XI

Au lever du soleil, le septième jour de septembre, un maraîcher qui livrait des fruits et des légumes à la maison des Eupolis annonça que le Vestris était en vue du Pirée.

Persuadé qu’il y avait des lettres pour lui sur le bateau, Marcellus loua un chariot et descendit au port, accompagné de Démétrius.

La place de l’esclave était d’ordinaire à côté du conducteur ; mais depuis quelque temps, Démétrius et son maître ne conversaient plus qu’en araméen, et pour bien se comprendre ils devaient pouvoir se regarder. Ce matin-là, ils étaient assis côte à côte sur le siège arrière et personne n’aurait deviné que l’un des jeunes gens était la propriété de l’autre. C’était même Démétrius qui menait la conversation et qui, occasionnellement, critiquait la prononciation de son maître.

Depuis plusieurs semaines, Démétrius se rendait chaque matin dans la boutique de Benjamen pour son instruction, et y restait jusque tard dans l’après-midi. Le vieux tisserand n’avait pas voulu accepter de rétribution pour ses leçons ; c’était, disait-il, un plaisir pour lui. Mais, peu à peu, Démétrius s’était rendu utile à l’atelier, devenant rapidement habile à carder et à filer. Durant les soirées, il transmettait à Marcellus les connaissances qu’il venait d’acquérir en araméen.

Benjamen, qui n’était certes pas porté à la flatterie, avait été forcé d’admettre, au bout d’un mois, que Démétrius faisait des progrès surprenants. Si c’était vrai, avait fait remarquer Démétrius, c’était grâce à la clarté de l’enseignement ; mais Benjamen avait répliqué que le meilleur moyen d’apprendre une chose était de l’enseigner à quelqu’un d’autre. Marcellus recevait son araméen par ricochet, pourtant il l’étudiait à fond, car Démétrius mettait à son enseignement une autorité pleine de tact mais impitoyable.

Comme ils descendaient au Pirée, ils engagèrent une discussion animée sur les dix commandements : Marcellus les approuvait, Démétrius les trouvait injustes. À un moment donné, il était si excité qu’il laissa là l’araméen et s’échauffa en grec, au grand amusement de son maître.

– Halte-là ! s’écria Marcellus. Pas de langage païen pour parler des commandements juifs !

– Ils sont tellement injustes, maître ! « Tu ne voleras point ! » D’accord, mais il n’y a pas de commandement enjoignant à l’homme riche d’être assez généreux pour que les pauvres n’aient pas envie de voler. « Tu ne convoiteras pas ! » Excellent conseil ; seulement est-ce juste de dire au pauvre de ne pas être envieux des biens du riche – et d’oublier de prescrire au riche de ne pas être égoïste ?

– Bien sûr, tu le considères au point de vue des esclaves. Tu es prévenu. Le seul défaut que je trouve aux commandements c’est qu’ils sont contre la sculpture. Ce Jéhovah n’encourageait certes pas les arts.

– C’était pour les empêcher de faire des idoles, expliqua Démétrius.

– Je sais ; mais où serait le mal ? Les idoles sont souvent très artistiques. Les gens du peuple ont besoin d’adorer quelque chose ; autant que ce soit beau ! Le vieux Zeus ne s’est pas ému lorsque les sculpteurs grecs ont taillé un régiment de dieux, de toute taille et de toute forme. Il y en a au moins quarante sur la colline de Mars. L’un d’eux représente même le « dieu inconnu ».

– Je me demande ce que Zeus a pensé de celui-là ? s’étonna Démétrius.

– Il a probablement ri, dit Marcellus. Il lui arrive de rire, tu sais. Je crois que c’est ce qui ne va pas avec Jéhovah. Il ne rit jamais.

– Il pense peut-être que le monde n’est pas très drôle.

– Ma foi, c’est bien sa faute, dit Marcellus avec nonchalance. Si c’est lui qui l’a créé, il aurait pu le faire un peu mieux.

Démétrius ne répondit rien.

– C’est bien la chose la plus stupide que j’aie dite de ma vie ! constata Marcellus après réflexion.

– Ne t’avances-tu pas un peu trop ? répliqua Démétrius sur un ton impassible.

Tous deux se mirent à rire. Cette étude de l’araméen rendait difficile le maintien des différences entre maître et esclave.

*

* *

Le capitaine Flavius, criant ses ordres à des esclaves luisants de sueur, regarda sans le reconnaître Marcellus qui s’avançait sur le pont ; soudain son visage s’illumina et il s’élança au-devant de lui :

– Tu es guéri, tribun ! Tant mieux. J’ai eu de la peine à te reconnaître. J’ai souvent pensé à toi. Tu étais très malade !

– J’ai souvent mis ta patience à l’épreuve, capitaine, dit Marcellus. Tout va bien maintenant, je te remercie.

– Hé ! Démétrius ! Il fait bon vous revoir tous deux. Il y a des lettres pour toi, commandant. J’ai prié le tribun de te les porter en même temps que le message de l’empereur, mais c’est un jeune homme arrogant, il a dit qu’il n’était pas un garçon livreur.

– Un message de l’empereur ? demanda Marcellus, inquiet.

– Tu ne l’as pas encore reçu ? Vous vous êtes sans doute croisés en chemin. Veux-tu manger un morceau avec nous ?

– Ce serait avec plaisir, capitaine Flavius, mais le tribun m’attend sans doute.

– Il doit fulminer ! C’est un bonhomme qui prend son grade au sérieux ; il fait l’important et adore donner des ordres. Et dire que je l’aurai encore soixante jours sur les bras, pour le moins, dit Flavius en soupirant. Il porte aussi un message à Ponce Pilate à Jérusalem, et il revient sur le Vestris.

Marcellus était pressé de lire ses lettres, mais l’allure cahotante du véhicule ne s’y prêtait guère. Il fit cependant sauter le cachet de la lettre de son père, heureux de constater qu’elle contenait aussi des messages de sa mère et de Lucia. Quant à la lettre de Diana – qu’il fut surpris de voir datée de Capri – il décida d’en prendre connaissance quand il serait seul.

– La fille de Gallus a dû rouvrir sa lettre après l’avoir cachetée, fit-il plutôt pour lui que pour Démétrius.

– La cire qu’on a ajoutée est d’une couleur légèrement différente, maître.

Marcellus examina plus attentivement le rouleau.

– Tu as raison, murmura-t-il. On a ouvert cette lettre.

– Une femme, ajouta Démétrius. Voici la trace de son doigt.

Marcellus fronça les sourcils et cacha la lettre de Diana dans sa tunique. Il se mit à lire silencieusement la lettre de son père. Celui-ci rentrait juste de Capri, où il avait expliqué le brusque départ de son fils.

« Il était nécessaire d’être absolument franc avec l’empereur, puisque tu n’étais pas encore en pleine mer lorsque le message de ta nomination… »

– Démétrius, écoute donc ceci ! s’exclama Marcellus. L’empereur m’a nommé commandant de la garde du palais à Capri ! C’est sûrement le message qui m’attend là-haut. Commandant de la garde à Capri ! Que peut bien avoir à faire le commandant de cette garde ?

– Goûter la soupe, je suppose ; et dormir en uniforme, avec un œil ouvert.

– Tu as raison. L’île est un nid de jalousies et de conspirations. La vie ne doit pas valoir grand’chose, là-bas.

Reprenant la lettre, il lut un moment avec une expression absorbée.

– En fin de compte, je n’aurai pas ce poste, dit-il en levant les yeux. Mon père m’avise que l’empereur a changé d’idée. Je vais te le lire : « Il a été vivement intéressé par ce que j’ai cru devoir lui dire de ta désagréable aventure à Jérusalem. Et quand je l’ai informé que beaucoup croyaient que ce Juif crucifié était le Messie… »

Marcellus s’interrompit brusquement et regarda Démétrius en face.

– Comment mon père sait-il cela ? demanda-t-il.

– Je le lui ai dit, fit Démétrius avec franchise. Le sénateur Gallio a insisté pour avoir le récit complet de ce qui était arrivé là-bas. J’ai pensé qu’une explication était nécessaire, puisque tu n’étais pas en état de le faire toi-même.

– C’est vrai. J’espère que tu n’as pas parlé de la Tunique du Galiléen ?

– Si. La Tunique était la cause de ta maladie. Le récit, sans la Tunique, aurait été incompréhensible.

– Veux-tu dire que c’était tout à fait clair… avec la Tunique ?

– Non, maître. Ce côté de l’histoire sera peut-être toujours un mystère.

Marcellus reprit sa lecture à haute voix :

– « La curiosité de l’empereur a été piquée au vif car il est très versé sur le sujet des religions. Il a beaucoup entendu parler des prophéties des Juifs. Il désire que tu poursuives tes études à Athènes, principalement celles qui concernent les religions, et que tu reviennes comme conseiller à Capri. »

Comme conseiller.

Marcellus partit d’un éclat de rire, mais Démétrius ne broncha pas.

– Tu ne trouves pas ça drôle, Démétrius ? Tu me vois, donnant des leçons à cette ménagerie !

– Non, maître. Je n’y vois rien de drôle, répondit gravement Démétrius. À mon avis c’est un désastre !

– Tu crois que ce sera ennuyeux ?

– Bien plus que cela ! s’écria Démétrius. C’est une situation méprisable, si tu veux mon avis. On dit que l’empereur est entouré d’astrologues, de devins, de diseurs de bonne aventure. Je ne vois pas mon maître faisant partie de cette clique.

– Tu crois qu’il veut que j’enseigne ce fatras superstitieux ?

– Oui, acquiesça Démétrius. Il veut en entendre davantage sur la Tunique.

– Mais ce n’est pas de la superstition, objecta Marcellus.

– Non, pas pour nous, mais ce ne sera rien de plus une fois que Tibère et ses augures en auront discuté.

– Tu as l’air tout ému, Démétrius, dit Marcellus gentiment.

– Que diable, maître, je ne veux pas voir cette Tunique avilie par ce vieillard sénile et sa bande de lunatiques.

Marcellus feignit l’indignation :

– Te rends-tu compte, Démétrius, que tes allusions à l’empereur de Rome sont irrespectueuses ?

Ils se regardèrent d’un air rieur, puis Marcellus reprit la lettre de son père et lut à haute voix :

– « Je doute que tu trouves cet emploi à ton goût, mon fils. L’empereur est bizarre et capricieux. Néanmoins, c’est son ordre et tu n’as pas d’autre choix que de lui obéir. Heureusement, tu as la permission de rester à Athènes un certain temps pour continuer tes études. Nous nous réjouissons tous que tu reviennes à Rome, pourtant je ne te conseille pas de hâter ton retour. »

Pas un mot de Diana. Cela étonna Marcellus car sûrement elle était à la villa Jovis lors de la visite de son père. Il était anxieux de lire sa lettre. Cela l’inquiétait de la savoir sur cette île sinistre. Quelqu’un avait ouvert sa lettre ; quelqu’un l’espionnait. Diana n’était pas en sûreté là-bas.

*

* *

La maison des Eupolis semblait en grand émoi. Ce n’est pas tous les jours qu’un tribun, en flamboyant uniforme, se présente porteur d’un message de l’empereur de Rome.

Dion, la mine grave et le front en sueur, faisait les cent pas sur l’allée quand le vieux chariot fit son entrée.

– Hâte-toi, Marcellus, pria-t-il d’une voix effrayée. Il y a un message de l’empereur ! Le tribun attend, il est furieux et menace de signaler notre maison au tétrarque si tu n’arrives pas bientôt.

– Ne t’inquiète pas, Dion, dit Marcellus avec calme. Tu n’y es pour rien.

Théodosia, sa mère et tante Ino attendaient dans le pavillon ; toutes trois paraissaient soucieuses. Le tribun se pavanait devant l’entrée de la maison.

Marcellus reconnut immédiatement Quintus Lucian, le favori de Gaïus ! Oh ! Oh ! Cette mission n’avait pas dû lui plaire. Cela expliquait son attitude arrogante sur le bateau. Gaïus devait être ivre de rage de ce que Tibère l’eût rappelé de Minoa ! Et maintenant, l’empereur envoyait le détestable Quintus lui porter un message !

– C’est ainsi que l’on fait attendre l’envoyé de l’empereur ? fit-il, hargneux, à Marcellus qui s’approchait suivi de Démétrius.

– On ne m’a pas avisé de rester sur le qui-vive à attendre un message de l’empereur, rétorqua Marcellus en se maîtrisant. Mais, maintenant que tu es ici, tribun Quintus, tu feras bien d’accomplir ta mission avec la courtoisie que tout Romain attend d’un officier du même rang.

Quintus grogna et tendit le rouleau chamarré.

– Dois-tu rapporter la réponse ? demanda Marcellus.

– Oui, mais ne me fais pas attendre trop longtemps. Les messagers de l’empereur n’ont pas l’habitude de perdre leur temps dans des auberges grecques.

Le ton était si méprisant qu’il ne pouvait signifier qu’une chose. Démétrius fit un pas en avant. Marcellus, quoique blanc de rage, ne répondit rien.

– Je vais lire cela dans ma chambre et préparer la réponse, dit-il sèchement. Tu peux attendre, ou revenir plus tard, comme tu préfères.

En s’éloignant, il murmura à Démétrius :

– Reste ici.

Quand Marcellus eut disparu, Quintus se plaça devant Démétrius et le dévisagea en ricanant :

– Tu es son esclave ? fit-il avec un geste de la tête dans la direction prise par Marcellus.

– Oui, seigneur.

– Qui est cette jolie fille, dans le pavillon ? demanda Quintus du coin de la bouche.

– C’est la fille d’Eupolis, répondit Démétrius avec raideur.

– Parfait ! Je vais faire sa connaissance, en attendant.

Passant devant Démétrius, il traversa fièrement la pelouse, accompagnant chacun de ses pas d’un mouvement arrogant de sa tête casquée. Dion, pâle et agité, accourut vers le pavillon. Démétrius suivait lentement.

Les jambes écartées et les poings sur les hanches, Quintus s’arrêta devant Théodosia, ignorant les autres femmes, et la toisa des pieds à la tête.

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il avec insolence.

– C’est ma fille, intervint Dion, se frottant les mains d’un air de supplication impuissante.

– Tu as de la chance d’avoir une fille aussi ravissante, mon bonhomme. Il faut que je fasse sa connaissance.

Quintus voulut prendre la main de la jeune fille mais elle recula d’un pas, les yeux remplis d’effroi. Il se mit à rire avec dédain :

– Depuis quand la fille d’un aubergiste grec est-elle si avare de ses sourires ?

– Je t’en supplie, tribun ! (La voix de Dion tremblait.) La maison des Eupolis a toujours été respectable. Tu offenses ma fille !

– Vraiment ! Et qui es-tu pour donner des conseils au messager de l’empereur ? Laisse-nous seuls ; et vous aussi, cria-t-il en montrant du geste Phœbé et Ino.

Phœbé, pâle comme une morte, se leva soutenue par Ino. Dion resta un moment, tremblant de colère rentrée, mais se retira lentement en voyant le soldat mettre la main sur son poignard.

– Que fais-tu là, esclave ? hurla Quintus en se tournant d’un air féroce vers Démétrius.

– Mon maître m’a ordonné de rester, seigneur.

Puis se tournant vers Théodosia :

– Tu feras mieux de rentrer à la maison.

Pourpre de rage, Quintus saisit son poignard et s’apprêtait à frapper Démétrius quand celui-ci, le saisissant au poignet avec sa main droite, lui asséna de la gauche un coup en pleine figure. Pris au dépourvu, Quintus chancela. Avant qu’il pût reprendre son équilibre, Démétrius lui envoya un direct sur la bouche. Ses ongles s’enfonçaient profondément dans le poignet du tribun et le poignard tomba. Étourdi et désarmé, Quintus se débattait aveuglément pendant que Démétrius, avançant pas à pas, continuait à lui marteler la face.

Quintus était maintenant complètement à sa merci. Il siffla entre ses lèvres enflées :

– Tu me le paieras de ta vie !

– Ah ! bien, s’il me faut mourir pour t’avoir puni…

Empoignant Quintus par la jugulaire de son casque, il compléta le massacre de son visage déjà tuméfié. Puis, satisfait de sa besogne, il mit toute sa force dans un dernier coup à la mâchoire du tribun. Les genoux plièrent et Quintus tomba inanimé sur le sol.

Dion accourut, livide.

– Tu l’as tué ?

Démétrius, respirant avec peine, examinait ses poings meurtris. Il secoua la tête.

– Nous allons tous être jetés en prison, se lamenta Dion.

– Surtout ne cherche pas à t’enfuir, conseilla Démétrius. Tu n’y es pour rien ; c’est facile à prouver.

Il partit pour se rendre auprès de son maître.

– Que faut-il que je fasse avec cet individu ? lui cria Dion.

– Lave-le avec de l’eau. Il reviendra bientôt à lui. Et s’il veut recommencer à se battre, envoie-moi chercher ; mais dis-lui que si je recommence, je le tuerai.

Complètement fourbu, Démétrius trouva Marcellus en train d’écrire. Sans lever les yeux, celui-ci l’interpella d’une voix vibrante :

– Démétrius ! L’empereur me donne l’ordre d’aller en Palestine et de recueillir tous les renseignements que je pourrai trouver sur le Galiléen. Il ne pouvait pas mieux tomber. Tibère veut savoir ce qu’il y a de vrai dans la rumeur que Jésus aurait peut-être été le Messie. Pour ma part, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je désire savoir quel genre d’homme il était. Quelle chance, Démétrius ! Nous allons continuer assidûment notre araméen avec Benjamen. Au début du printemps, nous partirons pour la Galilée.

Il apposa sa signature au bas de sa lettre, repoussa sa chaise et vit son esclave, livide et harassé.

– Grands dieux, que t’est-il arrivé ?

– Le tribun, dit Démétrius d’un ton las.

Marcellus sauta sur ses pieds.

– Au nom du ciel ! tu ne t’es pas battu avec Quintus !

– Pas exactement battu, dit Démétrius. Il a insulté la famille, Théodosia en particulier, et je l’ai puni.

– Eh bien ! à voir l’état de tes poings, tu dois avoir fait du bon travail. Mais… Démétrius… c’est très grave ! Un esclave grec ne peut pas traiter de cette manière un tribun romain !

– Oh ! je sais ! Il faut que je me sauve. Si je reste ici, tu essayeras de me défendre et cela t’amènera des ennuis. Puis-je partir, tout de suite ?

– Certainement. Mais où iras-tu ?

– Je ne sais pas, maître. Dans les montagnes, et je tâcherai de quitter le pays avant que la nouvelle se répande.

– Dans quel état est Quintus ? demanda Marcellus inquiet.

– Il se remettra, dit Démétrius. Je n’avais pas d’arme. Ses yeux sont enflés et fermés, sa bouche est enflée et ouverte, et la dernière fois que j’ai frappé son nez, il était comme une éponge.

– Est-il parti ?

– Non, il n’était pas en état de se lever.

Marcellus frémit et se passa la main dans les cheveux.

– Va, lave-toi les mains et fais un paquet de ce qui t’est nécessaire.

Passant dans sa chambre à coucher, il remplit une bourse de soie avec de l’or et des talents d’argent qu’il prit dans un coffret. Puis, revenant à sa table, il écrivit sur un papyrus, le cacheta et le roula.

– Voilà, dit-il à Démétrius qui réapparaissait, cet argent te sera utile et ceci contient ton affranchissement. Je resterai ici jusqu’au printemps, puis j’irai à Jérusalem. Je ne sais combien de temps je me promènerai dans les provinces de la Palestine ; en tout cas tout l’été, peut-être davantage. Ensuite je retournerai à Capri faire mon rapport à l’empereur. Cela ne m’enchante pas, mais je ne veux pas m’attirer des ennuis.

– Si seulement je pouvais aller avec toi, maître, s’écria Démétrius.

– Tu me manqueras, Démétrius ; mais ton devoir est de te mettre rapidement hors de danger. Tâche de me faire savoir, dès que ce sera possible, où tu te caches. Rappelle-toi que je serai anxieux de savoir si tu n’as pas été arrêté. Au cas où tu serais capturé, je ne laisserai pas pierre sur pierre que je ne t’aie délivré.

– Je le sais, maître, dit Démétrius. Tu es très bon. Je prends l’argent. Pour ce qui est de ma liberté, je ne la veux pas maintenant.

Il posa le rouleau sur la table.

– Si l’on me prenait avec ça, on pourrait croire que tu m’as récompensé pour avoir puni Quintus. Porte-toi bien, maître. Je suis désolé de partir. Nous ne nous reverrons peut-être jamais.

Marcellus le prit par l’épaule.

– Porte-toi bien, Démétrius, dit-il, la voix rauque. Tu me manqueras beaucoup. Tu as été un fidèle ami. Tu occuperas souvent mes pensées.

– Dis, je te prie, à Théodosia pourquoi je n’ai pu prendre congé d’elle, dit Démétrius.

– Il y a quelque chose entre vous deux ? demanda Marcellus avec intérêt.

– Assez pour regretter de ne pouvoir lui faire mes adieux, avoua Démétrius.

Ils se regardèrent en silence, puis Démétrius s’en alla rapidement par la roseraie.

Marcellus rentra lentement dans la maison, ferma son coffret et sortit par la porte d’entrée. Dion s’approcha de lui, pâle et agité.

– Comment va-t-il ? demanda Marcellus.

– Il a pu s’asseoir, mais quelle figure il a ! Il dit que nous serons tous punis.

Dion tremblait de peur.

– Raconte-moi, qu’est-il réellement arrivé ?

– Le tribun s’est montré irrespectueux envers Théodosia. Ton esclave a fait une observation et le tribun a voulu le frapper avec son poignard. Après cela, ma foi, ton Démétrius l’a désarmé et s’est mis à lui cogner la figure de ses poings. Je n’aurai jamais cru que ton esclave, si poli, puisse être si brutal. Tu ne reconnaîtras pas le tribun ! Est-ce que ton esclave s’est caché ?

– Il est parti, dit Marcellus au grand soulagement de Dion.

Ils traversèrent le bosquet et trouvèrent Quintus adossé à un pin et se tamponnant le visage avec un linge rempli de sang. Il leva la tête, furieux.

– Quand j’aurai informé le tétrarque, on te mettra en prison et on coupera la tête aux autres !

– Que diras-tu au tétrarque, Quintus ? demanda Marcellus avec un sourire narquois. Vas-tu raconter qu’après avoir insulté une jeune fille respectable et essayé de poignarder un esclave qui intervenait, tu as laissé le gaillard te désarmer et te battre de ses mains nues jusqu’à ce que tu ne puisses plus te tenir debout ? Va, Quintus, va au palais montrer l’air que tu as après un duel avec un esclave grec ! Et je t’accompagnerai car je ne voudrais pas manquer cela pour tout au monde !

Quintus tapotait délicatement son visage.

– Je n’ai pas besoin de ton aide, marmotta-t-il.

– Je vais te donner une chambre jusqu’à ce que tu te sentes mieux, intervint Dion.

– Une très bonne idée, déclara Marcellus. Dion ne te doit certainement rien, mais s’il veut bien t’offrir un abri jusqu’à ce que tu puisses de nouveau te laisser voir, il serait sage d’accepter. J’ai entendu dire que tu partais avec le Vestris, après-demain. Il vaut mieux rester ici et rejoindre directement le navire quand il appareillera. Ainsi, aucune de tes connaissances au palais n’aura d’histoire à raconter sur toi la prochaine fois qu’elle ira à Rome.

– Je ferai battre à mort ton esclave, gronda Quintus.

– Tu pourras l’en informer toi-même, riposta Marcellus. Veux-tu que je l’appelle ?

*

* *

Les jours se succédaient gris et mornes. Marcellus sentait combien l’esclave corinthien tenait de place dans sa vie, non seulement à cause des services qu’il lui rendait mais surtout à cause de sa compagnie pleine d’affectueuse camaraderie. Démétrius était devenu son alter ego et Marcellus se sentait tout désemparé sans lui.

Le matin il allait de bonne heure à la boutique du vieux Benjamen pour sa ration d’araméen. À midi, il revenait à l’hôtellerie et passait le reste de la journée dans son studio, à tailler, sans grand enthousiasme, une tête de marbre qui ressemblait de jour en jour un peu moins à Diana.

La jeune fille lui avait envoyé deux lettres. La première, de Capri, était écrite à la hâte. Tibère insistait pour qu’elle restât encore quelques semaines à Capri. Elle ne pouvait le lui refuser ; il avait été très gentil et elle lui devait bien cela.

La seconde lettre était datée de chez elle. Celle-là aussi paraissait écrite comme si le courrier attendait à la porte. Le billet était aimable mais manquait de chaleur. C’était comme si leur amour était mis de côté en attendant un développement ultérieur dans un avenir non défini. Marcellus avait relu cette lettre plusieurs fois, pesant chaque terme, se demandant si Diana avait pris des précautions au cas où une troisième personne lirait sa missive ou si leur affection lui devenait indifférente. Cela pouvait être l’un ou l’autre, ou les deux à la fois. Cette lettre n’avait rien d’un doux murmure. Et il s’était senti très seul.

Aussi fut-ce un grand événement quand arriva une longue lettre de Démétrius. Le ciel était sombre et Marcellus arrivait chez le tisserand le cœur lourd et l’esprit déprimé. Benjamen le reçut avec des yeux brillants d’excitation.

– Il y a une lettre pour toi.

– Tiens ! Pourquoi l’a-t-on adressée ici ?

– Elle est à mon nom, mais elle est pour toi. Elle m’a été apportée par Zénos, l’esclave de mon ami Popygos. Démétrius est à Jérusalem, tu verras. Ton esclave est prudent. Redoutant qu’une lettre à ton adresse ne soit interceptée et ne révèle où il se trouve, il me l’a envoyée ici.

Benjamen rit en tendant le rouleau.

– Tu auras maintenant l’occasion de mettre ton araméen en pratique. C’est en très bon araméen, ajouta-t-il avec fierté.

Marcellus déroula le long papyrus et se mit à lire à haute voix, hésitant parfois sur certains mots :

« Honoré Maître,

« J’écris ceci dans la chambre haute d’une vieille maison dominant le Kedron, non loin de l’enceinte du temple. Je partage cette chambre avec un Grec de mon âge, que les Juifs appellent Étienne. Il est intelligent et aimable. En ce moment il est absent pour quelque mystérieuse besogne, probablement la même affaire qui l’a retenu la nuit dernière jusqu’aux premières heures du matin.

« Je suis arrivé à Jérusalem voici trois jours. Tu dois te demander comment je suis parti d’Athènes. Eh bien ! me confiant à l’amitié de Flavius, j’ai couru jusqu’au Pirée et lui ai avoué ma situation délicate. Il m’a caché à fond de cale, puis, une fois le navire en pleine mer, j’ai pu sortir sur le pont et jouir pleinement de ma liberté. Il y avait à bord un officier se remettant d’un accident qui l’avait défiguré. Il est resté dans sa cabine jusqu’à notre sortie d’Alexandrie, mais, en me voyant, il a ordonné à Flavius de me mettre aux fers, ce que Flavius a refusé, disant que j’avais payé mon passage, et qu’il pourrait d’ailleurs me faire arrêter au prochain port.

« Nous avons jeté l’ancre à la tombée de la nuit dans la baie de Gaza et Flavius m’a amené secrètement à terre dans un canot. Je me suis procuré quelques provisions et je suis parti à pied par la même route que la légion de Minoa avait prise pour aller à Jérusalem. Dans un coin désolé, au nord d’Ascalon, j’ai été capturé et dévalisé par des Bédouins qui ne m’ont autrement pas fait de mal et qui m’ont laissé me sauver. Il faisait extrêmement froid et j’étais légèrement vêtu. Cette contrée est très peu habitée, si tu te le rappelles. J’ai appris à aimer le lait tiède des chèvres. J’ai découvert que les œufs gobés crus sont excellents, et qu’une vache somnolente prête volontiers de sa chaleur au voyageur qui cherche abri dans son étable. La dernière nuit de ma randonnée j’ai été autorisé à dormir dans une étable à Bethléem et, à ma surprise, le maître m’a fait servir une écuelle de soupe chaude et un morceau de pain de froment. Le serviteur m’a dit que c’était la coutume dans ce caravansérail d’être hospitalier envers les voyageurs nécessiteux, par amour pour eux.

« Arrivé à Jérusalem, affamé et les pieds meurtris, j’ai cherché la maison d’un tisserand, espérant y trouver logement et nourriture en échange de quelques travaux. J’ai eu de la chance. À l’atelier de Benyosef j’ai été aimablement reçu par Étienne qui y travaille. Apprenant que j’étais grec et que j’avais cardé et filé à Athènes pour Benjamen, Étienne m’a recommandé à Benyosef et on m’a donné du travail. Le salaire est en proportion du peu de services que je puis rendre mais il suffira à mes besoins. Étienne m’a proposé de loger avec lui.

« Évidemment, son intérêt pour moi vient principalement de ce que je suis grec. Sa famille était autrefois de Philippe, ses arrière-grands-parents ont cherché refuge à Jérusalem lors de la conquête de la Macédoine. Il paraît qu’il y a ici des centaines de Grecs dont les ancêtres ont émigré à Jérusalem pour la même raison. Peu sont lettrés, et Étienne, qui étudie les classiques, semble heureux de pouvoir discuter avec moi de littérature grecque.

« Lors de notre premier soir ensemble, comme nous parlions du sort malheureux des Grecs, Étienne m’a demandé si j’avais entendu parler de Jésus le Galiléen. J’ai avoué que c’était le cas, mais que je savais très peu de chose sur son compte et que cela m’intéresserait d’en entendre davantage. Il m’a appris que les gens qui croyaient à l’enseignement de Jésus étaient si cruellement persécutés qu’ils ne se réunissaient qu’en secret.

« Étienne m’a encore dit que ce Jésus prêchait la liberté pour tous les hommes. Voyant mon intérêt il m’a promis de m’en raconter davantage sur Jésus quand il en aurait l’occasion.

« Je m’aperçois que la maison de Benyosef n’est pas seulement une boutique de tisserand mais un lieu de rendez-vous secret pour ceux qui étaient les amis intimes de Jésus. J’occupe ici un emploi subalterne en sorte que ma présence passe inaperçue aux yeux des hommes à l’air réservé qui ne viennent ni pour acheter ni pour vendre, mais se glissent doucement dans l’atelier et s’asseyent auprès du vieil artisan en lui parlant à voix basse.

« Hier, un homme grand et fort, avec une longue barbe, est resté une heure avec Benyosef et deux jeunes gens dans un coin retiré de l’atelier. Étienne m’a appris que c’étaient des Galiléens. L’homme de haute stature, m’a-t-il dit, est surnommé « Le Grand Pêcheur », et les jeunes gens, qui sont des frères, sont appelés « les Fils du Tonnerre ». Le Grand Pêcheur me semble un homme puissant ; c’est peut-être le chef de ce parti, quoique je ne m’explique pas bien la nécessité d’un parti et de tant de mystère, maintenant que leur Jésus est mort et sa cause perdue. Ils agissent tous comme s’ils réprimaient une excitation intérieure. Cela ne ressemble pas à de la peur, c’est plutôt comme une attente.

« Cette après-midi, un campagnard de belle mine est venu et a été chaleureusement reçu. En rentrant chez nous, le soir, j’ai dit à Étienne que cet homme était sympathique et que tout le monde semblait l’aimer. Étienne m’a confié que c’était Barsabbas Justus, de Séphoris, en Galilée. Il paraît que Jésus avait choisi douze de ses amis pour être ses disciples. C’est l’un d’eux, Judas Iscariote, qui a révélé aux prêtres où Jésus se trouvait. Mais après l’arrestation de son maître, bourrelé de remords, il s’est pendu. Les onze disciples se sont rencontrés plus tard pour élire un successeur à ce Judas ; dans quel dessein maintenant que Jésus est mort, Étienne ne me l’a pas expliqué. Ils ont hésité entre deux hommes qui dès le début avaient suivi Jésus quand il parcourait les provinces en parlant au peuple. Un de ces deux hommes, Matthias, a été élu pour succéder au traître Judas, l’autre était ce Barsabbas Justus.

« Lorsque tu viendras à Jérusalem pour t’enquérir de la vie de Jésus, tu feras bien de chercher à faire la connaissance de Barsabbas Justus, mais ce ne sera pas facile, car les amis de Jésus sont surveillés de près. Les autorités du Temple sentent évidemment que les enseignements du Galiléen contiennent un ferment de révolte contre la religion établie, et le gouvernement a probablement été persuadé que plus tôt on oublierait ce qui concerne Jésus, plus on aurait de chance que la prochaine pâque se passe sans échauffourée.

« Durant ces trois derniers jours j’ai beaucoup pensé à un plan qui t’aiderait à entrer en Galilée sans éveiller les soupçons. Tu pourrais venir à Jérusalem comme spécialiste en étoffes tissées, particulièrement intéressé par les tissages à domicile en Galilée. Tu laisserais entendre que ces tissus sont hautement estimés à Rome et tu en achèterais quelques-uns en payant généreusement. Ils n’ont pas grande valeur ici, mais ils en prendront rapidement si tu te laisses voler dans un ou deux bazars. Les bruits se répandent vite dans cette ville.

« Lors de tes recherches, tu viendras tout naturellement à l’atelier de Benyosef, où tu pourras donner à entendre que tu projettes une tournée dans la région de Capernaum pour visiter ces tissages, et tu t’enquerrais des moyens de trouver un guide qui connaîtrait bien le pays.

« Des divers Galiléens qui viennent en visite chez lui, c’est à mon avis Barsabbas Justus qui accepterait le plus volontiers cet emploi. Celui qu’on appelle le Grand Pêcheur est trop passionnément absorbé par ses occupations et les Fils du Tonnerre semblent accaparés par leur travail ; mais Barsabbas a l’air d’avoir moins de responsabilités. Sans contredit, c’est l’homme qu’il te faut.

« Je crois que ces Galiléens s’éloigneront pendant la pâque, pour éviter des troubles inutiles. Tu ferais donc bien d’arriver un mois avant ces festivités. Le printemps commencera tout juste et la campagne sera magnifique. Il sera plus prudent de ne pas me reconnaître, même si nous nous trouvons face à face, car, si je ne me trompe, Étienne m’aura d’ici là mis dans la confidence et il ne faudrait pas qu’il suspectât une intelligence entre nous. Il ne sait pas que je suis déjà venu à Jérusalem. Si j’arrive à combiner une entrevue secrète avec toi, je serai on ne peut plus heureux de pouvoir te parler, mais de ton côté, il faut que tu m’ignores. Si je trouve un moyen de te voir, je te le ferai savoir. »

Marcellus leva les yeux sur Benjamen et sourit.

– Ce garçon aurait dû être juif, déclara le vieillard. Il a l’esprit ouvert et il est malin.

– Oui, je vois que l’étude de l’araméen a fait merveille. Son conseil me semble raisonnable, qu’en penses-tu ?

– C’est un jeu qu’il faudra jouer avec la plus grande prudence, avertit Benjamen. Les Juifs n’ont aucune raison pour se fier aux Romains. Il ne sera pas facile de gagner leur confiance.

– Crois-tu que j’aie quelque chance de visiter la Galilée de la manière que Démétrius propose ?

Le vieil homme enfila péniblement son aiguille, avec force grimaces. Puis, triomphant, il fit un nœud à l’extrémité de son fil.

– J’en doute, mais cela vaut tout de même la peine d’essayer, grommela-t-il. Ces Galiléens sont peut-être plus fous qu’on ne le pense.

Share on Twitter Share on Facebook