XX

Il était de notoriété publique que les nuits de Rome étaient les plus bruyantes que jamais ville au monde eût connues, mais il fallait avoir passé une année à l’étranger pour leur rendre pleinement justice.

À l’exception de deux célèbres avenues conduisant au Forum, la via Sacra et la via Nova dallées avec du marbre lisse de Numidie, toutes les rues importantes étaient revêtues de petits pavés ronds variant de la grosseur d’un pruneau à celle d’une grenade.

Pour éviter l’encombrement de ces rues tortueuses, une ordonnance, vieille de cent ans, interdisait la circulation des chars de marché et de tous véhicules de transport, du lever au coucher du soleil, exception faite pour les équipages impériaux et les parades officielles des jours de fêtes.

Durant les heures de la journée, les rues commerçantes étaient bondées de passants parmi lesquels quelques privilégiés caracolaient à cheval sans ménagement pour la foule, et d’autres se faisaient paresseusement porter en litière ; mais dès la venue du crépuscule, le grincement des roues ferrées sur les pavés de pierre élevait sa cacophonie exaspérante, accompagnée du crissement des moyeux, du sifflement des fouets et des vociférations des charretiers réclamant le passage ; ce vacarme à rendre fou ne cessait qu’à l’aube du jour suivant. Et il en était ainsi chaque nuit durant l’année entière.

Mais c’est lors de la pleine lune, en été, que le vacarme atteignait son comble, lorsque la construction battait son plein et que tous ceux qui avaient quelque chose à charrier profitaient des nuits claires. Ne pouvant dormir, des milliers de gens sortaient de chez eux et ajoutaient leurs cris aux autres bruits assourdissants. Des marchands ouvraient leurs boutiques pour servir des douceurs et des boissons aux noctambules. Des camelots vantaient leur marchandise ; des files de chameaux bousculaient la foule, écrasant les pieds et déchirant les vêtements ; de lourds chariots, chargés de pierres de construction, repoussaient la multitude contre les murs et dans les allées. Toutes les nuits à Rome étaient insupportables, mais les nuits de clair de lune étaient dangereuses.

Par une splendide nuit de juin, Marcellus perçut le vacarme infernal bien avant que la galère venant d’Ostie eût contourné le promontoire d’où la vue pouvait embrasser la ville.

Ce bruit avait une nouvelle signification pour lui. Il symbolisait la clameur furieuse d’un monde où tout était mené d’une manière brutale et grossière et qui ne retirait pas grand’chose de toute cette sueur et de toute cette passion, car il ne connaissait pas de paix, n’avait jamais connu la paix et, semblait-il, ne la désirait même pas.

Une nuée de porteurs assaillit la galère. Démétrius confia les bagages à une demi-douzaine de Macédoniens hâlés, et les deux voyageurs montèrent dans un char de louage. Ils furent bientôt engloutis par la cohue et n’avançaient que pas à pas jusqu’à ce que Marcellus, impatienté de ce retard, décidât de payer le conducteur et de poursuivre sa route à pied.

Il avait oublié combien stupide et cruelle peut être la foule. Massée en troupeau, elle ne possède pas d’intelligence ; elle n’arrive pas à comprendre que, si chacun attendait patiemment son tour, on pourrait avancer.

Marcellus se remémora les paroles qu’il avait prononcées avec tant d’assurance devant le cynique Paulus, et sourit avec ironie. Le royaume de la bonne volonté, avait-il déclaré, ne viendrait pas du haut de la société. Ce ne serait pas un trône qui l’établirait ; il commencerait parmi le peuple. Eh bien ! il était là le peuple : Monte sur un char, Marcellus, et prêche-lui la bonne volonté. Propose à ces gens de s’aimer les uns les autres, de s’aider les uns les autres, d’avoir des égards les uns pour les autres et d’accomplir ainsi la loi du Christ. Mais, gare à toi ! Ils te lanceront la boue du ruisseau ; le peuple n’est pas d’humeur à ce qu’on se moque de lui.

*

* *

La réunion de la famille Gallio fut un moment de bonheur parfait. Lorsque, une année auparavant, Marcellus avait quitté la maison, amaigri, l’air hagard et mentalement bouleversé, ses parents et sa sœur l’avaient pleuré comme s’il était perdu. Certes, de temps à autre, de courts messages leur avaient assuré qu’il se portait bien, mais il y avait une absence inquiétante de détails concernant ses faits et gestes et seulement de vagues allusions à son désir de rentrer à la maison. Entre les lignes, ils avaient cru comprendre que l’état mental de Marcellus laissait encore à désirer. Il leur avait semblé très éloigné d’eux, non seulement en kilomètres mais aussi en pensée. Dans sa dernière lettre, arrivée un mois auparavant, il disait en terminant : « Je rapporte un mystère qui intriguera l’empereur. Les mystères l’amusent. Celui-ci pourrait bien se transformer en quelque chose de plus sérieux qu’un simple passe-temps. » Le sénateur avait soupiré et secoué la tête en refermant lentement le papyrus.

Mais maintenant Marcellus était de retour, physiquement en aussi bonne forme qu’un gladiateur, l’esprit alerte, et en possession de toute son ardeur juvénile.

Et il avait quelque chose de plus, quelque chose d’indéfinissable, une sorte de rayonnement de sa personnalité. Une force nouvelle émanait de lui, une énergie contagieuse qui vivifiait toute l’atmosphère familiale. Elle se trahissait dans sa voix, dans ses yeux, dans ses gestes. Les siens ne lui demandèrent pas tout de suite d’où venait cette qualité nouvelle et ne lui laissèrent pas deviner que cela se remarquait ; ils n’en discutèrent pas non plus entre eux. Mais qu’il eût acquis quelque chose qui lui donnait de la distinction, cela sautait aux yeux.

Le sénateur avait travaillé tard dans la soirée. Sa tâche terminée, il mettait ses écritures en ordre lorsqu’il avait entendu un pas assuré qui s’approchait.

Laissant Démétrius devant la maison pour attendre l’arrivée des bagages, Marcellus, que les deux vieux esclaves de la porte avaient reconnu avec joie, avait traversé rapidement le spacieux atrium. La porte conduisant chez son père était entr’ouverte ; faisant irruption sans cérémonie, il s’élança au-devant de lui et le serra dans ses bras à en perdre haleine. Bien que le sénateur fût de haute taille et d’une jeunesse remarquable pour son âge, la vitalité du tribun le submergea.

– Mon fils ! Mon fils ! balbutia Gallio avec ferveur. Tu es guéri ! Tu es de nouveau fort et plein de vie ! Les dieux en soient loués !

Marcellus pressa sa joue contre celle de son père.

– Oui, plus vivant que jamais ! s’écria-t-il. Et toi, mon père, chaque jour plus jeune ! Que je suis fier d’être ton fils !

Lucia, tirée soudain de son sommeil, s’assit dans son lit, tendit l’oreille, repoussa ses couvertures, puis écouta de nouveau, la bouche ouverte et le cœur battant.

– Oh ! s’écria-t-elle. Tertia ! ma robe. Tertia ! réveille-toi. Vite, mes sandales. Marcellus est là.

Se précipitant en bas de l’escalier, elle s’élança dans les bras de son frère et après qu’il l’eut soulevée et embrassée, elle s’exclama :

– Oh ! Marcellus, tu es guéri !

– Et toi, ma chérie, que tu es belle ! Comme tu as grandi !

De ses doigts caressants il toucha légèrement les cheveux noirs et lustrés et murmura :

– Ma jolie petite sœur !

Le sénateur les entoura tous deux de ses bras, ce qui les surprit car leur père n’était d’habitude guère démonstratif.

– Venez, dit-il d’un ton affectueux. Allons vers votre mère.

Ils passèrent la porte sans se séparer. Dans l’atrium faiblement éclairé, un groupe de vieux serviteurs s’étaient rassemblés, les cheveux en broussaille et l’air endormi, se demandant avec inquiétude ce qu’il fallait attendre du fils et héritier qui, lors de sa dernière visite, avait paru si abattu et déprimé.

– Hé ! Marcipor ! héla Marcellus. Hé ! Décimus ! Comment vas-tu, Tertia, dit-il à la gracieuse jeune fille qui descendait l’escalier.

Ils s’approchèrent tous de lui. Le vieux Servius, quand Marcellus lui posa la main sur l’épaule, laissa échapper une larme.

– Sois le bienvenu, s’écria le vieillard de sa bouche édentée. Les dieux te bénissent !

– Ah ! Lentius ! appela Marcellus. Comment vont mes chevaux ?

Et quand Lentius eut répondu hardiment que Ishtar avait une pouliche de trois mois, Marcellus les fit rire en ordonnant :

– Amène-moi cette pouliche, Lentius. Il faut que je la voie tout de suite.

Il y avait maintenant plus d’une vingtaine d’esclaves réunis dans l’atrium, tous animés d’une joie bruyante. Jamais pareil écroulement de la discipline ne s’était vu dans la maison Gallio. De vieux serviteurs, accoutumés à se mouvoir sans bruit, se surprirent à rire à haute voix, dans l’atrium même, en présence du sénateur ! Et le sénateur souriait !

Marcellus avivait l’éclat de leurs yeux en les appelant chacun par leur nom. Deux jolies Macédoniennes, sœurs jumelles, arrivèrent la main dans la main, si semblables qu’on ne pouvait les distinguer. Il se souvint de les avoir vues deux ans auparavant, mais ne put se rappeler leurs noms.

– Vous êtes des sœurs ? demanda-t-il.

C’était bien ce qu’on pouvait dire de plus drôle, et l’atrium résonna de rires approbateurs.

– Décimus ! appela le sénateur.

Les rires cessèrent aussitôt.

– Sers à souper… dans la salle de banquet, avec le service en or, Marcipor ! allume toutes les lampes, dans la villa et au jardin.

Marcellus s’élança au premier étage et rencontra Cornélia dans le corridor. Ils ne trouvèrent rien à se dire ; ils se contentèrent de se tenir embrassés, Cornélia lui caressant les cheveux de la main et pleurant comme un enfant, tandis que le sénateur, les yeux embués, attendait un peu à l’écart en jouant avec la frange de sa ceinture.

Lucia était restée au pied de l’escalier pour donner des ordres à Décimus.

– Pas trop de mets, recommanda-t-elle à l’intendant. Des fruits, de la viande froide et du vin… un gâteau aux noix, s’il y en a. Le sénateur est fatigué et aura envie de dormir avant que tu aies eu le temps de préparer un repas compliqué. Sers dans la grande salle à manger, comme il l’a demandé. Dis à Rhésus de m’apporter une brassée de roses… de roses rouges. Les jumelles serviront mon frère, et…

De ses yeux agrandis par l’étonnement, elle venait d’apercevoir Démétrius, grand et bronzé, la mine fière, pénétrant dans l’atrium. Il s’avança au-devant d’elle et fit le salut militaire. D’un mouvement impulsif, Lucia posa ses deux mains sur son bras hâlé.

– Merci, mon bon Démétrius, dit-elle d’une voix douce, de nous avoir ramené Marcellus en si bonne santé, en meilleure santé que jamais.

– Je n’y suis pour rien, répliqua-t-il. Le tribun n’a eu besoin de personne pour le ramener à la maison. Il est entièrement maître de lui, maintenant.

– Inutile de te demander comment tu te portes, Démétrius. Avez-vous eu beaucoup d’aventures, le tribun et toi ?

Elle tressaillit en voyant une grande cicatrice sur le bras de l’esclave.

– Comment t’es-tu fait cela ? demanda-t-elle.

– J’ai rencontré un Syrien, dit Démétrius. Ce ne sont pas des gens polis.

– J’espère que tu lui as appris la politesse grecque, fit Lucia. Dis-moi, tu l’as tué ?

– On ne peux tuer un Syrien, fit Démétrius d’un ton léger. Ils ne meurent que de vieillesse.

Lucia eut un petit mouvement d’épaule qui signifiait qu’ils avaient assez plaisanté ; son expression devint sérieuse.

– Qu’est-il arrivé à mon frère ? demanda-t-elle. Il paraît si gai. Toi aussi, tu es différent. Marcellus aurait-il été nommé à un poste important ?

Démétrius approuva vivement de la tête.

– Un poste dangereux ? demanda-t-elle soudain craintive.

– Oh ! oui, en effet, répondit-il fièrement.

– Il n’a pas l’air de se faire beaucoup de souci. Je ne l’ai jamais vu aussi joyeux. Il a mis toute la maison sens dessus dessous par sa gaîté. J’espère, ajouta-t-elle avec dignité, que les esclaves ne vont pas en profiter pour devenir impossibles. Ils n’ont pas l’habitude de prendre de telles libertés ; pourtant, je ne crois pas que cela puisse leur faire du mal, pour une fois.

– Espérons que non, dit sèchement Démétrius. Cela ne leur fera peut-être pas de mal… d’être heureux… pour une fois.

Lucia leva les sourcils.

– J’ai peur de n’avoir pas très bien compris, fit-elle d’un ton froid.

– Mais moi j’ai compris, fit-il avec un soupir. As-tu oublié que moi aussi je suis un esclave ?

– Non. C’est toi qui l’as oublié.

– Je n’ai pas eu l’intention d’être impertinent, dit-il d’un air contrit. Mais nous parlions de choses très sérieuses ; la discipline, l’esclavage, les relations entre humains… et de ceux qui ont le droit de dire aux autres quand ils peuvent être heureux.

Lucia le dévisagea en fronçant les sourcils.

– J’espère que la bonté de mon frère ne nous fera pas perdre le contrôle sur nos domestiques, fit-elle d’un ton indigné.

– Pas forcément, dit Démétrius. Il est pour un genre d’autorité un peu différent, voilà tout. C’est plus efficace, je crois, que des ordres impérieux, et plus agréable pour tout le monde ; d’ailleurs le service n’en est que meilleur.

Marcellus appelait sa sœur du haut de l’escalier.

– Je regrette de m’être montrée impatiente, Démétrius, dit-elle en s’éloignant. Nous sommes si heureux que vous soyez de retour.

Leurs regards se croisèrent et ils se sourirent. Il salua respectueusement.

Marcipor, qui attendait avec impatience la fin de cette conversation, rejoignit Démétrius et l’accompagna sur le péristyle baigné par la lumière de la lune.

– C’est extraordinaire… comme il s’est guéri ! dit Marcipor. Que lui est-il arrivé ?

– Je te le raconterai plus tard, quand nous serons seuls. Marcellus partage avec ardeur la croyance des chrétiens. Il a fait un voyage à travers la Galilée…

– Et toi ? demanda Marcipor. N’étais-tu pas avec lui ?

– Pas tout le temps. J’ai passé plusieurs semaines à Jérusalem. Et j’ai beaucoup à te raconter là-dessus. Marcipor… le Galiléen est vivant !

– Oui… on nous l’a dit.

– Nous ? Qui « nous » ?

Démétrius saisit Marcipor par le bras et le força de s’arrêter.

– Les chrétiens de Rome, répondit Marcipor en souriant de l’étonnement de son ami.

– C’est donc déjà arrivé jusqu’à Rome ?

– Oui… par des marchands d’Antioche.

– Et comment l’as-tu appris ?

– On en parlait tout bas au marché. Décimus, qui aime à se moquer des Grecs, s’est hâté de m’informer que des marchands superstitieux d’Antioche racontaient qu’un charpentier juif était ressuscité des morts. Comme tu m’avais parlé de cet homme, j’ai tenu à en entendre davantage.

– Et tu as été trouver les marchands d’Antioche ?

– Le jour suivant. Ils parlaient sans contrainte et leur récit avait l’air vrai. Ils le tenaient d’un témoin oculaire, un certain Philippe. Plusieurs d’entre eux étaient allés à Jérusalem pour vérifier ces dires, et là, ils ont causé avec d’autres hommes qui avaient vu Jésus après sa mort… des hommes dignes de foi. Tout cela, ajouté à ce que tu m’avais dit, a fait que j’ai cru.

– Alors, tu es chrétien ! s’écria Démétrius les yeux brillants. Il faut le dire au tribun ; il sera enchanté.

Le visage de Marcipor devint soudain grave.

– Pas encore, Démétrius. Ce n’est pas si simple. Décimus a renseigné le sénateur sur ce nouveau mouvement, le présentant comme une révolution contre l’autorité établie.

– Et qu’en pense le sénateur ?

– Je l’ignore, mais ses sentiments ne doivent guère le porter en faveur des chrétiens. Il les rend responsables des malheurs de son fils. Si Marcellus apprend qu’il y a un grand nombre de croyants à Rome, il risque de se joindre impétueusement à eux. C’est dangereux. Les chrétiens se cachent. Déjà les patrouilles cherchent à se renseigner sur leurs réunions secrètes. Il ne faut pas que Marcellus se brouille avec son père.

– Tu as peut-être raison, Marcipor. Ne disons rien au tribun, mais il l’apprendra vite, tu peux en être certain. Et cela n’ira pas tout seul entre le père et le fils. Marcellus ne renoncera pas à sa croyance et il n’est guère probable que le sénateur puisse y être converti. Les hommes d’un certain âge ne changent pas facilement d’opinion. Or, cette nouvelle cause ne peut pas attendre que tous les vieillards obstinés lui donnent leur approbation. L’histoire de Jésus est notre unique espoir de voir régner la liberté et la justice. Et si cela doit arriver… il faut que cela commence tout de suite.

– Je suis aussi de cet avis, dit Marcipor, mais tout de même, cela m’ennuierait que Marcellus offense son père. Le sénateur n’a plus longtemps à vivre.

– Un cas de ce genre a été soumis à Jésus, dit Démétrius. Je le tiens d’un Galiléen qui était présent à la conversation. Un jeune homme, se demandant si son devoir était d’adopter ouvertement ce nouveau mode de vivre, avait dit à Jésus : « Mon père est un vieillard. Cette nouvelle religion le choque. Permets-moi d’ensevelir d’abord mon père, et alors je viendrai… et te suivrai. »

– Cela me semble raisonnable, fit Marcipor qui avait soixante-sept ans.

– Jésus n’en a pas jugé ainsi, poursuivit Démétrius. Il était grand temps qu’un changement énergique intervienne dans la conduite des hommes. Le nouveau message ne pouvait pas attendre le départ de vieilles gens avec des idées d’autrefois. D’ailleurs, ces vieillards sont déjà comme morts. Qu’on les fasse ensevelir par les autres morts.

– A-t-il vraiment dit cela ? demanda Marcipor.

– Ma foi… quelque chose de ce genre.

– Cela me semble un peu brutal, venant d’une personne si douce.

Démétrius prit affectueusement le bras du vieux Corinthien.

– Marcipor, ne faisons pas l’erreur de croire que, parce que le message de Jésus s’occupe de paix et de bonne volonté, ce soit une chose timide et conciliante qui attendra que cela plaise à tout le monde et qui se rangera au bord de la route et se cachera sous les buissons jusqu’à ce que toutes les autres choses aient passé ! Les hommes qui portent ce flambeau rencontreront mille adversités. Ils sont déjà battus et emprisonnés ! Beaucoup ont été massacrés !

– Je sais, je sais, murmura Marcipor. Un des marchands d’Antioche m’a dit avoir vu lapider un jeune Grec par la foule à Jérusalem. Il s’appelait Étienne. L’as-tu connu par hasard ?

– Étienne, dit Démétrius tristement, était mon meilleur ami.

*

* *

Marcellus n’avait pas fini de déjeuner lorsque Marcipor vint lui annoncer que le sénateur Gallio désirait lui parler.

Il aurait préféré repousser de quelques jours tout entretien sérieux avec son père. Le sénateur aurait de la peine à écouter son étrange histoire avec patience et respect. Un instant, Marcellus laissa errer son regard sur le jardin en pelant distraitement une orange qu’il n’avait pas l’intention de manger. Il se demandait comment présenter le cas de Jésus le Galiléen ; il ne serait pas seulement l’avocat, lui-même serait sur la sellette.

Marcus Lucan Gallio n’était pas un homme à dispute. Son renom au Sénat était dû à sa diplomatie. Il ne s’entêtait jamais à pousser un argument par vanité ; mais il se targuait de posséder un esprit bien équilibré.

Si, par exemple, il était convaincu que toujours et partout l’eau cherche le niveau le plus bas, il aurait été parfaitement inutile de venir lui raconter qu’un certain jour, dans un certain pays, au commandement d’un certain homme, l’eau s’était mise à remonter une colline. Il n’écoutait pas les histoires d’événements allant à l’encontre des lois naturelles. Quant aux « miracles », le mot seul le choquait déjà ; il ne pouvait tolérer ces bêtises, et encore moins les personnes qui y croyaient. Et, parce que selon lui, toutes les religions étaient fondées sur la foi en des choses et des êtres surnaturels, le sénateur, non seulement méprisait la religion, mais encore avouait un franc dégoût pour les gens religieux. Quiconque affichait sa croyance en ces fariboles lui semblait ou un ignorant ou un être sans scrupule. Si un homme de quelque intelligence devenait un propagandiste religieux, il fallait le surveiller ; car il était clair qu’il profiterait des faibles d’esprit qui auraient confiance en lui à cause de sa piété. On confond trop facilement piété et intégrité, pensait le sénateur. Que le vieux Servius invoquât les dieux, c’était naturel. On pouvait même pardonner à Tibère son intérêt pour la religion, vu qu’il ne possédait pas toute sa raison. Mais comment admettre de pareilles balivernes chez un homme instruit et en bonne santé ?

Marcellus avait été traité avec beaucoup de sympathie une année auparavant ; il était malade. Mais, maintenant, sain d’esprit et de corps, il allait raconter au sénateur l’histoire extraordinaire d’un homme qui guérissait toutes les maladies et qui, mort sur la croix, était sorti du tombeau pour se faire voir par de nombreux témoins. Le sénateur ne cacherait ni sa colère ni son dégoût. « Bah ! s’écrierait-il, quelles bêtises ! »

*

* *

Les prévisions de Marcellus ne se réalisèrent que trop exactement. L’entretien prit une tournure des plus pénibles. Presque dès le début, Marcellus sentit une forte opposition. Il avait résolu de commencer sa narration par la condamnation injuste de Jésus et sa crucifixion espérant attendrir le sénateur, mais celui-ci l’avait interrompu :

– J’ai déjà entendu tout cela, mon fils, dit-il d’un ton bref. Raconte-moi ton voyage au pays où vivait cet homme.

Alors Marcellus parla de sa tournée avec Justus ; du petit Jonathan dont le pied avait été redressé ; de Miriam à qui il avait été fait don d’une voix splendide ; de Lydia, guérie au simple contact de la Tunique ; du disciple Barthélemy et de l’orage sur le lac – pendant que son père, muet, le regardait fixement sous ses sourcils froncés.

À la fin Marcellus dut parler du retour de Jésus à la vie. Avec un sérieux dramatique il répéta tout ce qu’il avait entendu raconter sur ses réapparitions, tandis que les rides autour de la bouche du sénateur se creusaient de façon menaçante.

– Cela semble incroyable, admit Marcellus, mais je suis convaincu que c’est vrai.

Un moment, il se demanda s’il devait parler du miracle qu’il avait vu de ses propres yeux : Pierre guérissant l’estropié. Non, le sénateur ne pourrait plus se contenter de lui dire qu’il avait été trompé, il ne pourrait que le traiter de menteur.

Gallio grogna d’un air méprisant :

– À cause du témoignage de quelques pêcheurs superstitieux !

– J’ai eu de la peine à le croire moi-même, convint Marcellus, et je ne cherche pas à te persuader. Je t’ai raconté ce que tu voulais savoir. Je crois que le Galiléen est toujours vivant. Je crois qu’il est un être éternel et divin, détenteur d’une puissance que jamais roi ou empereur n’a possédée, et, en plus de cela, je crois qu’il régnera finalement sur le monde !

Gallio eut un ricanement amer.

– As-tu l’intention de dire à Tibère que ce Jésus gouvernera le monde ?

– Il ne sera peut-être pas nécessaire de parler de cela à Tibère. Je lui dirai que Jésus, qui a été mis à mort, est de nouveau en vie. L’empereur pourra en tirer ses propres conclusions.

– Fais attention à ce que tu dis à ce vieux fou, dit Gallio. Il est assez déraisonnable pour te croire et ce ne seront pas des nouvelles agréables pour lui. Ignores-tu qu’il est parfaitement capable de te punir pour lui avoir rapporté une histoire pareille ?

– Il ne peut rien faire de plus que de me tuer, déclara Marcellus avec calme.

– Peut-être, fit Gallio ironique ; toutefois, même une punition aussi légère que la mort peut avoir quelques inconvénients pour un jeune homme ambitieux.

Marcellus répondit par un sourire à la plaisanterie caustique de son père.

– Pour dire la vérité, je ne crains pas la mort. Il y a une vie au delà.

– C’est une croyance ancienne, mon fils, concéda Gallio avec un geste vague. Les hommes inscrivent cela sur leurs tombes depuis trois mille ans. Le seul défaut de ce rêve, c’est qu’on n’en a pas la preuve. Personne ne nous a fait signe de là-bas. Personne n’est jamais revenu pour nous en parler.

– Sauf Jésus, déclara Marcellus.

Gallio poussa un profond soupir et secoua la tête.

– Mon fils, dit-il en lui posant les mains sur les épaules, va chez l’empereur et rapporte-lui ce que tu sais du prophète galiléen. Cite les paroles de sagesse de Jésus. Elles sont raisonnables et Tibère pourrait en tirer profit s’il le voulait. Raconte-lui, si c’est nécessaire, les tours de magie. Le vieil empereur y croira, et plus ils seront invraisemblables, plus tu lui feras plaisir. Cela, à mon avis, devrait suffire.

– Rien du retour de Jésus à la vie ? demanda Marcellus avec déférence.

– Pourquoi ? demanda Gallio. Envisage ta situation avec bon sens. Sans qu’il y ait eu de ta faute, tu as été mêlé à une aventure extraordinaire et tu es maintenant obligé d’en faire un rapport à l’empereur. Il est fou depuis une douzaine d’années, ou plus, et tout le monde à Rome le sait. Il vit entouré d’une bande de philosophes, de devins et d’astrologues. Quelques-uns sont franchement des imposteurs et les autres sont dérangés du cerveau. Si tu répètes à Tibère ce que tu viens de me dire, tu seras seulement un singe de plus dans sa ménagerie.

La pilule était amère, pourtant Marcellus sourit ; son père, sentant qu’il gagnait du terrain, poursuivit d’un ton pressant :

– Tu as un avenir brillant devant toi, mon fils, si tu le veux ; mais non si tu continues dans cette voie. Je ne sais pas si tu te rends compte de la tragédie que tu risques de causer… pour toi et pour nous tous ! Ce serait terrible pour ta mère, ta sœur et ton père de savoir que nos amis se racontent entre eux que tu as l’esprit dérangé ; que tu es un des fous savants de l’empereur. Et que dira Diana ? continua-t-il gravement. Cette charmante créature t’aime ! Tu ne tiens donc pas à elle ?

– Oh ! si, s’écria Marcellus. Et je vois bien qu’elle risque d’être déçue, mais je n’ai plus le choix, je ne retournerai pas en arrière.

Gallio recula d’un pas et un sourire se dessina sur ses lèvres.

– Attends de l’avoir revue avant de décider de renoncer à elle.

– Je me réjouis beaucoup de la voir.

– Veux-tu essayer de la voir là-bas, avant de parler à Tibère ?

– Si c’est possible, oui.

– As-tu fait tes préparatifs de voyage ?

– Démétrius s’en est occupé. Nous partons ce soir. La galère jusqu’à Ostie, puis le Cléo jusqu’à Capri.

Gallio lui frappa sur l’épaule.

– Très bien, approuva-t-il. Allons nous promener au jardin. Tu n’as pas encore été aux écuries.

– Un moment, je t’en prie.

Le visage de Marcellus était sérieux.

– Tu crois sans doute que tout est arrangé selon ton désir ; j’aurais été heureux de suivre tes conseils si j’étais libre de le faire.

– Libre ? fit Gallio étonné. Que veux-tu dire ?

– Je suis obligé de dire à l’empereur que Jésus est de nouveau vivant.

– Bon, si tu crois… consentit Gallio avec brusquerie, mais alors parles-en comme d’une rumeur locale. Tu n’as pas besoin de dire à Tibère que tu y crois ! Tu peux dire que des pêcheurs ont cru le voir. Tu n’en sais rien personnellement ; tu ne l’as pas vu !

– Mais j’ai vu un homme qui le voyait, déclara Marcellus. J’ai vu cet homme qui le regardait !

– Et cela constitue une preuve, à ton avis ?

– Dans ce cas, oui. J’ai vu un Grec lapidé à cause de sa foi chrétienne. Il était brave ; je le connaissais et il avait ma confiance. Or, quand tout le monde l’a cru mort, il s’est soulevé, il a souri et s’est écrié : « Je le vois ! » Et… je sais qu’il l’a vu !

– Mais tu n’as pas besoin de dire cela à Tibère.

– Il le faut. Ayant vu et entendu cela, je serais un lâche si je n’en rendais pas témoignage. Car moi aussi je suis un chrétien. Je ne puis agir autrement.

Gallio ne répondit rien. La tête penchée en avant, il quitta la pièce sans se retourner.

Navré d’avoir causé du chagrin à son père, Marcellus se dirigea vers la pergola où Lucia devait sûrement l’attendre. Elle le vit venir et courut à sa rencontre ; puis elle le tira joyeusement vers leur coin favori.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en lui secouant le bras. Tu t’es disputé avec le sénateur ?

– J’ai blessé ses sentiments, murmura Marcellus.

– J’espère que tu ne lui as pas parlé de cette horrible histoire à Jérusalem qui t’avait rendu malade.

– Non, mais je lui ai parlé de cet homme… et j’aimerais bien aussi t’en dire quelque chose.

– Merci, petit frère, plaisanta Lucia. Je ne veux pas en entendre un mot. Il est grand temps que tu oublies tout cela. Ne veux-tu donc plus jamais être heureux ? Hier soir, nous avons tous cru que tu étais guéri. J’en étais si heureuse que je suis restée des heures sans pouvoir dormir. Et maintenant tu es sombre et triste.

De grosses larmes brillaient dans ses yeux. Il mit son bras autour de son cou.

– Pardonne-moi, petite sœur, et allons voir les roses.

*

* *

L’empereur n’avait pas été bien depuis plusieurs semaines. Au début d’avril, le vieillard s’était rendu à la villa en construction par une pluie battante et il souffrait depuis lors d’un sérieux coup de froid. En temps ordinaire, Tibère prenait grand soin de sa santé, mais en cette occasion, comme il avait retrouvé sa jeunesse – ou en tout cas, atteint sa seconde enfance – il était resté assis à côté de Diana dans l’humidité de la maison neuve, trempé jusqu’aux os.

Que la fille de Gallus fût l’innocente mais évidente cause de cette dangereuse imprudence, ainsi que de nombreuses folies de la part de l’empereur vieillissant, c’était l’opinion unanime des courtisans.

La belle Diana commençait à devenir un problème. Pendant les premières semaines après son arrivée, plus d’une année auparavant, l’entourage de l’empereur, à l’exception de l’impératrice Julie dont la jalousie était exacerbée, s’était réjoui de l’influence vivifiante que la jeune fille avait sur Tibère. Son engouement pour Diana avait fait des miracles. Il était maintenant très rare de voir l’empereur complètement ivre. Ses crises de fureur éclataient moins souvent et avec moins de violence et, depuis quelque temps, non seulement il insistait pour être rasé tous les matins mais encore il se mettait en frais de toilette.

Tous ceux qui tenaient de près ou de loin à l’empereur s’en étaient montrés enchantés, car plus longtemps l’empereur vivrait, plus leur carrière durerait ; et plus il était heureux, moins leur tâche était ardue. Par conséquent, Diana était très populaire.

Cependant, comme le temps passait, on commença à chuchoter que l’empereur, en voulant parader devant Diana, épuisait ses dernières forces. Il était sur ses talons, du matin jusqu’au soir, quel que fût le temps, en promenade autour de l’île, montant et descendant les escaliers de la somptueuse villa, qui était loin d’être terminée bien qu’une centaine d’ouvriers qualifiés y eussent travaillé sans arrêt. Rien n’était assez beau ; à tous moments un sol de mosaïque était à refaire, une paroi à reconstruire. Le vieillard avait dit un jour que jamais cette villa ne serait achevée ; cette prédiction, lancée à la légère, risquait fort de s’accomplir.

On avait eu longtemps beaucoup de sympathie pour Diana. Quoique personne n’en eût la certitude, la jeune fille étant bien trop prudente pour se confier à qui que ce fût dans ce monde d’intrigants, on croyait en général qu’elle était revenue à Capri contre son gré. Cette supposition semblait confirmée par le fait que chaque fois que sa mère lui rendait visite, Diana pleurait abondamment à son départ. Il pouvait y avoir certains avantages à être l’objet de la sollicitude de l’empereur ; toutefois, considérée comme une occupation permanente, cette faveur laissait à désirer.

Une légende s’était peu à peu formée quant aux projets de Diana. Le chambellan, entre deux libations, avait confié au capitaine de la garde que la jolie fille de Gallus aimait le fils du sénateur Gallio, que ce sentiment était probablement sans espoir, vu que le jeune tribun était dérangé de la tête et avait été expédié hors du pays. Cette information avait rapidement fait le tour des courtisans.

Personne n’avait plus d’intérêt à connaître les intentions de Diana que la vieille Julie, qui parvenait à examiner chaque lettre envoyée ou reçue par la jeune fille. Et l’on croyait que Julie transmettait la copie de cette correspondance à Gaïus ; car chaque fois qu’elle avait eu l’occasion d’intercepter une lettre de Diana, elle envoyait au prince un messager spécial.

Durant l’hiver, Gaïus n’avait pas paru à Capri ; averti de l’indisposition de l’empereur, il était venu vers la fin d’avril et était resté une semaine, prétendant s’inquiéter de la santé du vieillard, mais en réalité s’amusant royalement aux banquets que Tibère avait commandés en son honneur.

À ces occasions l’empereur, à peine capable de soutenir sa tête fatiguée, sommeillait, se réveillait, grimaçait un sourire et s’endormait de nouveau, caricature grotesque du pouvoir impérial. À sa droite se tenait Julie, fardée et rutilante de bijoux, véritable cadavre vivant ; elle faisait des grâces à Gaïus allongé auprès d’elle. Quant au prince, dédaignant ses caresses, il se penchait en avant pour lancer des regards amoureux à Diana, placée de l’autre côté de Tibère, tandis qu’elle le considérait avec l’indifférence de quelqu’un lisant une épitaphe sur un monument antique.

Ce spectacle faisait la joie de tous les convives à l’exception de Célia, la femme de Quintus et la nièce de Séjanus, l’un des conseillers de Tibère. Très belle, mais ne possédant pas plus de cervelle qu’un oiseau, Célia ne parvenait pas à cacher son anxiété. Elle aurait été capable de tuer Diana si celle-ci avait répondu aux avances de Gaïus, mais elle était vexée aussi de la froideur que Diana opposait aux attentions du prince. Quelle opinion se faisait-elle donc de sa personne, cette petite Gallus, pour se montrer pareillement hautaine ? Elle devrait réfléchir que le vieil empereur, aujourd’hui mené en laisse, finirait bien par mourir un jour ; et alors on verrait bien !

La semaine avait été déprimante pour Célia. Depuis le départ de Quintus, délégué de l’autre côté des mers pour une mission de haute importance, elle était devenue l’objet des attentions du prince, et les avait reçues avec une grâce parfaite, fière de la préférence maladroite qu’il lui témoignait. On avait d’abord cru que Gaïus lui faisait la cour pour gagner les faveurs du vieux Séjanus, qui tenait d’une main ferme les cordons de la bourse impériale. Mais comme, avec le temps, les visites du prince à la villa de Célia étaient devenues quotidiennes, cette distraction était montée à la tête de la jeune femme et elle avait commis la faute de prendre de haut ses amis qui, endurant ses grands airs par diplomatie, préparaient avec soin leur vengeance pour le moment propice. Célia avait espéré que le prince trouverait une autre mission pour son mari, mais on venait d’annoncer que Quintus était sur le point de rentrer. Et comme si ce n’était pas suffisant, Gaïus n’avait plus d’yeux que pour Diana.

Le dernier jour de cette visite à l’empereur, Célia s’était arrangée pour avoir un entretien particulier avec le prince, sans se douter que peu de conversations à Capri pouvaient rester secrètes. Les larmes aux yeux, elle lui demanda la cause de sa subite indifférence.

– J’ai cru que tu m’aimais, larmoya-t-elle.

– Pas avec un nez rouge. Tu ferais mieux de ne pas te rendre ridicule.

– Ne pourrais-tu pas envoyer de nouveau Quintus à l’étranger ?

– Cet âne bâté ? rétorqua Gaïus. Nous lui confions une mission diplomatique et il se fait rosser dans la cour d’une hôtellerie grecque par un esclave sans arme !

– Quel mensonge ! s’écria Célia. C’est une histoire qu’on a inventée pour jeter le discrédit sur lui ! Je te croyais l’ami de Quintus.

– Bah ! Quintus n’a pas d’autre ami que son miroir. Si j’avais de l’amitié pour lui, l’aurais-je trompé avec toi ?

Célia, en proie à une crise de larmes, s’écria :

– Tu m’aimais jusqu’au moment où tu as remarqué les rondeurs de la fille Gallus. Et tout le monde peut voir qu’elle te dédaigne. Quelle impudente créature !

– Gare à toi si tu cherches à lui faire du mal ! gronda Gaïus en lui serrant brutalement le bras. Je te conseille d’oublier tout ce qui la concerne et de te contenter de ton mari quand il reviendra. Toi et Quintus êtes admirablement assortis, dit-il avec un ricanement exaspérant.

– Tu ne peux m’humilier ainsi, cria-t-elle folle de rage. Que dira Séjanus quand je lui apprendrai que tu m’as traitée comme une vulgaire putain ?

Gaïus haussa les épaules.

– Que te dira-t-il à toi ? railla-t-il.

Là-dessus, Célia avait cherché consolation en rendant visite à l’impératrice, se souvenant subitement d’un devoir de politesse que la plupart oubliaient dans la confusion du départ.

Julie fut d’une amabilité surprenante ; et Célia, furieuse et les yeux rouges, se laissa prendre aux paroles de sympathie de l’impératrice.

– Pauvre Gaïus, soupira Julie. Si impressionnable ! Si solitaire ! Et assiégé de tant de soucis ! Il faut être indulgent pour lui. Et je crois vraiment qu’il est amoureux de la fille de Gallus. Ce ne serait pas une mauvaise alliance. Gallus est un grand favori de l’armée, ici et de l’autre côté des mers. Et, comme tu l’as vu toi-même, l’empereur est si entiché de Diana que son mariage avec Gaïus assurerait l’avenir de mon fils.

– Mais Diana le déteste ; tout le monde s’en est aperçu.

– Ça, c’est parce qu’elle se croit amoureuse du fils de Gallio, ce pauvre garçon, à moitié fou.

Les lèvres minces de Julie esquissèrent un sourire bien informé, puis elle ajouta :

– Elle devra en prendre son parti. Tu pourrais peut-être, si tu veux être quitte avec la délicieuse Diana, ne pas te donner la peine de démentir la nouvelle que Marcellus a perdu la raison.

Sur ce, l’impératrice embrassa Célia et lui dit adieu.

Célia retourna à la villa Jovis où le groupe des visiteurs attendait les litières pour descendre jusqu’à la barque impériale. Elle gardait encore l’espoir que, sur le chemin de retour, Gaïus se repentirait d’avoir été si peu courtois et lui rendrait sa faveur.

– Où est le prince, demanda-t-elle avec une gaîté feinte à sa cousine Lavilla Séjanus.

– Il ne rentre pas en ville avec nous, répondit Lavilla avec un malicieux plaisir. Je crois qu’il veut avoir une entrevue tranquille avec Diana.

– Grand bien lui fasse ! Il peut l’avoir, riposta Célia.

– Diana attend le retour de Marcellus Gallio, fit Minia, la sœur cadette de Lavilla.

– Elle pourra attendre, dit ironiquement Célia. Marcellus est malade de la tête. C’est pour cela qu’on l’a envoyé à l’étranger.

– Quelle bêtise ! répliqua Lavilla. L’empereur l’a chargé d’une enquête à Athènes, ou par là-bas. Tu crois qu’il aurait choisi un malade ?

– Qui t’a dit cela, Célia ? demanda Minia.

– L’impératrice, déclara Célia avec emphase. Je ne crois pas que ce soit un secret.

– Ni moi non plus, fit Lavilla. En tout cas plus maintenant.

– Quelle importance cela a-t-il ? demanda languissamment Minia.

– J’aime beaucoup Marcellus, ainsi que Diana, dit Lavilla. C’est malheureux que l’on fasse courir un bruit pareil. D’ailleurs je n’y crois pas.

– Mais c’est l’impératrice qui me l’a dit, s’écria Célia indignée.

Lavilla leva les sourcils, pinça les lèvres et haussa les épaules.

– Je me demande dans quelle intention, dit-elle.

*

* *

Au milieu de l’après-midi, le Cléo arriva en vue de l’île, et y abordait une heure plus tard. Il faisait un temps magnifique ; Marcellus n’avais jamais vu la baie de Naples d’un si beau bleu. Démétrius resta sur le quai pour s’occuper des bagages, tandis que son maître se faisait porter au haut des interminables escaliers.

La cité magique de Tibère brillait toute blanche dans le soleil de juin. De maigres philosophes et de vieux prêtres bedonnants se reposaient dans les bosquets, tandis que, sur les allées sablées qui entouraient les bassins, d’autres sages déambulaient, la tête penchée en avant et les mains derrière le dos. Tous les conseillers de l’empereur étaient-ils donc des vieillards ? Marcellus se sentit vieillir à la perspective d’aller grossir les rangs de ces antiques personnages.

Il donna son nom à la sentinelle qui le laissa passer sans autre formalité. Le portier envoya un messager au capitaine des gardes ; celui-ci arriva aussitôt et le conduisit par le vaste péristyle dans l’atrium où régnait une agréable fraîcheur. Le chambellan entra et le salua avec déférence.

L’empereur, qui se reposait, allait être averti de l’arrivée du tribun Marcellus. Entre temps, le tribun désirait-il se rendre à l’appartement préparé pour lui ?

– On m’attend donc ? demanda Marcellus.

– Oui, certainement, répliqua Névius. L’empereur a été informé de l’arrivée du tribun Marcellus à Rome.

On le conduisit dans un logement somptueux possédant en propre un exquis péristyle d’où l’on avait vue sur un jardin luxuriant. Une demi-douzaine de Nubiens préparaient le bain. Un grand Macédonien apporta un flacon de vin, suivi d’un autre esclave chargé d’une coupe d’argent remplie de fruits de choix.

Marcellus, l’air soucieux, fit quelques pas sur le péristyle. Cette réception était tout à fait inattendue. Son rang lui donnait droit à certains égards, mais cet empressement demandait explication. C’était flatteur, mais un peu inquiétant. Le chambellan vint annoncer que le bain du tribun était prêt.

– Et quand il te plaira, ajouta Névius, la fille de Gallus te recevra au jardin, dans sa villa.

*

* *

On avait offert de le conduire, mais Marcellus préféra aller seul après s’être fait indiquer le chemin. La villa de Diana ! Et que pouvait bien faire Diana avec une villa… à Capri ?

Comme il en approchait, il ralentit involontairement le pas pour en admirer la grâce et les proportions. La maison était grande mais ne donnait pas une impression écrasante. Les colonnes du portique s’élançaient avec grâce ; les sculptures du linteau étaient fines et légères. C’était une immense maison de poupée qui faisait penser à une ingénieuse pièce montée en sucre blanc.

Un garde vint à la rencontre de Marcellus et le conduisit à travers l’atrium nu, recouvert d’un plafond bleu étoilé, puis sur le péristyle où de nombreux ouvriers le regardèrent du haut de leurs échafaudages. Au delà s’étendait un jardin en terrasses à peine ébauché. Après avoir indiqué la pergola sur le bord sud du plateau, le garde revint sur ses pas et Marcellus hâta le pas, plein d’une heureuse anticipation.

Diana était appuyée contre la balustrade de marbre et contemplait la mer. À l’ouïe de ses pas, elle se retourna lentement et l’attendit en le fixant de ses grands yeux sérieux. Marcellus interpréta aisément ce regard ; elle se demandait, avec appréhension, s’il était complètement remis de sa maladie, si cette rencontre serait sans contrainte. Ses yeux reflétaient de la crainte et elle pressa involontairement le dos de sa main contre ses lèvres.

Marcellus n’eut pas le temps de détailler le ravissant costume qu’elle portait, la gracieuse stola de soie blanche à bordure rouge foncé, les manches fendues retenues par des boutons dorés, la large ceinture moulant les hanches, le bandeau de perles rouges qui laissait une frange de boucles noires sur le front blanc ; Diana par elle-même était un enchantement. Elle était devenue femme en son absence. Dans ses souvenirs, Diana était belle. Il s’était demandé parfois, quand il était en pays étranger, s’il ne l’avait pas trop idéalisée ; mais maintenant, il la trouvait plus charmante que dans ses rêves. Le visage de Marcellus rayonna de bonheur.

Lentement elle s’avança à sa rencontre, grande et royale dans les plis harmonieux de sa robe, les lèvres entr’ouvertes dans un sourire timide qui prit confiance à chaque pas. Elle lui tendit les mains, l’examinant toujours avec une espérance ardente.

– Diana ! s’écria-t-il. Ma Diana !

Lui saisissant les mains, il sourit avec extase aux yeux levés sur lui.

– Es-tu vraiment revenu vers moi, Marcellus ? murmura-t-elle.

Il l’attira à lui et elle vint confiante dans ses bras ; puis levant la main, elle lui posa doucement la paume sur la joue. Ses longs cils s’abaissèrent lentement et Marcellus lui baisa tendrement les yeux. Sa main glissa autour du cou du jeune homme et soudain se crispa, presque violemment, lorsque leurs lèvres se touchèrent. Elle eut une aspiration brève et involontaire et le cœur du jeune homme battit follement quand elle répondit sans réserve à son baiser. Ils restèrent un long moment enlacés, en proie à une extase profonde.

– Tu es adorable ! chuchota Marcellus avec ardeur.

Poussant un soupir de contentement, Diana blottit son visage contre sa poitrine tandis qu’il la tenait serrée contre lui. Elle tremblait. Puis, se dégageant doucement de ses bras, elle le regarda avec des yeux émus et souriants.

– Viens, asseyons-nous, dit-elle. Nous avons beaucoup à nous raconter.

Le timbre de sa voix s’était modifié aussi. Il était devenu plus profond et plus grave.

Marcellus la suivit sur le banc de marbre. Diana se tourna vers lui et lui demanda :

– As-tu vu l’empereur ?

Et quand il secoua la tête d’un air absent comme si cette entrevue avec l’empereur n’avait que peu d’importance, elle dit d’un ton sérieux :

– J’aurais mieux aimé que tu n’aies pas à lui parler. Tu sais comme il a toujours été excentrique ; tu connais sa curiosité pour la magie, les miracles, les étoiles, les esprits… et toutes ces choses. Ces derniers temps il est complètement obsédé ; sa santé décline. Il ne veut plus parler d’autre chose que de problèmes métaphysiques.

– Cela ne m’étonne pas, dit Marcellus en lui prenant la main.

– Parfois… tout au long de la journée et jusque tard dans la nuit, continua-t-elle de sa nouvelle voix au timbre si grave, il torture sa pauvre vieille tête avec ces balivernes pendant que ses soi-disant sages, faisant cercle autour de son lit, débitent de longues harangues qu’il essaye d’écouter… comme si c’était pour lui un devoir.

– Il prépare peut-être son esprit à la mort ?

Diana fit un signe affirmatif d’un air mélancolique et poursuivit :

– Il t’attend avec impatience, Marcellus. Il semble croire que tu as quelque chose de nouveau à lui dire. Ah ! tous ces vieux bonshommes ! fit-elle avec un geste de colère. Ils le fatiguent et l’exaspèrent ; ils le trompent ignoblement ! Cet horrible Dodinius est le plus mauvais de tous. Il lit maintenant les oracles dans les entrailles des moutons ! N’a-t-il pas prétendu, il y a une dizaine de jours, qu’il lui avait été révélé que l’empereur vivrait éternellement. Il a eu de la peine à l’en convaincre car il y a bien des arguments à réfuter ; tu verras toutefois que Tibère est très intéressé par ce sujet. Il aimerait croire Dodinius ; et Dodinius, ce vieux serpent sans scrupule, l’assure toujours à nouveau qu’il n’y a pas de doute à avoir. N’est-ce pas terrible de tourmenter ainsi l’empereur pendant les derniers jours qui lui restent à vivre, au lieu de le laisser mourir en paix ?

Marcellus fit un signe de tête sans la regarder.

– Quelquefois, fit Diana en se penchant impulsivement en avant, cela me rend furieuse de devoir vivre entourée de ces hommes assommants qui s’engraissent de leurs fourberies. Et maintenant, comme si le pauvre empereur n’avait pas entendu assez de ces stupidités… Dodinius essaye de le persuader qu’il vivra toujours.

Marcellus ne répondit rien à cela ; il regardait la mer, les sourcils froncés. Enfin, il se secoua et mit son bras autour des épaules de Diana.

– J’ignore ce que tu as à dire à l’empereur, continua-t-elle en cédant à sa caresse, mais je sais que tu seras sincère. Il voudra savoir ce que tu penses de cette idée extravagante que Dodinius lui a mise dans la tête. Il s’agira d’avoir du tact.

– Peux-tu me donner un conseil ? demanda Marcellus.

– Tu sauras certainement ce qu’il faut dire. Tibère est un vieil homme à bout de forces ; il n’a guère l’air héroïque. Mais il fut un temps où il était brave et fort. Peut-être que, si tu l’y aides, il pourra s’en souvenir. Il n’avait pas peur de mourir quand il était vigoureux et qu’il avait un but dans la vie.

Diana traça du bout du doigt un dessin sur l’avant-bras de Marcellus et ajouta avec mélancolie :

– Pourquoi cet homme épuisé voudrait-il vivre éternellement ? On croirait qu’il devrait se réjouir de déposer son fardeau et de trouver la paix dans l’oubli.

Marcellus se pencha sur elle et lui baisa les lèvres.

– Je t’aime, mon amour ! déclara-t-il avec passion.

– Alors, emmène-moi d’ici, dit-elle à voix basse. Emmène-moi dans un endroit où il n’y a pas d’insensés… où personne ne se préoccupe de l’avenir… ni du passé… ni de rien sauf du présent !

Elle l’attira contre elle.

– Veux-tu, Marcellus ? L’empereur voudrait que nous vivions ici. C’est pour ça qu’il a fait construire cette horrible villa. Je ne puis rester ici, poursuivit Diana d’une voix qui tremblait, je ne peux pas, je deviendrais folle !

Et elle lui murmura à l’oreille :

– Essayons de nous enfuir. Nous arriverons bien à nous procurer un bateau.

– Non ; ma chérie, protesta Marcellus. Je te prendrai avec moi, mais nous ne serons pas des fugitifs. Il nous faut patienter. Nous ne voulons pas être des exilés.

– Pourquoi pas ? demanda Diana. Nous irons dans un pays très loin d’ici… nous aurons une petite maison et un petit jardin… près d’une rivière… et nous vivrons en paix.

– C’est un tableau séduisant, admit-il, mais tu t’ennuierais bien vite ; et d’ailleurs j’ai une tâche importante à accomplir… qui ne peut s’exécuter dans un jardin. Et puis, il y a aussi nos familles à considérer.

Diana se laissa aller dans les bras de Marcellus et réfléchit sérieusement.

– Je serai patiente, promit-elle, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps. Je ne suis pas en sûreté ici.

– Pas en sûreté ! s’écria Marcellus. De quoi as-tu peur ?

Avant qu’elle pût répondre, ils sursautèrent tous deux et se séparèrent en entendant approcher des pas. Se tournant vers la villa, Marcellus vit le garde qui l’avait conduit à la pergola.

– Tibère est trop faible et préoccupé pour pouvoir me protéger, dit Diana à voix basse. L’impératrice a de plus en plus son mot à dire pour ce qui est de notre vie sur cette horrible île. Gaïus vient souvent conférer avec elle…

– Ce cochon t’importunerait-il ? interrompit Marcellus.

– J’ai pu m’arranger à ne pas être seule avec lui, dit Diana, mais Julie fait son possible…

Le garde s’était arrêté à une petite distance.

– Que veux-tu, Atréus ? demanda Diana en se tournant vers lui.

– L’empereur désire recevoir le tribun Marcellus Gallio, dit respectueusement le garde.

– Très bien, fit Marcellus. Je viens à l’instant.

Le garde salua et s’éloigna d’un pas raide.

– Quand nous reverrons-nous, chérie ? demanda Marcellus en se levant à regret. Au repas du soir, sans doute ?

– C’est peu probable. L’empereur voudra t’avoir à lui seul ce soir. Fais-moi porter un mot quand tu seras libre. Si ce n’est pas trop tard, je viendrai te rejoindre dans l’atrium de la villa Jovis. Sinon, retrouvons-nous ici demain matin de bonne heure.

Diana tendit sa main et Marcellus la baisa tendrement.

– Est-ce qu’Atréus t’appartient ? demanda-t-il.

Diana secoua la tête.

– Je n’ai emmené que deux servantes avec moi, dit-elle. Atréus fait partie de la garde de la villa Jovis. Il me suit partout où je vais.

– Peut-on avoir confiance en lui ?

Diana haussa les épaules dans un signe de doute.

– En qui peut-on avoir confiance dans ce nid de conspirateurs ? Va, maintenant. Le pauvre homme doit t’attendre… et il n’est pas patient. Reviens vers moi, dès que tu seras libre.

Marcellus la prit dans ses bras et l’embrassa.

– Je ne penserai à rien d’autre qu’à toi, murmura-t-il.

*

* *

La dernière fois que Marcellus avait vu l’empereur, c’était le jour d’ouverture des floralies, onze ans auparavant. Depuis lors en effet, Tibère n’avait plus assisté à aucune fête publique.

Marcellus gardait le souvenir d’un homme austère et grisonnant, aux traits rudes et à la carrure massive, qui ne prêtait que peu d’attention aux personnages occupant la loge impériale, et encore moins au spectacle de l’arène. L’expression de détachement qui se lisait sur le visage ennuyé de cet homme ne l’avait pas surpris ; on savait que Tibère détestait les foules et l’extravagance des fêtes de cette époque. Les hommes d’un certain âge, comme le sénateur Gallio, qui se souvenaient de la prodigalité d’Auguste et qui s’étaient réjouis des économies de Tibère, dont l’administration avait amené à Rome une ère de prospérité sans précédent, remarquaient la mélancolie croissante de l’empereur avec une sympathie attristée. Par contre, la jeune génération, qui n’appréciait pas autant les solides vertus du monarque, commençait à trouver que c’était un vieil avare et un trouble-fête, et souhaitait sérieusement de le voir mourir.

Tibère ne leur avait pas entièrement donné satisfaction, mais, peu de temps après, il s’était retiré dans sa résidence de Capri où son éloignement des affaires du gouvernement équivalait à une abdication.

Il y avait fort longtemps de cela ; et Marcellus, faisant antichambre avant d’être admis dans la chambre à coucher impériale, s’attendait à se trouver devant un très vieil homme. Mais rien ne l’avait préparé à la vue de ce vieillard qui, au premier abord, semblait ne posséder plus qu’une étincelle de vie, et qui, une fois son intérêt éveillé, était capable de manifester des réserves surprenantes de vigueur mentale et physique.

L’empereur était soutenu par des coussins. Rien ne paraissait vivant dans ce lit monumental, sauf les yeux caverneux qui se posèrent sur Marcellus dès son entrée. Le visage n’était qu’une carcasse d’os recouverte de parchemin plissé. Le cou était jaune et ridé ; la main décharnée ressemblait à la serre d’un vieil aigle.

Marcellus s’inclina profondément.

– Assieds-toi, grogna Tibère d’un ton bourru. J’espère que tu as appris quelque chose sur cette fameuse Tunique. Depuis le temps que tu es absent tu as dû découvrir le Styx… et le jardin d’Éden des Juifs. Tu es peut-être revenu sur le cheval de Troie avec la Toison d’Or comme tapis de selle !

Le vieillard tourna la tête pour voir l’effet que produisait sa plaisanterie, et Marcellus risqua un sourire.

– Tu trouves ça drôle ? bougonna Tibère.

– Non pas, si l’empereur est sérieux, répondit Marcellus.

– L’empereur est toujours sérieux, jeune homme !

S’appuyant sur son coude, Tibère se rapprocha du bord de son lit.

– Ton père est venu me raconter une longue histoire au sujet d’une crucifixion à Jérusalem. À propos, comment va ta tête ?

– Tout à fait bien, répondit Marcellus.

– Hum ! C’est ce que pensent tous les fous. Plus un homme est fou, mieux il se sent. Tu crois peut-être que ton empereur est fou ?

– Les fous ne plaisantent pas, répliqua Marcellus.

Tibère avança les lèvres, faisant ressembler sa bouche à la fermeture d’une vieille bourse vide, et sembla réfléchir à cette idée réconfortante.

– Comment le sais-tu ? demanda-t-il. Tu ne les as pas tous vus… et il n’y en a pas deux pareils. Mais, pourquoi me fais-tu perdre mon temps avec ces bêtises ? fit-il soudain irrité. Commence ton histoire. Ou plutôt, attends. Il m’est revenu que ton esclave grec avait attaqué le fils de Tuscus. Est-ce vrai ?

– Oui, c’est vrai, avoua Marcellus. Il y a eu provocation, mais cela n’excuse pas mon esclave ; je regrette vivement cet incident.

– Menteur ! marmotta Tibère. Je ne pourrai plus rien croire de ce que tu diras. Raconte-moi d’abord cette histoire.

Les vieux yeux malicieux brillèrent tandis que Marcellus narrait l’extraordinaire aventure sous les arbres de l’hôtellerie des Eupolis ; quand il décrivit le visage de Quintus rendu méconnaissable par les poings furieux du Grec, l’empereur se redressa sur son coude, le visage rayonnant.

– Et tu as toujours cet esclave ? s’écria Tibère. On aurait dû le mettre à mort ! Que veux-tu en échange de lui ?

– Je préférerais ne pas le vendre ; mais je le prêterais volontiers à l’empereur… aussi longtemps que…

– Je vivrai, eh ? ricana le vieillard. Quelques semaines, eh ? Il se peut que je vive plus longtemps… peut-être que l’empereur ne mourra jamais. Cela te paraît-il stupide ?

Il avança son menton en signe de défi.

– Il est possible qu’un homme vive toujours, déclara Marcellus.

– Sottises ! grommela Tibère. Qu’en sais-tu ?

– Ce Galiléen, à Jérusalem, dit Marcellus avec calme, vivra éternellement.

– L’homme que tu as tué ? Il vivra éternellement ? Explique-moi ça.

– Le Galiléen est revenu à la vie.

– Comment cela ? Tu as raté la crucifixion. Ton père m’a dit que tu étais ivre. Es-tu resté jusqu’à la fin ?

Oui, Marcellus était resté. Un centurion avait, pour plus de sûreté, enfoncé sa lance dans le cœur de l’homme. Sa mort était indiscutable. Trois jours plus tard, il était revenu à la vie et avait été vu à plusieurs reprises par différentes personnes.

– Impossible ! glapit Tibère. Où est-il maintenant ?

Marcellus l’ignorait. Il savait seulement que Jésus était vivant, avait mangé avec des amis sur le rivage d’un lac en Galilée, était apparu dans des maisons. Tibère écoutait, les yeux fixes, le menton agité de tremblements nerveux.

– Ses pas laissent des traces sur le sable, résuma Marcellus. Il surgit de manière inopinée. Il parle, il mange et montre ses blessures qui, c’est étrange, ne se guérissent pas. Il n’a pas besoin d’ouvrir les portes pour entrer ; les gens sentent tout à coup sa présence à côté d’eux ; ils se retournent, et il est là.

Tibère regarda la porte et frappa dans ses mains sèches. Le chambellan parut immédiatement.

– De la lumière, cria le vieillard de sa voix grêle.

Il s’enfonça dans son lit et tira les couvertures sur ses épaules.

– Continue, murmura-t-il. Il n’a pas besoin d’ouvrir les portes, eh ?

– Deux hommes cheminent sur la route au déclin du jour et parlent de lui, poursuivit Marcellus impitoyable. Tout à coup, il marche à leur côté. Ils l’invitent à souper, à vingt kilomètres de Jérusalem.

– Ce n’est pas un esprit, alors, fit Tibère.

– Non, ce n’est pas un esprit ; mais cette fois, il ne mange pas. Il rompt le pain, rend grâce à son Dieu et disparaît. Il entre dans une maison à Jérusalem, quelques minutes plus tard ; il trouve ses amis en train de souper… il mange avec eux.

– Il peut se montrer n’importe où, eh ? conclut Tibère qui ajouta à part lui : Probablement pas dans une place bien gardée.

Comme Marcellus laissait passer cette observation sans émettre de commentaire, le vieillard grogna :

– Qu’en penses-tu ?

– Je crois que cela ne ferait aucune différence, hasarda Marcellus. Il va où ça lui plaît. Il ouvre les yeux aux aveugles et les oreilles aux sourds ; il guérit les lépreux, les paralytiques et aussi les déments. Je ne voulais pas croire à ces choses, jusqu’au moment où il m’a été impossible de ne pas y croire. Il peut tout !

– Alors, pourquoi s’est-il laissé mettre à mort ? demanda Tibère.

– L’empereur, versé comme il l’est dans les différentes religions, se souviendra que chez les Juifs il est coutume d’offrir du sang en sacrifice pour des crimes. On croit que le Galiléen s’est donné en expiation.

– Quels crimes avait-il commis ? demanda Tibère.

– Aucun. Il a expié les péchés du monde.

– Hum ! C’est une idée ingénieuse.

Tibère réfléchit gravement, les yeux au plafond.

– Tous les péchés ; les péchés de tout le monde ! Et maintenant que c’est fait, il revient et continue à vivre. En tout cas, s’il peut expier les péchés du monde entier il doit les connaître et savoir qui les a commis. Il serait donc renseigné sur tout, eh ? Et tu crois cela, pauvre fou ?

– Je crois, dit Marcellus en espaçant avec soin ses mots, je crois… que ce Jésus peut faire ce qu’il veut… quand et comment… et pour qui cela lui plaît.

– Y compris l’empereur de Rome ? fit Tibère d’un ton qui conseillait la prudence.

– Il est possible que Jésus veuille rendre visite à l’empereur ; si c’était le cas, ce serait dans une bonne intention. L’empereur serait peut-être grandement réconforté.

Tibère resta un long moment à réfléchir avant de désirer d’autres détails sur ces étranges apparitions et disparitions. C’était absurde de croire que quelqu’un pût se rendre visible ou invisible à volonté. Que devenait-il lorsqu’il était invisible ? Est-ce qu’il se volatilisait ?

– Les étoiles ne se volatilisent pas, dit Marcellus.

– D’après toi, ce personnage pourrait être en ce moment dans cette chambre sans que nous le voyions ?

– Mais l’empereur n’aurait rien à craindre, dit Marcellus. Jésus n’ambitionne nullement le trône de l’empereur.

– Par tous les dieux… Pour qui se prend-il, le gaillard ? gronda Tibère.

– Il dit qu’il est le Fils de Dieu, dit tranquillement Marcellus.

– Et toi, dit Tibère en le fixant, quel est ton avis ?

– Je pense qu’il est divin ; qu’il revendiquera finalement le monde entier pour son royaume, et que ce royaume-là n’aura pas de fin.

– Espèce de fou ! Crois-tu qu’il détruira l’empire romain ? hurla le vieillard.

– Il n’y aura plus d’empire romain quand Jésus régnera. Les empires se seront anéantis mutuellement. Il l’a prédit. Lorsque le monde sera arrivé à l’épuisement complet, à force de guerres, de luttes sociales, de haines et de trahisons, il établira le royaume de la bonne volonté.

– Quelle stupidité ! Le monde ne peut pas être régi par la bonne volonté.

– L’a-t-on jamais essayé ? demanda Marcellus.

– Bien sûr que non ! Tu es fou ! Et tu es vraiment trop jeune pour être pareillement fou !

L’empereur se força à rire.

– Jamais on n’a dit autant de sottises en ma présence, ajouta Tibère. Je suis entouré de vieux savants radoteurs qui passent leur temps à inventer des histoires étonnantes ; mais tu les dépasses tous. Je ne veux rien entendre de plus.

– L’empereur me permet-il de me retirer ? demanda Marcellus en se glissant sur le bord de son siège.

L’empereur étendit la main pour le retenir.

– As-tu vu la fille de Gallus ? demanda-t-il.

– Oui, seigneur.

– Te rends-tu compte qu’elle t’aime et que pendant ces deux dernières années elle n’a fait qu’attendre ton retour ?

– Oui, seigneur.

– Elle a eu un grand chagrin quand tu es revenu à Rome, l’année dernière, et que tu n’as pas osé te montrer à cause du désordre de ton esprit. Toutefois, elle gardait l’espoir que tu guérirais, et elle n’avait d’yeux pour personne. Et maintenant tu lui reviens, farci d’idées absurdes. Que pense-t-elle de tout cela ?

– Nous n’avons pas parlé du Galiléen, dit Marcellus d’un air sombre.

– Le bonheur de Diana peut t’être indifférent, mais à moi, il me tient à cœur (la voix de l’empereur se fit presque tendre). Il est grand temps, à mon avis, que tu agisses loyalement à son égard. Laisse là ces folies.

Marcellus, le regard assombri, ne répondit rien lorsque Tibère se tut en le regardant.

– Il faut faire ton choix, dit le vieil empereur d’une voix où montait la colère. Ou tu renonces à tes histoires sur ce Jésus, et tu prends la place qui te revient comme tribun romain et fils d’un honoré sénateur romain… ou tu renonces à la fille de Gallus. Je ne consentirai pas à ce qu’elle épouse un détraqué. Qu’as-tu à répondre ?

– L’empereur me permet-il de réfléchir ? demanda Marcellus d’une voix mal assurée.

– Combien de temps ?

– Jusqu’à demain à midi.

– Entendu ! Demain à midi ! Entre temps, tu ne dois pas voir Diana. Une femme amoureuse n’a plus son bon sens. Tu arriverais peut-être à la persuader de t’épouser ; elle s’en repentirait plus tard. Ce n’est pas à elle de décider ; c’est ton affaire, jeune homme !… Tu peux aller.

Stupéfait par la tournure inattendue que prenaient les événements et par ce renvoi brutal, Marcellus se leva, s’inclina et se tournait vers la porte quand le vieillard l’arrêta encore d’un geste.

– Attends. Tu as parlé de tout sauf de la Tunique ensorcelée. J’aimerais entendre ça avant que tu partes ; il se peut que je ne te revoie plus.

Retournant s’asseoir, Marcellus raconta tranquillement le récit de sa guérison due à la Tunique ; il parla aussi de Lydia. Comme l’empereur l’écoutait avec attention, il répéta les faits mystérieux qui s’étaient passés à Capernaum et dans le voisinage ; Tibère voulut connaître en détail l’histoire de l’orage sur le lac. À l’ouïe de l’appel adressé à Jésus au milieu de la tempête, Tibère s’assit dans son lit ; mais en entendant comment Jésus se tint au mât et apaisa le vent comme on apaise un cheval effrayé…

– C’est un mensonge ! s’écria-t-il en se renfonçant dans ses coussins.

Et comme Marcellus ne disait plus rien, le vieillard bougonna :

– Allons, continue… continue… c’est un mensonge, mais il est nouveau, j’en conviens. Les dieux, en général, savent provoquer la tempête ; celui-ci sait l’arrêter… Mais, à propos, qu’est devenue la Tunique ensorcelée ?

– Je l’ai toujours.

– Tu l’as ici avec toi ? J’aimerais bien la voir.

– Je vais la faire chercher.

Le chambellan reçut l’ordre d’appeler Démétrius. Quelques instants plus tard, celui-ci parut : grand et beau, l’air grave. Marcellus fut fier de lui ; mais aussi un peu inquiet, car l’empereur montra immédiatement un vif intérêt pour lui.

– C’est ce Grec-là qui assomme de ses poings nus les tribuns romains ? gronda Tibère. Non… non… laisse-le répondre lui-même, fit-il à Marcellus qui commençait à bredouiller une réponse.

– Je préfère me battre avec des armes, dit simplement Démétrius.

– Et quelle est ton arme favorite ? glapit Tibère. L’épée ? Le poignard ?

– La vérité, répondit Démétrius.

L’empereur fronça les sourcils et se tourna vers Marcellus :

– Ma parole ! ce gaillard est aussi fou que toi !

Puis, à Démétrius :

– J’avais l’intention de te prendre comme garde du corps, mais… (il se mit à rire). Ce n’est pas une mauvaise idée ! La vérité, eh ? Personne sur cette île ne sait comment on se sert de cette arme. Je te prends.

Rien ne changea dans l’expression de Démétrius. Tibère fit un signe à Marcellus, qui dit :

– Va, et apporte la Tunique du Galiléen.

Démétrius salua et sortit.

– Je me demande quel miracle elle fera pour moi, fit Tibère avec un air de bravade. Tu penses peut-être qu’il vaudrait mieux n’en pas faire l’expérience ?

Tibère feignait l’indifférence, mais il avait dû tousser pour s’éclaircir la voix.

– Je ne me permettrais pas de donner un conseil à l’empereur, dit Marcellus.

– Si tu étais à ma place… dit Tibère d’une voix troublée.

– J’hésiterais, dit Marcellus.

Démétrius revenait avec la Tunique brune pliée sur le bras. Le regard de Tibère s’aviva. Marcellus se leva, et, prenant la Tunique des mains de Démétrius, il l’offrit à l’empereur.

Tibère étendit la main, craintivement. Puis, avec un mouvement de recul, il la cacha sous les couvertures. Il avala bruyamment sa salive.

– Enlève-moi ça, murmura-t-il.

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