VII

L’hiver est d’habitude de courte durée à l’île de Capri, cependant il ne se faisait que plus durement sentir, prétendait l’empereur Tibère. Le ciel obscurci de nuages le déprimait. L’humidité faisait craquer ses articulations. À son avis, Capri était alors le coin le plus abandonné de tout l’empire romain.

Depuis que le vieil empereur avait remis les rênes du gouvernement aux mains du prince Gaïus, il s’amusait à faire construire de grandioses villas qui se détachaient sur le ciel ; à quels effets, les dieux mêmes l’ignoraient.

Du matin au soir, que ce fût le printemps, l’été ou l’automne, il restait assis au soleil ou sous une tente pour surveiller les travaux. Les entrepreneurs l’écoutaient avec respect car l’empereur n’était pas le premier architecte venu. Il ne permettait jamais à son goût de l’esthétique de l’emporter sur le bon sens. Les grandes citernes au sommet de la montagne avaient été conçues avec l’habileté d’un plombier expérimenté et dissimulées avec l’art d’un sculpteur idéaliste.

Il y en avait neuf maintenant, de ces superbes villas, séparées les unes des autres par de spacieux jardins et manifestant qu’elles étaient issues du cerveau et de la bourse de l’irascible vieux César, dont la villa Jovis les dominait toutes.

Si Tibère détestait l’hiver, c’est que cela l’enrageait de voir s’enfuir les précieuses journées qui lui restaient à vivre sans voir prendre forme à ses rêves créateurs.

Lorsque les premières pluies accouraient de la baie, poussées par un vent qui ébranlait portes et fenêtres, l’empereur se confinait dans une réclusion empoisonnée d’amertume. Les hôtes et les parents étaient bannis de somptueux appartements. Aucune députation de Rome n’était reçue, aucune affaire d’État ne se négociait.

Mais les premiers rayons du soleil printanier faisaient de lui un autre homme. Lorsque leur éclat venait éblouir ses yeux chassieux, Tibère se débarrassait de ses compresses et de ses médecins, réclamait à grands cris sa tunique, sa toge, ses sandales, sa canne, son chef jardinier et allait en chancelant sur le péristyle. À ses ordres, tout commençait à bourdonner ; la villa Jovis reprenait vie avec une soudaineté qui devait scandaliser la vieille divinité conservatrice d’après laquelle elle était nommée. Les musiciens macédoniens, les magiciens des Indes, les astrologues africains et les danseuses égyptiennes étaient arrachés à leur torpeur hivernale pour venir rendre compte à une majesté déchaînée de leur exécrable paresse.

Pour la forme, un serviteur allait s’enquérir à la villa Bacchus de la santé de l’impératrice, quoique ce fût le moindre des soucis de Tibère. Celui-ci n’aurait guère été troublé s’il avait appris que Julie était malade. Il avait même une fois préparé un assassinat de cette vieille matrone, mais le coup avait manqué parce que l’impératrice avait été prévenue de ce qui se tramait contre elle.

Cette année-là, le printemps était venu bien plus tôt que d’habitude. Le ciel était plein d’oiseaux, les jardins pleins de fleurs, les fleurs pleines d’abeilles, et Tibère plein de joie. Il lui fallait quelqu’un pour la partager ; quelqu’un d’assez jeune pour répondre avec ardeur à toute cette beauté : qui, si ce n’était Diana !

En conséquence, cette après-midi-là, un courrier se rendit à Naples en bac et partit au galop pour Rome, suivi une heure plus tard par un carrosse des plus confortables de la cour. La lettre adressée à Paula Gallus était courte et pressante. L’empereur ne demandait pas si cela lui convenait d’amener Diana à Capri. Il l’informait simplement que la voiture arrivait au galop et qu’elles devaient être prêtes à y monter dès son arrivée.

*

* *

Au crépuscule du troisième jour de leur voyage, Paula et Diana descendaient de la barque impériale sur le quai de Capri où les attendaient de luxueuses litières pour les monter rapidement par le sentier escarpé qui conduisait à la villa Jovis. Le vieil empereur les reçut avec une joie touchante et leur accorda jusqu’au lendemain à midi pour se reposer.

Diana, dont les forces physiques n’étaient pas complètement épuisées, s’attarda auprès du vieil homme, à la grande satisfaction de celui-ci.

C’était si aimable à lui d’avoir désiré la voir, lui dit-elle. Et comme il avait bonne mine ! Comme il devait être content que le printemps fût revenu ! Maintenant il pourrait de nouveau s’asseoir toute la journée au soleil pour surveiller la construction d’une nouvelle maison. Serait-ce une autre villa ?

– Oui, répondit-il, affable. Une vraiment belle villa.

Il s’arrêta et sembla réfléchir.

– La plus belle villa de toutes, je l’espère. Elle sera pour la charmante Diana.

Il n’ajouta pas que cette idée venait seulement de lui traverser l’esprit. Il fit semblant de lui confier un projet qu’il mûrissait depuis longtemps en secret.

Les yeux de Diana brillèrent et elle caressa tendrement la vieille main brune. D’une voix troublée, elle murmura qu’il était le meilleur grand-père qu’on pût trouver.

– Tu m’aideras à faire le plan de la villa, dit Tibère avec chaleur.

– C’est pour cela que tu m’as fait venir ?

Le vieillard eut un sourire malin et mentit avec complaisance par un signe de tête affirmatif.

– Nous parlerons de tout cela demain, promit-il.

– Alors je vais immédiatement me coucher, décida-t-elle en sautant sur ses pieds. Puis-je déjeuner avec toi, grand-père ?

– C’est trop te demander, petite. Tu dois être fatiguée, et je déjeune à l’aube.

– Je serai là, annonça Diana. Bonne nuit, César.

Mettant un genou à terre, elle salua cérémonieusement et sortit à reculons ; arrivée à la porte, elle s’arrêta et ses lèvres souriantes formèrent un baiser.

Le vieil empereur de Rome fut enchanté.

*

* *

Il était midi et le soleil dardait ses rayons. Il y avait longtemps que Tibère n’avait éprouvé autant de plaisir. Cette spirituelle Diana lui redonnait goût à la vie. Quelle charmante jeune fille elle était devenue depuis la dernière fois qu’il l’avait vue ! Il se sentait presque un cœur d’adolescent en face de cette vitalité rayonnante.

Après le déjeuner, ils étaient allés se promener au bout de l’esplanade. Oui, il y avait là amplement de place pour une magnifique villa. Rien ne viendrait obstruer cette vue splendide. En déclarant cela il avait pris Diana par le bras pour trouver un appui et, de sa canne, indiquait la direction du nord-est. Tous les matins, le Vésuve serait là pour lui souhaiter le bonjour. Elle verrait le soleil briller sur les toits blancs de Pompéi et de Herculanum et, tout près, la petite ville de Sorrente.

Remarquant que le vieillard vacillait sur ses jambes, Diana proposa d’aller s’asseoir sur la terrasse de la villa Quirinus, encore inoccupée. L’empereur se laissa tomber sur un siège rustique et s’essuya le front.

– Tu es devenue très belle, Diana, fit-il quand il eut repris son souffle. Tu vas probablement te marier un de ces jours.

Le sourire de Diana s’évanouit et ses longs cils s’abaissèrent. Elle secoua ses boucles noires et poussa un petit soupir plaintif. Tibère renifla avec impatience et frappa le sol avec sa canne.

– Voyons, qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Un amour malheureux ?

Le visage de Diana était grave et elle répondit dans un murmure :

– Je veux bien te le dire à toi, grand-père. J’aime Marcellus.

– Mais c’est parfait. Qu’est-ce qui ne va pas avec Marcellus ? Ce serait une excellente alliance. Il n’y a pas d’homme plus honorable que Gallio dans l’empire. Et Lucia est ton amie. À merveille ! Épouse Marcellus. Qui t’en empêche ?

– Marcellus a été envoyé au loin, peut-être pour des années, murmura Diana. On lui a donné le commandement du fort de Minoa.

– Minoa ! s’écria Tibère avec un haut-le-corps indigné. Minoa ! Ce trou infect ! J’aimerais bien savoir qui l’a envoyé là-bas.

– Le prince Gaïus, fit Diana avec rage.

– Gaïus ! Cet avorton ! Ce fou dangereux ! Comment a-t-il osé faire cela au fils de Marcus Lucan Gallio ? À Minoa ! Nous allons bien voir ! Viens, retournons à la villa ; Gaïus va entendre parler de son empereur.

Il prit le bras de Diana et, tout en vociférant, reprit le chemin de la villa Jovis. En traversant le péristyle, il appela à grands cris son secrétaire ; une douzaine de serviteurs accoururent de toutes parts. Diana confia l’empereur furieux à son chambellan et s’enfuit dans sa chambre où elle se jeta sur son lit, la tête dans l’oreiller, avec un rire nerveux qui ne tarda pas à se transformer en pleurs.

Quand elle se fut calmée, elle se recoiffa devant le miroir et alla frapper à la porte de sa mère. Elle entra doucement et Paula Gallus ouvrit paresseusement un œil.

– Mère ! s’écria Diana en venant s’asseoir sur le bord du lit. Devine ! Il va faire revenir Marcellus !

– Eh bien, dit Paula encore mal éveillée, n’est-ce pas ce que tu désirais ?

– Oui, mais c’est merveilleux !

– Attends que ce soit fait. Tu ferais mieux de rester auprès de lui et de veiller à ce qu’il ne l’oublie pas.

– Oh ! il n’oubliera pas. Si tu avais vu sa colère ! Il était terrifiant.

– Je sais, je sais, dit Paula en bâillant. Je l’ai déjà vu dans cet état.

Diana pressa sa joue contre le cœur de sa mère.

– Marcellus va revenir, murmura-t-elle avec extase.

*

* *

Depuis une heure, seule dans la pergola, Lucia surveillait de l’œil une galère à bord de laquelle, son intuition le lui disait, Marcellus devait sûrement se trouver.

Dans la villa, tout le monde attendait avec impatience le retour du jeune homme. Tertia ne tenait plus en place ; elle se réjouissait de revoir Marcellus, certainement, mais elle était surtout folle de joie en pensant à Démétrius. Marcipor parcourait la maison pour s’assurer que tout était en ordre. Mère avait commandé de nouvelles tentures pour l’appartement de son fils. Elle avait pleuré de joie quand Diana leur avait apporté la bonne nouvelle, mais maintenant, elle attendait avec calme.

Lucia, elle, ne dissimulait pas son impatience. La veille déjà, elle avait surveillé les bateaux sur le fleuve. De temps à autre elle quittait son poste et se promenait dans la roseraie, toute fleurie en ce mois de juin, mais bien vite ses pieds la ramenaient à son poste d’observation à l’extrémité de la pergola.

Pendant que la galère remontait le fleuve dans la direction des docks, son excitation allait croissant. Elle était certaine à présent que Marcellus se trouvait parmi les passagers. Si elle ne se trompait pas, on le verrait bientôt arriver. C’est son père qui serait étonné ! Il ne l’attendait pas encore aujourd’hui. Quel dommage que Diana ne soit pas là pour l’accueillir ! Cet ennuyeux Tibère l’avait de nouveau fait chercher et il avait bien fallu obéir.

Lucia ne tenait plus en place. Si elle allait seule jusqu’au portail du jardin, les serviteurs s’en étonneraient. Tant pis ! C’était une occasion exceptionnelle. Elle descendit en courant les degrés de marbre et prit la longue allée ombragée d’acacias et d’arbustes en fleurs. Quelques esclaves, qui terminaient le travail de la journée, levèrent des yeux interrogateurs. À une petite distance de la grille ouvragée, la jeune fille, le sang aux joues, s’assit sur un banc de pierre pour attendre le grand moment.

Après ce qui lui sembla une éternité, un vieux chariot de louage tourna dans l’avenue. À côté du conducteur se tenait Démétrius, le visage amaigri et bronzé. Il l’aperçut immédiatement, saisit le bras du cocher, lui donna une pièce de monnaie et descendit du char. Lucia courut à sa rencontre. Elle remarqua que son visage était grave bien que ses yeux se fussent éclairés quand elle lui avait tendu spontanément les deux mains.

– Démétrius ! Qu’y a-t-il ? Où est Marcellus ?

– Il n’y avait pas de voiture convenable sur le quai, expliqua-t-il. Je suis venu chercher un meilleur moyen de transport.

– Mon frère va bien ?

Il se troubla un peu et répondit évasivement :

– Mon maître… mon maître n’a pas fait très bon voyage.

– Oh ! si ce n’est que cela.

Pourtant Démétrius semblait cacher quelque chose. Elle le regarda alors d’un air anxieux :

– Dis-moi, Démétrius, qu’est-il arrivé à mon frère ?

Il y eut un silence inquiétant.

– Le tribun a fait une triste expérience la veille de notre départ. C’est trop long à raconter maintenant car mon maître m’attend sur le quai. Il a été très déprimé et n’est pas encore complètement remis. Il n’a pas bien dormi sur le bateau.

– Mauvais temps ?

– La mer était calme, mais mon maître ne pouvait pas dormir ; il a aussi très peu mangé. Permets-moi de prendre la grande voiture pour aller le chercher.

– Démétrius, tu me caches quelque chose, dit Lucia décidée à savoir la vérité.

– Mon maître est d’humeur triste. Il préfère ne pas parler mais il n’aime pas à rester seul.

– Il est content de revenir, n’est-ce pas ?

– Mon maître ne désire plus rien, répondit Démétrius d’un air sombre. Il a éprouvé un grave choc. J’espère qu’il ira mieux une fois à la maison. Je pense qu’il fera un effort pour se montrer joyeux, du moins il me l’a promis. Mais il ne faudra pas vous étonner s’il s’arrête de parler au milieu d’une phrase et semble avoir oublié ce qu’il disait. Puis, après une longue pause, il posera brusquement une question, toujours la même…

Démétrius détourna les yeux et sembla ne pas vouloir continuer.

– Quelle question ? insista Lucia.

– Il demandera : « Étais-tu là-bas ? »

– Où, là-bas ? questionna-t-elle intriguée.

Démétrius tressaillit et secoua la tête.

– Je ne peux pas l’expliquer maintenant, dit-il. Mais s’il demande si tu étais là-bas, il faut lui répondre « non ». Surtout ne lui demande pas « où ? », dis simplement « non ». Il retrouvera vite ses esprits et paraîtra soulagé. Du moins c’est ainsi que cela s’est passé sur le Vestris. Il parlait souvent sans aucune contrainte avec le capitaine mais, tout à coup, la conversation ne l’intéressait plus et il s’enfonçait dans ses pensées. C’est alors qu’il demandait : « Étais-tu là-bas ? » Et le capitaine Flavius disait : « Non. » Alors Marcellus était content et déclarait : « Bien sûr, tu n’étais pas là-bas. Heureusement pour toi ! »

– Le capitaine savait-il de quoi il parlait ?

Démétrius fit oui, à contre-cœur lui sembla-t-il.

– Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?

– C’est trop long à raconter. Je te le dirai peut-être une autre fois.

Elle avança d’un pas et, baissant la voix, murmura :

– Et toi, étais-tu là-bas ?

Il fit oui de la tête en détournant les yeux ; puis soudain, perdant sa réserve habituelle, il lui parla d’égal à égal.

– Ne le questionne pas, Lucia. Traite-le exactement comme auparavant. Parle-lui de tout, sauf de Jérusalem. Fais attention de ne pas toucher ce point sensible. La blessure est profonde et douloureuse, c’est une blessure morale.

Elle rougit un peu, Démétrius l’avait appelée par son prénom. Après tout, pourquoi pas ? N’en avait-il pas le droit ? Que ne devaient-ils pas, elle et les siens, à cet esclave dévoué ?

– Merci, Démétrius, dit-elle affectueusement. Je suis contente d’avoir été avertie.

Brusquement, il reprit une position militaire et la salua cérémonieusement ; puis il fit demi-tour et s’éloigna. Lucia le suivit des yeux, d’un regard ému.

*

* *

Durant la première heure, rien dans la conduite de Marcellus ne confirma l’avertissement de son esclave. Après avoir quitté Démétrius, Lucia s’était précipitée chez sa mère pour lui faire part de la terrible nouvelle et elle n’avait pas fini le triste récit du mal étrange de son frère, que son père rentrait. Il n’y avait pas grand’chose à faire. Ils étaient saisis et stupéfaits, comme s’ils avaient appris la mort de Marcellus et attendaient le retour de son corps.

En conséquence ce fut une agréable surprise de le voir arriver joyeux et plein d’affection. Il est vrai que sa maigreur était inquiétante et son expression hagarde ; mais une bonne nourriture et beaucoup de repos lui rendraient vite son poids et sa vitalité. Pour ce qui était de son état mental, le rapport de Démétrius était tout à fait inexact. Qu’est-ce qui lui avait pris, à ce gaillard, de leur faire peur avec cette prétendue dépression de son maître ? Au contraire, jamais Marcellus n’avait été aussi démonstratif.

Dans le petit salon de sa mère, il marchait de long en large, parlant avec exubérance, s’arrêtant pour jouer avec les bibelots, s’interrompant pour regarder par la fenêtre, mais continuant à débiter mille récits sur Gaza et la vie rude qu’on menait à Minoa. Dans d’autres conditions, ses parents auraient pensé qu’il avait un peu trop bu. Cela ne ressemblait pas à Marcellus de discourir sans arrêt et si vite. Mais il était un peu excité de rentrer à la maison, voilà tout. Ils écoutaient attentivement, les yeux brillants ; ils riaient aux passages amusants et l’encourageaient.

– Assieds-toi, mon garçon, lui dit sa mère tendrement quand enfin il s’arrêta. Tu es fatigué ; repose-toi.

Marcellus s’assit en commençant une nouvelle histoire de bandits, mais bientôt son débit se ralentit, la fatigue apparut sous sa gaîté factice et tout à coup il se tut comme si on l’avait interrompu. Pendant un instant ses yeux s’agrandirent et il parut entendre ou voir quelque chose qui absorbait son attention. Ses parents l’observaient en silence, le cœur battant.

– Qu’y a-t-il, Marcellus ? demanda sa mère en affermissant sa voix. Aimerais-tu un verre d’eau ?

Il essaya de sourire, mais sans succès, il secoua la tête presque imperceptiblement et la lumière s’éteignit dans ses yeux. Tout était tranquille dans la pièce.

– Tu devrais te reposer, mon fils, proposa son père en s’efforçant de prendre un ton naturel.

Marcellus ne sembla pas avoir entendu ; il restait immobile, respirant avec peine, les poings crispés. Puis la tension se relâcha, le laissant affaissé et sans force. D’un mouvement nerveux il se frotta le front du revers de la main. Puis, lentement, il tourna vers son père un visage pathétique, le regarda d’un air bizarre et poussa un soupir déchirant.

– Étais-tu… étais-tu… là-bas ? demanda-t-il d’une voix faible.

– Non, mon fils.

Ce fut dit d’une voix cassée de très vieil homme.

Marcellus eut un petit rire et secoua la tête comme pour s’excuser de sa sottise ; il regarda timidement autour de lui pour voir l’impression qu’il avait produite.

– Bien sûr, tu n’étais pas là-bas, dit-il comme honteux de lui-même. Tu es tout le temps resté ici, n’est-ce pas ? Je crois que je vais aller me coucher maintenant, mère chérie, ajouta-t-il d’une voix fatiguée.

– C’est ce que tu as de mieux à faire, dit sa mère doucement.

Elle avait fait un grand effort pour ne pas lui laisser voir combien elle était affectée mais, devant l’abattement de son fils, elle porta les deux mains à ses yeux et se mit à sangloter. Marcellus la regarda d’un air suppliant et poussa un soupir.

– Veux-tu appeler Démétrius, Lucia, demanda-t-il très las.

Elle ouvrit la porte ; Démétrius, qui attendait tout près de là, entra sans bruit et aida son maître à se mettre debout.

– Je vous reverrai demain matin, murmura Marcellus.

Et il sortit en s’appuyant lourdement au bras de son esclave. Lucia s’esquiva sans rien dire. Le sénateur se prit la tête dans les mains et resta silencieux.

*

* *

Ce ne fut pas sans peine que Marcus Lucan Gallio se décida à avoir un entretien confidentiel avec Démétrius. Le sénateur traitait ses esclaves avec justice mais il croyait à la nécessité d’une discipline sévère. S’il respectait le beau et loyal Corinthien et avait en lui une pleine confiance, il n’avait jamais brisé la ligne qui sépare le maître de l’esclave. Et maintenant, il allait demander à Démétrius de franchir cette limite sociale ; car autrement, comment pouvait-il espérer apprendre toute la vérité sur la cause qui avait fait de tels ravages dans l’esprit de son fils ?

Deux jours avaient passé, et Marcellus restait dans sa chambre. Plusieurs fois Gallio était allé le voir et avait été reçu avec affection, mais timidement. Cette contrainte de la part de Marcellus, cette amabilité forcée, cette peur involontaire d’être plaint, mêlées à son désir visible de montrer son affection, rendaient la situation embarrassante. Gallio ne savait comment parler à son fils. Démétrius possédait la clé de l’énigme ; il fallait que Démétrius parlât. Vers le milieu de l’après-midi il l’envoya chercher.

Démétrius entra et se tint debout vers la porte.

– Je désire te parler de mon fils, Démétrius. Je suis en souci. J’aimerais que tu me dises ce qui l’afflige. Assieds-toi, tu seras plus à ton aise.

– Je te remercie, seigneur, dit Démétrius avec respect. Je me sens plus à mon aise debout, si tu le permets.

– Assieds-toi ! commanda Gallio. Je ne veux pas que tu restes là comme une tour à me répondre par monosyllabes. C’est une question de vie et de mort. Je veux que tu me dises tout ce que tu sais, sans aucune réserve.

Démétrius obéit.

– Mon maître a reçu l’ordre de conduire un détachement de légionnaires à Jérusalem. C’est la coutume, durant la fête annuelle des Juifs, d’envoyer des troupes des divers forts de Palestine au procurateur de Judée pour prévenir des émeutes possibles dans une ville remplie de gens de toute sorte.

– C’est Ponce Pilate qui est le préfet de Jérusalem, n’est-ce pas ?

– Oui, maître. On l’appelle le procurateur. Un autre gouverneur réside aussi à Jérusalem.

– Ah ! oui, je me souviens. Un certain Hérode, un infâme coquin ! Et jaloux de Pilate, à ce qu’on dit.

– Il n’y a pas de quoi être jaloux de Pilate. Il se laisse mener par le Temple. Du moins c’est ce qui est arrivé dans le cas qui nous intéresse. Permets-moi de te poser une question ; as-tu entendu parler du Messie ?

– Non, qu’est-ce que c’est ?

– Depuis des siècles les Juifs attendent la venue d’un héros qui les délivrera. C’est le Messie qui leur a été annoncé. Chaque année, durant ces fêtes annuelles, les plus fanatiques s’attendent à le voir apparaître. Ils ont cru parfois avoir trouvé l’homme, mais cela n’a rien donné. Cette fois-ci…

Démétrius s’interrompit, l’air pensif, regarda par la fenêtre ouverte et oublia de terminer sa phrase.

– Il y avait là un Juif de Galilée, à peu près de mon âge, continua-t-il, mais c’était un homme si différent des autres qu’il paraissait ne pas appartenir au temps…

– Tu l’as donc vu ?

– Une grande foule l’acclamait comme son Messie, disant qu’il était son roi. J’étais là, c’était le jour de notre arrivée.

– Et que disait-il ?

– Il n’avait pas l’air de s’y intéresser. Il paraît qu’il avait l’habitude de prêcher devant les gens de sa province qui se rassemblaient pour l’écouter ; c’étaient d’innocentes exhortations à la bonté et à l’honnêteté. Il ne s’occupait pas de politique.

– Ainsi ce jeune Galiléen ne voulait pas de la royauté ; il se sera brouillé avec ses admirateurs.

– Et avec le gouvernement aussi. Les Juifs riches, craignant son influence sur les gens de la campagne, l’ont fait arrêter pour trahison. Pilate, sachant qu’il n’avait pas fait de mal, a essayé de l’acquitter ; mais ceux qui voulaient sa condamnation l’ont emporté, finalement Pilate l’a condamné à être crucifié.

Démétrius hésita, puis continua d’une voix basse :

– C’est le commandant du fort de Minoa qui a reçu l’ordre de diriger l’exécution.

– Marcellus ! Mais c’est horrible !

– Oui, seigneur. Il était heureusement ivre à ne plus rien voir quand il l’a fait. Il était cependant assez lucide pour se rendre compte qu’il crucifiait un innocent et, tu vois, maître, il n’arrive pas à prendre le dessus. Il chasse le souvenir pour quelques instants puis tout lui revient comme un cauchemar. Il revoit la scène avec tant de force, que c’est pour lui une douleur aiguë. C’est tellement présent à son esprit qu’il croit que tous les gens sont au courant de l’histoire et il demande s’ils y étaient… Après, il est honteux de les avoir questionnés.

– Ah ! s’exclama Gallio comprenant subitement. « Étais-tu là-bas ? » c’est donc cela !

– Oui, seigneur, mais ce n’est pas tout.

Démétrius dirigea de nouveau son regard vers la fenêtre et restait à se tapoter le bout des doigts comme s’il ne savait comment continuer. À la fin, il regarda le sénateur bien en face.

– Avant de te dire la suite, seigneur, je tiens à t’assurer que je ne suis pas superstitieux. Je ne croyais pas aux miracles. Je sais que tu n’ajoutes pas foi à ce genre de choses, et tu auras peut-être de la peine à admettre ce que je vais te dire.

– Dis toujours, Démétrius, fit Gallio avec impatience.

– Ce Jésus de Galilée portait une simple Tunique brune en allant à la croix. On la lui a arraché et on l’a jetée par terre. Pendant qu’il agonisait, mon maître et quelques officiers jouaient aux dés tout près. L’un d’eux a ramassé la Tunique et ils l’ont prise comme enjeu. Mon maître l’a gagnée. Plus tard dans la soirée il y a eu un banquet au palais du gouverneur. Tout le monde avait bu. Un centurion a insisté pour que mon maître mette la Tunique.

– Quelle affreuse plaisanterie ! Et il a cédé ?

– Oui, bien à contre-cœur. Toute l’après-midi il avait été sous l’influence de l’alcool, mais alors il était dégrisé. Je crois qu’il se serait remis de l’horreur de la crucifixion s’il n’y avait pas eu la Tunique. Il l’a mise, et il n’a plus jamais été le même depuis.

– Tu t’imagines sans doute que la Tunique est ensorcelée, dit Gallio avec une nuance de mépris.

– Je crois qu’il est arrivé quelque chose à mon maître quand il l’a mise. Il l’a vite arrachée et m’a donné l’ordre de la détruire.

– C’était très raisonnable. Un triste souvenir à garder.

– Je l’ai encore, seigneur.

– Tu lui as désobéi ?

Démétrius hocha la tête.

– Mon maître ne se possédait plus quand il m’a donné cet ordre. Je lui désobéis parfois quand je pense que ce n’est pas dans son intérêt. Et maintenant je suis heureux d’avoir gardé cette Tunique. Si elle est la cause de son déséquilibre, elle peut devenir l’instrument de sa guérison.

– C’est absurde ! s’écria Gallio. Je te défends de la lui montrer.

Et il se mit à arpenter la pièce. Puis, s’arrêtant tout à coup, il se frotta le menton et demanda :

– Comment crois-tu donc que cette Tunique pourrait guérir mon fils ?

– Je ne sais pas, maître, confessa Démétrius. J’y ai beaucoup pensé, mais je n’ai pas encore trouvé.

Il se leva et regarda droit dans les yeux du sénateur.

– J’ai l’impression qu’il lui serait bon de s’éloigner pour quelque temps. Une occasion pourrait se présenter si nous sommes seuls ensemble. Ici, il se tient sur la défensive. Il est gêné et il a honte de son état. Du reste, une autre chose le tracasse aussi. La fille d’Asinius Gallus va bientôt revenir. Elle s’attendra à ce que mon maître lui rende visite et il appréhende cette entrevue. Il ne veut pas qu’elle le voie dans l’état où il est maintenant.

– Je comprends cela, dit Gallio. Tu as peut-être raison. Où pourrait-il aller ?

– Les jeunes nobles n’ont-ils pas l’habitude de passer quelque temps à Athènes ? S’il s’y rendait pour suivre des cours ou pour étudier un art, cela n’étonnerait personne. Ton fils s’est toujours intéressé à la sculpture. Je suis persuadé qu’on ne pourra pas faire grand’chose pour lui s’il reste ici. Il ne devrait pas rester enfermé à la maison, mais il n’ose pas voir ses amis. Le bruit pourrait se répandre que quelque chose ne va pas. Si tu es d’accord, maître, je tâcherai de le décider à aller à Athènes. Je ne crois pas que ce soit difficile. Il est si malheureux !

– Oui, je comprends, murmura Gallio à mi-voix.

– Il est si malheureux, dit Démétrius en baissant la voix, que je crains pour sa vie. S’il reste ici, Diana risque de ne pas le trouver vivant lorsqu’elle reviendra.

– Comment ! Marcellus se détruirait plutôt que de se trouver en face d’elle ?

– Pourquoi pas ? C’est très grave pour lui.

– As-tu une raison sérieuse de croire qu’il a envisagé le suicide ?

Démétrius ne répondit pas tout de suite. Tirant de sa tunique un poignard à manche d’argent, il en frappa la lame acérée sur la paume de sa main. Gallio reconnut l’arme de son fils.

– Je crois que cette idée lui est venue, dit Démétrius. Il pense avoir perdu son poignard sur le bateau.

Gallio soupira profondément ; il s’assit et, tirant un papyrus, commença à écrire rapidement d’une large écriture. Ensuite, il y apposa son sceau.

– Emmène mon fils à Athènes, Démétrius, et aide-le à retrouver sa raison. Mais on ne peut demander à un esclave d’assumer une pareille responsabilité. Tiens, dit-il en lui tendant le document, voici ton certificat d’affranchissement. Tu es un homme libre.

Démétrius resta sans rien dire, les yeux fixés sur le papyrus. Il avait de la peine à en saisir toute la signification. Libre ! Libre comme Gallio ! Il pourrait faire ce qu’il voulait ! Il pourrait parler, même à Lucia, comme un homme libre ! Cependant, après un moment de silence, il secoua lentement la tête et rendit le document au sénateur.

– J’apprécie ta générosité, seigneur, dit-il d’une voix mal assurée. En toute autre occasion j’aurais été trop heureux d’accepter. La liberté est un bien inestimable. Mais je crois que ce serait commettre une erreur que de changer le mode de relations entre ton fils et son esclave.

– Tu renoncerais à ta liberté pour venir en aide à mon fils ? demanda Gallio d’une voix émue.

– Ma liberté serait sans valeur pour moi si je l’acceptais au péril de la santé de Marcellus.

– Tu es un brave garçon !

Gallio se leva et se dirigea vers un grand coffre de bronze où il déposa le papyrus.

– Quand tu voudrais ta liberté, déclara-t-il, elle sera là à ta disposition.

Démétrius salua.

– Puis-je me retirer ? demanda-t-il respectueusement.

Gallio inclina la tête, comme pour un égal.

*

* *

Personne dans la maison n’était plus malheureux que Marcipor qui n’osait questionner ses maîtres. Toute la journée il était allé et venu, très agité, se demandant quelle sorte de calamité était tombée sur Marcellus qu’il idolâtrait.

Lorsque Démétrius sortit de son entretien avec le sénateur, Marcipor alla vivement au-devant de lui. Ils se serrèrent les mains en silence.

– Que se passe-t-il, Démétrius ? demanda Marcipor à voix basse. Est-ce quelque chose que tu ne peux pas me dire ?

Démétrius posa sa main sur l’épaule du vieux Corinthien et l’attira à lui.

– C’est quelque chose que je dois te dire, murmura-t-il. Viens à minuit dans ma chambre, je n’ai pas le temps maintenant. Il faut que je retourne auprès de lui.

Quand tout fut tranquille dans la villa et que Démétrius se fut assuré que Marcellus dormait, il se retira dans la chambre contiguë. Bientôt on entendit un léger coup à la porte et Marcipor entra. Ils s’assirent tout près l’un de l’autre et s’entretinrent à voix étouffée jusqu’aux premiers pépiements des oiseaux. C’était une longue et étrange histoire que Démétrius racontait là. Marcipor voulut voir la Tunique et l’examina avec curiosité.

– Mais toi, tu ne crois pas que ce vêtement ait un pouvoir spécial, n’est-ce pas ? demanda Marcipor.

– Je n’en sais rien, avoua Démétrius. Si je te disais : « Oui, je le crois », tu penserais que je deviens fou, et alors je ne serais pas capable de veiller sur Marcellus qui, lui, est nettement fou et a besoin de mes soins. Aussi, il vaut mieux que je dise que cette Tunique n’a pas d’autre pouvoir que celui que notre imagination lui prête. Moi, j’ai vu cet homme et, ma foi, cela fait une différence. Ce n’était pas un homme ordinaire, Marcipor. Je croirais facilement qu’il était divin.

– Cela m’étonne de ta part, Démétrius, dit Marcipor en examinant anxieusement le visage du jeune esclave.

Il se leva et tint la Tunique à bras tendu.

– Cela te fait quelque chose si je la mets ?

– Non, il ne s’en soucie pas, si tu la mets.

– Qui ? Qui ne s’en soucie pas ? dit Marcipor intrigué. Marcellus ?

– Non, l’homme à qui elle appartenait. Il ne s’est pas opposé à ce que je la garde, et toi, tu es aussi un honnête homme.

– Grands dieux ! Démétrius, murmura Marcipor. Je crois que toute cette affaire t’a un peu détraqué. Comment sais-tu qu’il est d’accord que tu gardes sa Tunique ? Cela n’a pas de sens !

– Cela se peut, mais, quand je touche sa Tunique, cela me fait quelque chose, bégaya Démétrius. Si je suis fatigué, cela me repose, et si je suis triste, cela ranime mon cœur. Je pense que cela vient de ce que, lorsque je touche sa Tunique, je me souviens de sa force et de son courage. Mets-là, si tu le désires, Marcipor. Tiens !

Marcipor enfila ses longs bras dans les manches et s’assit.

– Comme elle est chaude, dit-il. C’est probablement un effet de mon imagination. Tu m’as dit combien il s’inquiétait du bonheur des autres ; alors, naturellement, sa Tunique…

Marcipor s’arrêta et sourit d’un air perplexe.

– Je ne suis pas aussi fou que j’en ai l’air, hein ? dit Démétrius.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Marcipor d’une voix étranglée.

– Ma foi, je ne sais pas ce que c’est, dit Démétrius, mais c’est .

– La paix ? demanda Marcipor comme se parlant à lui-même.

– Et la confiance, ajouta Démétrius.

Share on Twitter Share on Facebook