XIV

Justus se montra distant et poli le reste de la journée. Il commençait à se méfier de Marcellus. Au coucher du soleil, il se rendit seul au village. Pendant un court instant, Marcellus se demanda s’il ferait bien d’aller vers la source, puis son désir d’entendre chanter Miriam le décida.

Tous les habitants du village étaient déjà là quand il vint tranquillement s’asseoir un peu à l’écart. Personne ne fit attention à lui car Miriam venait d’arriver et tous les regards se portaient sur elle. Marcellus éprouva à nouveau l’émotion qui l’avait étreint le jour auparavant. Maintenant qu’il lui avait parlé, le chant de Miriam avait encore plus de signification pour lui. Il se sentait étrangement attiré par cette jeune fille ; et il s’était aperçu qu’elle aussi lui portait un intérêt sincère. Il n’y avait eu aucune coquetterie dans son attitude ; elle désirait seulement être son amie et c’était un grand compliment, car cela montrait qu’elle le jugeait assez intelligent pour comprendre la nature de sa cordialité.

Assis là dans l’ombre, tantôt ému et tantôt apaisé par la voix qui s’élevait, profonde et vibrante, il se rendit compte de la réalité de la foi qui l’inspirait. Son scepticisme inné se transforma en une nostalgie singulière quand elle chanta : « Je cherche un refuge à l’ombre de tes ailes… Mon cœur est affermi, ô Dieu !… Réveille-toi, mon âme, réveillez-vous mon luth et ma harpe ! » Miriam ne pouvait pas marcher – mais elle pouvait s’envoler.

Justus l’avait brièvement informé qu’ils partiraient de bonne heure le lendemain pour sa ville natale, Séphoris, où il avait affaire.

– Passerons-nous par Cana au retour ? avait demandé Marcellus.

– Si tu le désires, avait répondu Justus, mais il n’y a plus rien à voir ici pour les étoffes.

Il n’y avait pas grand’chose à ajouter à cela. Marcellus ne pouvait dire : « J’aimerais encore m’entretenir en particulier avec Miriam. » Non, il devait partir, la laissant dans le doute à son sujet. S’il avait eu un jour de plus, il aurait pu lui dire pourquoi il était venu en Galilée.

Lorsque le dernier chant fut terminé, il attendit dans l’ombre que la foule se fût dispersée. Il vit Justus se joindre au groupe qui accompagnait Ruben. Il aurait pu facilement les rattraper et dire adieu à Miriam. À la réflexion, il pensa que ce n’était pas indiqué ; cela pourrait être embarrassant pour tous deux. Peut-être que Ruben et Naomi partageaient les doutes de Justus et trouvaient étrange cette manière de voyager pour un Romain. Quand tout fut désert, Marcellus, déprimé et solitaire, retourna lentement à son campement en se reprochant d’avoir, sans nécessité, provoqué leurs soupçons. Il aurait bien mieux fait de dire dès le début à Justus pourquoi il désirait visiter la Galilée. Justus aurait peut-être refusé de le conduire, c’est vrai, mais au moins il ne se trouverait pas dans cette situation intolérable. Marcellus se sentait malheureux ; il aurait donné beaucoup pour avoir Démétrius auprès de lui, ce soir-là.

*

* *

Il était près de midi. Aucune parole n’avait été échangée depuis plus d’une heure. Justus, qui marchait quelques pas en avant, s’arrêta pour attendre Marcellus et, montrant du doigt une maison située sur une petite éminence :

– Nous nous arrêterons ici, dit-il, bien que Amasiah et Déborah soient probablement à Jérusalem. Ils fabriquent des sacoches et les vendent aux bazars quand ils vont célébrer la pâque.

Une femme corpulente vint à leur rencontre et son visage s’illumina subitement en reconnaissant Justus. Non, Amasiah n’était pas à la maison, il était allé à Jérusalem.

– Pourquoi ne l’as-tu pas accompagné, Déborah ? demanda Justus.

– Tu pourrais le deviner, dit-elle avec un soupir. Je n’ai aucun désir de revoir la cité sainte. Amasiah non plus du reste, mais il fallait vendre les sacoches.

Elle regarda Marcellus d’un air interrogateur et Justus l’informa brièvement de la mission de celui-ci. Déborah murmura son regret de n’avoir rien à vendre ; Amasiah avait tout emporté.

– Tout, sauf un petit tapis de selle que j’ai fait pour Jasper, ajouta-t-elle. Je puis vous le montrer.

Ils se dirigèrent vers la maison et Déborah leur apporta un petit tapis de laine épaisse aux couleurs vives.

– Jasper peut s’en passer, si tu désires le prendre.

D’un signe de tête elle désigna un minuscule ânon qui broutait à l’ombre d’un arbre.

– Je suppose que tu l’aimes beaucoup, ce Jasper ? dit Marcellus.

– Il ne nous sert plus à rien depuis que je suis trop lourde pour le monter, et Amasiah dit qu’il ne vaut rien comme bête de somme.

– Serais-tu d’accord de le vendre ? demanda Marcellus.

– Il ne te servirait à rien, dit Déborah avec franchise.

– Combien en voudrais-tu ? insista Marcellus.

– Que peut-il valoir, Justus, dit Déborah d’un air détaché.

Justus alla sans hâte vers l’animal et lui ouvrit la bouche.

– Ma foi, il ne peut guère servir qu’à un enfant. Il pourrait se vendre douze à quinze shekels.

– Je te donne quinze shekels pour l’âne et le tapis, dit Marcellus.

L’offre sourit à Déborah qui déclara qu’elle avait aussi une selle et une bride faites spécialement pour Jasper. Elle les apporta. La bride avait une petite clochette pour le front.

– Vingt-cinq shekels le tout ? proposa Marcellus.

Déborah posa la selle sur le dos de l’ânon et se mit à fixer les courroies. Marcellus sortit sa bourse ; Justus le regardait d’un air amusé ce qui lui parut de bon augure.

Jasper quitta son pré à contre-cœur mais ne parut nullement peiné quand il dut se séparer de Déborah. Marcellus prit la bride et le conduisit vers la route tandis que Justus restait un moment en arrière pour échanger quelques mots en particulier avec Déborah.

Tard dans l’après-midi, ils atteignirent les premières maisons de Séphoris. Chacun saluait Justus d’un mot ou d’un geste. Un petit garçon se détacha d’un groupe d’enfants et vint en courant au-devant de lui en poussant des cris de joie. C’était un joli gamin à la figure expressive, à la chevelure noire et bouclée, au corps agile et souple. Justus prit l’enfant dans ses bras et le serra tendrement. Il annonça, les yeux brillants d’orgueil :

– C’est mon petit Jonathan.

L’enfant embrassa encore son grand-père puis s’échappa de ses bras. Il avait aperçu Jasper.

– Cet âne est à toi ? s’écria-t-il.

– Viens, monte dessus, dit Marcellus.

Jonathan sauta sur la bête tandis que ses camarades le regardaient avec stupéfaction.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Jonathan en prenant les rênes des mains de Marcellus.

L’enfant ne se tenait plus d’excitation.

– Il s’appelle Jasper, dit Marcellus. Il est pour toi. C’est ton âne maintenant.

– À moi ? cria Jonathan d’une voix aiguë.

– Marcellus Gallio est mon ami, fit Justus. S’il te dit que cet âne est à toi, tu peux le croire.

Puis il se tourna vers Marcellus et dit :

– C’est très généreux de ta part, seigneur.

– Est-il un des nôtres, grand-père ? dit Jonathan en désignant son bienfaiteur.

Les deux hommes échangèrent un rapide coup d’œil ; l’un franchement intrigué, l’autre quelque peu embarrassé.

– Tu es des nôtres, déclara Jonathan, autrement tu ne donnerais pas tes affaires.

De nouveau Marcellus interrogea Justus des yeux mais ne reçut pas de réponse.

– Es-tu riche ? demanda Jonathan sans vergogne.

– Personne n’a jamais répondu oui à cette question, Jonathan, dit Marcellus en riant, tandis que Justus murmurait une excuse.

– Mais tu dois être riche, insista Jonathan, pour donner ainsi tes affaires. Est-ce que Jésus t’a dit de le faire ? Tu as connu Jésus, n’est-ce pas ? dit-il en avançant son petit visage et en examinant Marcellus avec une candeur enfantine. Grand-père t’a-t-il dit que Jésus m’a redressé le pied pour que je puisse marcher ?

Marcellus sentait la nécessité de parler, mais que répondre ? Il finit par bégayer :

– Oui… ton grand-père m’a dit… pour ton pied… Je suis très content que tu puisses marcher…

– Allons maintenant, dit Justus mal à son aise. Ma maison est tout près. Venez, je me réjouis de voir ma fille.

Marcellus ne se le fit pas dire deux fois. Ils montèrent la rue, leur nombre augmentant à mesure qu’ils avançaient. La nouvelle s’était vite répandue. Les gens sortaient de leurs maisons, les yeux écarquillés de curiosité ; des enfants de tout âge couraient pour se joindre à eux. Un petit garçon soutenu par des béquilles, tandis qu’une de ses jambes pendait inutile, les regarda passer, son petit visage émacié rayonnant d’émerveillement. Justus lui donna une tape amicale sur la tête.

Enfin ils arrivèrent à la modeste petite maison. La cour était d’une propreté méticuleuse. Des tulipes bordaient l’étroit chemin. Rébecca, confortable matrone de trente-cinq ans à la voix agréable, vint à leur rencontre, très étonnée de tout ce bruit. Sur le seuil de la porte, Justus expliqua la situation en deux mots puis présenta Marcellus avec une cordialité toute nouvelle.

– Oh ! tu n’aurais pas dû faire cela, seigneur, murmura Rébecca dont les yeux brillants démentaient les paroles. C’est un bien gros cadeau pour un si petit garçon.

– J’en suis pleinement récompensé, dit Marcellus en souriant. Je vois que cet âne a du succès.

– Regarde, maman ! criait Jonathan en agitant son bras. Il est à moi !

Rébecca lui fit un signe amical et la troupe bruyante continua son chemin dans le sillage de son héros.

– C’est un grand jour pour Jonathan, dit Rébecca en les faisant entrer dans une chambre modestement meublée.

– Oui, oui, soupira Justus en se laissant tomber sur une chaise. C’est un grand jour pour le gamin, mais il est bien jeune pour une pareille responsabilité.

– Oh ! il est assez grand, fit Marcellus. Ce petit âne est juste ce qu’il faut pour un enfant. Jonathan se débrouillera très bien avec lui.

– Ce n’est pas cela qui m’effraye, déclara Justus. Oui, oui, dit-il comme se parlant à lui-même, c’est beaucoup demander à un aussi petit garçon.

Son visage s’éclaira soudain et il dit à sa fille :

– Rébecca, nous dresserons la tente de Marcellus Gallio à côté de la maison, et il viendra prendre ses repas avec nous.

– Très volontiers, père, répondit Rébecca avec un sourire d’invite à son hôte. Y a-t-il des mets qui ne te soient pas permis, Marcellus Gallio ?

Comme celui-ci paraissait étonné, elle expliqua timidement :

– Je ne connais pas les coutumes romaines. J’ai pensé que peut-être ta religion, comme la nôtre, t’interdisait de manger certaines choses.

– Oh ! non, déclara aimablement Marcellus. Ma religion n’a jamais incommodé personne, même pas moi.

Il se repentit immédiatement de sa remarque frivole quand il vit l’impression qu’elle produisait sur Justus.

– Veux-tu dire par là que vous n’avez pas de religion du tout chez vous ? demanda celui-ci gravement.

– Pas de religion ! protesta Marcellus. Ma parole ! nous avons des dieux à chaque coin de rue.

– Des idoles, tu veux dire, corrigea Justus.

– Des statues, rectifia Marcellus. Il y en a qui ne sont pas mal du tout. La plupart sont importées de Grèce. Les Grecs ont beaucoup de talent pour la sculpture.

– Et tes compatriotes adorent ces statues ? demanda Justus étonné.

– Cela en a l’air. Je crois que certains sont vraiment sincères.

Marcellus commençait à être ennuyé de cet interrogatoire.

– Mais toi, personnellement, tu n’adores pas ces choses, insista Justus.

– Jamais de la vie ! dit Marcellus en riant.

– Alors tu ne crois à aucun pouvoir suprême ? dit Justus, choqué et déconcerté.

– Je t’avouerai, Justus, que tout ce que j’ai entendu à ce sujet était fort peu convaincant. Je ne demanderais pas mieux que de croire à une religion vraiment digne de confiance.

Rébecca, pressentant une discussion difficile, s’esquiva pour préparer le souper.

– Je n’ai pas voulu te blesser, Justus, dit Marcellus lorsque Rébecca eut quitté la pièce. Tu es un homme sincèrement religieux et c’est impardonnable de ma part d’avoir parlé avec légèreté de ce sujet.

– Il n’y a pas de mal, dit Justus gentiment. Tu aimerais pouvoir croire. C’est déjà quelque chose. N’est-il pas dit que ceux qui cherchent trouvent ? Tu es un homme de bonne volonté ; tu es bon ; tu mérites d’avoir une religion.

Marcellus ne sut que répondre à cela, aussi resta-t-il silencieux, attendant la suite. Après un moment, Justus claqua ses genoux de ses grosses mains brunes en un geste qui signifiait « à plus tard », et, se levant :

– Allons dresser ta tente, Marcellus, proposa-t-il aimablement.

C’était la première fois qu’il disait le nom de Marcellus sans y ajouter Gallio.

*

* *

Un peu plus tard, Jonathan apparut devant l’ouverture de la tente. Il était là, les jambes écartées, le poing sur la hanche, une expression de gravité répandue sur ses traits. Les événements de la journée semblaient l’avoir considérablement mûri.

Marcellus, qui écrivait, leva les yeux sur son visiteur et lui sourit.

– Alors, tu l’as soigné pour la nuit ? demanda-t-il, comme d’égal à égal.

Jonathan, très grave, fit oui de la tête.

– Veux-tu venir t’asseoir un moment ?

Jonathan entra et s’assit en croisant les jambes d’un geste décidé.

– Jasper s’est bien conduit ?

Comme Jonathan se contentait de faire des signes de tête, les yeux fixés au sol, Marcellus poursuivit :

– A-t-il mordu quelqu’un ? Ou s’est-il couché par terre sans vouloir avancer ?

Jonathan secoua la tête lentement, sans lever les yeux.

– Eh bien, tout est pour le mieux ! As-tu autre chose à me raconter ?

Jonathan leva la tête et regarda Marcellus d’un air troublé.

– Thomas m’a demandé de lui prêter mon âne, finit-il par dire.

– Quelque chose me dit que tu as refusé, hasarda Marcellus.

Jonathan fit un signe affirmatif plein de remords.

– Ne te fais pas de soucis, dit Marcellus d’un ton consolant. Tu le lui prêteras demain. Je comprends bien que tu n’aies pas voulu te séparer de ton âne le premier jour. Thomas est-il un de tes bons amis ?

– As-tu vu le garçon avec les béquilles ?

– Celui auquel ton grand-père a dit bonjour ?

Jonathan fit oui de la tête.

– Tout cela s’arrangera, fit Marcellus d’un ton paternel. Mais, dis donc, puisque cela te tracasse, pourquoi ne ferais-tu pas vite un saut chez lui pour lui annoncer qu’il sera le premier demain matin à monter Jasper ?

– Il s’en va demain, balbutia Jonathan d’un air sombre. Il n’habite pas ici ; Il est de Capernaum. Il est venu avec sa mère parce que sa grand’mère était malade ; elle est morte maintenant. Alors il retourne à Capernaum.

– C’est bien malheureux, dit Marcellus. Mais ce n’est pas ta faute. Tu devrais en parler à ton grand-père puisque cela te tourmente. As-tu déjà dormi sous une tente, Jonathan ?

Jonathan secoua la tête, son visage s’éclairant un peu.

– J’ai un deuxième lit de camp, dit Marcellus. Va vite raconter à ton grand-père ton histoire avec Thomas et demande à ta mère si tu peux coucher sous la tente.

Jonathan eut un sourire reconnaissant et disparut.

Il était impossible de ne pas entendre la conversation, car Justus était assis près de la fenêtre ouverte à un mètre de distance de la tente. Marcellus perçut d’abord vaguement la voix profonde et affectueuse de Justus et les sons plaintifs émis par le petit garçon. Très curieux de savoir comment tout cela finirait, il écouta.

– Quand Jésus a dit qu’il fallait donner ses affaires, il l’a dit pour les gens riches, n’est-ce pas, grand-père ?

– Oui, à ceux qui ont quelque chose à partager avec les autres.

– Marcellus est-il riche ?

– Oui, et il est très bon.

– Jésus lui a-t-il dit de donner ses affaires ?

Il y eut un assez long silence et Marcellus retint son souffle.

– Je ne sais pas, Jonathan. C’est possible.

Un autre silence suivit, rompu à la fin par le petit garçon.

– Grand-père, pourquoi Jésus n’a-t-il pas guéri la jambe de Thomas ?

– Je ne sais pas. Peut-être que Jésus n’en avait pas entendu parler.

– C’est bien dommage, dit Jonathan. Si seulement il l’avait guéri.

– Oui, soupira Justus. Tu aurais moins de remords, n’est-ce pas ?

– Je suis très content qu’il ait redressé mon pied, murmura Jonathan.

– Oh ! oui, c’est merveilleux ! Jésus a été très bon pour toi. Je suis sûr que si tu pouvais faire quelque chose pour Jésus, tu le ferais volontiers, n’est-ce pas ?

– Je ne puis rien faire pour Jésus, grand-père, protesta Jonathan. Comment le pourrais-je ?

– Voyons, si tu découvrais que Jésus n’avait pas fait quelque chose parce qu’il n’en avait pas entendu parler, quelque chose qu’il aurait désiré faire s’il l’avait su, quelque chose qu’il aurait fait s’il était encore ici…

– Tu veux dire… quelque chose pour Thomas ? dit Jonathan d’une voix à peine perceptible.

– Crois-tu qu’il y ait quelque chose que tu puisses faire pour Thomas ?

Le petit Jonathan pleurait maintenant ; Marcellus devina au bruit qui lui parvint, que Justus prenait son petit-fils dans ses bras. On n’entendit plus rien. Après une demi-heure ou plus, Jonathan apparut, les yeux rouges, au seuil de la tente.

– Je reste coucher avec grand-père, dit-il. Il me l’a demandé.

– Très bien, Jonathan, approuva Marcellus. Ton grand-père ne t’a pas vu depuis longtemps. Tu pourras venir jouer demain sous la tente si cela te fait plaisir.

Jonathan restait là, l’air préoccupé.

– Tu serais d’accord si je donnais Jasper ? demanda-t-il en faisant un effort sur lui-même.

– À Thomas, peut-être ?

Jonathan fit oui sans lever les yeux.

– Es-tu sûr que tu le désires ?

– Non, je ne le désire pas.

– Eh bien, tu es un grave garçon, Jonathan, déclara Marcellus.

Cet éloge fit déborder la coupe et Jonathan disparut brusquement. Marcellus dénoua les courroies de ses sandales et s’étendit sur sa couchette tandis que le crépuscule tombait. Ce Jésus devait avoir possédé un pouvoir moral extraordinaire ! Il était mort et couché dans sa tombe depuis une année maintenant, mais il avait imprimé sa marque sur la famille de Justus d’une façon si indélébile que même l’enfant en portait l’empreinte. Cet homme aurait dû vivre. On aurait dû lui donner l’occasion d’impressionner plus de gens. Un esprit pareil, si on l’avait laissé faire, aurait pu transformer le monde en un lieu habitable pour les hommes de bonne volonté ! Mais Jésus était mort ! Une poignée de pauvres campagnards se souviendraient encore quelque temps de lui, puis cette grande lumière s’éteindrait. Quel dommage ! Le petit Jonathan renonçait à son âne pour le donner à un camarade infirme, mais seuls les gens de Séphoris le sauraient. Miriam chantait des cantiques inspirés, mais seulement pour la petite ville de Cana. L’enseignement de Jésus serait utile au monde entier, mais on ne le connaissait que dans les pauvres villages de Galilée. Il écrirait cela à Démétrius, le lendemain.

*

* *

Marcellus déjeuna seul, servi par Rébecca qui lui répondait poliment mais par monosyllabes. Jonathan et son grand-père avaient mangé de bonne heure. Non, ils ne seraient pas longtemps absents.

Marcellus retourna dans sa tente et continua la lettre qu’il avait commencée pour Démétrius. Il ne savait pas encore comment il la lui ferait parvenir, tous ceux qui avaient affaire à Jérusalem en cette saison étaient déjà partis.

À ce moment, Justus parut devant la tente. Marcellus lui fit signe d’entrer.

– Eh bien, commença Marcellus après un silence, je devine que le petit Jonathan a fait une généreuse action… et qu’il a le cœur brisé. Je suis désolé d’être la cause de ce chagrin.

– Tu n’as pas de reproche à te faire, Marcellus. Cette affaire tournera peut-être bien. Il est vrai que le bambin est un peu jeune pour être mis à si rude épreuve. Nous ne pouvons qu’attendre et voir comment il se comportera. Ce jour marquera dans la vie de Jonathan, s’il en sort victorieux.

Justus était fier, quoique visiblement troublé.

– Mais n’a-t-il pas été victorieux ? N’a-t-il pas donné son âne au petit infirme ? Tu ne crois pourtant pas qu’il se repentirait de sa générosité et qu’il demanderait à Thomas de lui rendre son âne ?

– Non, non, pas cela. Mais tous les gens sont là au coin de la rue à lui adresser des compliments. Tu aurais dû les entendre, quand Thomas et sa mère sont partis, lui monté sur l’âne et elle marchant à côté, si heureuse qu’elle en pleurait. Toutes les femmes embrassaient Jonathan et lui disaient : « Comme tu es gentil ! Quel brave petit cœur ! »

Justus soupira profondément.

– C’est bien dommage, mais je ne pouvais pas les en empêcher. Je suis parti.

– Mais, Justus ! s’écria Marcellus. Il est pourtant naturel que les voisins louent Jonathan pour ce qu’il a fait ! C’était un grand sacrifice pour un aussi petit garçon ! N’est-ce pas juste qu’on le félicite ?

– Le féliciter, oui, admit Justus, mais non pas l’encenser. Tu l’as dit toi-même, ce sacrifice a coûté cher à Jonathan. Il est juste qu’il en soit récompensé… intérieurement. Ce serait par trop dommage s’il n’en retirait que de la vanité ! Il n’y a rien de si mauvais pour le caractère de l’homme que d’être fier de ses bonnes actions ! Qu’il soit fier de ses muscles, de sa rapidité, de sa force, de la justesse de son tir, de son adresse manuelle, de son endurance… ce sont des faiblesses communes à nous tous. Mais lorsqu’un homme tire vanité de sa vertu, c’est tragique ! Mon garçon est très jeune et inexpérimenté ; il pourrait si facilement se perdre à force de s’admirer, sans même s’apercevoir d’où vient le mal.

– Je comprends ce que tu veux dire, déclara Marcellus. Oui, tu as raison. Ou cette épreuve rendra Jonathan plus fort, ou elle fera de lui un petit fat prétentieux ! Si nous partions avant que les voisins nous le gâtent, et que nous le prenions avec nous ?

Les yeux de Justus s’éclairèrent. Il approuva avec enthousiasme.

– Je parlerai à sa mère, dit-il. Nous allons faire nos paquets et partir… immédiatement.

– Entendu ! Je ferai mon possible pour aider Jonathan à sortir de là sans dommage.

Justus était à peine rentré dans la maison que Jonathan apparaissait sur le seuil de la tente, arborant le sourire las d’un patient durement éprouvé.

– Eh ! Jonathan, s’écria Marcellus. Je viens d’apprendre que tu as souhaité bon voyage à Thomas. C’est très bien. D’ailleurs, à quoi pouvait bien te servir un âne ? Tu possèdes les deux meilleures jambes de la ville.

Très occupé à plier les couvertures, il continuait, comme se parlant à lui-même :

– Un garçon qui était autrefois infirme… et qui est maintenant guéri… doit être si content de pouvoir marcher qu’il ne tient plus à se faire porter, je pense.

– Mais Jasper était si mignon, répondit Jonathan en se mordant la lèvre. Ils m’ont tous dit qu’ils ne comprenaient pas comment j’avais pu le donner.

– Ne t’occupe pas de ce que les autres disent, fit vivement Marcellus. Ils en font des histoires ! Tu es un brave garçon, c’est entendu. Tiens, mouche-toi… et aide-moi à boucler cette courroie.

Justus arriva juste à temps pour entendre ces paroles. Il sourit.

– Jonathan, dit-il, nous te prenons avec nous pour un petit voyage de quelques jours. Ta mère prépare ton sac.

– Moi ! j’irai avec vous ! s’écria Jonathan. Oh !

Il courut hors de la tente en poussant des cris de joie.

– À propos, Justus, où allons-nous ? demanda Marcellus.

– J’ai pensé à Capernaum.

– Nous risquons de rattraper Thomas et Jasper. Il vaudrait mieux ne pas les revoir aujourd’hui. Retournons à Cana. Cela fera du bien à Jonathan de voir Miriam.

Justus essaya de dissimuler un sourire en se caressant la barbe. Il osa dire :

– Cela te fera peut-être aussi du bien à toi. Mais tu perdras ton temps, nous avons vu tout ce qui est à vendre à Cana.

Soudain Marcellus, qui empilait des effets dans une corbeille en osier, se redressa et regarda Justus droit dans les yeux.

– J’ai acheté suffisamment de tissus pour le moment, déclara-t-il brusquement. Ce que j’ai entendu de ce Jésus me donne envie d’en savoir davantage. Je me demande si tu voudrais m’aider à faire la connaissance de gens qui l’ont connu, de gens qui seraient disposés à me parler de lui.

– Ce sera difficile, dit Justus avec franchise. Les habitants de ce pays ne sont pas habitués à parler librement aux Romains. Ils ne comprendront pas pourquoi un homme de ta nation voudrait se renseigner au sujet de Jésus. Tu ne sais peut-être pas que ce sont les Romains qui l’ont mis à mort.

– Me soupçonnes-tu de faire de l’espionnage, Justus ?

– Non, je ne te crois pas un espion. Je ne sais pas ce que tu es, Marcellus ; mais je suis certain que tu n’as pas de mauvaises intentions. Je veux bien te parler de Jésus.

– Merci, Justus.

Marcellus tira de sa tunique la lettre qu’il venait d’écrire.

– Dis-moi, comment pourrais-je envoyer ceci à Jérusalem ?

Justus fronça les sourcils et regarda le rouleau d’un air soupçonneux.

– Il y a un fort romain à Capernaum ; sans aucun doute le commandant a des messagers qui vont régulièrement à Jérusalem.

Marcellus lui montra l’adresse sur le papyrus.

– Je ne désire pas que cette lettre passe par le fort de Capernaum ni par le palais du gouvernement à Jérusalem, dit-il. Elle doit être remise par un messager sûr à l’adresse du Grec Étienne, au magasin de Benyosef.

– Ainsi tu connais l’esclave Démétrius, constata Justus. Je m’en doutais.

– Oui, c’est mon esclave.

– Je me le suis aussi demandé.

– Vraiment ! Et que t’es-tu encore demandé ? Éclaircissons tout cela pendant que nous y sommes.

– Je me suis demandé pourquoi tu faisais cette tournée en Galilée, dit Justus en ébauchant un sourire.

– Eh bien, tu le sais maintenant, n’est-ce pas ?

– Je n’en suis pas certain, fit Justus, posant la main sur le bras de Marcellus. Dis-moi, as-tu par hasard vu Jésus ? L’as-tu entendu parler ?

– Oui, avoua Marcellus. Mais je ne pouvais pas comprendre ce qu’il disait. À ce moment, je ne savais pas l’araméen.

– As-tu étudié l’araméen pour apprendre ce qui le concerne ?

– Oui, je n’avais pas d’autre but.

Justus baissa la voix.

– Permets-moi encore une question ; es-tu un des nôtres ?

– Je suis venu ici pour m’en rendre compte, dit Marcellus. Veux-tu m’aider ?

– Autant que je le pourrai, acquiesça Justus, et autant que tu seras capable de comprendre.

Marcellus eut l’air étonné.

– Veux-tu dire qu’il y a là des mystères que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ? demanda-t-il d’un air sérieux.

– Assez intelligent… oui, répliqua Justus. Mais comprendre Jésus n’est pas une affaire d’intelligence. Ce n’est qu’avec la foi que l’on peut admettre certains côtés de cette histoire.

– La foi n’est pas mon fort, dit Marcellus en fronçant les sourcils.

– Tant mieux, déclara Justus. Plus le prix que tu auras à payer sera élevé, plus tu apprécieras ce que tu obtiendras. Et maintenant, dit-il en arrachant les piquets de la tente, il est grand temps de partir si nous voulons atteindre Cana avant le coucher du soleil.

Puis, comme si une idée lui venait subitement, il s’écria :

– Nous irons à Nazareth ! C’est beaucoup plus près que Cana. Nazareth est l’endroit où Jésus vivait ; sa mère y habite encore. Elle voudra bien te parler de Jésus quand elle saura que toi, un Romain, tu as vu son fils et que tu voudrais en apprendre davantage sur lui.

– Non, non ! s’écria Marcellus en tressaillant. Je ne désire pas la voir.

Puis, remarquant l’air étonné de Justus, il ajouta :

– Je suis sûr qu’elle n’aimerait pas parler de son fils… à un Romain.

*

* *

Pendant les cinq premiers kilomètres, Jonathan gambada, tel un jeune chien, autour de la petite caravane. Peu à peu, comme le soleil montant dans le ciel, son enthousiasme se calma. Il se contenta bientôt de donner la main à son grand-père en essayant de marcher à la même cadence.

Justus, tout occupé à sa conversation avec Marcellus, ne s’apercevait que vaguement de la fatigue du petit garçon ; mais lorsque l’enfant trébucha et faillit tomber, les voyageurs s’arrêtèrent à l’ombre d’un arbre, répartirent les paquets du plus petit âne sur les autres bêtes, et Jonathan se laissa installer sur la monture sans protester.

Une fois de nouveau en route, Justus reprit la conversation.

– Le caractère de Jésus t’aurait plu, dit-il, car tu es généreux, Marcellus. Il a si souvent parlé de la générosité !

– Tu me crois meilleur que je ne suis, protesta Marcellus. Le fait est que je n’ai jamais de ma vie donné quelque chose qui m’appauvrissait. Jésus donnait-il tout ce qu’il possédait ?

– Tout ! dit Justus. Il ne possédait rien que le vêtement qu’il portait. Il déclarait que celui qui a deux manteaux doit en donner un. La dernière année de sa vie il portait une bonne tunique ; il l’aurait peut-être aussi donnée si elle ne lui avait pas été offerte dans des circonstances particulières.

– Veux-tu me raconter ça ? demanda Marcellus.

– Il y avait à Nazareth une pauvre femme que l’on accusait de sorcellerie. C’était une personne contrefaite, très laide, qui vivait seule et dont le caractère s’était aigri. Les enfants lui jetaient des pierres et la légende s’est répandue qu’elle avait le mauvais œil. Un jour de sabbat, les voisins, ayant entendu claquer son métier à tisser, l’avertirent qu’elle transgressait la loi ; car beaucoup des nôtres ont plus de respect pour le sabbat qu’ils n’en ont pour leur prochain. Tamar, n’ayant pas tenu compte de cette mise en garde, a été dénoncée aux autorités, et le métier à tisser qui était son unique gagne-pain a été brisé. Tu devines, je pense, le reste de l’histoire, dit Justus.

– C’est une chance pour Tamar que Jésus ait été un bon charpentier, fit Marcellus. Mais qu’ont dit les autorités de ce qu’il était venu en aide à Tamar ? L’a-t-on accusé d’être de connivence avec les violateurs du sabbat ?

– Précisément, déclara Justus. C’était à une époque où les prêtres cherchaient à le trouver en faute. On le pressait souvent de prendre la parole dans les synagogues et cela déplaisait aux pharisiens. Ceux-ci haranguaient le peuple pour réclamer la dîme et des offrandes. Jésus, lui, parlait d’amour, d’hospitalité envers les étrangers et de secours aux malheureux.

– Mais les pharisiens croient pourtant à la charité, dit Marcellus étonné.

– Oh ! oui, naturellement. Cela coule de source pour eux.

– En théorie, je pense, supputa Marcellus.

– Exactement ! en théorie. Mais trouver des fonds pour la synagogue est plus pratique. Ils parlent constamment d’argent. Cela ne leur laisse pas de temps pour les sujets spirituels.

– Et qu’est-il advenu de Tamar ? interrompit Marcellus. Je suppose que Jésus a réparé le métier, et qu’elle lui a tissé la Tunique.

– C’est cela ! Et il l’a portée jusqu’à sa mort.

– Étais-tu là quand il est mort ? demanda Marcellus après un moment d’hésitation.

– Non. Mais j’ai su que les soldats romains ont joué la Tunique aux dés, et l’ont emportée. Je me suis souvent demandé ce qu’elle était devenue. Elle n’avait aucune valeur pour eux.

Il était près de midi et la petite troupe fit halte à côté d’une source. On sortit les provisions : une outre de vin, une corbeille de pain, un paquet de poisson fumé, une jarre en grés pleine d’orge bouilli, un couffin de figues. Le petit Jonathan, une fois rassasié, ne tarda pas à s’endormir. Justus et Marcellus, étendus sur l’herbe, continuèrent leur conversation à voix basse.

– Parfois des gens irréfléchis se sont mépris sur son attitude à l’égard des affaires, poursuivit Justus. Ceux qui le critiquaient répandaient le bruit qu’il n’avait que mépris pour le commerce.

– J’y ai pensé, dit Marcellus. Tu m’as dit qu’il conseillait aux gens de donner leurs biens. Il m’est venu à l’idée que l’on pouvait dépasser la mesure. Si les hommes distribuaient imprudemment leurs biens aux premiers venus, comment pourvoiraient-ils aux besoins de ceux qui dépendent d’eux ?

– Laisse-moi te donner un exemple, dit Justus. Ce sujet a été discuté un jour et Jésus l’a expliqué à l’aide d’une fable. Il racontait souvent de simples petites histoires. Voici ce qu’il a dit : Un homme possédait une vigne et désirait faire cueillir ses grappes car elles étaient mûres. Il se rendit dès le matin au marché et demanda à un groupe d’hommes oisifs s’ils voulaient faire ce travail. Ils acceptèrent de travailler toute la journée pour un denier.

– C’est beaucoup, constata Marcellus.

– Oui, plutôt ! mais le raisin devait être cueilli ; il les envoya à la vigne. À midi, il s’aperçut qu’il lui fallait davantage de bras. De nouveau, sur la place du marché, il demanda à ceux qui ne faisaient rien pour combien ils étaient d’accord de travailler l’après-midi. Ils dirent : « Nous te laissons décider de cela. » Quand vint le soir, les ouvriers qui avaient convenu du prix d’un denier furent payés leur dû. Puis vinrent les hommes qui avaient travaillé moins d’heures et laissé à la générosité du maître le soin de fixer leur salaire.

– Et qu’a-t-il fait ? demanda Marcellus franchement intéressé.

– Il a donné à chacun un denier. Tous, du premier au dernier, ont reçu un denier. Il a même donné un denier à quelques-uns qui n’avaient pas travaillé plus d’une heure !

– Les autres n’ont pas dû être contents, dit Marcellus.

– En effet ! Les hommes qui avaient travaillé toute la journée se plaignirent amèrement. Mais le propriétaire leur dit : « Je vous ai payé le prix convenu. Je me tiens au contrat. Les autres n’ont rien demandé, ils ont eu confiance en moi. »

– Excellent ! s’écria Marcellus. Si l’on vous impose un marché et que vous soyez forcé de l’accepter, rien ne vous oblige à être généreux. Mais si l’on vous laisse estimer ce que vous devez, cela risque de vous coûter cher !

– Exactement ! dit Justus. Tu as le droit de compter à un sou près si tu as affaire à quelqu’un qui marchande. Mais si l’on s’en remet à toi, la mesure que tu donnes doit être bien tassée et doit déborder.

– Ah ! si les gens prenaient l’habitude de traiter ainsi leurs affaires, ne crois-tu pas qu’on crierait moins sur la place du marché ?

– Et tout le monde s’en porterait mieux, répondit Justus. On n’aurait plus besoin d’entretenir des gardiens de la paix. Et, si l’idée se développait, ajouta-t-il songeur, les armées pourraient être démobilisées. Quel poids de moins pour les épaules humaines ! Et quand on aurait fait l’expérience de cette vie plus abondante proposée par Jésus, il est peu probable qu’on voudrait retourner à l’ancien mode de vie.

Ils restèrent un moment silencieux, chacun avec ses pensées.

– Mais voilà… c’est absolument impossible au point de vue pratique, reprit Marcellus. Un petit nombre d’hommes seulement feraient l’expérience et se ruineraient. Les autres se moqueraient et profiteraient d’eux ; ils les traiteraient de sots parce qu’ils ne défendent pas leurs droits et, en un rien de temps, ces pauvres gens seraient dépouillés de tout.

– C’est vrai, admit Justus. Dépouillés de tout, sauf de la grande idée ! Mais, Marcellus, cette idée est comme une graine. Elle ne vaut rien si tu en attends un profit immédiat. Mais si tu la plantes, si tu l’arroses…

– Ce serait, dit Marcellus, comme si un bienfaiteur apparaissait dans le monde avec une poignée de nouvelles graines qui donneraient paix et prospérité au monde, à condition d’être cultivées.

– Oui, approuva Justus ; toutefois cette poignée de graines ne produirait pas grand’chose avant d’avoir passé par plusieurs récoltes successives. Jésus en a parlé. Beaucoup de ces graines ne lèveraient jamais, a-t-il dit. Certaines tomberaient parmi les mauvaises herbes et les ronces ; d’autres sur un sol desséché et rocailleux. Mais quelques-unes germeraient.

– Justus, crois-tu sincèrement que, dans ce monde avide et méchant, il y ait un avenir pour une doctrine pareille ?

Marcellus parlait très sérieusement.

– Oui, je le crois, déclara Justus. Je le crois, parce qu’il le croyait. Il disait que cette idée travaillerait, comme le levain dans la pâte, lentement, silencieusement ; mais une fois qu’elle aurait commencé, rien ne pourrait l’arrêter.

– Mais pourquoi cela a-t-il commencé ici, dans cette pauvre Galilée, si loin du centre de la civilisation ? dit Marcellus étonné.

– Ma foi, il fallait bien que cela commence quelque part !

Puis, après un moment de réflexion, il regarda Marcellus avec un air malicieux.

– Crois-tu, dit-il, que ces graines auraient plus de chance de pousser si elles étaient tombées dans les rues de Rome ?

– Cette question n’a pas besoin de réponse, conclut Marcellus.

Justus réveilla son petit-fils.

– Et maintenant, en route pour Cana, dit-il en se mettant debout.

Quelques minutes plus tard ils étaient de nouveau sur la route, Justus les conduisant de son pas long et régulier et continuant à évoquer ses souvenirs.

– Que de fois nous avons fait cette route ensemble ! Jésus préférait Cana à toute autre ville de Galilée.

– Même à Nazareth ? demanda Marcellus.

– On ne l’a jamais beaucoup apprécié à Nazareth, expliqua Justus. Tu sais comment c’est. Un prophète n’a pas beaucoup de succès dans son pays. Les Nazaréens avaient l’habitude de dire : « Comment cet homme pourrait-il posséder la sagesse ? Ne le connaissons-nous pas depuis son enfance ? »

– Ils ne paraissent pas avoir une très haute opinion d’eux-mêmes, dit Marcellus en riant.

– Que veux-tu ? dit Justus, il avait été élevé avec eux. D’ailleurs, il ne leur en a jamais voulu. C’est à Cana qu’il a exercé en premier le pouvoir singulier dont tout le monde parle. Personne ne t’a raconté ce qui est arrivé une fois à un mariage ?

– Non, répondit Marcellus vivement. Qu’est-il arrivé ?

C’était une histoire assez longue et, à la façon dont Justus précisa les plus petits détails, Marcellus pressentit tout de suite son importance. Anna, la fille de Hariph et de Rachel, devait se marier. Hariph était un potier, un artisan habile mais loin d’être riche, et les frais du repas de noce représentaient une somme pour lui. Toutefois il tenait à ce que le mariage de sa fille fût convenablement fêté. Anna avait beaucoup d’amis et leur famille était nombreuse. Tous furent invités et tous vinrent à la noce.

– Tu étais là, Justus ?

– Non, c’était avant que je connaisse Jésus. Mais ce qui est arrivé est si fabuleux que l’histoire s’est immédiatement répandue partout à la ronde. Je dois avouer que lorsque je l’ai entendue, je ne pouvais y croire.

– Allons, raconte-moi ça, insista Marcellus.

– Jésus est arrivé en retard. Les invités mangeaient et buvaient déjà depuis un certain temps. Le pauvre Hariph était malheureux parce qu’il ne s’était pas procuré assez de vin ; la mère de Jésus, l’ayant su, le dit à l’oreille de son fils.

Justus marcha un demi-stade sans rien dire.

– C’est peut-être trop tôt pour te raconter ça, grommela-t-il. Tu ne le croiras pas. Moi-même, je ne l’ai pas cru au commencement ! Le fait est que Jésus s’est glissé hors de la salle. Il y avait dans la cour des vases en terre ; il a ordonné aux serviteurs de les remplir d’eau et d’aller verser à boire aux invités ; puis il a repris sa place à table. Quand on a servi l’eau, c’était du vin !

– Non, Justus, non ! s’écria Marcellus. Cela gâte l’histoire de Jésus !

– C’est bien ce que je craignais ; tu n’es pas prêt, dit Justus avec regret.

– Oh ! il y a probablement une autre explication pour ce vin, insista Marcellus. Jésus entre ; c’est une radieuse personnalité ; tout le monde l’aime. En sa présence, même l’eau prend la saveur du vin. Et c’est ainsi que cette histoire impossible s’est propagée.

– Comme tu voudras, Marcellus. Cela ne m’offense pas que tu ne croies pas à mon histoire. Tu n’as pas besoin de cela pour croire à la sagesse et à la bonté de Jésus.

Ils montèrent une longue colline sans poursuivre leur conversation ; arrivé sur la crête, Justus s’arrêta, s’abrita les yeux de ses grandes mains brunes et inspecta l’étroite route aussi loin qu’il put, geste qui lui était familier, mais que Marcellus ne s’expliquait pas.

Tandis qu’ils s’attardaient au sommet de la colline pour donner le temps aux ânes de les rejoindre, Marcellus rompit le silence.

– Ne m’as-tu pas dit, Justus, que Miriam a découvert sa voix merveilleuse pendant que les siens étaient à une noce… où elle avait refusé d’aller ?

– Oui, acquiesça Justus. C’était le mariage d’Anna.

– Jésus est arrivé en retard au festin, n’est-ce pas ?

– Oui.

Justus fit un signe de tête et ils échangèrent un regard de mutuelle compréhension.

– Je me demande ce qui l’avait mis en retard, dit Marcellus, pensif.

– Je me le suis aussi demandé, dit Justus tranquillement.

– Crois-tu qu’il ait demandé à Miriam de ne pas en parler ?

– C’est possible.

– As-tu connaissance, Justus, insista Marcellus, qu’il ait jamais donné quelque chose d’important à quelqu’un… et demandé au bénéficiaire de garder le secret ?

– Oui, dit Justus. Ce cas s’est produit plusieurs fois.

– Comment l’expliques-tu ?

– Jésus trouvait que l’étalage de la charité est une offense. Si cela lui avait été possible, je crois qu’il aurait préféré faire toutes ses généreuses actions en secret. Il a dit une fois à une grande foule, rassemblée sur le flanc d’une colline pour entendre sa parole : « Lorsque tu fais l’aumône, ne sonne pas la trompette devant toi afin d’être glorifié. Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite ; ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »

– Qu’est-ce que cela veut dire au juste, ton Père te le rendra ? Prenons le cas de Jonathan, par exemple : si tout le monde avait ignoré qu’il avait donné son âne au petit infirme, aurait-il été récompensé en secret ?

– Bien sûr ! déclara Justus. Si personne n’avait rien su de ce cadeau, le cœur de Jonathan aurait débordé de bonheur.

– Mais il n’était pas possible à l’enfant de le faire sans que cela se sache, dit Marcellus.

– C’est vrai. Ce n’est pas sa faute, il a eu de la malchance.

– Crois-tu que le singulier rayonnement de Miriam vienne de ce qu’elle a gardé son secret ? Elle n’est pas le dispensateur, mais l’obligé.

– En effet, acquiesça Justus. Si l’obligé ne dit rien, le dispensateur est récompensé dans son cœur. C’est ainsi que l’obligé l’aide à obtenir sa récompense.

– Mais, maintenant que Jésus est mort, dit Marcellus, Miriam serait libre de dire son secret, n’est-ce pas ?

Justus se caressa la barbe d’un air préoccupé.

– Probablement pas, murmura-t-il. Sinon elle le dirait.

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