Presque sans se parler, ils avaient pris leur repas sous un vieux figuier, à une petite distance de la route, et maintenant ils étaient allongés à l’ombre.
Justus, étendu sur l’herbe et les mains jointes sous sa tête ébouriffée, fixait à travers les feuilles le ciel d’avril, son front plissé dénotant sa perplexité.
Marcellus, appuyé contre le tronc de l’arbre, souhaitait se trouver à mille lieues. Il s’ennuyait et était énervé. Les prédictions pessimistes de Benjamen se réalisaient.
En arrivant à Jérusalem, deux semaines auparavant, Marcellus avait suivi à la lettre le conseil de Démétrius. Après s’être installé dans la meilleure hôtellerie de la ville, il avait couru systématiquement les bazars, à la recherche d’étoffes tissées à la main, et tout particulièrement d’articles de provenance galiléenne. Il était allé d’un bazar à l’autre, admirant naïvement les rares objets qu’on lui montrait et avait acheté robes et burnous au premier prix énoncé. Et lorsque les marchands avouaient, avec de sincères regrets, que leur réserve était épuisée, il leur reprochait leur manque d’initiative.
Là-dessus il s’était reposé quelques jours dans le jardin de l’auberge, lisant à nouveau le livre d’Ésaïe – cadeau d’adieu du vieux Benjamen – attendant que le bruit de ses achats se répandît parmi les commerçants. C’était très agaçant d’être si près de Démétrius et de ne pouvoir communiquer avec lui.
Dans l’après-midi du cinquième jour de la seconde semaine, il se rendit à la maison de Benyosef et entra dans la boutique en arborant un air indifférent pour bien donner l’impression qu’il venait pour acheter réellement ; car il avait observé qu’à Jérusalem les clients sérieux cherchaient invariablement à déguiser leurs intentions.
Hésitant sur le pas de la porte, Marcellus parcourut des yeux l’atelier pour chercher Démétrius. Il aurait de la peine à fixer sur son fidèle ami le regard froid d’un étranger. D’ailleurs Démétrius, n’était pas là ; en fut-il déçu ou soulagé ? Le fait est qu’il avait redouté cet instant.
Le claquement des deux antiques métiers se ralentit puis cessa tandis qu’il se dirigeait vers le vénérable tisserand qu’il jugeait devoir être le vieux Benyosef. Si le Juif fut alarmé de la présence d’un jeune Romain dans sa maison, il n’en laissa rien voir. Il resta assis devant son métier, attendant d’un air poli, sans trace de servitude. Marcellus énonça brièvement son désir. Benyosef secoua sa longue barbe blanche. Il ne tissait que sur commande ; il n’avait rien pour la vente. Si son client désirait un vêtement, il le lui ferait volontiers et ce serait de la bonne qualité. Quant à de l’étoffe, il en trouverait dans les bazars ou, encore mieux, chez les paysans. Après ce renseignement laconique, il lança sa navette à travers les fils enchevêtrés et manœuvra la pédale, ébranlant tout le vieux métier. Il était clair qu’en ce qui concernait Benyosef, l’entretien était terminé.
Quatre autres personnages avaient manifesté un léger intérêt, et un joli garçon de dix ans, à la tignasse noire, s’était arrêté de jouer avec un chien pour écouter. L’un des hommes était un jeune Grec au visage distingué, assis devant le second métier. Marcellus supposa qu’il devait s’agir d’Étienne, l’ami de Démétrius.
Près du mur, deux hommes qui se ressemblaient étaient assis ; l’un était dans la trentaine, l’autre passablement plus jeune. Ils étaient bronzés et simplement vêtus ; leurs sandales usées indiquaient qu’ils avaient l’habitude d’arpenter les routes. C’étaient probablement les Fils du Tonnerre, bien que l’appellation semblât peu appropriée à leur air inoffensif ; spécialement pour le plus jeune dont l’expression était empreinte de spiritualité et qu’on aurait pris plus aisément pour un mystique que pour un agitateur.
Le quatrième homme, assis dans un coin, pouvait avoir environ soixante ans. Lui non plus n’était pas de la ville à en juger par son vêtement et ses cheveux gris en broussaille. Bronzé et barbu, il ne semblait pas à sa place sous ce toit. Durant leur bref colloque, il s’était doucement caressé la barbe et ses yeux bruns étaient allés paresseusement du vieux Benyosef à l’excentrique Romain qui, pour une raison obscure, désirait acheter des étoffes.
À première vue Marcellus pensa que ce pouvait être l’homme que Démétrius appelait le Grand Pêcheur. Mais un autre coup d’œil à cet homme calme au sourire aimable l’assura que si le Grand Pêcheur était un homme énergique et quelque chose comme un chef de parti, celui-là devait être quelqu’un d’autre, peut-être Barsabbas Justus.
Maintenant que les métiers étaient de nouveau entrés en action, Marcellus se demanda si c’était bien le moment de s’informer d’un guide, mais puisque Benyosef avait dit qu’on pouvait espérer trouver des étoffes chez les paysans, sa question paraîtrait naturelle. Comme sous l’empire d’une subite inspiration, il demanda si on pouvait lui indiquer un homme connaissant bien les provinces du nord, qui l’accompagnerait dans une tournée.
Benyosef arrêta un moment son vacarme, réfléchit, mais ne fit pas de commentaire. L’aîné des frères secoua la tête. Le cadet regardait calmement à travers l’étranger comme s’il n’avait pas entendu. Le Grec, qui était peut-être Étienne, se tourna lentement vers l’homme dans le fond.
– Tu pourrais y aller, Justus, dit-il. N’avais-tu pas l’intention de rentrer chez toi ?
– Pour combien de temps ? demanda Justus après mûre réflexion.
– Deux semaines, trois semaines peut-être… ou un mois. Une fois que je me reconnaîtrai dans le pays, tu pourrais me quitter si tu as autre chose à faire.
– Quand veux-tu partir ? demanda Justus avec un peu plus d’intérêt.
– Aussi vite que possible. Après-demain, si cela te va.
– Après-demain est le jour du sabbat, intervint Benyosef d’un ton de blâme.
– Excuse-moi, je l’avais oublié.
À ce moment, Justus s’étant dirigé vers un banc placé devant la maison, Marcellus l’y suivit ; le jeune garçon s’assit à côté d’eux, entourant ses genoux de ses bras.
Avec plus de compétence que Marcellus ne lui en supposait, Justus discuta des arrangements nécessaires. Ils auraient besoin de quelques bêtes de somme pour porter le matériel de campement, car l’on trouverait difficilement à se loger dans les petits villages.
– Veux-tu acheter les ânes et la tente ? demanda Marcellus. Tu les obtiendras sûrement à meilleur compte que moi. Qu’est-ce que cela peut coûter ?
Il sortit sa bourse.
– Tu as confiance en moi pour faire cet achat ? demanda Justus.
– Pourquoi pas ? Tu as l’air honnête.
Remarquant que cette observation avait amené une ombre sur le visage de son interlocuteur, il ajouta :
– Tu ne serais pas un habitué de Benyosef si tu étais un homme peu scrupuleux.
Justus lui jeta un regard de côté sans tourner la tête.
– Nous n’aurons pas besoin d’acheter les ânes. On peut les louer, avec un gamin pour les conduire. La tente aussi peut se louer.
– Veux-tu t’en occuper ? Nous partirons le premier jour de la semaine.
Marcellus se leva :
– Et à combien estimes-tu tes services ?
– C’est à toi de décider, dit Justus. Comme Étienne te l’a dit, j’avais l’intention de rentrer chez moi à Séphoris en Galilée. Ce voyage ne me dérange pas ; je n’ai rien à faire pour le moment. Mon temps a peu de valeur. Tu me nourriras. Une paire de sandales neuves me ferait plaisir.
– Bon, mais je compte faire davantage pour toi, déclara Marcellus.
– Une nouvelle tunique, alors, suggéra Justus en montrant sa manche déchirée.
– Très volontiers.
Marcellus baissa la voix et dit :
– Pardonne ma question… mais… tu es bien juif ?
Justus eut un petit rire et fit un signe affirmatif tout en caressant sa moustache.
Quand ils se quittèrent un moment plus tard, après avoir convenu de se trouver à la porte de Damas le jour après le sabbat, à l’aube, Marcellus était plein de confiance ; le voyage s’annonçait bien. Justus était un bonhomme aimable qui lui dirait tout ce qu’il voudrait savoir. C’était le genre d’individu qui adore raconter ses souvenirs.
Son affaire terminée à sa satisfaction, Marcellus s’en retourna par la place du marché. Des insultes s’échangeaient de part et d’autre ; les vitupérations emplissaient l’air. À un étalage, où il s’arrêta pour écouter le marchandage d’un rognon de mouton, Marcellus fut surpris de trouver à côté de lui le gamin qu’il avait vu dans la boutique de Benyosef.
Fatigué de cette foule grouillante, il décida de retourner à son hôtellerie. La course fut longue. Au moment d’entrer, Marcellus se retourna pour contempler la ville. Le gamin de chez Benyosef descendait la rue ; il l’avait suivi. En y réfléchissant, ces gens avaient bien le droit de se renseigner sur son compte. Ils voulaient peut-être savoir où il logeait. S’il avait été un hôte du palais, ils n’auraient sûrement plus rien voulu entendre de lui.
Ce soir-là, comme il était assis après souper dans le jardin de l’auberge, étudiant le livre ancien que Benjamen lui avait donné, Marcellus vit tout à coup Étienne devant lui.
– Pourrais-je te parler en particulier ? demanda Étienne en grec.
Ils allèrent au fond du jardin et Marcellus lui fit signe de s’asseoir.
– Tu as été surpris de ne pas trouver Démétrius, commença Étienne. À peu près quinze jours après t’avoir écrit, il a eu le malheur d’être reconnu dans la rue par le tribun avec lequel il avait eu maille à partir à Athènes. On n’a pas cherché à l’arrêter, mais il redoutait la vengeance du tribun. Ses amis de l’atelier de Benyosef risquaient d’être compromis… et notre situation ne nous permet pas de nous défendre.
– Où est-il allé ? demanda Marcellus vivement affecté.
– Je ne sais pas. Il est parti la nuit même. Il reviendra quand le danger sera écarté, quand le tribun se sera embarqué. Tu peux me laisser une lettre pour lui. Il m’a confié que tu viendrais et m’a prié de t’expliquer son absence. Il n’a rien dit aux autres.
Étienne baissa la voix et continua :
– Démétrius m’a aussi dit pourquoi tu désires visiter la Galilée.
– Que t’a-t-il dit au juste ? fit Marcellus en jetant un regard pénétrant au Grec.
– Tout, répondit simplement Étienne. Il voulait être sûr que Justus t’accompagnerait. Il a pensé que je pourrais arranger cela. Tu peux avoir confiance en moi ; ton secret est bien gardé.
Marcellus resta un moment à réfléchir, étonné par cette déclaration surprenante.
– Me soupçonnent-ils, chez Benyosef ? demanda-t-il à la fin. J’ai été suivi cette après-midi.
– Le petit Philippe est mon neveu, expliqua Étienne. Il fallait que je sache où tu habites. Ne t’inquiète pas au sujet de Philippe. Il ne dira rien. Personne ne saura que nous nous sommes vus. J’ai eu peur un moment, ce matin, que Jean ne te reconnaisse. Mais cela n’en a pas l’air ; il est très absorbé.
– Comment aurait-il pu me reconnaître ? demanda Marcellus.
– Jean était à la crucifixion. Tu te souviens peut-être du jeune homme qui s’efforçait de consoler la mère de Jésus.
– Sa mère ! Elle était là ? C’est horrible !
Marcellus laissa tomber sa tête et pressa ses tempes entre ses mains.
– En effet, murmura Étienne. J’étais là aussi. Je t’ai reconnu à l’instant où tu es entré dans la boutique, mais évidemment je t’attendais. Tu peux être tranquille, Jean ne t’a pas reconnu.
– Tu as été très aimable, Étienne. Puis-je à mon tour te rendre un service ?
– Oh ! oui.
Le Grec baissa la voix et dit dans un murmure :
– Tu as la Tunique ?
Marcellus fit oui de la tête.
– Puis-je la voir ? demanda Étienne.
– Oui, dit Marcellus. Viens avec moi.
*
* *
Depuis trois jours qu’ils faisaient route ensemble, le nom de Jésus n’avait pas encore été prononcé. Malgré son apparente naïveté, Justus était étonnamment discret. Son sourire toujours prêt laissait croire qu’il céderait à tous vos désirs. Mais l’espoir qu’il serait heureux de parler de Jésus ne s’était pas réalisé. Marcellus découvrait qu’il y a des choses que même un Romain riche et bien habillé ne peut acquérir ; et l’une de ces choses était l’histoire de Jésus.
Il n’était jamais venu à l’idée de Marcellus qu’une occasion pût se présenter où sa qualité de Romain serait un inconvénient. Si l’on est Romain et si l’on a de l’argent, on peut avoir tout ce que l’on désire, n’importe où dans le monde. Si l’on arrive trop tard sur le quai, le bateau attend ; s’il n’y a qu’une cabine, on vous la cède sans discuter. Quand on dit « viens », les gens viennent ; et « pars », ils partent.
Le projet, tel que Marcellus l’avait conçu au début, ne présentait pas de difficultés. Barsabbas Justus serait sans doute ravi de parler de son héros et de l’introduire chez les gens qui avaient connu l’étrange Galiléen. On le ferait entrer sous prétexte de lui montrer des étoffes, et avant même qu’il pût s’asseoir, on lui débiterait des histoires extraordinaires.
Eh bien ! rien de pareil ne s’était produit. Les gens lui avaient souhaité la bienvenue dans les petites auberges au bord du chemin, ils l’avaient respectueusement salué sur la route ; ils avaient montré leurs étoffes et poliment répondu à ses questions ; mais personne n’avait rien à lui dire sur ce Jésus. Ils étaient courtois, hospitaliers et avenants ; mais lui qui avait souvent été à l’étranger, il ne s’était encore jamais senti aussi seul. Ils avaient tous en commun le même secret et ils ne voulaient pas le partager avec lui. Justus le présentait aux habitants d’une maison et leur expliquait pourquoi il venait ; aussitôt ils apportaient des spécimens de leur tissage. Bientôt le père de famille et Justus échangeaient un regard d’entente et sortaient sans bruit de la pièce. Après un moment la mère s’excusait et le laissait avec la tante et les enfants ; et il savait qu’elle avait été rejoindre son mari et Justus.
*
* *
Marcellus, appuyé contre le figuier, étudiait le visage tanné de Justus et se demandait à quoi il pensait et combien de temps il resterait à contempler le ciel. Justus ne semblait pas se douter du mécontentement de son client.
Marcellus se leva lentement et alla se promener du côté des ânes que leur jeune conducteur faisait paître. Remarquant avec indignation que la bride de l’une des bêtes blessait la pauvre créature près du mors, il enleva le harnais par-dessus les longues oreilles et, assis dans l’herbe, se mit à allonger la courroie en perçant de nouveaux trous avec la pointe de son poignard. Ce n’était pas facile, car le cuir était raide ; le petit ânier s’approcha de lui et le contempla avec curiosité.
– Viens ici, espèce d’idiot ! lui cria Marcellus. Je ne tolèrerai pas qu’on soit cruel avec les animaux.
Il prit dans sa poche une pièce de monnaie.
– Va dans cette maison, ou dans la suivante, et procure-toi un onguent quelconque, débrouille-toi ; il faut soulager cette bête.
Quand le gamin se fut éloigné en se dandinant, Marcellus se leva, caressa distraitement les naseaux de l’âne, et retourna auprès de Justus qu’il trouva assis et le regardant avec intérêt.
– Tu aimes les animaux, dit-il d’un ton cordial.
– Oui… certains. Je ne dis pas que j’aime particulièrement les ânes ; mais je ne puis les voir maltraiter. Il faudra surveiller ce gamin !
Justus approuva de la tête. Marcellus s’assit à côté de lui, voyant bien que son guide l’examinait comme s’il venait de faire une nouvelle connaissance.
– Aimes-tu les fleurs, demanda Justus à l’improviste, après une inspection quelque peu embarrassante.
– Assurément, dit Marcellus amusé. Pourquoi pas ?
– Ce pays est plein de fleurs sauvages. C’est la saison en ce moment. Après, il fait trop sec et elles se fanent. Il y en a spécialement beaucoup cette année. Regarde, fit Justus en faisant un large geste qui embrassait tout le versant de la colline, regarde, quelle variété de fleurs !
Marcellus suivit la direction du doigt tandis que la voix sereine énumérait des noms : le sénevé rose, le sénevé jaune, la bourrache bleue, la sauge blanche, l’ombelle rayée, le plantain, le marrube, la fleur de souci et trois sortes de pavots.
– Tu dois beaucoup aimer la nature, fit Marcellus.
– Seulement depuis ces deux dernières années. Je passais près des fleurs sans les voir, comme le font à peu près tous les hommes. Je n’ai jamais beaucoup pensé aux fleurs jusqu’au moment où j’ai fait la connaissance d’un homme qui les connaissait toutes.
Justus s’était de nouveau étendu sur l’herbe et sa voix était devenue si rêveuse que Marcellus retenait son souffle. Son compagnon allait-il enfin lui parler de l’ami qu’il avait perdu ?
– Il connaissait toutes les fleurs, répéta Justus avec un petit geste de la tête comme si le souvenir lui en était ineffablement précieux.
Après un silence que Marcellus n’osa troubler, Justus continua comme se parlant à lui-même :
– On aurait pu croire que toutes les fleurs étaient ses amies, à la façon dont il parlait d’elles. Un jour il pria quelques-uns de nous qui marchions près de lui, de nous arrêter et d’observer un champ de lis sauvages. « Regardez comme ils sont richement parés, a-t-il dit. Ils ne travaillent ni ne filent. Et pourtant même le roi Salomon n’avait pas de vêtement pareil. »
– C’était un ami de la beauté, fit Marcellus. Mais il ne devait pas être pratique. Ne croyait-il donc pas à la vertu du travail ?
– Oh ! quand même !… il trouvait que les gens doivent travailler, déclara vivement Justus, mais il estimait que la plupart mettent trop d’importance aux choses matérielles : habillement, nourriture, logement, accumulation des biens.
– Il ne devait pas être très prospère.
– Il n’était pas paresseux, dit Justus d’un ton ferme. Il aurait pu avoir beaucoup de choses s’il l’avait voulu. Il était charpentier de son état… et un charpentier très adroit. C’était un plaisir de le voir manier les outils. Il y avait toujours des gens pour le regarder travailler ; et des enfants partout dans l’atelier. Il s’y prenait d’une manière toute particulière avec les enfants, et aussi avec les animaux et les oiseaux.
Justus sourit tendrement et eut un soupir nostalgique.
– Oui, il avait une manière à lui. Quand il rentrait à la maison, il était toujours suivi d’une foule d’enfants… Tout lui appartenait, mais il n’a jamais rien possédé. Il disait souvent qu’il plaignait les hommes qui peinent, se tourmentent et trompent leur prochain pour posséder un tas de choses ; et après, doivent rester là à veiller sur elles pour qu’on ne les vole pas ou qu’elles ne soient pas détruites par les mites ou la rouille.
– Quel excentrique, de ne rien vouloir posséder !
– Il ne se sentait pas pauvre.
Justus se souleva sur un coude, soudain très animé.
– Il possédait l’esprit de vérité. Ce n’est pas fréquent, tu sais.
– C’est curieux, ce que tu dis là.
– Pas si curieux, si tu y réfléchis. Être doué pour la vérité est une réelle richesse. Si un homme prise la vérité plus que toute autre chose, on aime à être auprès de lui. Presque tout le monde désirerait être sincère, mais on ne peut avoir l’esprit de vérité quand le cœur est absorbé par des choses. C’est pourquoi les gens entouraient ce charpentier et l’écoutaient parler. Ils n’avaient pas besoin d’être sur leurs gardes avec lui, ni de faire semblant, ni de mentir ; aussi étaient-ils heureux et libres comme de petits enfants.
– Est-ce que tout le monde se sentait ainsi avec lui ? demanda Marcellus, sérieux.
– Presque tout le monde. Oh ! parfois quelqu’un qui ne le connaissait pas essayait de le tromper sur son compte, mais…
Il eut un large sourire comme s’il se souvenait d’une certaine occasion.
– … mais tu comprends, il était si profondément vrai qu’on ne pouvait lui mentir, ou prétendre être ce que l’on n’est pas. C’était tout simplement impossible ! En sorte que les gens laissaient tomber leur batterie et se mettaient à dire la vérité eux-mêmes. C’était très nouveau pour quelques-uns d’entre eux et cela leur procurait une sensation de liberté. C’est pourquoi on l’aimait.
– C’est une idée nouvelle, déclara Marcellus. Ton ami devait être un philosophe, Justus. Avait-il étudié les classiques ?
Justus resta un moment interloqué, puis il secoua la tête :
– Je ne crois pas. Il savait, tout simplement.
– Je ne pense pas qu’il ait eu beaucoup d’admirateurs parmi les gens bien placés, hasarda Marcellus, puisqu’il n’encourageait pas l’accumulation des richesses.
– Tu aurais été étonné, seigneur, déclara Justus. Beaucoup de riches l’écoutaient. Je me souviens qu’une fois un jeune noble l’a suivi toute une après-midi, et avant de le quitter s’est approché de lui et a demandé : « Comment puis-je me procurer… ce que tu as ? »
Justus se tut si longtemps et son regard devint si lointain que Marcellus se demanda s’il pensait à autre chose.
– Et alors qu’a dit le charpentier ?
– Il lui a dit qu’il était trop encombré de choses, répondit Justus. « Donne ce que tu possèdes et viens avec moi », lui a-t-il dit.
– Il l’a fait ?
– Non, mais il a dit qu’il aurait aimé le faire. Il est parti tout déprimé et cela nous a tous rendus tristes car c’était un gentil jeune homme. Je pense que c’était la première fois qu’il désirait réellement quelque chose qu’il ne pouvait pas s’offrir.
– Ce charpentier devait être un homme extraordinaire, fit Marcellus. Il devait avoir l’esprit d’un rêveur, d’un artiste. Est-ce qu’il dessinait peut-être… ou est-ce qu’il sculptait ?
– Les Juifs ne dessinent ni ne sculptent.
– Vraiment ? Alors comment s’extériorisent-ils ?
– Ils chantent et racontent des histoires.
– Quel genre d’histoire ?
– Oh ! les légendes de notre peuple, la plupart du temps ; les actions de nos grands hommes. Même les petits enfants savent réciter nos traditions et nos prophéties.
Justus sourit avec bienveillance et prit un ton confidentiel.
– J’ai un petit-fils qui s’appelle Jonathan. Nous l’avons appelé Jonathan parce qu’il est né avec un pied de travers, comme le Jonathan d’autrefois, le fils du roi Saül. Le nôtre a sept ans. Tu devrais l’entendre raconter l’histoire de la création, du déluge, de l’exode !
– On voit que tu l’aimes beaucoup, ton petit-fils.
– Oui, le petit Jonathan est tout ce que nous possédons. Ma femme est entrée dans le repos voici déjà bien des années. Ma fille Rébecca est veuve. Jonathan est notre grande consolation. Tu sais peut-être que lorsque dans une famille il y a un enfant malade et infirme, on le choie, on l’aime peut-être un peu plus, pour compenser. Nous gâtons Jonathan bien que maintenant il soit tout à fait bien.
– Ah ! son pied est guéri ? demanda Marcellus.
Justus répondit par un signe de tête et détourna les yeux.
– C’est assez extraordinaire, insista Marcellus.
Les rides à la tempe de Justus se creusèrent et son visage prit un air grave quand il hocha de nouveau la tête sans lever les yeux. Il était clair qu’il ne désirait pas être questionné davantage. Enfin il secoua son humeur méditative, étira ses longs bras bronzés et se leva.
– Il est temps de continuer notre route, déclara-t-il, si nous voulons atteindre Sychar au coucher du soleil. Il n’y a pas de bonne auberge là-bas. Nous camperons près du puits de Jacob. As-tu déjà entendu parler de Jacob ?
Il sourit, de bonne humeur.
– Je ne crois pas, avoua Marcellus. L’eau est-elle spécialement bonne ?
– Pas meilleure que dans les autres puits. C’est un point de repère, vieux de quinze siècles.
Ils étaient de nouveau sur la route. Le gamin chassait devant lui les ânes rétifs. Justus se retourna et, s’abritant les yeux des deux mains, regarda attentivement le chemin qu’ils venaient de parcourir. Marcellus sentit sa curiosité se réveiller. Ce n’était pas la première fois que Justus regardait ainsi derrière lui. Et chaque fois qu’ils arrivaient à un croisement, il s’arrêtait pour regarder soigneusement dans toutes les directions. Il n’avait pas l’air de redouter un danger. C’était plutôt comme s’il avait donné un rendez-vous à quelqu’un. Marcellus fut sur le point de le questionner mais il décida que cela ne le regardait pas.
Ils marchaient depuis trois heures sur la route poussiéreuse sans se dire grand’chose. Il était tard dans l’après-midi. À un mille de là, on voyait un bouquet de sycomores et quelques habitations éparses.
– Ce sont les premières maisons de Sychar, dit Justus en allongeant le pas.
Un peu plus tard ils arrivèrent au petit groupe de maisons blanchies à la chaux et recouvertes d’un toit plat. Au milieu, sur le bord de la route, était le puits historique. Deux femmes s’éloignaient avec leur cruche d’eau sur l’épaule. Une troisième s’approchait ; elle regarda d’un air apathique de leur côté, puis elle posa sa cruche et ouvrit de grands yeux. Elle se mit vigoureusement à sa tâche ; en hâte elle remplit la cruche en éclaboussant d’eau ses pieds et partit rapidement vers les maisons.
– Lui avons-nous fait peur ? demanda Marcellus. Je ne croyais pas que nous avions l’air aussi martial.
– Elle n’est pas effrayée, dit Justus gravement.
Le puits était large. Justus, qui eut soudain l’air préoccupé, se laissa tomber sur la margelle en tournant le dos aux habitations tandis que Marcellus s’asseyait de l’autre côté. Ses yeux suivaient la silhouette de la femme. À peine celle-ci était-elle entrée dans une des maisons qu’elle en ressortit sans sa cruche et courut chez une voisine ; elle revint avec une autre femme plus jeune et plus jolie. Elles restèrent un moment à regarder le puits ; puis elles avancèrent lentement, s’arrêtant fréquemment pour parlementer, leurs visages reflétant la perplexité.
– Cette femme revient, Justus ; elle en ramène une autre avec elle et elles ne viennent pas chercher de l’eau, dit Marcellus.
Justus sursauta et tourna la tête. Alors il se leva et alla à la rencontre des femmes qui le rejoignirent d’un pas rapide. Ils tinrent un bref colloque à voix basse, Justus secouant la tête d’un air solennel. La plus jeune des femmes, ses yeux – de très beaux yeux ma foi – grands ouverts de curiosité, continuait à le presser de questions et Justus secouait la tête comme s’il disait : « Non… non… non… » Quand les femmes s’éloignèrent, la pantomime de Justus semblait indiquer qu’il s’arrangerait à les retrouver.
En effet, après avoir dressé la tente sous deux sycomores isolés, Justus marmotta quelque chose à propos de pain qu’il fallait aller chercher au village ; Marcellus, sachant qu’il y en avait assez pour le repas du soir, soupçonna que ce n’était qu’un prétexte pour parler de nouveau à cette femme, car ses manières montraient nettement qu’il comptait y aller seul.
Fatigué de la longue journée de marche et ennuyé des cachotteries de son guide, il se jeta sur la natte que Justus avait étendue devant la tente et regarda avec mauvaise humeur le soleil descendre derrière la cime des arbres et le toit des maisons.
Pourquoi Justus désirait-il être seul pour parler à cette femme ? Pourquoi tant de mystère ? Le Galiléen était mort. Pourquoi persécuterait-on ces gens pour ce que le charpentier avait dit ou fait, ou pour le souvenir attendri qu’ils gardaient de lui ?
Marcellus était offensé. Justus s’imaginait-il qu’il était venu dans ce pays misérable pour tourmenter ces simples paysans ? Il ne méritait pas qu’on le traitât avec tant de méfiance.
Ah ! bien, si Justus n’avait pas confiance en lui, il y avait une chose que lui, Marcellus, ne lui montrerait pas : la Tunique qui était enfouie au fond de son sac !