XIX

Ils entrèrent dans la ville deux heures avant le coucher du soleil. Les sentinelles à la porte de Damas laissèrent passer Marcellus sans se donner la peine de lui demander son nom ni la nature de la marchandise attachée sur le dos des bêtes harassées. Tout semblait calme à Jérusalem.

Le parcours de Capernaum à Jérusalem s’était, pour des voyageurs allant à pied, effectué très rapidement. Levés à l’aube et marchant même aux heures où le soleil dardait ses rayons les plus brûlants, ils avaient couvert le trajet en trois jours.

Marcellus et Démétrius avaient quitté Capernaum sans incident. Arrivés de bonne heure à la tente, ils avaient constaté la disparition de Justus, dont Shalum n’avait pu leur donner l’explication. La mère du petit Thomas, lorsqu’ils s’étaient arrêtés chez elle pour se renseigner, leur avait appris que Justus et Jonathan étaient partis pour Séphoris une heure auparavant. Le premier mouvement de Marcellus avait été de les suivre et de rassurer Justus ; toutefois, se souvenant des recommandations de Paulus, il avait continué son chemin, le cœur serré, car la perte de l’amitié de Justus l’affectait profondément. Il aurait aussi aimé s’arrêter à Cana pour dire adieu à Miriam, mais y avait renoncé.

Après souper, lors de leur première nuit à la belle étoile, Marcellus avait insisté pour entendre tout ce que Démétrius avait appris des chrétiens à Jérusalem et spécialement ce qui avait trait à la réapparition de Jésus. Le Grec était on ne peut plus heureux de raconter tout ce qu’il savait. Pour lui, il n’y avait pas l’ombre d’un doute au sujet de cette résurrection.

– Voyons, Démétrius, c’est impossible et tu le sais bien ! avait fermement déclaré Marcellus à la fin du récit de son esclave.

– Oh ! je sais, avait admis Démétrius.

– Mais tu y crois ?

– Oui, maître.

– Tout ça n’a pas de sens ! grommela Marcellus avec impatience. Tu admets qu’une chose est impossible et dans le même temps tu avoues que tu y crois ; ton raisonnement ne tient pas debout.

– Pardonne-moi, maître, mais je ne raisonne pas. Tu me questionnes, je te réponds. Je ne cherche pas à te persuader que c’est vrai ; et je confesse que cela n’a pas de sens.

– Cette histoire est donc absurde, conclut Marcellus.

Son esclave ne répliquant pas, il ajouta d’un ton sec :

– C’est bien ton avis ?

– Non maître, cette histoire est vraie. Cette chose est impossible, mais c’est arrivé.

Sentant que ce genre de conversation ne menait à rien, Marcellus avait grommelé un « bonne nuit » maussade et avait fait semblant de dormir.

Le lendemain et le surlendemain le sujet avait été discuté sans plus de succès. Jésus avait été vu après sa mort. Ces choses-là n’arrivent pas, et sont absolument impossibles. Néanmoins il avait été vu ; non pas une fois, mais plusieurs fois ; non par une seule personne, mais par une vingtaine au moins. Démétrius fut traité de fou ; il accepta le fait sans chercher à le discuter et offrit de changer de conversation. L’exaspération de Marcellus était à son comble ; il désirait en parler ; il désirait que Démétrius défendît son opinion, s’il en avait une, avec plus de chaleur. Que pouvait-on tirer d’un homme qui, traité de fou, l’admettait calmement ?

– Je n’aurais jamais cru, Démétrius, avait dit Marcellus en forçant la note ironique, qu’un homme, sain d’esprit comme toi, puisse se montrer si naïvement superstitieux.

– À vrai dire, maître, j’en suis surpris moi-même.

Ils avaient continué à marcher, Marcellus quelques pas en avant, vitupérant l’entêtement stupide de son esclave, lorsque, subitement, il s’aperçut que ce n’était pas à Démétrius qu’il en avait, mais à lui-même. Il se retourna au milieu d’une phrase indignée, et lut, dans le sourire affectueux de son compagnon, la confirmation de sa découverte. Il laissa Démétrius le rattraper et marcha un moment en silence à côté de lui.

– Pardonne-moi, Démétrius, dit-il contrit. J’ai parlé d’une manière inconsidérée.

Démétrius eut un sourire épanoui.

– Je te comprends si bien, maître, dit-il. J’ai passé par tout cela. Il n’est pas facile d’accepter pour vrai une chose que notre instinct rejette.

– Alors, bon ! fit Marcellus, faisons taire notre instinct pour le bien de la cause. Admettons qu’il puisse exister un homme d’essence divine capable, s’il le voulait, de se présenter devant l’empereur Tibère et de lui réclamer son trône.

– Il ne le voudrait pas, répliqua Démétrius. S’il était ce genre d’homme, il aurait demandé la place de Pilate. Non, il espère arriver au pouvoir d’une autre manière ; non en renversant l’empereur, mais en inspirant le peuple. Sa loi ne viendra pas d’en haut ; elle se forgera d’en bas.

– Bah ! le peuple ! fit avec dérision Marcellus. Qu’est-ce qui te porte à croire qu’il a en lui de quoi établir un gouvernement équitable ? Prends par exemple ces quelques pêcheurs craintifs ; que peut-on attendre d’eux ? Lorsque Jésus a été jugé, et qu’il s’agissait de sa vie, ils ont eu peur de prendre sa défense. Sauf un ou deux, ils l’ont laissé marcher seul à la mort.

– C’est exact, dit Démétrius, mais c’était avant de savoir qu’il vaincrait la mort.

– Oui, mais le fait que Jésus a su vaincre la mort ne donnera pas à leur vie plus de sécurité qu’auparavant.

– Oh ! si, maître ! s’écria Démétrius. Il leur a promis qu’ils vivraient à jamais. Il leur a dit qu’il avait vaincu la mort non seulement pour lui mais pour tous ceux qui croient en lui.

Marcellus s’arrêta de marcher, enfonça les pouces sous sa ceinture et dévisagea son esclave d’un air abasourdi.

– Veux-tu dire que ces pauvres sots de pêcheurs croient qu’ils vivront éternellement ? demanda-t-il.

– Oui, maître, éternellement, avec lui, dit Démétrius très calme.

– C’est ridicule !

– En effet, convint Démétrius. Mais s’ils le croient sincèrement… que ce soit vrai ou non, cela influencera leur conduite. Si un homme est persuadé qu’il est plus fort que la mort, il n’a rien à craindre.

– Alors pourquoi ces gens se cachent-ils ? demanda Marcellus.

– Ils ont leur tâche à accomplir ; ils ne doivent pas risquer témérairement leur vie. Il faut qu’ils racontent l’histoire de Jésus à autant de personnes que possible. Chacun d’eux s’attend à être tué tôt ou tard, mais cela n’a pas d’importance. Ils continueront à vivre, autre part.

– Démétrius… tu y crois, toi, à toutes ces bêtises ? demanda Marcellus d’un air de pitié.

– À certains moments, marmotta Démétrius ; surtout quand je suis avec eux.

Les yeux fixés sur la route devant lui, il avançait d’un air sombre, marquant ses pas dans la poussière.

– Ce n’est pas facile, ajouta-t-il pour lui-même.

– Évidemment, fit Marcellus.

– Mais ce n’est pas parce qu’une idée est difficile à comprendre qu’il faut la repousser, déclara Démétrius. Ne sommes-nous pas entourés de faits qui dépassent notre compréhension ?

Il étendit le bras et montra le flanc de la colline tout émaillé de fleurs.

– Nous ne pouvons expliquer cette variété de formes et de couleurs, et ce n’est point nécessaire. Mais c’est un fait.

– Nous nous écartons de la question, protesta Marcellus. C’est entendu, la vie est un mystère. Continue ton raisonnement.

– Bon, dit Démétrius avec un sourire. Les disciples de Jésus croient sincèrement que le monde pourrait être dirigé par la foi en son enseignement. Il y aurait un gouvernement universel fondé sur la bonne volonté des hommes, les uns envers les autres. Quiconque met cela en pratique a l’assurance de vivre éternellement. J’admets qu’il est difficile de se représenter que l’on vivra toujours.

– Et tout aussi difficile de croire que le monde pourrait être gouverné par la bonne volonté, ajouta Marcellus.

– En ce moment, l’empereur règne par la force, continua Démétrius, ce qui n’est pas facile. Des milliers d’êtres perdent la vie pour soutenir cette forme de gouvernement. Germanicus conduit une expédition en Aquitaine, promettant à ses capitaines des richesses et des esclaves conquis sur le vaincu, s’ils lui obéissent au péril de leur vie. Ils tentent leur chance. Beaucoup d’entre eux sont tués et ne retirent rien de leurs actes courageux. Jésus promet la vie éternelle à ceux qui le suivent et lui obéissent afin d’amener la paix dans le monde. Ses disciples croient en lui, et…

– Tentent leur chance, intercala Marcellus.

– Ma foi, maître, ce n’est pas plus chanceux que de suivre Germanicus, répliqua Démétrius. La foi en Jésus n’est pas chose aisée, mais ce n’est pas pour cela qu’elle serait absurde… pardonne-moi ma franchise.

– Bravo, Démétrius ! approuva Marcellus. Tu t’en tires bien, vu la matière dont tu disposes. Dis-moi… toi personnellement… crois-tu que tu vivras éternellement ici… sous une forme visible quelconque ?

– Non, fit Démétrius en secouant la tête. Quelque part, ailleurs. Il possède un royaume, quelque part ailleurs.

– Tu le crois sincèrement ?

Marcellus examina le visage sérieux de son esclave comme s’il le voyait pour la première fois.

– À certains moments, répondit Démétrius.

Ils n’eurent pendant un moment plus rien à se dire. Soudain, s’arrêtant brusquement, le Grec se tourna vers son maître et déclara avec assurance :

– Cette foi ne ressemble pas à un acte officiel qui nous permette de vivre dans une maison dont il nous assure la propriété. Elle est plutôt comme un attirail de maçon qui permettrait à un homme de se construire une maison. Les outils n’ont de valeur que par ce qu’on en fait. Quand on les laisse par terre, ils ne valent rien jusqu’au moment où l’on s’en sert de nouveau.

*

* *

Le soleil se couchait presque lorsque Démétrius arriva devant la maison de Benyosef, car ils avaient perdu beaucoup de temps à se frayer un passage dans les rues congestionnées jusqu’à l’hôtellerie où Marcellus était descendu lors de son précédent passage à Jérusalem. Les bêtes de somme avaient été déchargées et rendues à leur maître. Marcellus avait demandé un bain et des vêtements propres. Après s’être acquitté de ses multiples tâches, Démétrius était parti à la recherche d’Étienne.

Son chemin passant devant l’atelier de Benyosef, il décida d’y jeter un coup d’œil ; il se pouvait que son ami fût encore au travail. La porte du devant était fermée et verrouillée. Il alla à la porte de côté qui donnait accès à l’appartement, et frappa ; on ne répondit pas. C’était étrange, car la vieille Sarah ne sortait jamais, surtout pas à l’heure du souper.

Étonné, Démétrius se rendit rapidement vers la petite maison où il avait logé avec Étienne. Là aussi, les portes étaient closes et le logis semblait désert. Un peu plus haut dans la rue, un jeune Juif, Jean Marc, vivait avec sa mère qui était veuve et une jolie cousine, Rhoda. Il décida d’aller leur demander des nouvelles de son ami, car Étienne et Marc étaient des amis intimes, bien que Démétrius se doutât que c’était plutôt à la jeune fille qu’Étienne rendait visite.

Il trouva Rhoda se préparant à partir avec un panier bien garni au bras. Elle salua chaleureusement et Démétrius remarqua qu’elle était plus jolie que jamais. Elle semblait avoir beaucoup embelli durant son absence.

– Où sont-ils donc tous ? demanda-t-il.

– Oh ! tu ne sais pas ? dit Rhoda en fermant la porte derrière elle. Nous prenons tous notre repas du soir ensemble. Viens avec moi.

– Qui ? questionna Démétrius étonné.

– Les chrétiens. Simon a institué ces repas il y a longtemps déjà. Ils ont loué le vieux bâtiment où Nathan avait son bazar. Nous apportons chacun nos provisions et nous les partageons entre nous. C’est-à-dire, ajouta-t-elle avec un petit geste d’impatience, quelques-uns apportent à manger et tout le monde prend sa part.

Ils marchaient rapidement, Démétrius allongeant le pas pour suivre l’allure des petits pieds qui battaient nerveusement le sol comme pour accompagner de muettes mais vigoureuses réflexions. Il résolut de ne pas approfondir le sujet.

– Comment va Étienne ? demanda-t-il avec un sourire plein de sous-entendus.

– Tu le verras tout à l’heure, répondit-elle brièvement. Tu pourras en juger par toi-même.

– Rhoda, fit Démétrius amicalement, tes joues rouges en disent long. Si c’est ce que je pense, j’en suis très heureux pour vous deux.

– Tu es trop malin, oncle Démétrius, rétorqua-t-elle avec un sourire taquin. Est-ce qu’Étienne et moi ne pouvons être amis sans que…

– Non, je ne le crois pas, interrompit Démétrius. À quand le mariage, Rhoda ? Aurai-je le temps de te tisser une natte ?

– Une petite, fit-elle avec un sourire radieux.

Démétrius promit de se mettre immédiatement au travail et s’enquit du nombre de personnes qui venaient à ces soupers.

– Tu seras étonné ; trois cents au moins. Beaucoup ont vendu leurs biens à la campagne et vivent maintenant ici ; ils forment une véritable colonie. Il y en a une centaine au moins qui prennent tous leurs repas à l’Écclésia.

– L’Écclésia, répéta Démétrius ; c’est comme cela que vous l’appelez ? C’est un mot grec, tu sais. Vous êtes pour la plupart des Juifs, n’est-ce pas ? Comment se fait-il que vous appeliez votre lieu de réunion l’Écclésia ?

– C’est Étienne, dit Rhoda avec fierté. Il a déclaré que ce nom convient pour ce genre d’assemblée. D’ailleurs, plusieurs des chrétiens sont grecs.

– Eh bien ! c’est un réconfort de voir les Juifs et les Grecs s’entendre sur quelque chose, fit Démétrius. Est-ce une grande et heureuse famille ? ajouta-t-il.

– Elle est grande, ça oui, murmura Rhoda.

Puis, regrettant ce qu’elle avait dit, elle ajouta vivement :

– La plupart prennent la chose très au sérieux, Démétrius. Simon a beaucoup d’influence. Les gens ont foi en lui. Dans la rue, les vieilles gens assis devant leur maison le prient de s’arrêter et de leur parler. Étienne m’a dit qu’on lui apporte même des malades pour qu’il les touche sur le front quand il passe. Et… Démétrius… si tu savais comme ils ont confiance aussi en Étienne ! Je crois parfois que si quelque chose arrivait à Simon…

Rhoda hésita.

– Étienne pourrait devenir leur chef ? demanda Démétrius.

– Il en aurait les qualités, déclara-t-elle. Mais ne lui répète pas ce que je t’ai dit, ajouta-t-elle. Il serait consterné s’il arrivait malheur à Simon.

Ils s’approchaient maintenant du vieux bazar. Des femmes entraient avec des paniers. Quelques hommes flânaient devant la porte ouverte. Aucun légionnaire n’était en vue. Les chrétiens semblaient libres d’aller et de venir comme bon leur plaisait.

Rhoda entra la première dans la grande salle nue, pauvrement éclairée, remplie d’hommes, de femmes et d’enfants qui attendaient. Étienne vint à leur rencontre avec un sourire de bienvenue.

– Démétrius ! s’exclama-t-il les deux mains tendues. Où l’as-tu trouvé, Rhoda ?

– Il te cherchait.

Elle parlait d’un ton tendrement possessif.

– Viens, Démétrius, dit-il, Pierre sera heureux de te voir.

*

* *

Sur le chemin du retour, la conversation languit et devint fragmentaire. Jean Marc et sa mère marchaient en avant ; les deux jeunes Grecs suivaient avec Rhoda qui se sentait toute petite et se doutait à leur air taciturne qu’ils se réjouissaient d’être seuls. Elle ne leur en voulait pas, car son amour pour Étienne était si profond que tout ce qu’il faisait lui semblait bon, même lorsqu’il l’excluait si manifestement de son amitié pour Démétrius.

Après de rapides adieux devant la porte de Marc, les deux Grecs s’en allèrent en silence du côté de leur logis, chacun attendant que l’autre parlât le premier. Enfin, Étienne ralentit le pas.

– Eh bien ! qu’en penses-tu ? demanda-t-il brusquement. Parle-moi franchement.

– Ma foi, je ne sais pas trop…

– Non, non, interrompit Étienne. Tu as vu notre Écclésia en pleine activité : si tu ne sais qu’en penser, c’est que tu nous trouves sur une mauvaise voie !

– Dame ! fit Démétrius avec un petit rire indulgent, puisque tu sais si bien ce que je pense, dis-moi donc ce que tu en penses, toi. Tu as eu mieux que moi l’occasion de te faire une opinion.

– Si tous ceux qui font partie de l’Écclésia avaient la vaillance et la probité de Simon, l’institution pourrait devenir très puissante. Au début, il voulait réunir un petit groupe d’hommes qui se dévoueraient entièrement à leur tâche. Il pensait qu’en vivant ensemble, ces hommes s’inspireraient mutuellement. Tu te souviens, Démétrius, comme c’était à l’atelier ; les disciples passaient des heures en conférence. Simon a désiré élargir leur cercle, y admettre d’autres hommes dévoués, les souder en un groupe homogène ayant le même esprit et le même but.

– Et le cercle s’est un peu trop agrandi ? fit Démétrius.

Étienne s’arrêta de marcher et secoua la tête d’un air triste.

– Ce matin, un vieux bonhomme arrogant qui s’était fâché à cause de quelque chose que Simon avait dit, a été surpris en train d’agir malhonnêtement à l’égard de l’Écclésia, et quand Simon l’a confronté avec le fait, il s’est mis dans une telle rage qu’il a eu une attaque. Il en est mort ! Et c’est Simon que l’on blâmera, probablement.

– Que faudrait-il faire ? demanda Démétrius.

Étienne se remit à marcher et secoua la tête.

– Il y a deux semaines environ, il y a eu frottement entre des Juifs et des Grecs et plusieurs d’entre nous lui avons demandé si nous pouvions l’aider ; il en a choisi sept pour surveiller la distribution équitable de la nourriture. Mais… dis-moi… quels sont les sentiments de ton maître, maintenant qu’il a été en Galilée ?

– Il est très impressionné, Étienne. Il a de la peine à croire que Jésus soit revenu à la vie, mais il le considère comme le plus grand homme qui ait jamais vécu. Il aimerait te parler. Il a été très touché que tu aies demandé à voir la Tunique et que tu aies été si ému en la voyant.

– Je suppose qu’il l’a toujours, murmura Étienne. Crois-tu qu’il me la laisserait voir de nouveau, Démétrius ? Tant de choses m’ont déprimé dernièrement. Sais-tu, mon ami, qu’au moment où j’ai touché la Tunique, cette nuit-là, j’ai ressenti quelque chose… quelque chose que je ne peux pas expliquer… mais…

– Allons à l’hôtellerie tout de suite, dit Démétrius avec impétuosité. Mon maître n’est sûrement pas couché et sera très heureux de te voir. Je crois que cela vous fera du bien, à tous deux, de causer ensemble.

Une fois la décision prise, Étienne se mit à marcher d’un pas déterminé.

*

* *

Ils trouvèrent Marcellus seul et en train de lire. Il les salua avec cordialité et témoigna un vif intérêt pour Étienne qui s’apprêtait à s’excuser de l’heure indue de sa visite.

– Rien ne pouvait me faire plus plaisir que de te voir, Étienne, dit-il chaleureusement en lui indiquant un siège. Assieds-toi aussi, Démétrius. Vous avez eu du plaisir à vous retrouver, je pense.

– Le voyage en Galilée a-t-il été intéressant, seigneur ? demanda Étienne, un peu timide.

– Intéressant… et troublant, répondit Marcellus. Justus a été un très bon guide. J’ai entendu beaucoup de récits étonnants. C’est difficile d’y croire… et difficile de ne pas y croire.

Il se tut, attendant une réponse ; néanmoins, Étienne, se sentant à son désavantage en présence du noble Romain, se contenta de faire un signe de tête en détournant les yeux.

– Le vieux Barthélemy m’a beaucoup plu, ajouta Marcellus.

– Oui, dit Étienne après un long silence.

Démétrius pensa qu’il fallait venir au secours de son timide compatriote.

– Je crois qu’Étienne aimerait voir la Tunique, maître, fit-il.

– Très volontiers, acquiesça Marcellus. Veux-tu la chercher pour la lui montrer, Démétrius ?

Pendant l’absence de l’esclave, Marcellus et Étienne restèrent silencieux ; Démétrius revint et posa la Tunique pliée sur les genoux de son ami. Étienne la caressa délicatement du bout des doigts ; ses lèvres tremblaient.

– Voudrais-tu demeurer seul un instant ? demanda Marcellus d’une voix douce. Je peux sortir au jardin avec Démétrius.

Étienne ne parut pas entendre. Prenant la Tunique dans ses bras, il regarda Marcellus, puis Démétrius, ses yeux brillant d’une confiance nouvelle.

– Ceci a été la Tunique de mon maître, annonça-t-il d’une voix assurée comme s’il s’adressait à une assemblée. Il la portait au temps où il guérissait les malades et consolait les malheureux. Il la portait quand il parlait aux multitudes comme personne n’a jamais parlé. Il la portait lorsqu’il est monté vers la croix afin de mourir… pour moi… un humble tisserand !

Étienne scruta hardiment le visage étonné de Marcellus.

– Et pour toi… un noble tribun !

Et se tournant vers Démétrius :

– Et pour toi… un esclave !

Marcellus se pencha en avant sur les accoudoirs de son siège, stupéfait par le changement subit de l’attitude du Grec qui, laissant de côté toute timidité, proclamait sa foi d’une voix sonore.

– Tu as tué mon Seigneur, tribun Marcellus ! poursuivit Étienne hardiment.

– Étienne, je t’en prie, supplia Démétrius.

Marcellus leva la main pour faire taire son esclave.

– Continue, Étienne, ordonna-t-il.

– C’était pardonnable, ajouta Étienne en se levant, car tu ne savais pas ce que tu faisais ; et tu en as du chagrin. Le Temple et le gouvernement l’ont tué ! Ils ne savaient pas non plus ce qu’ils faisaient. Mais ils ne le regrettent pas… et ils seraient prêts à recommencer… demain !

Il fit un pas vers Marcellus qui se leva de son siège et resta debout, comme s’il allait recevoir un ordre.

– Toi, tribun Marcellus Gallio, tu peux racheter ce que tu as fait. Il t’a pardonné ; j’étais présent ; j’ai entendu quand il t’a pardonné. Aime-le ; il est vivant ; je l’ai vu !

Démétrius était maintenant tout à côté de son ami ; il lui enleva gentiment la Tunique des mains et le fit s’asseoir. Chacun reprit son siège et pendant un long moment personne ne dit mot.

– Pardonne-moi, seigneur, dit Étienne. J’ai parlé trop librement.

D’une main nerveuse il se frotta le front.

– Ne te fais pas de reproches, répliqua Marcellus d’une voix rauque. Tu ne m’as pas offensé.

Il y eut alors un silence contraint que personne ne semblait disposé à rompre. Étienne se leva.

– Il se fait tard. Nous devons partir.

Marcellus lui mit la main sur l’épaule.

– Je suis heureux que tu sois venu, Étienne, dit-il d’un ton grave. Tu es le bienvenu chez moi… Démétrius, je t’attendrai demain dans la matinée.

*

* *

Très secoué et perplexe, Marcellus resta une heure assis à fixer le mur. À la fin, il succomba à la fatigue. S’étendant sur son lit, il s’endormit. Peu avant l’aube il fut réveillé par des cris stridents accompagnés de commandements sauvages et de coups retentissants. Il n’est pas rare dans une hôtellerie d’être importuné à toute heure de la journée par des clameurs bruyantes signifiant qu’un malheureux esclave reçoit la bastonnade ; mais le vacarme, qui semblait venir de la cour, résonnait comme si l’établissement entier était sens dessus dessous.

Marcellus jeta ses longues jambes hors du lit et courut à la fenêtre. Il sut immédiatement ce qui arrivait. Une douzaine de légionnaires, en équipement de bataille, refoulaient brutalement les esclaves de la maison dans un coin de la cour. Il était clair que d’autres soldats étaient à l’intérieur, pourchassant leurs proies. Tout le rez-de-chaussée était bouleversé. Les coups pleuvaient, les panneaux des portes sautaient en éclats. Tout à coup un bruit de sandales se fit entendre dans l’escalier. La porte de Marcellus s’ouvrit brusquement.

– Qui es-tu ? vociféra une voix de brute.

– Je suis un citoyen romain, répondit froidement Marcellus. Et tu ferais bien, mon garçon, de montrer de meilleures manières lorsque tu entres dans la chambre d’un tribun.

– Nous n’avons pas de manières aujourd’hui, tribun, rétorqua le légionnaire avec un rire sec. Nous sommes à la recherche des chrétiens.

– Ah ! vraiment. Et le commandant Julien croit-il que ces pauvres gens inoffensifs ont assez d’importance pour exiger un tintamarre pareil au lever du jour ?

– Le commandant ne m’a pas dit ce qu’il pense, tribun, riposta le légionnaire, et ce n’est pas l’usage qu’un simple soldat l’interroge. J’obéis aux ordres que j’ai reçus. Tu n’es pas un chrétien et je m’excuse de t’avoir dérangé.

Il reculait vers le corridor.

– Attends, cria Marcellus. Comment sais-tu que je ne suis pas chrétien ? Un tribun romain ne peut-il pas être chrétien ?

Le légionnaire ricana, haussa les épaules, enleva son lourd casque en métal et s’essuya le front avec sa manche rugueuse.

– Je n’ai pas le temps de plaisanter ; que le tribun veuille bien m’excuser.

Il remit son casque, salua avec sa lance et s’éloigna à pas bruyants.

À l’extérieur, les cris se calmaient ; l’évacuation était sans doute terminée. Un groupe d’esclaves terrifiés se pressaient contre le mur de la cour et s’occupaient de leurs meurtrissures. Un peu à l’écart se tenaient quelques clients misérablement vêtus. La femme, déjà âgée, de l’aubergiste se tenait près d’eux. Elle était pâle et sa tête avait des soubresauts involontaires causés par un tic nerveux. Marcellus se demanda si c’était habituel ou si cela ne se produisait que lorsqu’elle était effrayée.

Soudain, un vieux serviteur, dont le sang coulait de la tête à cheveux blancs sur sa tempe et son épaule nue, s’affaissa doucement en un tas informe. Une jeune esclave de vingt ans se pencha sur lui et éclata en sanglots. Un Grec à longue barbe appuya son oreille sur la poitrine du vieillard, puis se releva en secouant la tête. On ramassa le corps inanimé qui fut emmené vers le logis des esclaves ; presque tous le suivirent d’un air abattu. La femme de l’aubergiste regarda lentement autour d’elle, sa tête toujours agitée de saccades nerveuses. Elle désigna un balai tombé à terre. Un esclave, qui traînait la jambe, le ramassa et commença à balayer sans conviction le sol dallé. Sauf lui, il n’y avait plus personne dans la cour maintenant. Marcellus se détourna de la fenêtre, les sourcils froncés.

*

* *

Démétrius s’était levé dès l’aube afin d’avoir le temps de passer à l’Écclésia avant de reprendre son service auprès de son maître à l’hôtellerie. Il n’aurait pas voulu déranger son ami, qui avait dormi d’un sommeil agité ; mais Étienne se réveilla et s’assit en se frottant les yeux.

– Je te reverrai ce soir, murmura Démétrius tout bas comme si son compagnon dormait encore et ne devait pas être réveillé. Te retrouverai-je ici ?

– À l’Écclésia, marmotta Étienne.

À pas légers, Démétrius sortit de la maison et marcha rapidement du côté de l’Écclésia où il espérait pouvoir dire un mot en particulier à Simon. Marcellus désirait avoir un entretien avec le disciple, mais en secret. Démétrius devait fixer un rendez-vous, si possible. La veille au soir il n’avait pas trouvé l’occasion de parler à Simon. Peut-être qu’il aurait plus de chance ce matin de bonne heure.

En effet, il était debout devant une fenêtre, absorbé dans la lecture d’un vieux papyrus. Même dans cette attitude de repos, le Galiléen géant avait quelque chose de majestueux. Entouré de gens courageux, pensa Démétrius, Simon pourrait jouer un grand rôle. Cet homme possédait une immense vitalité et une personnalité saisissante ; c’était un chef ! Ce n’était pas étonnant qu’on l’implorât pour imposer les mains aux malades !

Démétrius s’approcha et attendit d’être reconnu. Simon leva les yeux et lui fit un signe de tête.

– Mon maître, Marcellus Gallio, désire vivement avoir un entretien avec toi, quand cela te conviendra, dit Démétrius.

– Celui qui est allé en Galilée avec Justus ? s’enquit Simon. Pour acheter des tissus… à ce qu’il a dit du moins.

– Mon maître a acheté beaucoup d’objets tissés, dit Démétrius.

– Et quoi d’autre ? demanda Simon de sa voix grave.

– Il a été fort intéressé par l’histoire de Jésus.

– Je crois qu’il l’était déjà avant de partir, fit Simon en regardant Démétrius droit dans les yeux. J’ai l’idée que c’est pour cela qu’il a entrepris ce voyage.

– Oui, avoua Démétrius. C’était là son but réel. Il éprouve un très grand intérêt mais beaucoup de questions le tourmentent. Il se trouve en ce moment à l’hôtellerie de Lévi. Puis-je lui répondre que tu veux bien le voir… en particulier ?

– Je le verrai… demain… dans l’après-midi, dit Simon. Et puisqu’il désire le secret, dis-lui de me rejoindre au nord de la ville, au lieu nommé Golgotha. Il y a là un chemin à travers champs qui conduit à un monticule, au centre.

– Je connais cet endroit.

– Alors montre-lui le chemin et prie-le de venir seul.

Simon ferma le rouleau et, sans écouter les remerciements de Démétrius, se dirigea vers les tables. Un murmure s’éleva pour réclamer le silence, et le bruit cessa à l’exception du vagissement d’un bébé. Ceux qui étaient assis se levèrent. D’une voix puissante et sonore, Simon commença à lire :

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres

Voit une grande lumière ;

Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort

Une lumière resplendit.

Car un enfant nous est né, un fils nous est donné,

Et la domination reposera sur son épaule. »

Des éclats de voix retentirent au dehors ; les regards se dirigèrent avec appréhension vers l’entrée. Des commandements brefs s’entrecroisaient. Les gens apeurés n’eurent pas longtemps à attendre. Les portes s’ouvrirent violemment et une compagnie de légionnaires s’avança en se déployant.

Démétrius, resté à l’écart près de la fenêtre, se trouva placé en spectateur. Simon, sa haute taille redressée, n’avait pas bougé. Il était seul, maintenant que tous les autres étaient acculés au fond de la salle. Le centurion donna un ordre, et la compagnie s’arrêta. Il marcha d’un air arrogant vers Simon et le dévisagea avec un sourire sardonique. Ils étaient de la même taille, tous deux de magnifiques spécimens de l’espèce humaine.

– Es-tu celui qu’on nomme le Pêcheur ? demanda le centurion.

– C’est moi ! répondit Simon hardiment. Et pourquoi venez-vous troubler cette paisible assemblée ? Quelqu’un d’entre nous a-t-il commis un crime ? Si oui, emmenez-le pour qu’il soit jugé.

– Il sera fait selon ton désir, coupa le centurion. Si tu souhaites être jugé pour blasphèmes et paroles séditieuses, le procurateur te donnera satisfaction… Emmenez-le.

Simon se retourna vers ses gens désespérés.

– Courage ! leur cria-t-il. N’opposez pas de résistance ! Je reviendrai auprès de vous.

– J’en doute, interrompit le centurion.

En réponse à un ordre bref, deux grands légionnaires s’élancèrent en avant, saisirent Simon chacun par un bras et l’entraînèrent vers la porte.

Démétrius, longeant lentement le mur dans la direction de la porte principale, entendit des bribes de la déclaration du centurion.

– Hors d’ici, disait-il. Retournez chez vous et ne cherchez pas à savoir ce qu’est devenu votre Pêcheur. Il est interdit d’enseigner au nom de Jésus le Galiléen.

Près de la porte, Démétrius accéléra le pas, traversa en courant la rue, s’engouffra dans une allée étroite et déboucha dans la rue suivante d’où il se dirigea à une allure normale vers l’hôtellerie de Lévi. Là, tout était tranquille. Il entra et allait monter l’escalier qui menait à la chambre de Marcellus, lorsque Lévi l’appela.

– Ton maître est sorti, dit-il.

– Sais-tu où il est allé ? demanda Démétrius inquiet.

– Comment le saurais-je ? rétorqua Lévi.

*

* *

Son déjeuner terminé, Marcellus avait commencé à se faire du souci pour Démétrius qui aurait dû être là. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose.

Il ignorait où habitait Étienne mais on pourrait le renseigner à l’atelier de Benyosef. Il lui vint à l’idée que les légionnaires avaient peut-être aussi perquisitionné chez Benyosef. Ils savaient certainement que c’était un lieu de rendez-vous des disciples de Jésus et l’on pouvait s’attendre à ce qu’ils traitassent sans ménagement quiconque serait trouvé là. La prudence conseillait de se tenir éloigné de cet endroit compromettant. Si Démétrius avait été arrêté, mieux valait attendre que l’ordre fût rétabli. À ce moment, il apprendrait où se trouvait son esclave et s’occuperait de le faire relâcher.

Marcellus se décida pourtant à aller chez Benyosef ; pour cela il devait traverser le quartier du marché où une grande effervescence régnait. Marcellus ralentit le pas près d’un groupe gesticulant et apprit que le lieu de rassemblement des chrétiens avait été envahi, et que Simon, le Pêcheur, devait être décapité.

Marcellus accéléra son allure. Un peu plus bas dans la rue, dans les parages de la boutique de Benyosef, un attroupement faisait cercle. À côté, semblant attendre des ordres, une compagnie de légionnaires était rangée, les hommes négligemment appuyés sur leurs lances. Quelqu’un au milieu de la foule, faisait un discours passionné. Marcellus fut bientôt assez près pour reconnaître la voix.

C’était Étienne. La tête nue, vêtu de la tunique brune qu’il portait pour travailler, il avait sans doute été entraîné hors de son atelier ; à en juger par le silence de la foule, on devinait que les gens s’attendaient à ce que le Grec se perdît par sa témérité.

La haute taille de Marcellus lui permit d’examiner les spectateurs et il vit immédiatement la nature de cet auditoire. Beaucoup étaient bien habillés et représentaient l’élément cossu de ce district commerçant. Il y avait aussi quelques jeunes prêtres. Les gens avaient l’air hostile mais tout le monde attendait dans un silence tendu.

Étienne ne mâchait pas ses mots. Il se tenait très droit au milieu du cercle qui s’était formé autour de lui, ses longs bras étendus dans un geste faisant appel à la raison mais ne demandant aucunement grâce. Il n’y avait pas de défi dans ses yeux, mais point de crainte non plus.

Ce n’était pas un discours destiné à éveiller l’émotion chez des hommes ignorants, mais une violente accusation contre les chefs de Jérusalem qui, déclarait Étienne, n’avaient pas voulu reconnaître le remède aux misères de la population.

– Vous vous considérez comme le peuple élu ! poursuivit-il avec audace. Vos ancêtres ses sont débattus d’esclavage en esclavage, siècle après siècle, espérant toujours voir venir le Messie et n’écoutant jamais vos grands prophètes lorsqu’ils apparaissaient avec des paroles de sagesse ! À maintes reprises, des chefs inspirés se sont levés parmi votre peuple, uniquement pour être contredits et insultés – non pas par les besogneux et les indigents – mais par des gens tels que vous !

Un murmure mécontent parcourut la foule.

– Lequel des prophètes, demanda Étienne, vos pères n’ont-ils pas persécuté ? Et maintenant vous avez trahi et assassiné le Juste !

– Blasphémateur ! cria une voix impérieuse.

– Vous ! s’écria Étienne en désignant d’une main accusatrice la foule, vous, qui avez la prétention d’avoir reçu la loi de la main des anges, comment l’avez-vous mise en pratique ?

Un grognement de colère s’éleva, mais personne ne fit un geste pour attaquer. Marcellus se demanda combien de temps encore la rage contenue de ces hommes furieux tolérerait cet ardent réquisitoire.

De loin derrière, au dernier rang de la foule, quelqu’un lança un pavé. Comme on avait visé avec soin, il atteignit Étienne sur l’os de la pommette et le fit vaciller. Instinctivement il leva la main pour essuyer le sang. Une autre pierre, jetée avec force par une main expérimentée, vint frapper son coude. Une clameur s’éleva. Un instant, Marcellus espéra que c’était une protestation contre cette violence illégale mais il lui devint vite évident que ces cris huaient le discours et non la lapidation. Une exclamation vengeresse applaudit à la justesse du tir d’une autre pierre qui atteignit le Grec en pleine figure. Deux autres, moins bien lancées, passèrent au-dessus de la tête d’Étienne et tombèrent dans la foule. En une grande bousculade, les dignitaires de l’autre côté du cercle s’enfuirent pour chercher abri derrière des murs. Étienne, protégeant sa tête ensanglantée de ses bras, reculait lentement pour s’éloigner de la meute enragée, mais les pierres continuaient à pleuvoir.

Le centurion cria un ordre et les légionnaires entrèrent en action, se poussant brutalement à travers la foule, cognant à gauche et à droite. Marcellus qui se tenait près d’un soldat, une espèce de grand gaillard, le suivit et fut surpris de le voir pousser son coude dans la figure d’un prêtre replet auquel sa dignité pompeuse n’avait pas permis de s’effacer assez rapidement. Les légionnaires étaient maintenant rangés à l’intérieur du demi-cercle des spectateurs et faisaient un rempart de leurs lances. Les pierres se suivaient de plus en plus rapidement. Marcellus commença à soupçonner qu’il ne s’agissait pas d’un incident improvisé. Les citoyens cossus ne lançaient pas de pierres, mais sans aucun doute ils s’étaient arrangés pour que des pierres fussent jetées. Les hommes qui le faisaient étaient des experts.

Étienne, à genoux par terre maintenant, essayait de protéger sa tête avec une main ensanglantée. L’autre bras pendait, inerte. La foule rugit. Marcellus reconnut ce cri bestial ; il l’avait souvent entendu au cirque Maxime. Il continua à avancer en se tenant près du grand légionnaire qui, après avoir lancé un coup d’œil dans sa direction, lui ménagea une place.

Plusieurs des plus jeunes dans la multitude houleuse décidèrent à cet instant de prendre part au châtiment. Le centurion fit semblant de ne rien voir quand ils se glissèrent sous la barricade de lances. Leurs visages étaient cramoisis et distordus de rage. Ils ne pouvaient plus faire de mal à Étienne qui était affaissé sur le sol, mais peut-être que les pierres qu’ils lançaient étaient les gages de leur volonté de partager la responsabilité de ce crime.

Le cœur de Marcellus lui faisait mal. Il n’avait rien pu faire. Si Julien avait été présent, il aurait peut-être protesté ; mais intervenir auprès du centurion aurait été inutile. L’homme obéissait aux ordres de ses supérieurs. Le malheureux Étienne gisait mort, ou du moins sans connaissance, pourtant on continuait à le lapider.

Immédiatement en face de Marcellus, de l’autre côté de la barrière, se tenait un jeune homme, un étudiant, reconnaissable à sa calotte à gland. Il était de petite taille mais solidement bâti. Ses poings étaient crispés et son visage rude frémissait de colère. Chaque pierre qui tombait sur le corps immobile avait son approbation. Marcellus étudia sa face livide, étonné qu’un homme instruit pût éprouver un tel plaisir à la vue de cette brutalité inhumaine.

À ce moment un homme bedonnant, vêtu d’une riche robe noire, se baissa pour passer sous la barrière, enleva sa robe et la tendit au jeune étudiant en le priant de la lui garder. Un autre personnage de haute dignité suivit son ami et, donnant aussi sa robe au jeune homme, se mit à ramasser des pierres sur le sol.

Marcellus, courbant sa haute taille vers le petit étudiant, lui demanda :

– Quel mal t’a-t-il fait à toi ?

Le petit homme se tourna et dévisagea impudemment Marcellus. Il avait une expression malveillante mais il n’était certes pas un sot ; c’était un visage que l’on n’oubliait pas facilement.

– C’est un blasphémateur ! s’écria-t-il.

– Comment le crime de blasphème peut-il se comparer à un meurtre ? gronda Marcellus. Tu sembles être un homme instruit ; sans doute pourrais-tu me l’expliquer.

– Si tu veux bien venir demain à l’École des Rabbins, je te donnerai ce renseignement, répondit le petit homme soudain calmé à la perspective d’étaler sa théologie. Demande Saul… Saul de Tarse, ajouta-t-il avec orgueil. Je suis citoyen romain comme toi.

On ne lançait plus de pierres. La foule se disloquait. Le jeune théologien avait rendu les robes confiées à sa garde et se frayait un passage hors de la cohue. Les légionnaires maintenaient toujours leur barricade mais semblaient impatients de partir. Le centurion parlait du coin de la bouche à un Juif à longue barbe et vêtu d’une impressionnante robe noire. La multitude se dispersait rapidement.

Marcellus, les yeux fixés tristement sur le corps brisé du vaillant Grec, crut percevoir un faible mouvement. Étienne se soulevait lentement sur un coude. Le silence se fit parmi les hommes comme ils le regardaient se mettre sur ses genoux. Le visage barbouillé de sang se tourna vers le ciel, les lèvres meurtries s’entr’ouvrirent dans un sourire extasié. Soudain, Étienne leva la main comme pour saisir une main amie.

– Je le vois ! s’écria-t-il triomphant. Je le vois ! Mon seigneur Jésus… prends-moi !

Les yeux se fermèrent, la tête retomba et Étienne s’écroula au milieu des pierres.

Les spectateurs, un moment stupéfaits, se détournèrent pour s’en aller. Ils ne s’arrêtèrent pas pour poser des questions. Ils se bousculèrent comme effrayés. Le cœur de Marcellus battait à tout rompre et sa bouche était sèche. Pourtant, il se sentait soutenu par une étrange exaltation. Ses yeux se brouillaient de larmes mais sur ses traits tremblait un sourire involontaire.

Il se retourna et rencontra le regard ahuri du grand légionnaire.

– C’est vraiment extraordinaire ! murmura le soldat.

– Plus extraordinaire que tu ne le crois ! s’exclama Marcellus.

– J’aurais juré que le Grec était mort ! Il avait l’air de voir quelqu’un venir à son secours !

– Il voyait vraiment quelqu’un qui venait le secourir ! assura Marcellus transporté.

– Cet homme qu’on a crucifié, peut-être ? demanda le légionnaire un peu nerveux.

– Mais qui n’est pas mort, mon ami, déclara Marcellus. Il est plus vivant qu’aucun homme ici présent.

Profondément troublé, les lèvres tremblant d’émotion, Marcellus se laissa pousser par la foule qui se dispersait. Son esprit était en tumulte. Au premier coin de rue, il se retourna brusquement et revint sur ses pas. Personne ne s’intéressait plus à Étienne. Les troupes gouvernementales, par rangs de quatre, disparaissaient au bas de la rue. Aucun des amis de l’intrépide Grec ne s’était encore aventuré à se montrer. Il était bien trop tôt pour que l’un d’eux osât en courir le risque.

Mettant un genou à terre près du corps mutilé, Marcellus écarta délicatement les cheveux et regarda le visage impassible. Les lèvres esquissaient encore un sourire.

Un moment après, le vieux Benyosef sortit en clopinant de sa boutique ; ses yeux étaient rouges et gonflés de pleurs. Il s’approcha en hésitant, et s’arrêta à quelques pas de distance. Marcellus leva les yeux et lui fit signe de la main ; le vieillard s’avança, et se penchant en avant, ses mains ridées appuyées sur ses genoux tremblants, il contempla le visage serein. Puis il regarda Marcellus d’un air interrogateur, mais sans le reconnaître.

– Quelle mort cruelle ! balbutia-t-il.

– Étienne n’est pas mort ! déclara Marcellus. Il s’est en allé avec Jésus !

– Je te prie… ne te moque pas de notre croyance, implora Benyosef. Cela a été une triste journée pour nous qui croyons en Jésus !

– Mais ne vous a-t-il pas promis, si vous croyez en lui, que vous ne mourrez jamais ?

Benyosef hocha lentement la tête, regardant Marcellus avec incrédulité.

– Oui, mais toi, tu n’y crois pas ! marmotta-t-il.

Marcellus se releva et posa la main sur le bras maigre du vieillard.

– Il se peut que Jésus ne vienne jamais pour moi, Benyosef, dit-il avec calme, comme il se peut qu’il ne vienne jamais pour toi… mais il est venu pour Étienne ! Va maintenant, et trouve un homme plus jeune pour m’aider. Nous porterons le corps dans ton atelier.

Encore pâles de frayeur, les voisins se rassemblèrent autour de la dépouille mutilée d’Étienne étendue sur la longue table de travail de Benyosef. Tous pleuraient. Le chagrin de Rhoda était déchirant. Quelques hommes regardaient Marcellus d’un air soupçonneux se demandant s’il demeurait là pour les espionner. Ce n’était pas le moment de leur expliquer qu’il se sentait un des leurs. Tout à coup, il s’aperçut de la présence de Démétrius à ses côtés et le chargea de rester et de se rendre utile.

Prenant Benyosef par le bras, il conduisit le vieillard désolé dans un coin derrière le métier à tisser.

– Je ne puis pas vous aider ici, dit-il en déposant quelques pièces d’or dans la main du tisserand. Mais j’ai une demande à t’adresser. Quand Justus reviendra à Jérusalem, dis-lui que j’ai vu Jésus accueillir Étienne dans son royaume, et que je suis convaincu que tout ce qu’il m’a dit en Galilée… est vrai.

*

* *

La journée fut longue pour Simon, assis dans l’obscurité et chargé de fers. À midi on lui avait apporté un morceau de pain sec et une cruche d’eau, mais il n’avait pas mangé ; il avait le cœur trop plein pour cela.

Durant la première heure après son incarcération, des voix moqueuses, partant des cellules avoisinantes, avaient demandé à savoir son nom, de quel crime il s’était rendu coupable, et quand on l’exécuterait. Par bravade, les prisonniers plaisantaient d’une façon obscène sur leur mort prochaine, et le raillaient d’être trop effrayé pour parler. Il ne leur avait pas répondu et à la fin ils s’étaient fatigués de l’injurier.

Le banc de bois sur lequel il était assis servait aussi de lit. Il était plus large qu’un siège ordinaire et Simon ne pouvait pas s’appuyer contre le mur. Cette position était fatigante. De temps en temps il étendait son grand corps sur la planche mais sans grand soulagement. Les parois étaient humides ainsi que le sol. D’énormes rats rongeaient les courroies de ses sandales. Les lourds anneaux de fer lui coupaient les poignets.

Que deviendrait la cause chrétienne, se demandait-il, maintenant qu’ils étaient tous dispersés ? Qui se lèverait pour les guider ? Philippe ? Non… Philippe était brave et loyal, mais il manquait d’audace. Jean ? Non. Jacques ? Non. Ce n’était pas le cœur qui leur manquait, mais l’autorité. Il y avait Étienne. Étienne pourrait faire l’affaire, mais pas à Jérusalem. Les Juifs insisteraient pour avoir à leur tête un Israélite, et avec raison, peut-être ; car l’héritage chrétien appartenait au peuple hébreu.

Pourquoi le Maître avait-il permis cette terrible catastrophe ? Avait-il changé de plan pour la continuation de son œuvre ? Avait-il perdu confiance dans le chef qu’il avait choisi ? Simon se remémora le jour important où Jésus lui avait dit : « Simon, je t’appellerai Pierre ; Pierre le roc ! Je construirai sur le roc ! » Simon ferma les yeux et secoua la tête en comparant l’exaltation de ce moment avec la détresse de sa condition actuelle.

À la tombée de la nuit, un garde entra bruyamment pour renouveler la provision d’eau. Voyant que le pain n’avait pas été touché, il n’en donna pas davantage mais ne fit aucun commentaire. Il n’était sans doute pas rare que les hommes, attendant la mort, ne fissent pas grand cas de la nourriture.

Tout était tranquille maintenant. Pierre s’assoupit dans une position inconfortable, la tête et les épaules contre le mur rugueux. Bientôt, il eut un rêve étrange, étrange par le fait que cela ne semblait pas être un rêve, bien que le prisonnier sût que c’en était un, car ce ne pouvait être réel. Dans ce rêve, il se réveillait, étonné de s’apercevoir que les chaînes avaient glissé de ses mains et reposaient ouvertes sur le banc. Il souleva ses pieds ; le poids avait disparu. Il se mit debout et écouta. On n’entendait que le bruit de la respiration de ses camarades de captivité. Il n’avait jamais fait de rêve aussi proche de la réalité.

Simon s’étira ; il fit deux pas vers la porte de sa cellule, traînant les pieds sur le sol de pierre pour trouver son chemin dans l’obscurité. Chose étrange, ses sandales ne faisaient pas de bruit ; néanmoins, le rêve était incroyablement réel. Il étendit la main et toucha la lourde porte garnie de clous. Elle céda sans bruit. Il avança la main pour la toucher encore. Elle continuait à s’ouvrir. Il fit un pas, puis un autre. Quel rêve ! Simon se sentait réveillé ; il pouvait entendre les battements de son cœur et le pouls rapide de l’artère de son cou ; il savait pourtant qu’il était endormi sur son banc.

Il appuya sa main contre la paroi humide et avança à pas prudents. Au bout du corridor, une faible lueur traversait les barreaux d’une grille. Comme il s’en approchait, la grille s’ouvrit, si lentement que Simon sut que c’était irréel ! Il passa d’un pas plus ferme. Dans la faible clarté, il vit deux gardes assis par terre, les bras autour des genoux, la tête inclinée, endormis. Ils ne bougèrent pas. Il continua à marcher vers les grilles massives de l’entrée, distinguant la serrure impressionnante qui les unissait. Il s’attendait à ce que son rêve les ouvrît devant lui, mais elles restèrent immobiles. Il posa la main sur le métal froid et poussa, mais les lourdes grilles résistèrent.

Cela lui fit penser que le rêve était fini et qu’il allait se réveiller enchaîné dans sa cellule. Il avait froid. Il s’enroula plus étroitement dans sa robe et fut surpris d’avoir encore l’usage de ses mains. Il regarda autour de lui, complètement dérouté. Soudain, ses yeux aperçurent une grille étroite dans un des vantaux. Elle était ouverte. Simon la franchit et elle se referma sans bruit derrière lui. Il était dans la rue. Il se mit à marcher rapidement. À un croisement, il buta contre une bordure. Cette secousse allait sûrement le réveiller. Simon s’arrêta un instant, regarda les étoiles au ciel et son visage s’épanouit. Il était réveillé ! Il avait été délivré !

Que faire maintenant ? Où aller ? Allongeant le pas, il se rendit chez Benyosef où tout était sombre. Il alla jusque chez Jean Marc. Une faible lueur filtrait d’une fenêtre du haut. Il frappa à la porte. Après un moment d’attente, le guichet de la porte s’ouvrit et il aperçut le visage effrayé de Rhoda.

Elle poussa un cri et s’enfuit en courant. Il l’entendit clamer :

– C’est Simon ! Simon est revenu de parmi les morts !

Elle revint précipitamment, tira le verrou et ouvrit la porte. Ses yeux étaient rouges d’avoir pleuré mais son expression radieuse. Elle jeta les bras autour du cou de Simon.

– Simon ! s’écria-t-elle. Jésus t’a ramené de la mort ! As-tu vu Étienne ? Vient-il aussi ?

– Est-ce qu’Étienne est mort, Rhoda ? demanda Simon anxieusement.

Elle lâcha son étreinte et s’écroula par terre, pauvre petite chose désespérée. Simon la releva tendrement et la remit entre les mains de la mère de Marc.

– Nous avions entendu dire qu’on t’avait tué, dit Marc.

– Non, dit Simon. Je sors de prison.

La maison était pleine de chrétiens. Leurs yeux s’agrandirent et leurs visages fatigués pâlirent à la vue de Simon qu’ils croyaient mort. Ils s’écartèrent en silence devant lui ; il s’arrêta au milieu d’eux. Une force singulière émanait de lui. Avec une dignité nouvelle, il leva lentement la main et toutes les têtes s’inclinèrent.

– Prions, dit Pierre le roc.

« Béni soit Dieu qui a ravivé notre espérance. Bien que plongés en ce moment dans une grande tristesse, réjouissons-nous ; cette épreuve de notre foi – qui est mille fois plus précieuse que l’or – nous rendra dignes d’honneur lors du retour de notre Seigneur. »

*

* *

Après avoir attendu plus d’une heure devant le palais du gouvernement, Démétrius, inquiet, s’était rapidement dirigé vers la boutique de Benyosef.

En dépit de l’édit interdisant aux chrétiens de s’assembler, une vingtaine au moins se pressaient dans l’atelier autour de la table où gisait un cadavre. Démétrius avait vu avec surprise son maître parmi eux. Rhoda, à genoux, sanglotait. Était-ce vraiment Étienne, avec lequel il parlait encore quelques heures auparavant, qui était étendu là, le corps brisé ?

Marcellus l’avait tiré à part.

– Reste avec eux, Démétrius. Aide-les pour l’enterrement. Ma présence ne fait que les embarrasser. Je retourne à l’hôtellerie.

– Étais-tu présent quand c’est arrivé ? avait demandé Démétrius.

– Oui. Et il est arrivé bien plus qu’il ne paraît ! Je t’en parlerai plus tard.

Après qu’on eut fait le nécessaire pour le pauvre Étienne, Démétrius accompagna Jean Marc à la maison. La mère de Marc avait tellement insisté pour qu’il demeurât avec eux qu’il n’avait pas osé refuser. La nuit était tombée et, peu à peu, des amis de la famille étaient arrivés par petits groupes. Les pièces du rez-de-chaussée étaient pleines ; on parlait à mi-voix d’une vision qu’Étienne avait eue avant de mourir mais personne ne s’était trouvé assez près pour savoir exactement ce qui s’était passé. Démétrius n’avait pas attaché beaucoup d’importance à ces rumeurs.

Ensuite, à la stupéfaction générale, Simon était entré ; plus grand et plus impressionnant qu’auparavant, semblait-il. Il se montrait réservé sur les détails de sa délivrance ; mais, quel qu’eût été le moyen employé, cette expérience l’avait grandi. Tous le sentaient et, intimidés, n’osaient lui poser de questions. Et, chose bizarre, il avait calmement annoncé que dorénavant il fallait l’appeler Pierre.

Prenant Jean Marc à part, Démétrius lui avait suggéré d’offrir l’hospitalité à Simon Pierre ; il lui cédait volontiers sa chambre et irait coucher à l’hôtellerie de son maître. Ensuite, il s’était glissé sans bruit dehors. Vers minuit il frappait à la porte de Marcellus, le trouvant réveillé et lisant. Ils avaient parlé à mi-voix jusqu’à l’aube, oubliant, dans le feu de la conversation, leur situation respective de maître et d’esclave.

– Je suis aussi chrétien, avait déclaré Marcellus quand il eut terminé le récit de la lapidation d’Étienne.

Et il avait semblé à Démétrius que cette affirmation avait été faite avec plus de fierté qu’il n’en avait jamais mise dans les mots : « Je suis Romain ! » C’était étonnant, en effet, ce désistement complet de Marcellus Gallio pour une croyance et un mode de vivre si différents de son tempérament et de l’éducation qu’il avait reçue.

Tôt dans l’après-midi, Démétrius accompagna son maître jusqu’au bord du terrain vague nommé Golgotha. Ils se taisaient ; une fumée âcre montait des ordures en combustion. À une certaine distance, un monticule couvert d’herbe apparut comme une oasis dans le désert.

– Te souviens-tu de cet endroit, maître ? demanda Démétrius en s’arrêtant.

– Vaguement, murmura Marcellus. Je ne l’aurais jamais retrouvé. Tu te souviens de tout, Démétrius ?

– Oui. Il était tard quand je suis arrivé. Depuis ici, je pouvais voir les croix et la foule…

– Que faisais-je à ce moment-là ? demanda Marcellus.

– Tu jouais aux dés avec d’autres officiers.

– Pour la Tunique ?

– Oui, maître.

Ni l’un ni l’autre ne parlèrent pour un moment.

– Je n’ai pas vu quand on l’a cloué sur la croix, Démétrius, dit Marcellus d’une voix rauque. Paulus m’avait poussé de côté. Je n’étais que trop heureux d’échapper à ce spectacle. Je me suis promené de l’autre côté du monticule. C’est un souvenir amer, tu peux m’en croire.

– Voici le chemin, maître, dit Démétrius. Je retourne à l’hôtellerie. J’espère que tu ne seras pas déçu, mais il me semble peu probable que Simon Pierre se risque à venir au rendez-vous.

– Il viendra, dit Marcellus avec assurance. Simon Pierre est moins en danger aujourd’hui que hier. Le gouvernement et le Temple ont essayé de convaincre le public que la croyance des chrétiens n’est pas fondée sur une base légale ou morale. Ayant emprisonné leur chef, avec la volonté d’en faire un tragique exemple, ils sont à présent abasourdis que leur victime ait pu sortir de la prison. Ni Julien ni Hérode n’essayeront de donner une explication à ce dénouement. Je crois qu’ils estimeront que moins on parlera du Grand Pêcheur mieux ce sera pour ceux que cela concerne. Je suis sûr que Simon Pierre viendra… à moins qu’au milieu de tous ces événements il ne l’ait oublié.

*

* *

Pierre n’avait pas oublié. Marcellus le vit venir de loin, marchant la tête haute et avançant d’un pas qui dénotait un esprit libre de toute entrave. Cet homme était un chef, songea avec admiration le Romain.

Cependant, comme le Grand Pêcheur s’approchait du tertre herbeux, il ralentit son allure et laissa tomber ses épaules. Il s’arrêta et passa une main hésitante sur son front large et bombé. Marcellus se leva et s’avança à sa rencontre. Pierre ne dit rien ; ils s’assirent sur l’herbe, près des trous profonds où avaient été plantées les croix, et restèrent longtemps silencieux.

À la fin, Pierre sortit de sa douloureuse méditation et son regard, après s’être levé sur Marcellus, s’abaissa de nouveau vers le sol.

– Je n’étais pas présent, ce jour-là, dit-il d’une voix grave. Je n’étais pas à son côté à l’heure de l’angoisse.

Et il poussa un profond soupir.

Marcellus ne savait que dire. Le grand Galiléen restait immobile, fixant l’intérieur de ses mains avec un abattement si profond que toute tentative de l’en soulager aurait été une impertinence. Enfin il regarda Marcellus comme s’il le voyait pour la première fois.

– Ton esclave grec m’a dit que tu t’intéressais à l’histoire de Jésus, dit-il gravement. Et il m’est revenu que tu t’es gentiment occupé de notre pauvre Étienne, hier. Benyosef avait l’air de croire que tu partageais la foi des chrétiens. Est-ce vrai, Marcellus Gallio ?

– Je suis convaincu, dit Marcellus, que Jésus est divin. Je crois qu’il est vivant et qu’il possède un grand pouvoir. Mais j’ai encore beaucoup à apprendre sur lui.

– Tu es déjà très avancé dans ta foi, mon ami, dit Pierre avec chaleur. Étant Romain, ta manière de vivre est fort éloignée de celle que Jésus a enseignée. Tu as sans doute fait beaucoup de mal, et il faut que tu t’en repentes si tu veux connaître la plénitude de sa grâce. Mais je ne puis te demander de te repentir avant que je t’aie parlé de mes propres fautes. Quels que soient les péchés que tu as pu commettre, ils ne peuvent se comparer à la déloyauté qui m’a été pardonnée. Il était mon meilleur ami… et le jour où il a eu besoin de moi, j’ai juré que je ne le connaissais pas.

Pierre mit ses deux immenses mains sur ses yeux et pencha la tête. Après un long moment, il se redressa.

– Et maintenant, fit-il, dis-moi ce que tu sais de Jésus.

Marcellus ne répondit pas immédiatement, et quand il le fit, ses paroles s’entendirent à peine. Il lui sembla que quelqu’un d’autre parlait pour lui :

– Je l’ai crucifié.

*

* *

Le soleil était bas sur l’horizon quand ils se levèrent pour rentrer en ville. Marcellus avait entendu en détail une histoire saisissante qui lui était déjà parvenue, mais par fragments et à une époque où son esprit n’était pas préparé à l’apprécier.

Leurs remords communs les avaient rapprochés, mais Pierre, enflammé par ses souvenirs de l’homme-maître, avait déclaré que c’était l’avenir qui importait maintenant. Il formait des projets audacieux pour son activité future. Il voulait aller à Césarée, à Joppé, peut-être même à Rome !

– Et que feras-tu, toi, Marcellus ? demanda-t-il.

– Je vais rentrer à la maison.

– Pour faire ton rapport à l’empereur ?

– Oui.

Pierre posa sa lourde main sur le genou de Marcellus et chercha le regard du jeune Romain.

– Que lui diras-tu de Jésus ? demanda-t-il.

– Je dirai à l’empereur que Jésus, que nous croyions mort, est vivant… et qu’il est ici pour établir un nouveau royaume.

– Cela demandera du courage, mon jeune frère ! L’empereur ne sera pas enchanté de la venue d’un nouveau royaume. Tu risques d’être puni pour ta témérité.

– Advienne que pourra, dit Marcellus. Je lui aurai dit la vérité.

– Il te demandera comment tu sais que Jésus est vivant. Que lui répondras-tu ?

– Je lui raconterai la mort d’Étienne… et la vision qu’il a eue. Je suis convaincu qu’il a vu Jésus !

– L’empereur Tibère ne trouvera pas cette preuve suffisante.

Marcellus médita en silence. C’est vrai, un témoignage de ce genre n’aurait que peu de poids pour quelqu’un d’incrédule. Tibère se moquerait d’un argument pareil ; d’ailleurs qui n’en ferait pas autant ? Ainsi, le sénateur Gallio dirait certainement : « Tu as vu un mourant contemplant Jésus. Comment peux-tu assurer qu’il l’ait vu ? Est-ce là ta raison de croire que le Galiléen est vivant ? Tu affirmes qu’il a fait des miracles ; mais toi, personnellement, tu n’en as vu aucun. »

– Viens, dit Pierre en se levant. Rentrons en ville.

Ils marchèrent côte à côte sans se dire grand’chose, chacun d’eux absorbé par ses propres pensées. Ils furent bientôt dans les rues animées du centre. Pierre avait dit qu’il retournait chez Jean Marc. Marcellus voulait rentrer à l’hôtellerie. Ils passaient justement devant le temple. Le soleil se couchait et les degrés de marbre, encombrés de mendiants durant la journée, étaient presque déserts.

Un malheureux estropié, les membres tordus et atrophiés, était assis, l’air abattu, sur la marche la plus basse, agitant sa sébile et demandant l’aumône d’une voix éraillée. Pierre s’arrêta. Marcellus avait continué son chemin, mais il revint sur ses pas lorsqu’il vit que Pierre parlait au mendiant.

– Depuis quand es-tu ainsi, mon ami ? demandait Pierre.

– Depuis ma naissance, geignit le mendiant. Donne-moi l’aumône, je te prie.

– Je n’ai pas d’argent, répondit Pierre.

Puis, impulsivement, il ajouta :

– Mais ce que j’ai, je te le donne !

Étendant les deux mains sur l’infirme étonné, il commanda :

– Au nom de Jésus… lève-toi… et marche !

Puis, saisissant les bras maigres du mendiant, il le souleva et celui-ci se tint sur ses pieds ! Moitié riant et moitié pleurant, il avança ses sandales sur le sol ; c’étaient de petits pas incertains et hésitants, mais il marchait. Il se mit tout à coup à pousser des exclamations.

Les gens commencèrent à se rassembler. Des hommes du voisinage, qui connaissaient le mendiant, se frayaient un passage pour poser des questions excitées. Pierre prit Marcellus par le bras et ils s’éloignèrent, marchant un certain temps en silence. À la fin Marcellus retrouva la voix, mais elle tremblait.

– Pierre ! Comment as-tu fait cela ?

– Avec le pouvoir de l’esprit de Jésus.

– Mais… ce n’est pas possible ! Cet homme est né estropié ! Il n’a jamais fait un pas de sa vie !

– Eh bien ! maintenant il marchera, dit Pierre d’un ton solennel.

– Dis-moi, Pierre, supplia Marcellus. Savais-tu que tu possédais ce pouvoir ? As-tu déjà fait quelque chose de semblable ?

– Pas exactement la même chose, dit Pierre ; mais je sens de plus en plus sa présence. Il habite en moi. Ce pouvoir n’est pas le mien, Marcellus, c’est son esprit.

– Il n’apparaîtra peut-être plus… excepté dans le cœur des hommes, dit Marcellus.

– Si, déclara Pierre. Il habitera dans le cœur des hommes et il leur donnera le pouvoir de son esprit. Mais, ce n’est pas tout ! Il reviendra !

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