XVIII

Paulus n’avait pris le commandement du fort de Capernaum que depuis une semaine et déjà il savait que l’endroit ne lui plairait pas.

Pendant douze ans il n’avait eu qu’un désir : quitter enfin Minoa. Ce poste était une disgrâce et équivalait à une dégradation.

Les casernes y étaient laides et sordides, le climat abominable ; rien n’avait été prévu pour un approvisionnement suffisant d’eau. Sur le sol brûlé par le soleil ne poussaient pas un arbre, pas une fleur ; même pas une mauvaise herbe. Dans l’air flottait une épaisse poussière jaune. Il était impossible de se tenir propre ; il est vrai qu’après quelques mois, cela vous était assez égal.

Les soldats de la garnison étaient paresseux et hargneux, de vraies brutes. À part quelques courtes et sauvages expéditions contre les Bédouins, on n’avait rien à faire pour passer le temps et la discipline s’en ressentait. Aucune distraction honnête ; quand l’ennui devenait insupportable, on allait à Gaza prendre une bonne cuite, heureux si l’on échappait à quelque rixe sanglante.

Ce vieux port, connu partout pour ses bouges infects où toutes les races se rencontraient, avait ses petites imperfections, c’était certain. Mais il y avait de la vie sur les quais, et de grands bateaux jetaient l’ancre dans sa baie. On allait les voir arriver et repartir, et l’on se sentait en contact avec le monde extérieur ; parfois des officiers de marine se rendaient au fort pour une nuit de bombance, ou une connaissance de Rome venait vous rendre visite pendant le chargement de son navire.

C’était donc avec des transports de joie que Paulus avait accueilli sa nomination imprévue à Capernaum. Il n’y était jamais allé mais il avait entendu parler de son charme paisible.

Le fort se trouvait à une demi-heure de cheval de Tibériade, siège du très fastueux Hérode Antipas. Paulus ne tenait guère à fréquenter ce personnage ; il vouait un profond mépris à ces serviles courtisans de province qui étaient prêts à vendre leurs propres sœurs pour le sourire d’un Romain influent. Toutefois Hérode recevait des hôtes intéressants à sa cour, hôtes qui, tout en le méprisant, tenaient à honorer sa qualité de tétrarque de Galilée et de Pérée.

Et la situation de Capernaum était très belle, au dire de tout le monde ; la ville, entourée de collines verdoyantes, avec dans le lointain des montagnes couronnées de neige, se mirait dans les eaux d’un lac charmant. La population se montrait docile, quoique assez mélancolique, disait-on, depuis l’exécution de son Jésus ; elle n’avait cependant pas manifesté de ressentiments violents, et cette difficulté s’aplanirait avec le temps. La tactique du vieux Julien, consistant à guetter des conversations révolutionnaires, à promulguer de sévères édits et à punir du fouet ou de l’emprisonnement les moindres vétilles, n’avait réussi qu’à unir ces âmes simples dans un sentiment de mutuelle sympathie.

Maintenant que Paulus était dans la place, il trouvait que le calme qu’on y respirait dépassait un peu la mesure. Était-il vraiment possible que les dieux eussent institué des nuits aussi paisibles ? Les premiers jours, il n’avait pas pleinement ressenti ce silence oppressant, tout excité qu’il était à s’installer dans des locaux confortables. Il avait inspecté avec un plaisir évident le bateau de plaisance que Hérode mettait à la disposition du commandant, et les bains l’avaient enchanté.

Le fort bourdonnait d’activité. Un nombreux contingent avait accompagné le nouveau chef. Après les cérémonies d’usage, un plantureux dîner avait été servi pour lequel Hérode, représenté par un député, avait fourni une ample provision de vins généreux. La nuit avait été tumultueuse ; la maison d’arrêt était pleine à craquer.

Le jour suivant, le contingent de Minoa était reparti, à l’exception de Sextus qu’à la dernière minute Paulus, pressentant vaguement la solitude, avait retenu pour quelques jours. Lorsque le dernier soldat avait disparu, un étrange silence s’était abattu sur le fort. Ce soir-là, après que Sextus était allé se coucher, Paulus, assis près d’une fenêtre, avait contemplé le clair de lune sur le lac ; pas un bruit ne troublait le calme de la nuit.

Que faisait-on pour se distraire à Capernaum ? La petite ville dormait profondément. À Tibériade il n’y avait pas un chat, la famille d’Hérode étant absente. Si c’était là un échantillon de la vie à Capernaum, on était mieux à Minoa !

Les jours se traînaient péniblement. Paulus, se promenant dans la cour, s’était arrêté une fois devant le cadran solaire où se lisait l’avertissement laconique « Tempus fugit » et, se tournant vers Sextus, il avait dit amèrement : « On voit bien que ce vieux Virgile n’est jamais venu à Capernaum. »

*

* *

C’était la fin de la journée et le soleil se couchait. Paulus et Sextus jetaient les dés sur la longue table polie. Sextus bâillait et se frottait les yeux.

C’est à ce moment qu’entra Namius suivi de trois esclaves échevelés. Paulus eut l’impression d’avoir déjà vu ce Grec à haute taille, mais il fallut que Sextus vînt au secours de sa mémoire. Ah ! Démétrius ! Le gaillard lui avait toujours plu malgré son air de supériorité. Démétrius était fier, mais on ne pouvait s’empêcher de le respecter. Paulus se rappela soudain avoir vu, lors de son dernier passage à Jérusalem, un avis affiché au palais offrant une récompense pour la capture d’un esclave grec appartenant au tribun Marcellus Gallio. Le bulletin disait que le Grec avait assailli un citoyen romain à Athènes et que l’on pensait qu’il se cachait à Jérusalem. On l’avait donc trouvé. Quelqu’un avait mis la main sur lui. Mais non, un bref interrogatoire révéla que Démétrius avait été arrêté comme suspect. Il vagabondait, vêtu d’habits misérables, avec une coquette somme d’argent dans la poche et, en prison, il s’était battu avec les esclaves syriens qui lui refusaient de l’eau. Tant mieux.

Paulus désirait avoir des nouvelles de Marcellus, qu’on disait être devenu fou ou à peu près, et fut enchanté d’apprendre que son ami se trouvait dans le voisinage. Avant de relâcher Démétrius, il voulut se renseigner sur la nature de l’accusation portée contre l’esclave grec. Si c’était exact qu’il eût frappé un Romain et se fût enfui, il ne pouvait pas le libérer sans autre formalité. Aussi fit-il sortir les personnes présentes, y compris Sextus.

– Démétrius, dit Paulus les sourcils froncés, qu’as-tu à répondre à ce rapport qui t’accuse d’être un fugitif et d’avoir frappé un citoyen romain à Athènes ? C’est grave, tu sais !

– Je dois avouer que c’est vrai, répondit Démétrius sans hésiter. J’ai estimé nécessaire d’infliger une sévère correction au tribun Quintus.

– Quintus ! s’écria le commandant. Tu dis que tu as frappé Quintus ?

Il se pencha sur la table, l’air rayonnant.

– Raconte-moi ça.

– Voilà, commandant : le tribun est venu à l’hôtellerie des Eupolis avec un message pour mon maître. En attendant la réponse, il a fait de grossières avances à la fille de l’aubergiste. La famille est respectable et la jeune fille n’avait pas l’habitude d’être traitée comme une vulgaire putain. Son père était présent, mais il craignait d’intervenir.

– Ainsi, tu es venu au secours de la jouvencelle ?

– Oui, commandant.

– Ignores-tu que c’est la peine de mort si tu touches seulement un tribun romain ? demanda Paulus sévèrement.

Comme Démétrius baissait la tête, les traits de Paulus se détendirent et il questionna d’un ton confidentiel :

– Que lui as-tu fait ?

– Je l’ai frappé à la figure avec mon poing, confessa Démétrius. Et… une fois que je l’ai eu frappé… sachant que mon geste était un crime punissable de mort et que je n’avais plus rien à perdre…

– Tu l’as frappé une fois de plus, je devine, fit Paulus vivement intéressé. S’est-il défendu ?

– Non. Le tribun ne s’attendait pas au premier coup et n’était pas préparé au suivant.

– En pleine figure ? demanda Paulus, les yeux brillants.

– À plusieurs reprises, avoua Démétrius.

– Tu l’as mis knock out ?

– Oh ! oui ; je l’ai retenu par la jugulaire de son casque et je m’en suis donné. J’étais très fâché.

– Oui, je puis me l’imaginer.

Paulus porta la main à sa bouche pour étouffer un rire intempestif. Il ajouta :

– Et là-dessus tu t’es enfui ?

– Sans tarder. Un navire appareillait ; je connaissais le capitaine. Le tribun Quintus était à bord et voulait me faire appréhender, mais le capitaine m’a fait aborder de nuit à Gaza avec une petite embarcation. De là, je me suis rendu à pied à Jérusalem.

– Pourquoi Jérusalem ?

– Mon maître avait l’intention de s’y rendre sous peu.

– Et qu’as-tu fait là ?

Démétrius lui parla de la boutique du tisserand. L’intérêt de Paulus fut de nouveau mis en éveil.

– J’ai ouï dire que les chefs des partisans de Jésus se réunissent dans l’atelier d’un tisserand. Comment s’appelle ton tisserand ?

– Benyosef, commandant.

– C’est bien ça ! Et comment es-tu venu dans la compagnie de ces gens ? Tu n’es pourtant pas un de ces… voyons, comment s’appellent-ils… un de ces chrétiens ?

– Oui, confessa Démétrius après un moment d’hésitation. Je ne suis pas un très bon chrétien, mais je crois ce qu’ils croient.

– C’est impossible, se récria Paulus. Tu as une tête solide ! Ne va pas me dire que tu crois à ces sottises… que Jésus est revenu à la vie et qu’on l’a vu en différentes occasions !

– Je suis convaincu que c’est vrai, dit Démétrius.

– Mais… voyons ! dit Paulus en se levant. Tu y étais, ce certain jour, et tu l’as vu mourir !

– Oui. Je suis sûr qu’il est mort ; et je suis sûr qu’il vit.

– Tu l’as donc vu ? demanda Paulus d’une voix incertaine.

Démétrius secoua la tête et le commandant eut un sourire narquois.

– Je n’aurais jamais cru, dit-il, que tu te laisserais prendre à une histoire pareille. Les hommes, une fois morts, ne reviennent plus. Il faut être fou pour croire cela !

Paulus se rassit et s’appuya contre le dossier de sa chaise.

– Tu n’es pas fou, continua-t-il ; qu’est-ce qui t’a amené à croire cela ?

– L’histoire m’a été contée par un homme qui l’a vu ; un homme sain d’esprit ; un homme qui ne ment pas.

Démétrius se tut, quoiqu’il fût évident qu’il avait encore quelque chose à dire.

– Bon ! continue, fit le commandant.

– Cela ne m’a pas beaucoup étonné, poursuivit Démétrius. Cet homme ne ressemblait à personne ; tu t’en es certainement aperçu, commandant. Il avait quelque chose que personne ne possède. Cet homme n’était pas un homme ordinaire.

– Que veux-tu dire par là… pas ordinaire ? Veux-tu insinuer qu’il était plus qu’un homme ? Tu ne crois pourtant pas que c’était un dieu !

– Oui, dit Démétrius avec assurance. Je crois qu’il était… qu’il est… un dieu !

– C’est idiot !

Paulus se leva impétueusement et marcha de long en large derrière la table.

– J’ai l’intention de te remettre en liberté… pour l’amour de ton maître ; mais… (il s’arrêta pour le menacer du doigt) tu quitteras immédiatement la Galilée, et plus un mot sur ce Jésus. Et si tu t’avises de dire à qui que ce soit que tu m’as raconté ton pugilat avec Quintus… et que je l’apprenne… tu auras de mes nouvelles ! Tu as compris ?

Il frappa dans les mains et un garde parut.

– Que l’on s’occupe de ce Grec, cria-t-il. Qu’un médecin panse ses blessures et qu’on lui donne un bon souper et un lit. Il est libre.

Démétrius, avec une grimace de douleur, salua du bras, et fit demi-tour pour sortir.

– Encore une chose, dit Paulus au garde. Quand tu auras fini avec le Grec, reviens ici. Je veux que tu portes un message à l’hôtellerie de Shalum. Dépêche-toi.

*

* *

Marcellus fut heureux de voir que la promotion de Paulus n’avait pas altéré sa façon d’être. Ils retrouvèrent facilement leur camaraderie d’autrefois.

Une petite table avait été servie dans l’appartement confortablement meublé du commandant : un plateau en argent avec des gâteaux, une coupe de fruits et un flacon de vin. Paulus, rasé de frais, drapé dans une magnifique toge blanche, avec un bandeau de soie rouge qui accentuait la blancheur de ses cheveux coupés court, avait grande mine. Il alla au-devant de son hôte.

– Sois le bienvenu, Marcellus ! s’exclama-t-il.

– Quel plaisir de te retrouver, Paulus ! Tous mes compliments pour ton nouveau commandement ! C’est très généreux de ta part de m’avoir fait chercher.

Un bras autour des épaules de Marcellus, Paulus guida son ami près d’une chaise vers la table et alla s’asseoir en face.

– Viens, assieds-toi. Buvons à notre heureuse réunion. Et maintenant, dis-moi ce qui t’amène dans ma paisible petite Galilée.

Marcellus sourit, leva le gobelet au niveau de ses yeux, et s’inclina vers son hôte.

– Il faudrait une heure pour t’expliquer ma mission, Paulus, répondit-il en dégustant son vin. Une longue histoire, quelque peu fantastique, aussi. Bref, l’empereur m’a donné l’ordre de me renseigner sur le Galiléen que nous avons mis à mort.

– Ce doit être pénible pour toi, dit Paulus en fronçant les sourcils. Je me fais, encore à l’heure qu’il est, des reproches de t’avoir placé dans cette vilaine posture, au banquet du procurateur. Je ne t’ai pas revu, sinon je t’aurais fait mes excuses. Je regrette vivement ce qui s’est passé. J’étais ivre.

– Nous l’étions tous, dit Marcellus. Je ne t’en ai pas voulu.

– Mais ce n’était pas l’ivresse qui te faisait chanceler à ta sortie du banquet. Lorsque tu as enfilé la Tunique de l’homme crucifié, cela t’a fait quelque chose. Même moi, ivre comme je l’étais, je m’en suis aperçu. Par tous les dieux ! j’ai cru que tu avais vu un revenant !

Levant son gobelet, Paulus but à longs coups ; puis, secouant son humeur chagrine, il dit d’un ton rasséréné :

– Mais pourquoi faire revivre ces pénibles souvenirs ? Tu as été malade, paraît-il ; j’en ai eu de la peine. Je vois que tu es parfaitement remis ; tu respires la santé, Marcellus. Buvons, mon ami ! Goûte-moi ce vin !

– Il est d’un cru indigène ?

Paulus eut un petit rire ; puis, subitement, se raidissant, mima une attitude fière et hautaine.

– Mon éminent collègue, déclama-t-il avec une moquerie étudiée, l’ineffable Hérode Antipas, tétrarque de Galilée et de Pérée, spoliateur des pauvres et servile adorateur de tout Romain titré, m’a envoyé ce vin. Et quoique Hérode ne soit qu’un rustre, ce vin est noble.

Sortant avec aisance de ce rôle auguste, Paulus ajouta d’un ton naturel :

– Je n’ai pas encore bu de vin du pays. À propos, on raconte dans la campagne que ce Jésus a fourni une fois pour un mariage du vin d’un cru très spécial qu’il avait fait en disant des incantations au-dessus d’un pot d’eau. Il y a encore bien d’autres racontars. Tu en as peut-être entendu parler ?

Marcellus fit un signe de tête mais ne partagea pas l’amusement cynique du commandant.

– Oui, dit-il gravement, j’en ai entendu parler. Mais je ne comprends pas très bien.

– Tu ne comprends pas très bien ! répéta Paulus. Ne va pas me dire que tu as essayé de comprendre ! N’avons-nous pas aussi à Rome quantité de ces légendes auxquelles personne de bon sens n’a l’idée d’attacher quelque importance ?

– Oui… je sais, Paulus, convint Marcellus avec calme, et je suis de ceux qui se piquent d’y croire le moins ; mais…

Durant cette pause significative, Paulus se leva et remplit à nouveau les gobelets. Il offrit les gâteaux, que Marcellus refusa, et se rassit avec un petit geste d’impatience.

– J’espère que tu ne vas pas me dire que ces histoires de Galilée sont possibles, Marcellus, fit-il d’un ton froid.

– Ce Jésus était un homme étrange, Paulus.

– D’accord ! Il n’était certes pas un homme ordinaire ! Il a montré un courage magnifique, et une sorte de majesté… très particulière. Toutefois, j’espère bien que tu ne crois pas qu’il ait pu changer de l’eau en vin !

– Je ne sais qu’en penser, Paulus, répondit Marcellus lentement. J’ai vu un garçon qui est né avec un pied bot ; il court maintenant comme les autres enfants.

– Comment sais-tu qu’il est né infirme ? demanda Paulus.

– Tout le village le savait. Pourquoi aurait-on inventé cette histoire pour moi ? On se méfiait plutôt de moi ; le grand-père du garçon, qui était mon guide, n’aimait pas à en parler.

– Tu peux être certain qu’il y a une explication très simple pour tout ça, dit sèchement Paulus. Ces gens sont plus superstitieux que nos esclaves thraces. Pense donc… ils croient que cet homme est revenu à la vie !… et qu’on l’a vu !

Marcellus hocha la tête pensivement.

– On vient de me raconter ça, il n’y a pas plus d’une heure, Paulus. C’est stupéfiant !

– C’est absurde ! s’écria Paulus. Ces pauvres gens auraient dû se contenter d’histoires comme celles de l’eau changée en vin ou de guérison miraculeuse.

Paulus but de nouveau avec bruit. Son visage rude exprimait la contrariété tandis qu’il observait Marcellus qui jouait avec son gobelet en détournant les yeux.

– Tu sais bien que le Galiléen est mort ! s’écria-t-il irrité. Personne ne peut nous faire croire, ni à toi ni à moi, qu’il soit revenu à la vie ! J’ai enfoncé mon épée dans son flanc jusque-là !

Ce disant, il releva la manche de sa toge et posa son index au milieu de son avant-bras.

Marcellus leva les yeux, fit un signe affirmatif, et baissa de nouveau le regard sans faire de commentaire. Paulus, brusquement, se pencha au-dessus de la table et laissa retomber son poing avec fracas.

– Par tous les dieux, Marcellus, cria-t-il, tu y crois !

Longtemps, un silence pénible régna. Enfin Marcellus releva lentement la tête, sans être impressionné par la sortie du commandant.

– Je ne sais pas ce qu’il faut croire, Paulus, dit-il avec calme. Évidemment, ma réaction naturelle est la même que la tienne ; mais il y a là, mon ami, un grand mystère. Si cette histoire n’est qu’un mensonge concerté, les hommes qui le colportent au risque de leur vie sont insensés ; cependant, ils ne parlent pas comme des insensés. Il n’ont rien à gagner… et tout à perdre… en témoignant qu’ils l’ont vu.

– Oh ! j’en conviens, déclara Paulus, magnanime. Il n’est pas rare pour des fanatiques de faire fi de la vie ; mais, voyons Marcellus !… il est impossible qu’un homme mort sorte de sa tombe ! Un homme qui vaincrait la mort, pourrait…

– Parfaitement ! interrompit Marcellus. Il pourrait faire n’importe quoi ! Il pourrait défier les forces terrestres ! S’il le voulait, il pourrait régner sur le monde !

Paulus but avidement, répandant du vin sur la table.

– Cela me rappelle… dit-il d’une voix étouffée, au procès, Pilate lui a demandé… ce que j’avais trouvé absurde… s’il était roi. Il a répondu qu’il l’était, ce qui a un peu ébranlé Pilate. En effet, sur le moment, tout le monde a été surpris… surpris d’une telle audace. J’en ai parlé à Vinitius, le soir au banquet, et il m’a dit que le Galiléen avait expliqué que son royaume n’était pas de ce monde ; mais cela ne veut rien dire. Qu’en penses-tu ?

– Ma foi, si je le disais, moi, cela ne signifierait certainement rien, répondit Marcellus. Mais si, après être sorti de cette vie, un homme est capable de revenir de… de où que ce soit qu’il soit allé… il n’est pas impossible qu’il possède un royaume ailleurs.

– Tu dis des absurdités, Marcellus, fit Paulus que l’ivresse gagnait. Cependant – tu es mon invité et il faut que je sois poli – si vraiment… un homme mort… avec un royaume on ne sait où… revient sur la terre… je sais bien que ce n’est pas vrai, mais enfin si c’était ainsi… je préfère que ce soit ce Jésus plutôt que Quintus, ou Julien, ou Pilate… ou cet avorton de Gaïus.

Cette idée le fit rire aux éclats. Il poursuivit :

– Ou ce vieux Tibère ! Certes, quand notre vieux fou de Tibère mourra, je parie que ce sera pour de bon ! À propos… as-tu l’intention de lui raconter cette histoire ? Il y croira, tu sais ! ça lui figera le sang dans les veines !

Marcellus eut un sourire indulgent et reconnut que le commandant, quoique ivre, avait dit quelque chose qui méritait d’être médité.

– C’est une idée, Paulus, dit-il. Si nous devions avoir un souverain qui ait la possibilité de survivre aux autres, ce serait évidemment très important pour le monde que ce soit un homme enclin au bien et non au mal.

Le commandant devint sérieux, et Marcellus, remarquant son attention, improvisa sur cette nouvelle théorie :

– Réfléchis un instant à ces histoires de Jésus, Paulus. Il a la réputation d’avoir fait voir des aveugles ; je n’ai pas entendu dire qu’il ait rendu n’importe quel homme aveugle. On dit qu’il a changé de l’eau en vin ; non pas du vin en eau. Il a fait qu’un enfant estropié puisse marcher ; il n’a jamais estropié un enfant.

– Excellent ! applaudit Paulus. Les rois ont été des destructeurs, des spoliateurs. Ils ont rendu les hommes aveugles, les ont estropiés, les ont anéantis.

Il se tut, puis continua, murmurant par devers lui :

– Le monde serait bien surpris s’il avait pour une fois un gouvernement qui vienne au secours des aveugles et des infirmes. Par tous les dieux ! je donnerais beaucoup pour que cette absurde histoire de Galiléen fût vraie !

– Tu le penses réellement, Paulus, ou bien n’est-ce qu’une plaisanterie ? demanda Marcellus, sérieux.

– Ma foi… tergiversa le commandant, je l’envisage avec le sérieux que mérite une théorie qui n’a rien pour se tenir debout. Mais, attention, Marcellus, continua-t-il le front soucieux, ne t’occupes-tu pas de ce Jésus plus qu’il n’est bon pour toi ?

Marcellus ne répondit que par une moue significative des lèvres. Paulus haussa les épaules et se versa du vin. Ses manières indiquaient qu’il abandonnait ce côté de la question.

– Que dit-on encore de lui, là-haut, dans le pays ? demanda-t-il négligemment. Tu parais au courant.

– On raconte à Cana, répondit Marcellus d’un air indifférent, qu’une jeune fille a tout à coup pu chanter. Les gens croient que c’est Jésus qui en est responsable.

– Il lui aurait enseigné à chanter ?

– Non. Un jour, subitement, elle a su chanter. Les villageois croient que c’est à cause de Jésus. Je l’ai entendue chanter, Paulus. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

– Ah ! vraiment ! dit Paulus très intéressé. Il faut que j’en parle au tétrarque. J’ai la charge, tu sais, de plaire au vieux bandit. Il l’invitera peut-être comme attraction pour un de ses banquets.

– Non, Paulus, je t’en prie ! protesta Marcellus. Cette jeune fille est bien élevée ; en outre, elle est infirme ; elle ne peut se tenir debout. Elle ne quitte jamais son village.

– Il lui a donné une voix pour chanter et l’a laissée infirme ; eh ! (Paulus eut un petit rire). Comment expliques-tu cela ?

– Je ne l’explique pas ; je ne fais que répéter. J’espère sincèrement que tu ne parleras pas d’elle à Hérode. Elle ne se sentirait pas à sa place au palais, si ce que j’ai entendu du tétrarque est exact.

– Si c’est quelque chose de révoltant, fit Paulus avec amertume, c’est exact. Mais, puisque tu t’intéresses tant à ces chrétiens, ce serait peut-être à leur avantage qu’une de leurs filles vienne chanter pour ce vieux renard.

– Non ! coupa vivement Marcellus. Elle et les siens sont de mes amis. Je te prie de ne pas l’avilir par une invitation à se rendre devant Hérode Antipas ou n’importe qui de sa cour !

Paulus convint que c’étaient des scélérats, y compris Salomé l’incorrigible fille de Hérode. Une dangereuse créature, déclara-t-il, qui avait deux assassinats sur la conscience et dont l’impudeur était notoire. Il eut un rire désagréable et ajouta qu’elle avait de qui tenir, vu que son père – si c’était son père – ne respectait même pas le Sanhédrin et que sa mère n’était qu’une chienne bâtarde. Il ricana avec dédain et but une grande gorgée de vin. Marcellus fronça le sourcil mais ne dit rien. Il s’aperçut tout à coup que Paulus l’examinait d’un air de reproche affectueux.

– Je ne sais pas si tu te rends compte, Marcellus, disait Paulus, que ton intérêt pour ces chrétiens pourrait te nuire à l’occasion. Puis-je t’en parler sans que tu en prennes ombrage ?

– Mais, je t’en prie, répondit gracieusement Marcellus.

– J’ai peur de paraître impertinent. Nous avons le même grade. Ce n’est pas à moi de te donner un conseil, encore bien moins un avertissement.

– Un avertissement ? fit Marcellus en levant les sourcils. Je ne comprends pas.

– Permets que je t’explique. Je suppose que tu es au courant de ce qui s’est passé en Palestine cette dernière année. Durant quelques semaines, après l’exécution du Galiléen, tout a paru calme. Les chefs de son parti étaient dispersés, rentrés pour la plupart dans leurs foyers. Les hommes influents de Jérusalem étaient satisfaits. Il courait bien, çà et là, des rumeurs que Jésus aurait été vu en divers endroits après sa mort, mais personne ne prenait cette histoire au sérieux. L’affaire semblait devoir en rester là.

– Mais elle a ressuscité, fit Marcellus comme Paulus se taisait pour se verser à boire.

– Ressuscité n’est pas le mot ; elle n’était pas morte car des réunions secrètes se tenaient dans les villes. Les autorités…

– Mais… que trouve-t-on à redire à l’enseignement de Jésus ? interrompit Marcellus. Il recommandait la bienveillance, l’honnêteté et la bonne volonté. Les hommes influents de Palestine ne souhaitent-ils pas que les gens se comportent décemment les uns envers les autres ?

– Il ne s’agit pas de cela, Marcellus, et tu le sais bien, riposta Paulus avec impatience. Je dois t’avertir que moins tu verras ces chrétiens, mieux ce sera pour…

Il se reprit, et finit d’un ton à peine perceptible :

– … pour nous tous.

– Pour moi en particulier, veux-tu dire, fit Marcellus.

– Comme tu voudras ! Ce n’est pas pour mon plaisir que je te dis tout ça. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive du mal, ce qui serait facile, tu sais. Va-t’en avant qu’il soit trop tard, et emmène ton esclave.

– Je ne sais pas où il se trouve, avoua Marcellus.

– Eh bien ! je le sais, fit en souriant Paulus. Il est au lit quelque part dans le fort.

– Prisonnier ?

– Non, quand même il devrait l’être.

Le commandant, en riant, raconta les événements de la journée.

– Démétrius est libre, mais j’espère qu’il ne s’attardera pas dans le pays, en tout cas pas dans la partie qui est sous ma juridiction. Ni toi non plus, Marcellus. Envisage ta situation : ton esclave est sous mandat pour avoir attaqué un tribun ; en outre il est connu pour avoir été associé au parti des chrétiens à Jérusalem. On peut supposer que tu es au courant. En résumé : tu protèges un criminel et un chrétien ; toi-même, tu es un ami des chrétiens, ce qui n’est pas une recommandation. Quels sont tes projets ?

– J’avais l’intention de rester encore quelques semaines en Palestine avant de rentrer à Rome, dit Marcellus. Je n’ai pas de projets bien arrêtés.

– Tu ferais mieux d’en avoir ! conseilla Paulus l’air sévère. Fais tes bagages, rends-toi à Joppé et prends le premier bateau pour Rome.

Paulus se leva en chancelant.

– Allons nous coucher, dit-il avec plus de cordialité. Tu verras ton esclave demain. Nous nous retrouverons à déjeuner, et alors…, fit-il avec un sourire significatif, si tu insistes pour partir tout de suite, je ferai un bout de route avec toi. Mieux encore : je commanderai à un petit détachement de légionnaires de t’escorter par des chemins peu fréquentés jusqu’à Joppé.

– Je ne vais pas à Joppé, Paulus, déclara Marcellus très ferme. Je ne quitterai pas la Palestine avant d’avoir tiré au clair cette histoire de Galiléen ressuscité.

– Et comment t’y prendras-tu ? En interrogeant quelques naïfs pêcheurs ?

– Je trouverai à parler à leurs chefs.

– La plupart sont à Jérusalem en ce moment.

– Alors j’irai à Jérusalem !

Un moment Paulus se mordit les lèvres. Un sourire railleur plissa sa bouche.

– Si tu pars demain pour Jérusalem, prédit-il d’un air sinistre, tu t’attireras des ennuis.

Il appela le garde en frappant dans les mains.

– Conduis le tribun à sa chambre, ordonna-t-il.

Puis, avec l’enjouement qui lui était habituel, il sourit et ajouta :

– J’espère que le sommeil te sera doux. À demain.

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