XV

Ils arrivèrent trop tard à Cana pour entendre chanter Miriam, mais Marcellus pensa que cela valait mieux car Jonathan était si fatigué qu’il pouvait à peine se tenir debout.

Ils avaient tout juste dressé la tente et mis coucher le petit garçon après un repas léger, que l’on entendait déjà les villageois revenir au clair de lune de leur rendez-vous habituel autour de la source.

Justus alla se promener sur la route. Il revint bientôt pour dire que Jesse, le fils de Beoni, partait le lendemain pour Jérusalem ; il pourrait certainement se charger de la lettre de Marcellus.

– Parfait, dit celui-ci en lui tendant le rouleau. Combien faut-il lui donner ?

– Dix shekels suffiront.

Une expression de satisfaction se répandit sur les traits de Justus. Puisque Marcellus lui remettait cette lettre si naturellement, il ne pouvait rien y avoir de suspect dans cette communication.

– Arrange-toi avec Jesse, je vais me coucher, dit Marcellus.

Lorsque le lendemain, ils se présentèrent tous trois devant la cour proprette de Ruben pensant surprendre Miriam, celle-ci les attendait, déjà avertie de leur présence à Cana.

Prévoyant que Jonathan aurait du plaisir à avoir un compagnon de jeu, Miriam avait envoyé chercher son petit cousin André, âgé de neuf ans. Elle avait aussi invité la mère d’André, tante Marthe, qui avait accepté avec joie car elle n’avait pas vu Justus depuis plusieurs mois et avait une quantité de questions à lui poser.

Ils étaient tous dans le verger, groupés autour de Miriam qui travaillait à une broderie. Elle était charmante, ce matin-là, tout auréolée d’un bonheur qui la rendait encore plus jolie que Marcellus n’en gardait le souvenir. Après les salutations d’usage, tout le monde trouva un siège. Miriam tendit la main vers Jonathan et d’un sourire engageant, l’amena à ses côtés.

– Comme tu marches bien, Jonathan, lui dit-elle, tu es venu à pied de Séphoris ?

– J’étais souvent sur un des ânes, murmura-t-il.

Puis avec un peu plus d’assurance, il ajouta :

– J’avais un joli petit âne qui était à moi. Il s’appelait Jasper. C’est lui qui me l’avait donné, dit-il en indiquant vaguement la direction de Marcellus. Et je l’ai donné à Thomas, parce que Thomas a une jambe malade.

– Oh ! comme c’est gentil de ta part ! s’écria Miriam.

Ses yeux lumineux allèrent de Jonathan à Marcellus et s’arrêtèrent sur Justus qui avait les sourcils froncés.

– Je suppose que Thomas avait vraiment besoin d’un âne, ajouta-t-elle, devinant l’injonction muette de Justus. Tu as dû être très heureux de pouvoir faire cela pour lui.

Jonathan sourit tristement, posa un des ses pieds bruns sur l’autre et sembla méditer une réponse. Miriam se hâta de proposer un divertissement.

– André, appela-t-elle, si tu montrais les lapins à Jonathan ? Il y en a des tout petits qui n’ont pas encore les yeux ouverts.

Cette proposition fut accueillie avec empressement. Les enfants s’éloignèrent en bondissant et Naomi se tourna vers Marcellus.

– Qu’en est-il au juste de ce petit âne ? demanda-t-elle en souriant.

Marcellus regretta de ne pas être en train d’admirer les lapins.

– Oh ! il n’y a rien à ajouter à ce que Jonathan a dit, répondit-il d’un air dégagé. J’ai trouvé un petit âne paresseux dont personne ne voulait et je l’ai donné à Jonathan qui a généreusement cédé son âne à un petit infirme. C’était vraiment très bien de la part d’un garçon de sept ans.

– Mais nous ne désirons pas que cela lui monte à la tête, dit Justus avec fermeté. Il en est déjà bien assez impressionné.

– Jonathan n’est qu’un enfant, Barsabbas Justus, protesta Miriam.

– Je sais, marmotta Justus en se caressant la barbe. Mais je ne veux pas que cela le gâte, Miriam. Si tu en as l’occasion, touche-lui en deux mots… Eh bien, Ruben, que dit la vigne ?

Les deux hommes partirent ensemble. Naomi se souvint qu’elle avait affaire à la cuisine et tante Marthe pensa pouvoir l’aider. Miriam était penchée sur son ouvrage comme elles tournaient le coin de la maison.

– J’ai beaucoup pensé à toi, Marcellus, dit-elle d’une voix douce, après un silence que ni l’un ni l’autre n’avait voulu interrompre par une banalité.

– Tu vois combien j’avais envie de revenir, dit Marcellus en rapprochant sa chaise.

– Et maintenant que tu es là, de quoi parlerons-nous en premier ?

– Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de ce charpentier qui a fait tant de choses pour tes compatriotes.

Les yeux de Miriam reflétèrent une surprise heureuse.

– Je l’avais deviné ! s’écria-t-elle.

– Comment ? dit Marcellus étonné.

– Oh ! par un tas de petites choses que j’ai mises ensemble. Tu ne t’y connais pas du tout en étoffes, ni ce bon vieux Justus d’ailleurs. Tu n’as aucune expérience de la manière d’acheter. Il était clair que tu étais en Galilée pour tout autre chose.

– C’est vrai… mais qu’est-ce qui t’a fait croire que je m’intéressais à Jésus ?

– D’avoir choisi Justus comme guide. Il connaissait Jésus presque aussi bien que Simon et les frères Zébédée, qui étaient continuellement avec lui. Mais j’étais très intriguée. On se méfie ici des Romains. Je ne comprenais pas pourquoi Justus avait consenti à venir avec toi. Puis j’ai découvert que tu connaissais le Grec qui travaillait pour Benyosef. C’est lui qui a certainement arrangé ta rencontre avec Justus, car ce n’est certainement pas le hasard. Les hommes qui fréquentent la boutique de Benyosef sont des amis de Jésus. Tu vois, j’ai rassemblé tous ces détails…

– Et tu en as déduit que j’avais employé Justus pour me renseigner sur Jésus, interrompit Marcellus. Eh bien, tes déductions sont justes, néanmoins je dois dire que Justus en sait beaucoup plus qu’il ne veut bien me confier.

– Lui as-tu dit pourquoi tu t’intéresses à Jésus ?

Miriam l’examina sérieusement en attendant sa réponse.

– Pas absolument tout, avoua Marcellus avec quelque hésitation. Mais il sait que mon intention est bonne.

– Peut-être qu’il te parlerait plus librement si tu lui disais exactement comment tu en es venu à t’intéresser à Jésus, suggéra Miriam. Je suis moi-même très curieuse d’en savoir la raison.

– C’est très long à raconter, murmura Marcellus.

– J’ai tout le temps. Dis-le moi, Marcellus.

– Il y a juste une année, j’étais à Jérusalem pour affaire… commença-t-il, indécis.

– Pas pour acheter des tissus, précisa Miriam comme il s’arrêtait.

– C’était pour le gouvernement, poursuivit Marcellus. Je ne suis resté que quelques jours. Il y avait alors une grande effervescence à cause de l’arrestation de ce Galiléen, accusé de trahison. Il semblait bien que l’homme était innocent. Le procurateur lui-même l’avait dit. J’ai été poursuivi par cette idée car tout indiquait que ce Jésus était un homme remarquable. Aussi, comme j’avais l’occasion de revenir à Jérusalem ce printemps, j’ai décidé de passer quelques jours en Galilée pour voir ce qu’on dit de lui par ici.

– Qu’est-ce qui t’a tellement frappé dans la personne de Jésus ?

La voix de Miriam se faisait pressante.

– Son courage, qui paraissait tout naturel, sans effort, dit Marcellus. Tous étaient ligués contre lui : le gouvernement, le Temple, les marchands, les banquiers, la politique, les finances. Personne ne prenait son parti. Ses amis mêmes l’avaient abandonné. Et pourtant, en face de ses persécuteurs, sachant sa cause perdue et connaissant la mort qui l’attendait, il était absolument sans crainte… On ne peut s’empêcher d’avoir un profond respect pour un homme de ce caractère. J’étais très curieux de savoir le genre d’homme que c’était.

Marcellus fit un geste qui signifiait que l’explication était terminée.

– Ce n’était pas tellement long, Marcellus, fit Miriam très occupée à son ouvrage. Cela m’étonne que tu aies tant hésité à me raconter ça. As-tu peut-être omis de dire à Justus certains détails que tu m’as dits ?

– Non, dit Marcellus. Je lui ai dit la même chose.

– Mais, j’ai cru comprendre que tu ne lui avais pas tout dit.

– Enfin… ce que j’ai dit, doit suffire à te convaincre que mon intérêt est sincère, déclara Marcellus. En tout cas Justus semble satisfait. Il y a des histoires de Jésus auxquelles il fait allusion mais qu’il refuse de me raconter parce qu’il trouve que je ne suis pas prêt. Hier, il regrettait de m’avoir parlé de cette noce où les invités ont bu de l’eau en croyant que c’était du vin.

Miriam sourit.

– Tu n’as pas pu croire cette histoire ; cela ne m’étonne pas. Justus a probablement raison ; tu n’es pas préparé à entendre des choses pareilles.

Une légère rougeur envahit ses joues quand elle ajouta :

– Comment est-il venu à te parler du mariage d’Anna ?

– Nous espérions atteindre Cana à temps pour t’entendre chanter, dit Marcellus heureux du tour que prenait la conversation. Cela l’a amené tout naturellement à raconter comment tu avais subitement découvert ta voix merveilleuse. Justus m’avait déjà dit auparavant que c’était arrivé le jour d’un mariage. Je l’ai questionné et il a admis que ce singulier événement s’était produit ce jour-là.

– Que l’eau se transforme en vin, cela te dépasse, dit Miriam en riant avec sympathie. Je n’en suis pas surprise. Cependant, ajouta-t-elle plus sérieusement, tu sembles n’avoir pas eu de peine à croire à la découverte de ma voix. Mon chant a complètement transformé ma vie ; je suis devenue instantanément une personne toute différente, Marcellus. Je me plaignais continuellement, j’étais capricieuse et déraisonnable. Et maintenant, tu vois, je suis heureuse et satisfaite.

Elle le galvanisa par un sourire radieux et lui demanda doucement :

– Est-ce tellement plus facile à comprendre que le changement de l’eau en vin ?

– Dois-je en déduire, alors, que ton cas est un miracle, Miriam ? demanda Marcellus.

– Si tu veux, murmura-t-elle après un moment d’hésitation.

– Je sais que tu préfères ne pas en parler, dit-il. Mais en supposant que Jésus t’ait donné le pouvoir de chanter, pourquoi ne t’a-t-il pas en même temps rendu le pouvoir de marcher ? Il a bien redressé le pied du petit Jonathan, à ce qu’on dit.

Miriam posa son ouvrage, croisa les bras et regarda Marcellus en face.

– Je ne puis te raconter comment m’est venu mon talent, dit-elle, mais je puis te dire que je ne regrette pas d’être paralysée. Les gens de Cana sont peut-être plus fortifiés par les chants que je chante de mon lit que si j’étais en parfaite santé. Ils ont tous leurs soucis, leurs chagrins, leurs déceptions. Si j’avais été guérie, ils auraient dit peut-être : « Oh ! il est facile pour Miriam de chanter et de se réjouir. Miriam n’a pas d’ennuis ; pourquoi ne chanterait-elle pas ? »

– Que tu es courageuse ! déclara Marcellus.

Elle secoua la tête.

– Je ne mérite pas ce compliment, Marcellus. Il fut un temps où mon infirmité était une grande affliction… parce que j’en avais fait une affliction. Je me rendais malheureuse, et en même temps je faisais souffrir mes parents et mes amis. Maintenant que ce n’est plus une affliction c’est devenu une source de bénédiction. Les gens sont pleins d’affection pour moi : ils viennent me rendre visite, ils m’apportent de petits cadeaux ; et, comme Jésus l’a dit, il est meilleur de donner que de recevoir. J’ai de la chance, mon ami ; je vis dans une atmosphère d’amour. Les habitants de Cana se disputent souvent, mais jamais avec moi. Ils ne me montrent que leurs bons côtés. Ne suis-je pas riche ?

Elle le regarda avec un sourire lumineux. Marcellus ne répondit pas mais, d’un geste spontané, lui tendit sa main ouverte ; elle y posa la sienne avec la confiance d’un petit enfant.

– Veux-tu que je te raconte encore une autre étrange histoire, Marcellus ? demanda-t-elle très calme. Justus t’a certainement dit qu’à l’ouïe des guérisons qu’il avait opérées, de grandes foules se sont mises à le suivre. Les hommes dans les champs lâchaient leur pioche et couraient sur la route quand passait la longue procession ; ils se joignaient à la foule et restaient quelquefois absents de chez eux durant une semaine ou plus, dormant à la belle étoile, complètement enthousiasmés. Ils ne demandaient qu’à être près de Jésus. Or, il est entré un jour à Jéricho ; c’est une des plus grandes villes de Judée. Comme d’habitude une foule l’accompagnait et toute la ville s’est précipitée sur la place à l’annonce de sa venue. À cette époque le chef des publicains était un homme très riche nommé Zachée. Les habitants de Jéricho le craignaient et le détestaient parce qu’il levait les impôts pour le gouvernement romain et avait réussi, grâce à des abus de pouvoir, à se constituer une belle fortune. Il s’était fait construire une superbe résidence au sud de la ville avec des bassins et des jardins magnifiques. Il avait naturellement de nombreux serviteurs.

– Mais pas d’amis ! dit Marcellus.

– Ni parmi les riches ni parmi les pauvres ; mais Zachée ne s’en souciait pas. Il n’avait que mépris pour leur hostilité. Or, ce jour-là, en apprenant que Jésus s’approchait de Jéricho, il s’est rendu en ville pour le voir. La foule était si dense qu’il a dû descendre de son char, et un légionnaire, le reconnaissant, l’a aidé à monter sur une branche de sycomore. Là-dessus Jésus apparaît avec sa nombreuse compagnie et s’arrête devant l’arbre. Il interpelle Zachée en l’appelant par son nom et lui demande : « Puis-je loger chez toi aujourd’hui ? »

– Qu’en ont pensé les gens de Jéricho ? demanda Marcellus.

– Ils ont été indignés, c’est sûr, dit Miriam, et les amis de Jésus n’y comprenaient rien. Comment Jésus pouvait-il choisir un homme pareil pour lui accorder une attention toute spéciale ? Beaucoup ont dit : « Ce Galiléen ne vaut pas mieux que les prêtres qui font la cour aux riches. » Zachée, très flatté, a sauté à bas de l’arbre, a marché fièrement à côté de Jésus et, arrivé devant sa belle propriété, a permis à la multitude d’entrer dans les jardins pour attendre. Environ une heure après, Zachée est apparu et leur a fait signe d’approcher. Tous se sont précipités pour entendre ce qu’il avait à leur dire. Il avait l’air troublé. On voyait que quelque chose lui était arrivé ; l’orgueil et l’arrogance s’étaient effacés de son visage. Jésus se tenait un peu à l’écart, grave et silencieux. La foule attendait en retenant son souffle. Zachée a parlé d’un ton qui ne lui était pas habituel. Il avait décidé de donner la moitié de ses biens pour nourrir les pauvres et de faire une ample restitution à tous ceux qu’il avait spoliés.

– Mais, que lui avait dit Jésus ? demanda Marcellus.

Miriam secoua la tête.

– Personne ne le sait, murmura-t-elle.

Puis, le regard perdu au loin, elle ajouta comme pour elle-même :

– Peut-être qu’il n’a rien dit du tout, qu’il a seulement regardé Zachée de telle façon que l’homme a vu, réfléchie dans ses yeux, l’image de ce qu’il devrait être.

– C’est étrange, ce que tu dis là, fit Marcellus. Je ne comprends pas très bien.

– Beaucoup ont fait cette expérience, dit Miriam doucement. Quand Jésus nous regardait directement dans les yeux…

Elle s’interrompit brusquement et se pencha vers le jeune homme.

– Marcellus, continua-t-elle sur un ton expressif qui n’était presque plus qu’un murmure, si tu avais rencontré Jésus, face à face, et s’il t’avait regardé dans les yeux jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’en aller… tu n’aurais pas de peine à croire qu’il pouvait faire tout… tout ce qu’il voulait ! S’il t’avait dit : « Pose tes béquilles », tu les aurais posées. S’il t’avait dit : « Rends l’argent que tu as volé », tu l’aurais rendu.

Elle ferma les yeux et se laissa aller contre ses coussins. Sa main, toujours dans celle de Marcellus, tremblait un peu.

– Et s’il t’avait dit : « Maintenant, tu chanteras de joie », hasarda Marcellus, tu aurais chanté ?

Miriam n’ouvrit pas les yeux, mais l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres. Après un moment, elle s’assit, retira sa main, tapota ses boucles, et reprit sa broderie.

– Quand tu auras appris tout ce que tu désires sur le compte de Jésus, que feras-tu ?

– Je n’ai encore rien décidé, dit Marcellus assez perplexe. Je dois retourner à Rome, toutefois ce n’est pas urgent. Je me réjouis naturellement de revoir mes parents et mes amis, mais… quelque chose me dit que je me sentirai tout dépaysé à Rome. J’ai été très impressionné par ce que j’ai entendu des enseignements de Jésus sur la manière de vivre entre hommes. Cela semble si juste, si raisonnable. Le monde en serait transformé. Miriam, nous avons besoin d’un monde nouveau. Les choses ne peuvent continuer ainsi ; pas longtemps, en tout cas !

Miriam délaissa son ouvrage et voua toute son attention à Marcellus. Elle ne l’avait pas encore vu aussi sérieux.

– Ces jours derniers, continua-t-il, j’ai eu l’occasion de voir le monde sous un autre angle. Ce n’est pas que je n’aie souvent réfléchi à l’injustice et au malheur qui y règnent. Mais ici, dans cette contrée paisible, quand je contemple les étoiles, la pensée de Rome m’étreint le cœur. La soif de jouissance d’une part ; la misère et la dégradation de plus en plus désespérées à mesure que l’on descend au fond des cachots humides et des galères. Et Rome gouverne le monde ! L’empereur est fou, le prince régent un scélérat et leurs armées contrôlent des millions d’êtres humains !

Il s’arrêta, essuya son front moite et murmura :

– Pardonne-moi de te tenir un pareil discours.

– Ne serait-ce pas merveilleux, s’écria Miriam, si Jésus occupait le trône ?

– Impossible.

– Qui sait ? dit Miriam simplement.

Il scruta ses yeux et y vit, à son grand étonnement, une expression grave et sincère.

– Tu ne parles pas sérieusement ! D’ailleurs Jésus est mort.

– En es-tu certain ? demanda-t-elle sans le regarder.

– J’admets que son enseignement n’est pas mort et que quelque chose devrait être tenté pour le faire connaître aux autres peuples.

– As-tu l’intention d’en parler à tes amis… quand tu seras de retour chez toi ?

Marcellus soupira.

– Ils me traiteront de fou.

– Ton père aussi ?

– Lui surtout ! Mon père est un homme juste et généreux mais il dédaigne ceux qui s’intéressent à la religion. Il serait très embarrassé, et très ennuyé aussi, si je discutais de ce sujet avec nos amis.

– Ne trouverait-il pas que c’est courageux ?

– Courageux ? Pas du tout ! Il penserait que c’est de très mauvais goût.

Justus et Ruben revenaient de la vigne, en dissertant à voix basse.

– Combien de temps restes-tu ici, Marcellus ? demanda Miriam sans chercher à déguiser son intérêt. Te reverrai-je demain ?

– Demain nous partons pour Capernaum. Justus veut me faire faire la connaissance d’un nommé Barthélémy. As-tu entendu parler de lui ?

– Naturellement. Il te plaira. Mais tu reviendras à Cana avant de retourner à Jérusalem ?

– J’aimerais bien.

– Fais ton possible. Et maintenant, laisse-moi un moment seule avec Justus, veux-tu ?

– Justus, dit Marcellus comme les deux hommes approchaient, je rentre au village, tu me rejoindras plus tard.

Il prit congé de Ruben.

– Adieu, Miriam, dit-il en lui prenant la main. Je te reverrai la semaine prochaine.

– Adieu, Marcellus, dit-elle, j’attendrai ta visite.

Ruben fronça légèrement les sourcils, comme s’il avait du souci. Pourvu que ce Romain ne fasse pas du chagrin à sa fille ; il repartirait et oublierait, mais Miriam se souviendrait.

– Alors, tu restes ? dit Ruben à Justus, comme Marcellus s’éloignait.

– Il paraît.

– Je vais prévenir Naomi que tu manges avec nous, dit Ruben.

Lorsqu’ils furent seuls, Miriam fit signe à Justus de s’asseoir auprès d’elle.

– Pourquoi ne dis-tu pas tout à Marcellus ? demanda-t-elle. Son intérêt est sincère, et il sait si peu de chose. Il était à Jérusalem lors de la condamnation de Jésus et sait qu’il a été crucifié. C’est tout. Pour lui l’histoire de Jésus s’arrête là. Pourquoi ne lui as-tu pas dit… ?

– J’ai l’intention de le faire, Miriam, quand il sera prêt pour l’entendre. Il ne me croirait pas maintenant. J’ai pensé que peut-être tu le lui dirais, ajouta Justus à voix basse.

– De mon côté j’ai supposé que tu avais une raison pour garder le secret. Mais je trouve que Marcellus a le droit de tout savoir maintenant. Il trouve si dommage que rien ne se fasse pour diffuser l’enseignement de Jésus. Ne peux-tu lui parler du travail qui se fait à Jérusalem, à Joppé, à Césarée ? Il n’a pas la moindre idée de ce qui se passe.

– Très bien, je lui dirai tout. Mais dis-moi, Miriam, ajouta Justus d’un ton grave, es-tu en train de t’attacher à cet inconnu ?

Miriam fit quelques points à sa broderie avant de le regarder.

– Marcellus n’est pas un inconnu pour moi, dit-elle doucement.

*

* *

De retour sous sa tente, et ne sachant que faire, Marcellus commença à trier les tissus et les vêtements qu’il avait accumulés et se demanda ce qu’il allait en faire. Maintenant qu’il n’avait plus besoin de prétendre s’intéresser à cette marchandise, ces objets n’avaient plus de valeur pour lui. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait les porter à Miriam. Elle serait heureuse de les distribuer aux pauvres.

Il était en train de plier un beau burnous blanc quand il vit devant la tente un individu grand et maigre qui lui souriait aimablement. Marcellus l’invita à entrer ; l’homme s’assit en croisant ses jambes sous lui et dit qu’il s’appelait Hariph.

– Tu viens sans doute pour voir Justus, dit Marcellus avec cordialité. Il est chez Ruben en ce moment.

Hariph fit signe qu’il comprenait mais ne bougea pas ; il examinait naïvement l’aménagement de la tente, le paquet de vêtements et l’aimable étranger venu de Rome.

– Justus m’a parlé de toi, dit Marcellus jugeant qu’un peu de conversation serait indiquée. Tu es potier, n’est-ce pas ? Tu fabriques des vases pour l’eau… pour le vin… et toutes sortes de récipients ?

Hariph fit oui de la tête et sa bouche s’élargit en un sourire.

– Dis-moi, continua Marcellus, est-ce la coutume d’employer les mêmes vases pour l’eau et pour le vin ?

– Eh ! oui, seigneur, répondit Hariph. Beaucoup le font. De l’eau, du vin, c’est tout la même chose. De l’huile aussi. Tout dans les mêmes vases.

– Mais je suppose que vous ne mettez pas du vin dans un vase où il y a eu de l’huile, fit Marcellus.

– Non, il vaut mieux pas, dit Hariph. Le vin aurait un goût d’huile.

– Cela doit aussi arriver si l’on met de l’eau dans un vase qui a contenu du vin, poursuivit Marcellus. L’eau aurait un goût de vin.

Hariph regarda en clignant des yeux du côté de la rue, les fines rides de ses tempes se creusant davantage. Après un moment, il se tourna vers son jeune hôte et lui dit :

– Est-ce que Justus t’a raconté ?

– Oui.

– Tu l’as cru ? demanda Hariph.

– Non, répondit Marcellus avec fermeté. Cela m’intéresserait de savoir ce que tu en penses, toi.

– Ma foi, c’est ainsi, dit Hariph ; le vin est venu à manquer au mariage de ma fille Anna, et lorsque Jésus est arrivé, il a fait du vin avec de l’eau. Je ne sais pas comment. Je sais seulement qu’il l’a fait.

– L’as-tu goûté ?

– Oui, je n’ai jamais goûté de vin pareil, ni avant ni depuis ce jour.

– Quelle sorte de vin était-ce, un vin lourd et capiteux ?

– Non… il avait un goût très délicat.

– Il était rouge ? demanda Marcellus.

– Non, blanc.

– Transparent comme de l’eau ?

– Oui, seigneur.

Le regard de Hariph rencontra le sourire de Marcellus, puis se perdit au loin. Ils ne se dirent plus rien pendant un long moment.

– On m’a dit que tout le monde aimait beaucoup Jésus, fit Marcellus.

– Oh ! oui, seigneur, assura Hariph. Il est venu en retard à la fête. Tu aurais dû voir la joie quand il est apparu ! Beaucoup se sont levés pour l’entourer. C’était ainsi partout où il allait. On ne voyait plus que lui.

– Y avait-il eu du vin dans ces vases, Hariph ? demanda Marcellus.

– Oui, seigneur.

Marcellus fit un signe de tête et sourit.

– Merci d’avoir été franc, dit-il. J’étais certain qu’il devait y avoir une explication.

Il se leva ostensiblement.

– j’ai eu du plaisir à causer avec toi. Dirai-je à Justus que tu reviendras plus tard ?

Hariph ne s’était pas levé ; il avait l’air perplexe.

– S’il n’y avait eu que cette chose-là, dit-il sans être affecté par les manières de Marcellus… s’il n’y avait eu que cette chose-là…

Marcellus s’assit de nouveau et l’écouta avec attention.

– À partir de ce jour, continua Hariph, il est arrivé beaucoup de choses extraordinaires.

– C’est ce que j’ai entendu dire, dit Marcellus. Permets-moi de te poser une question : As-tu vu faire de ces choses mystérieuses, ou les as-tu apprises par ouï-dire ? Les histoires extraordinaires grossissent à force d’être répétées, tu sais.

– Est-ce que quelqu’un t’a raconté comment Jésus a donné à manger à une foule de cinq mille personnes quand il n’avait rien d’autre qu’une petite corbeille de pain et quelques poissons fumés ?

– Non, dit Marcellus vivement. Raconte-moi ça, je te prie.

– Peut-être que Justus te le raconterait si tu le lui demandais. Il était là, tout près, quand c’est arrivé.

– Tu y étais, Hariph ?

– Oui, mais j’étais assez loin derrière, dans la foule.

– Dis-moi ce que tu as vu. Où est-ce arrivé ?

– C’était peu de temps après la fête du mariage. Jésus avait commencé à aller de village en village parlant aux gens, et de grandes foules le suivaient.

– Pour l’entendre parler ? interrompit Marcellus.

– Oui… mais aussi parce qu’on disait qu’il guérissait les malades et rendait la vue aux aveugles, et…

– Tu le crois, ça, des aveugles ?

– Oh ! oui, déclara Hariph. J’en ai connu un qui pouvait voir aussi bien que toi, seigneur.

– Le connaissais-tu avant ?

– Non, avoua Hariph. Mais ses voisins disaient qu’il avait été aveugle pendant des années.

– Tu les connaissais ces voisins ?

– Non, ils étaient de près de Sychar.

– Ce genre de témoignage n’a pas grande valeur devant la loi ; mais tu dois avoir des raisons pour le croire… Bon, parle-moi maintenant de ce curieux repas.

– Il y avait constamment de grandes foules qui le suivaient, et ce n’était pas facile de les manier. Chacun voulait être tout près pour voir se produire ces choses merveilleuses ; et l’on ne savait jamais quand elles auraient lieu. Ce n’est pas rien, s’interrompit Hariph, lorsqu’un de nos voisins, qui a grandi avec les autres enfants du village et a travaillé à un établi de charpentier, se met à parler comme personne d’autre ne parle ; et qu’au milieu d’un discours, un vieillard, qui était debout au premier rang, la bouche ouverte et les mains en pavillon derrière ses oreilles pour essayer d’entendre, s’exclame soudain : « Ahhh ! » et se met à danser en rond en criant : « J’entends, j’entends de nouveau ! »

– As-tu vu Jésus faire cela, Hariph ? demanda Marcellus.

– Non, seigneur… mais beaucoup de gens l’ont vu… des gens de toute confiance.

– Très bien, dit Marcellus avec indulgence. Maintenant parle-moi de ces cinq mille personnes. Tu y étais, n’est-ce pas ?

– Voici comment c’est arrivé. Jésus venait de recevoir de mauvaises nouvelles : un de ses meilleurs amis, retenu en prison par le vieil Hérode Antipas, avait été décapité. Il est alors parti en bateau avec ses disciples pour aller méditer dans un lieu désert. Les gens qui étaient sur les rives du lac l’ont reconnu et se sont mis à courir pour le rejoindre ; Ruben et moi en avons fait autant. Quand il a débarqué, il a trouvé une foule de gens fatigués, mais impatients de l’entendre.

– Il a dû être bien mécontent de ne pouvoir rester un peu tranquille.

– Cela aurait été naturel, mais son visage n’exprimait que bonté et compassion, et il s’est mis à nous parler comme si de rien n’était. Il nous a dit que nous étions tous des voisins, que nous formions tous une même famille. Les gens se taisaient ; on n’entendait que la voix de Jésus. Et songe, seigneur, qu’il y avait cinq mille personnes !

Le menton de Hariph tremblait ; Marcellus était grave.

– Je ne suis pas de ceux qui pleurent facilement, continua-t-il d’une voix rauque. Mais il y avait quelque chose dans ses paroles qui nous faisait venir les larmes aux yeux. Nous n’étions plus qu’une grande troupe d’enfants, faibles et épuisés, tandis que lui était un homme, l’unique homme en face de tous ces êtres querelleurs, mesquins et envieux. Sa voix était très calme et ses paroles tombaient comme un baume sur nos meurtrissures. Pendant qu’il parlait, je me disais en moi-même : « Je n’ai jamais vécu. Je n’ai jamais su comment il fallait vivre. Cet homme a les paroles de vie. » C’était comme si Dieu lui-même nous parlait ! Tout le monde était ému. Sur les visages, des larmes coulaient.

Hariph s’essuya les yeux du dos de ses mains noires.

– Ensuite, continua-t-il d’une voix mal assurée, Jésus a fait signe à un groupe d’hommes qui avaient apporté un malade tout au long de ce chemin ; ils sont venus déposer leur fardeau aux pieds de Jésus qui a adressé quelques mots à l’homme malade. Je n’ai pas pu entendre ce qu’il disait, mais j’ai vu l’homme se lever. Quel cri d’étonnement !

Hariph regarda Marcellus d’un air suppliant.

– Tu crois ce que je te raconte, n’est-ce pas ?

– C’est difficile, Hariph, dit Marcellus gentiment. Mais je vois bien que tu en es persuadé toi-même. Il y a peut-être une explication.

– Peut-être, seigneur, dit Hariph poliment. Et, après cela, beaucoup d’autres sont venus vers Jésus pour être guéris.

Il hésita un moment, puis dit, embarrassé :

– Je ne te fatiguerai pas avec tout cela, puisque tu ne le crois pas.

– Tu voulais me raconter comment il leur a donné à manger, lui rappela Marcellus.

– Ah ! oui. L’après-midi était déjà bien avancée. J’étais si saisi par ce que j’avais vu et entendu que je ne songeais pas à ma faim. Ruben et moi, sachant qu’on ne trouverait rien à manger dans ce lieu désert, nous étions arrêtés devant un banc de marché à Capernaum et avions acheté du pain et du poisson séché. En d’autres circonstances, nous aurions mangé nos provisions. Mais j’aurais eu honte de le faire devant tout ce monde parce que Jésus venait de dire que nous étions tous une même famille et que nous devions partager ce que nous avions avec les autres. Je voulais bien partager avec l’homme à côté de moi ; mais j’avais à peine assez pour moi tout seul. Alors je n’ai pas mangé, ni Ruben non plus.

– Je suis sûr que beaucoup d’autres dans la foule se sont trouvés en face de la même difficulté, dit Marcellus.

– Les disciples ont dit à Jésus qu’il valait mieux renvoyer les gens pour qu’ils puissent s’acheter à manger dans les petits villages. Justus m’a raconté ensuite que Jésus s’est contenté de secouer la tête et de dire que les gens auraient à manger, ce qui les a beaucoup étonnés. Un gamin, assis tout près, avait entendu leur conversation. Il avait un panier avec des provisions, juste de quoi nourrir un petit garçon. Il s’est approché de Jésus avec son panier et a dit qu’il voulait bien partager avec les autres.

Les yeux de Marcellus brillèrent et il se pencha en avant.

– Continue, dit-il, c’est très intéressant.

– Oh ! oui, seigneur. Jésus a pris le panier, l’a élevé de façon à ce que chacun pût le voir et a dit que le garçonnet voulait partager avec tout le monde. Puis il a levé les yeux et a remercié Dieu pour le cadeau de l’enfant. Un grand silence régnait. Ensuite, il s’est mis à rompre le pain en petits morceaux, a divisé le poisson en portions et a donné ces fragments à ses disciples pour les distribuer à la foule.

– Est-ce que cela n’a pas fait rire ? demanda Marcellus.

– Eh bien, non. Nous avons bien un peu souri de penser qu’une aussi grande foule devait se nourrir avec si peu de chose. Comme je te l’ai dit, je n’avais pas osé sortir mes provisions, mais maintenant j’aurais eu honte de ne pas les sortir ; j’ai déballé mon pain et mon poisson et j’en ai offert un morceau à mon voisin.

– Épatant ! s’écria Marcellus. Il était content ?

– Il en avait aussi, dit Hariph, qui ajouta vivement : Mais beaucoup n’avaient rien du tout. Et chacun a mangé, ce jour-là ! On a même emporté douze corbeilles pleines des morceaux qui restaient.

– On dirait que d’autres, à part toi et Ruben, avaient eu la précaution d’apporter quelques vivres, dit Marcellus. Ils n’avaient sans doute pas voulu partir sans rien à manger dans le désert. Cette histoire est vraiment merveilleuse, Hariph !

– Tu la crois, seigneur ? dit Hariph, surpris.

– Bien sûr ! Et c’était un miracle ! Jésus est arrivé à ce que cette horde de gens égoïstes et sans cœur se conduisent de manière décente. Il faut un homme vraiment grand pour faire une famille harmonieuse d’une foule pareille ! Je ne comprends pas les guérisons, Hariph ; mais cette dernière histoire ne m’étonne pas ! Merci de me l’avoir racontée.

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