle se tut de nouveau. Comme en rêve, il tâta machinalement le col du vêtement, essayant de l’enlever de ses épaules. Ses mains tremblaient.

– Puis-je t’aider, maître ? demanda Démétrius inquiet.

Marcellus fit un signe d’assentiment, et, lorsque Démétrius l’eut débarrassé de la Tunique, il s’écroula sur son siège comme si ses jambes lui eussent subitement manqué.

– Emmène ça dans la cour et brûle-le, murmura-t-il d’une voix rauque.

Démétrius salua et traversa rapidement la salle. Mélas était près de la porte et chuchota à son passage :

– À minuit, à la porte de l’Agneau.

– Entendu ! lui lança Démétrius sans s’arrêter.

*

* *

– Tu parais bouleversé, dit Pilate d’un ton railleur. Serais-tu par hasard superstitieux ?

Marcellus ne répondit pas. C’était comme s’il n’avait pas entendu ces paroles moqueuses. Il leva sa coupe d’une main tremblante et but. Aux autres tables, maintenant que la farce était jouée, les conversations reprenaient.

– Je pense que tu en as assez pour la journée, ajouta le procurateur d’un ton plus conciliant. Si tu veux t’en aller, je te le permets.

– Merci, seigneur.

Marcellus se leva à moitié de sa couche, mais, sentant ses jambes se dérober sous lui, il se laissa retomber sur son siège. Il ne voulait pas risquer d’attirer de nouveau l’attention. Cette faiblesse subite passerait bientôt. Il essaya de s’analyser. Il avait beaucoup trop bu aujourd’hui ; ses nerfs avaient été soumis à une terrible épreuve. Mais il se rendait compte que cet état de trouble ne venait ni du vin ni de l’horrible besogne de la journée. Cette inertie imprévue lui était tombée dessus au moment où il avait mis ses bras dans les manches de la Tunique. Pilate l’avait accusé de superstition. Rien n’était plus éloigné de la vérité ; il n’était pas superstitieux. Personne ne s’intéressait moins que lui aux choses surnaturelles, et il n’avait pas eu l’idée de prêter à cette Tunique un pouvoir magique quelconque.

Il s’aperçut que Pilate l’observait avec une curiosité mêlée de dédain. Sa situation devenait embarrassante. Il lui faudrait quand même, tôt ou tard, se mettre debout. Cela irait-il mieux maintenant ?

Juste à ce moment un garde du palais traversa la salle et s’arrêta devant le procurateur ; il salua et annonça que le capitaine du Vestris était arrivé et qu’il désirait remettre une lettre au commandant Marcellus Lucan Gallio.

– Apporte-la, dit Pilate.

– Le capitaine Flavius désire la remettre en main propre, seigneur, dit le garde.

– Quelle idée ! Dis-lui de te donner la lettre. Fais servir à dîner au capitaine. Je lui parlerai demain matin.

– La lettre, seigneur, est de l’empereur, dit le garde avec importance.

Marcellus qui avait écouté jusque-là sans grand intérêt, se pencha en avant et regarda le procurateur d’un air interrogateur.

– Bon, dit Pilate. Dis-lui de venir.

Les quelques instants d’attente semblèrent longs. Une lettre de l’empereur ! Quelle espèce de message pouvait bien venir de ce vieux fou de Tibère ? À ce moment le marin, hâlé et barbu, entra à la suite du garde. Pilate le salua froidement et lui fit signe de remettre le rouleau à Marcellus. Le capitaine attendait et le procurateur observait du coin de l’œil Marcellus qui, d’une main mal assurée, faisait sauter les cachets avec la pointe de son poignard, déroulait lentement le papyrus et parcourait des yeux le bref message. En refermant le rouleau il s’adressa d’un air impassible au capitaine.

– Quand mets-tu à la voile ?

Rien dans le ton de Marcellus n’indiquait si la lettre de l’empereur Tibère apportait de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Quel que fût le message, il n’avait eu aucun effet sur son étrange apathie.

– Demain soir. Dès que nous serons de retour à Joppé.

– Très bien, dit Marcellus d’un air indifférent. Je serai prêt.

Le capitaine prit congé en marmottant quelques paroles embarrassées et sortit derrière le garde. Pilate, incapable de retenir plus longtemps sa curiosité, tourna vers Marcellus un regard interrogateur.

– De bonnes nouvelles ? Puis-je être le premier à t’offrir des félicitations ?

– Merci, dit Marcellus d’un air évasif. Si tu le permets, seigneur, je vais maintenant prendre congé.

– Mais naturellement, dit Pilate avec raideur. Tu as peut-être besoin que l’on t’aide, ajouta-t-il en remarquant la difficulté que Marcellus avait à se lever. Veux-tu que je fasse appeler ton serviteur ?

En se cramponnant à la table, Marcellus arriva à se mettre debout. Un moment il ne sut pas si ses jambes le porteraient hors de la salle du banquet. Serrant les poings et tendant toute sa volonté pour y arriver, il se dirigea lentement vers la porte, si occupé de ce qu’il faisait qu’il en oublia de prendre congé de son hôte. Quel soulagement quand, une fois dans le corridor, il put s’appuyer contre le mur ! Une porte voûtée conduisait dans la cour. Se sentant incapable d’aller plus loin, il s’assit pesamment dans l’obscurité de la place d’exercice, abandonnée à cette heure, se demandant s’il retrouverait jamais ses forces.

Durant l’heure qui suivit, il essaya à plusieurs reprises de se lever, mais en vain. Il s’étonnait de ne pas s’inquiéter autrement de son état. En effet, cette apathie qui l’avait envahi physiquement avait aussi agi sur son esprit.

Le fait que son exil était fini ne l’exaltait pas. Il se répétait sans cesse : « Marcellus, réveille-toi ! Tu es libre ! Tu vas rentrer à la maison ! Tu vas revoir ta famille ! Tu reverras Diana ! Le bateau t’attend ! Tu t’embarques demain matin ! Qu’est-ce qui te prend, Marcellus ? »

Un instant son attention fut attirée par une ombre qui s’approchait du passage, portant un paquet sur l’épaule. C’était l’esclave de Paulus qui avait l’air furtif d’un fugitif. Lorsqu’il passa près de Marcellus, il sursauta ; puis, prenant ses jambes à son cou, il s’enfuit comme une antilope effrayée. Marcellus trouva cela amusant, mais il ne sourit pas. Ainsi, Mélas se sauvait. Que lui importait ?

Après un temps qui lui sembla très long, il entendit un brouhaha de voix éraillées ; le banquet était terminé. Après, la nuit devint plus sombre encore. Mais Marcellus ne pensait plus ; son esprit était inerte. Péniblement, il se glissa jusqu’à un pilier contre lequel il s’endormit profondément.

*

* *

Démétrius s’était, durant la dernière heure, activement occupé à préparer l’équipement de son maître. L’habitude de prendre soin de Marcellus était ancrée en lui, mais après ce dernier service, il prendrait le chemin de la liberté. De dures épreuves l’attendaient sans doute ; qu’importe, il serait libre ! Une fois dégrisé, Marcellus regretterait probablement l’incident du banquet ; il penserait peut-être même que son esclave était en droit de se sauver.

Après avoir bouclé les bagages, Démétrius se rendit dans sa petite chambre à l’autre bout des casernes ; là, il rassembla les rares objets qui lui appartenaient et les empila dans un sac. Quant à la Tunique du Galiléen, après l’avoir pliée avec soin, il la plaça en dernier lorsque tout fut emballé.

Il s’avoua que c’était une drôle d’idée, mais la douceur de cette Tunique, filée et tissée à la main, possédait une étrange vertu. Son contact lui donnait une curieuse sensation d’apaisement, comme si une confiance nouvelle naissait en lui. Il se souvint d’une légende de son enfance où il était question d’une bague aux armes d’un prince. Le prince en avait fait cadeau à un pauvre légionnaire qui l’avait, un jour, préservé d’une flèche ; et des années plus tard, dans un moment de misère, le soldat s’était servi de la bague pour obtenir une audience du prince. Démétrius ne se rappelait plus tous les détails de cette histoire, mais cette Tunique lui semblait posséder les mêmes qualités que la bague du prince. C’était comme une sécurité, une protection.

La porte de l’Agneau était assez éloignée, mais il en connaissait le chemin pour l’avoir visitée lors d’une de ses expéditions solitaires. La porte n’était pas gardée, tout était désert. En attendant Mélas, il s’allongea sur l’herbe du talus au bord de la route.

Enfin il perçut le crissement régulier de courroies de sandales et il retourna sur la route.

– Est-ce que quelqu’un t’a vu partir ? demanda Mélas, posant son paquet par terre pour respirer un moment.

– Non, tout était tranquille. Et toi ?

– Le commandant m’a vu partir. Il m’a fait une peur ! Je longeais les murs de la cour lorsque je suis tombé sur lui.

– Que faisait-il là ? demanda vivement Démétrius.

– Il était assis, tout seul, sur la marche d’une entrée.

– Il t’a reconnu ?

– Je le crois, mais il ne m’a rien dit. Viens ! Ne restons pas plus longtemps ici. Il nous faut faire le plus de chemin possible avant le lever du soleil.

– Est-ce que mon maître paraissait ivre ? questionna Démétrius.

– Non… pas vraiment, dit Mélas en hésitant. Quand il a quitté la salle, bien avant les autres, il semblait étourdi et comme s’il n’avait pas toute sa raison. J’avais l’intention d’attendre mon vieil ivrogne de maître pour le mettre au lit, mais cela a duré trop longtemps. Il ne s’apercevra même pas que je ne suis pas là. C’est la première fois que je vois le centurion pareillement ivre !

Ils avançaient dans l’obscurité, trouvant difficilement leur chemin. Mélas trébucha sur une grosse pierre et jura copieusement.

– Tu dis qu’il avait l’air de n’avoir pas toute sa raison ? dit Démétrius inquiet.

– Oui… hébété… comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Et dehors, sous la voûte de l’entrée, il avait un air hagard. Il ne savait peut-être même pas où il était.

Démétrius ralentit sa marche, puis s’arrêta.

– Mélas, dit-il d’une voix rauque, excuse-moi… mais il faut que je retourne auprès de lui.

– Comment ! espèce de…

Mélas ne trouva pas d’épithète assez forte.

– Tu n’es qu’un lâche ! Tu as peur de planter là cet homme qui t’a frappé au visage devant tous les officiers ! Bon ! Retourne vers lui et reste son esclave à jamais ! Ce sera gai. Il est devenu fou.

Démétrius avait fait demi-tour et s’éloignait.

– Bonne change, Mélas, cria-t-il.

– Tu ferais bien de te débarrasser de cette Tunique ! hurla Mélas d’une voix furieuse. C’est à cause d’elle que ton cher Marcellus a perdu la tête. Il a été détraqué du moment où il l’a enfilée ! Il est maudit ! Le Galiléen se venge !

Démétrius marchait péniblement dans le noir. Les imprécations de Mélas le poursuivaient :

– Maudit ! Il est maudit !

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