XVI

Ils étaient en route pour Capernaum. Toute la journée, leur étroit chemin n’avait fait que gagner en altitude, malgré quelques descentes dans des vallées peu profondes, les conduisant vers un plateau élevé où le gris des oliviers rejoignait un ciel d’azur rehaussé de gros nuages blancs immobiles.

Le voyage avait été fatigant et, tandis que les ombres s’allongeaient vers l’est, les deux hommes gravissaient en silence le sentier rocailleux, laissant loin derrière eux les bêtes de somme. Ils approchaient du sommet maintenant. Justus avait promis qu’ils camperaient à l’abri du grand rocher qu’ils avaient aperçu deux heures auparavant. On y trouverait une source d’eau fraîche et du fourrage en abondance. Oui, il connaissait bien ce coin ; il y avait campé maintes fois. La vue était superbe. Jésus aimait à s’y arrêter.

Durant cette tournée en Galilée, Marcellus avait très peu fait attention aux caractères physiques de cette province. Jusque-là, le paysage avait été quelconque et il avait été tout occupé par l’étrange affaire qui l’amenait dans ces lieux. Une seule chose l’intéressait dans ce pays aux champs semés de rochers, aux maigres vignobles, aux villages endormis dans la poussière autour de puits antiques. Il ne pensait qu’à l’homme mystérieux qui avait, peu de temps auparavant, cheminé sur ces sentiers sinueux, et qui attirait à lui des milliers d’êtres humains.

Il était difficile, ce jour-là, de se représenter une pareille multitude sur cette route déserte et ensoleillée. La plupart des gens devaient être venus de très loin, car les habitations étaient rares dans cette contrée.

Cette femme fatiguée, à la peau flétrie par les intempéries, penchée sur sa pioche, était-elle aussi accourue, abandonnant la soupe sur le feu, pour se joindre à la foule qui suivait Jésus ? Cet homme barbu, son mari sans doute, coupant nonchalamment l’herbe avec la faucille de son arrière-grand-père, avait-il couru tout essoufflé et essayé de se faufiler parmi les voyageurs pour entrevoir le visage de Jésus ?

C’était presque incroyable que cette province silencieuse et engourdie ait pu être tirée de sa léthargie séculaire et bouleversée à ce point. Même Justus, au souvenir de ces événements, ne pouvait que branler sa tête ébouriffée et marmotter que toute cette affaire le dépassait. On ne sait que penser des miracles, avait-il dit d’un air songeur ; les gens étaient si excités et avaient raconté tant de choses extraordinaires.

Mais ces masses de gens qui suivaient Jésus jour après jour, indifférents à la faim et au manque de confort, la Galilée entière savait que c’était vrai, parce que toute la Galilée avait participé à ce mouvement. On pouvait douter de la véracité de certains miracles, mais pas de ce fait-là ! Cette petite Galilée, dont les mœurs bucoliques et le rude dialecte étaient un sujet de plaisanterie en Judée, s’était subitement réveillée ! Toute la population prenait la route, à pied, à âne, en char ou à béquilles. De pauvres invalides, qu’on ne pouvait laisser seuls, étaient étendus sur des civières et emportés dans le courant. On avait tout laissé pour approcher l’homme qui vous regardait dans les yeux et vous guérissait, vous remuait le cœur et vous faisait souhaiter, l’émotion vous serrant à la gorge, de posséder sa force sereine et sa pureté.

Maintenant, cette grande lumière s’était éteinte ; les foules s’étaient dispersées. La Galilée était retombée dans son engourdissement. Quel pays solitaire ! Peut-être les Galiléens eux-mêmes s’apercevaient-ils maintenant de leur isolement, après cette agitation inaccoutumée.

Marcellus aurait aimé savoir ce qui restait de l’influence de Jésus. Évidemment, ceux qui le connaissaient de près et avaient été ses intimes, se souviendraient de lui jusqu’à la mort ; Miriam, par exemple. Y en avait-il beaucoup d’autres comme elle ? Justus lui avait dit que certains de ces Galiléens avaient été complètement transformés, presque comme s’ils étaient nés à nouveau. Des hommes incultes avaient appris un métier. Des mendiants s’étaient mis à travailler. Quelques publicains étaient devenus de respectables citoyens. Des femmes connues pour être des mégères avaient changé de caractère. Qui sait s’ils avaient pu tenir leurs bonnes résolutions ? Il questionnerait Justus à ce sujet.

Ils arrivaient maintenant au sommet du plateau et à chaque pas la vue gagnait en étendue. Loin vers le nord s’apercevait une chaîne de montagnes aux cimes neigeuses. Quelques coudées de plus, et au bas scintillaient les dômes d’une ville moderne. Ce ne pouvait être que Tibériade. Marcellus allongea le pas pour rester à côté de Justus qui se dirigeait vivement vers le bord, tournant la tête de droite et de gauche et regardant avidement dans toutes les directions comme s’il s’attendait à trouver un ami dans ces parages.

Soudain le panorama entier s’étendit devant eux, et Marcellus vit pour la première fois le grand lac bleu dont Justus lui avait tant parlé. C’était autour de cette petite mer que Jésus avait passé la plus grande partie de ses jours. Justus se laissa tomber sur le sol et, croisant les bras, contempla silencieusement la scène. Marcellus, un peu à l’écart, s’appuya sur ses coudes. Dans le lointain, une voile allait de biais. Tout le long de la rive, des villages aux toits plats descendaient jusqu’au bord de l’eau.

Après une longue pause, Marcellus fit un mouvement.

– Ainsi, c’est ça, la mer de Galilée ! dit-il comme se parlant à lui-même.

Justus fit un signe lent de la tête. Ensuite il montra du doigt un groupe de maisons à peine discernable dans le lointain.

– Capernaum, dit-il. À douze kilomètres.

– Ce lac te rappelle de très doux souvenirs, Justus, fit Marcellus. Dis-moi, continua-t-il, la conduite des gens en général s’est-elle modifiée depuis la venue de Jésus ?

– C’est difficile à dire, répondit Justus. Ils n’en parlent pas beaucoup. Ils ont peur. Le fort romain est tout près. On pourrait s’attirer des ennuis en posant des questions. Je ne sais que ce qui est arrivé à mes amis. J’ai l’intention de rendre visite à quelques-uns d’entre eux pendant que nous sommes là.

– Pourrai-je les voir ? demanda Marcellus.

– Je te ferai faire la connaissance de Barthélemy, ainsi que je te l’ai promis. J’aimerais que tu l’entendes. Barthélemy n’aura pas peur de te parler après que je l’aurai assuré qu’il ne risque rien. Sa rencontre avec Jésus a été très étrange.

– Vraiment ? Raconte-moi ça.

– Eh bien ! dès la première entrevue, Barthélemy s’est rendu compte que Jésus lisait dans son cœur, si bien qu’il n’a pas hésité à le suivre.

– Il a été l’un des vôtres ?

– Oui, pendant trois ans il a parcouru le pays à la suite de Jésus. Tu auras du plaisir à causer avec lui.

La petite caravane émergeait maintenant du sentier, Jonathan arriva en courant et se blottit contre Justus.

– Quand soupons-nous, grand-père ? supplia-t-il.

– Bientôt, mon fils, répondit Justus affectueusement. Va, et aide à décharger les ânes. Nous venons tout de suite.

Le petit Jonathan s’en alla bien vite.

– Il a l’air tout joyeux, aujourd’hui, fit Marcellus.

– C’est l’œuvre de Miriam, déclara Justus. Elle lui a parlé longuement, hier. Je crois que nous n’avons plus à nous faire de souci pour lui.

– Cette conversation a dû être intéressante, dit Marcellus.

– Jonathan n’a pas eu l’air de vouloir en parler, dit Justus. Cela lui a fait beaucoup d’impression. Tu as remarqué comme il était tranquille, hier au soir ?

– Je ne crois pas qu’il existe au monde une autre jeune fille dans le genre de Miriam ! déclara Marcellus d’un air pénétré.

– Je connais une veuve à Capernaum, dit Justus, qui passe son temps chez les pauvres et les malades. Elle s’appelle Lydia. Son histoire t’intéressera peut-être.

– Oui, raconte-la-moi, dit Marcellus en se redressant, prêt à écouter.

– Lydia était encore très jeune à la mort de son mari, Ahira. J’ignore comment les choses se passent dans ton pays, mais chez nous, la situation d’une jeune veuve n’est pas enviable. Elle vit en recluse. Lydia était, à ce qu’on dit, une des plus belles femmes de Capernaum. Ahira avait possédé de grandes richesses et leur intérieur était luxueux. Peu après la mort de son mari, Lydia a été atteinte d’un mal particulier aux femmes et a graduellement décliné, perdant toute sa beauté. Sa famille avait fait venir les meilleurs médecins, mais rien n’arrêtait ce mal impitoyable. Elle avait même parfois de la peine à se mouvoir dans sa chambre. C’est à ce moment que le pays entier commençait à être ému par le récit des étranges guérisons faites par Jésus.

Justus sembla hésiter à poursuivre son histoire. Marcellus attendait, vivement intéressé.

– Il faut que je te dise, continua Justus, qu’il n’était pas toujours facile pour les gens de qualité d’approcher de Jésus, car il ne leur était pas agréable de se mêler à cette foule criarde. Jésus le regrettait et il a maintes fois consenti à s’entretenir seul avec des hommes importants, jusque tard dans la nuit, bien qu’il eût terriblement besoin de repos.

– Des hommes qui désiraient être guéri d’une maladie ? demanda Marcellus.

– C’est probable… mais je connais des cas où des gens très influents, qui n’étaient pas malades du tout, ont invité Jésus chez eux pour s’entretenir longuement avec lui. Une fois, nous l’avons attendu devant chez Nicodème ben Gorion, l’homme de loi le plus connu de la région, jusqu’au chant du coq au petit jour. Or Nicodème était en parfaite santé.

– Crois-tu qu’il ait mis Jésus en garde ?

– Non. Nicodème est sorti avec lui, cette nuit-là, et l’a accompagné jusqu’à la grille. Jésus lui parlait d’un air grave. Lorsqu’ils ont pris congé, chacun a posé la main sur l’épaule de l’autre, ce qui ne se fait qu’entre égaux. Bref, tout cela pour te dire qu’il fallait beaucoup de courage de la part d’une femme de qualité pour se joindre aux gens qui se pressaient autour de Jésus.

– C’est très compréhensible, acquiesça Marcellus.

– Un jour que Jésus parlait sur la place publique de Capernaum, un homme, nommé Jaïrus, chef de la synagogue, a traversé la foule qui s’est ouverte devant lui ; marchant directement vers Jésus, il lui a dit que sa petite fille était sur le point de mourir, et l’a supplié de venir immédiatement auprès d’elle. Sans poser de questions, Jésus y a consenti instantanément et ils sont descendus ensemble la grand’rue, la foule grossissant à mesure qu’ils avançaient. Lorsqu’ils ont passé devant la maison de Lydia, elle était à sa fenêtre et elle a vu Jaïrus aux côtés de Jésus.

– Où étais-tu à ce moment, Justus ? demanda Marcellus. Tu sembles au courant de bien des détails.

– C’est que justement j’étais aussi près de Jésus que je le suis de toi en ce moment. Je ne crois pas que Lydia aurait fait cette tentative si elle n’avait pas reconnu Jaïrus dans la multitude. Cela a dû lui donner de l’assurance. Rassemblant ses pauvres forces, elle est sortie de sa maison, s’est frayé un passage, et s’est bientôt trouvée presque à côté de Jésus. Là, le courage lui a manqué ; car au lieu d’essayer de lui parler, elle a tendu la main et a seulement touché sa Tunique. Je suppose qu’elle a été effrayée de son audace, car elle a fait demi-tour et a cherché à s’échapper de la foule.

– Pourquoi personne n’a-t-il attiré l’attention de Jésus sur elle ? demanda Marcellus.

– Ma foi, dit Justus, il y avait beaucoup de bruit… et cela s’est passé très rapidement… Mais Jésus s’est arrêté instantanément et a demandé : « Qui m’a touché ? » Simon et Philippe lui ont dit que, dans une telle cohue, il n’était pas étonnant que quelqu’un l’eût frôlé. Mais il n’était pas satisfait. Comme il attendait, un cri de femme a retenti. La foule s’est ouverte devant Lydia. Cela a dû être un moment critique pour cette femme qui avait toujours vécu retirée dans son milieu. Le silence s’était fait comme par enchantement.

Au souvenir de cette scène, Justus dut raffermir sa voix.

– J’ai vu bien des choses pathétiques durant ces journées, continua-t-il, mais aucune plus émouvante. Lydia s’est avancée lentement, la tête penchée en avant et les mains devant les yeux. Elle s’est agenouillée devant Jésus et a confessé que c’était elle qui l’avait touché. Puis elle a levé sur lui ses yeux baignés de larmes et s’est écriée : « Maître, je suis guérie de mon mal ! »

Vaincu par son émotion, Justus s’arrêta pour s’essuyer les yeux avec sa manche. Faisant effort sur lui-même, il poursuivit :

– Tout le monde était bouleversé. Vois-tu, Marcellus, cette femme fixait Jésus comme si elle était fascinée par une clarté éblouissante. Son corps tremblait, mais sa face était en extase ! Oh ! c’était beau !

– Continue, je te prie, insista Marcellus quand Justus se tut.

– Oui, c’était émouvant, reprit-il d’une voix enrouée. Jésus a pris ses deux mains dans les siennes et l’a doucement relevée, puis, comme s’il parlait à un petit enfant en pleurs, il lui a dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix. »

– Cette histoire est merveilleuse, Justus, dit Marcellus.

– Je me demande pourquoi je te l’ai racontée, murmura Justus. Pourras-tu croire que Lydia a été guérie uniquement en touchant la Tunique de Jésus ?

Il attendit un commentaire de Marcellus. On peut trouver une histoire merveilleuse sans forcément croire à sa véracité. Marcellus avait jusqu’à présent cherché à expliquer par le raisonnement tous ces mystères. Le récit de la guérison de Lydia l’avait visiblement ému, mais il allait sans doute tenter de résoudre ce problème par des faits naturels. Ses arguments étaient si longs à venir que Justus examina attentivement le visage du Romain, très étonné de sa gravité. Il fut encore plus surpris lorsque Marcellus répondit sur un ton de profonde sincérité :

– Justus… cette histoire, je la crois !

*

* *

Malgré sa fatigue, Marcellus eut beaucoup de difficulté à trouver le sommeil cette nuit-là. L’histoire de Lydia avait ravivé le souvenir de ses expériences avec la Tunique, qui depuis longtemps ne le préoccupaient plus guère.

Il avait inventé mille maisons pour trouver une cause à l’effet surprenant que la Tunique avait eu sur lui. Son explication était loin d’être concluante ni satisfaisante, mais il l’avait adoptée parce que c’était moins troublant que d’admettre que la Tunique avait un pouvoir surnaturel.

Son cas, examiné objectivement, avait débuté par un sérieux choc. Le spectacle d’une crucifixion est suffisant pour laisser des traces dans l’âme de n’importe quel être décent. Mais d’avoir, en fait, dirigé une crucifixion, est bien pire. Et d’avoir crucifié un innocent donnait à cette affaire l’aspect d’un crime honteux. Le souvenir de cet instant resterait pour lui un tourment, un point douloureux comme une peine physique. Rien d’étonnant à ce qu’il en ait été déprimé au point d’en avoir la raison troublée !

Là-dessus, il y avait eu ce fameux banquet au palais où, sous l’empire de la boisson, il avait consenti à revêtir la Tunique tachée de sang. Ses remords avaient sans doute atteint un tel degré que sa conscience n’avait pu supporter cette nouvelle perfidie. Il s’était fait en lui un bouleversement, comme si une puissance vengeresse, liée à la Tunique, avait puni cet outrage. Et longtemps il avait souffert de cette obsession : la Tunique était ensorcelée !

Enfin, il y avait eu son étonnante guérison, une après-midi à Athènes. Sa maladie mentale ayant atteint un point de crise, il n’avait pu supporter cette tension et n’avait vu d’issue que dans le suicide. À cet instant critique, la Tunique avait retenu sa main.

Là-dessus, durant plusieurs heures, il avait été complètement désemparé. Lorsqu’il avait essayé d’analyser ce qui lui était arrivé, son esprit s’y était refusé. En effet, il éprouvait une telle joie d’être délivré de sa mélancolie qu’il n’avait pas été d’humeur à examiner la nature de sa rédemption.

Avec le temps, il en était venu à expliquer sa guérison de la même manière que sa maladie. La Tunique, dans les deux cas, avait joué un rôle ; mais ce pouvait être un hasard et la Tunique n’avait peut-être rien à faire avec tout cela !

Bien au delà de minuit, Marcellus resta éveillé sur son lit, examinant à nouveau ses raisonnements à la lumière de l’aventure de Lydia ; mais il ne savait qu’en penser. Il avait spontanément déclaré à Justus qu’il croyait à cette histoire. Impossible de douter de la sincérité de cet homme ; mais, tout de même, il devait y avoir une explication. La maladie de Lydia était peut-être arrivée à son terme ce jour-là, et sous le coup de l’émotion, elle avait lâché prise. Il s’efforça de se convaincre, puis il dut convenir que son raisonnement ne tenait pas debout, et il finit par s’endormir.

Réveillé en sursaut, Marcellus se souleva prudemment sur le coude et regarda par l’ouverture de la tente. Dans le gris bleu de la demi-obscurité précédant l’aube, il aperçut vaguement les contours d’un homme grand, carré d’épaules, et portant la barbe. Il faisait trop sombre pour discerner les traits de l’intrus.

Son attitude n’avait rien de furtif. Il se tenait très droit et paraissait chercher à identifier les occupants de la tente. À la fin, il s’en alla.

Dès qu’il eut disparu, Marcellus se leva, attacha sans bruit ses sandales, boucla sa ceinture et se glissa dehors. Cette visite inattendue n’avait rien de sinistre ; il sautait aux yeux que l’homme n’était ni un voleur ni un rôdeur ordinaire. Il était très possible qu’il eût rendez-vous avec Justus, et qu’il eût été retardé. Trouvant les voyageurs endormis, il avait sans doute décidé d’attendre.

Cette hypothèse semblait confirmée par le fait que, la veille au soir, Justus avait examiné les alentours comme s’il s’attendait à être rejoint par une connaissance ; il est vrai que c’était son habitude chaque fois qu’une élévation du terrain permettait une vue plus étendue.

Il faisait encore trop nuit pour aller à la recherche du visiteur mystérieux. Marcellus se dirigea lentement vers le bord de l’étroit plateau où Justus et lui s’étaient arrêtés la veille. Loin vers l’est, derrière l’impénétrable obscurité qui enveloppait le lac, le bleu commençait à percer la grisaille. Maintenant le gris se dissolvait à l’horizon et une étroite et longue bande blanche apparut. Des rayons s’élevèrent haut, toujours plus haut dans le ciel, derrière un sommet éblouissant de neige. La montagne se dora, et Marcellus put contempler la naissance de l’aube.

À un stade de distance, faisant face aussi au lever du soleil, le voyageur inconnu se tenait immobile. Il ne s’était pas encore aperçu qu’on l’observait ; absorbé par le spectacle, il était assis, ses longs bras encerclant ses genoux. La visibilité augmentant, Marcellus remarqua que l’homme était pauvrement vêtu et n’avait pas de bagage ; c’était probablement un habitant de la contrée, un pêcheur peut-être, à en juger par le petit bonnet qu’il avait tiré sur ses oreilles.

Marcellus toussa pour attirer l’attention de l’inconnu. Celui-ci tourna lentement la tête ; puis, lestement, il se leva et s’approcha. À deux pas de Marcellus il s’arrêta et attendit que le Romain lui adressât la parole.

– Qui es-tu ? demanda Marcellus. Et que désires-tu ?

Le nouveau venu passa les doigts dans sa barbe et un grand sourire épanouit son visage. Puis il enleva le petit bonnet qui laissa échapper une chevelure ébouriffée.

– Ce déguisement est meilleur que je ne croyais.

– Démétrius !

Marcellus sauta sur ses pieds et leurs mains s’étreignirent.

– Démétrius ! Comment m’as-tu trouvé ? Est-ce qu’on te poursuit ? D’où sors-tu ces misérables vêtements ? As-tu faim ?

– J’ai appris hier après-midi à Cana que tu étais en chemin pour Capernaum. Non, on ne me poursuit plus. Mes habits ne conviennent-ils pas à un vagabond ?

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?

– Je désirais te voir seul, maître.

– Qu’as-tu à me dire ? Justus va bientôt se lever.

– Étienne t’a parlé de ma fuite de Jérusalem…

– Tu l’as donc revu ? interrompit Marcellus.

– Non, maître ; j’ai pu faire parvenir un message à Étienne et il m’a écrit en me narrant votre rencontre.

Démétrius examina son maître des pieds à la tête.

– Tu as l’air en forme, maître, bien que tu aies perdu une livre ou deux.

– La marche, expliqua Marcellus. C’est bon pour le torse, mais mauvais pour les pieds. Continue… nous n’avons pas beaucoup de temps.

Démétrius s’efforça d’être bref. Il était allé à Joppé, espérant voir son maître à l’arrivée du bateau. Les premiers jours il avait en vain cherché du travail sur le port.

– Un matin je vis un vieux bonhomme traînant le long du quai un énorme paquet de peaux de chèvres, continua-t-il. J’étais si désespéré que j’ai empoigné ces pelages puants et les ai portés jusqu’à la rue. Le vieux Juif trottait à côté de moi et m’a demandé de porter les peaux jusqu’à la tannerie, en échange d’un repas.

– Pas de détails, Démétrius ! dit Marcellus avec impatience. Dépêche-toi !

– Ces détails ont leur importance, maître. Le Juif m’a demandé de quelle partie de la Samarie je venais. Tu as peut-être remarqué que notre araméen est plein d’expressions du dialecte samaritain. Comme ses parents avaient vécu en Samarie, il m’a parlé avec cordialité et m’a posé beaucoup de questions. Je lui ai dit que j’avais travaillé pour le vieux Benjamen à Athènes et pour Benyosef à Jérusalem. Cela lui a fait plaisir car il les connaissait. Arrivé chez lui, à côté de la tannerie, il m’a invité à me baigner et m’a donné des vêtements propres. Ce sont ceux-là, dit Démétrius en montrant ses haillons.

– J’aurai quelque chose de mieux pour toi, dit Marcellus.

– Le vieux Juif s’est intéressé à moi parce que je connaissais Benyosef ; il s’est hasardé à me demander si j’étais un des leurs, et je lui ai répondu oui. Sais-tu ce que cela signifie ? demanda Démétrius en scrutant le visage de Marcellus.

Marcellus fit oui de la tête, d’un air pas très sûr.

– Es-tu réellement un des leurs ? demanda-t-il.

– J’essaye… répondit Démétrius. Ce n’est pas facile. Il est défendu de se battre, tu sais. Il faut supporter… comme il l’a fait.

– On peut pourtant se défendre, protesta Marcellus.

– Il ne s’est pas défendu, répondit Démétrius simplement.

Marcellus frémit et hocha la tête. Ils restèrent un moment sans rien dire.

– C’est ce qui est difficile, continua Démétrius. Trop difficile, je le crains. J’avais promis à Étienne, en partant de Jérusalem, de faire de mon mieux pour observer les commandements ; en moins d’une heure j’avais manqué à ma parole. Simon Pierre… c’est le chef des disciples… celui qu’on appelle le Grand Pêcheur… venait de me baptiser en présence de tous les autres dans le magasin de Benyosef, et…

– Te baptiser, toi ?

L’ahurissement de Marcellus était si comique que Démétrius sourit malgré lui.

– Avec de l’eau, expliqua-t-il. On la verse sur toi, ou on te met dedans, comme c’est le plus commode, et l’on te déclare purifié, au nom de Jésus. Cela signifie que tu es un des leurs, et qu’on s’attend à ce que tu suives les enseignements de Jésus.

Démétrius secoua la tête et, le regard voilé de remords, ajouta :

– Mes cheveux n’étaient pas encore secs que je me battais déjà.

– Qu’était-il arrivé ? demanda Marcellus en réprimant avec peine son envie de rire.

Démétrius confessa son méfait. Les légionnaires ont l’habitude d’arrêter les voyageurs non armés et de les forcer à porter leur sac. Un soldat, une espèce d’hercule, avait demandé ce service à Démétrius qui avait refusé. Le Romain l’avait menacé de sa lance.

– En lui prenant sa lance, ajouta Démétrius, je l’ai cassée.

– Sur sa tête, je suppose, dit Marcellus.

– La lance n’était pas solide, dit Démétrius pour s’excuser. Je suis surpris que l’armée ne fournisse pas de meilleures armes à ses soldats.

– Et après ? demanda Marcellus en riant.

– C’est tout. Je n’ai pas attendu mon reste. Et… maintenant que j’ai manqué à ma promesse, fit Démétrius d’un ton repentant, je me demande si je puis encore me considérer comme un chrétien.

– Qu’entends-tu par « chrétien » ?

– C’est le nom que l’on donne à ceux qui croient en Jésus. On appelle Jésus « le Christ »… ce qui signifie « l’Oint du Seigneur ».

– Mais c’est du grec ! Tous ces gens sont pourtant juifs ?

– Pas du tout, maître ! Ce mouvement se propage vite et il va loin. Le vieux tanneur prétend qu’ils sont au moins trois cents à Antioche.

– C’est stupéfiant ! s’écria Marcellus. Justus sait-il cela ?

– Certainement.

– Quelle nouvelle étonnante, Démétrius ! Je ne croyais pas que cette cause puisse avoir de l’avenir. Comment peut-elle vivre, maintenant que Jésus est mort ?

Démétrius fixa son maître d’un regard interloqué.

– Tu n’as pas entendu…, fit Démétrius très grave. Justus ne t’a pas dit ?

Un cri d’appel retentit. Les deux hommes se retournèrent.

– Qui est ce garçon ? demanda Démétrius, comme Jonathan accourait vers eux.

Marcellus le renseigna brièvement.

– Grand-père te fait dire qu’on peut manger, dit le petit garçon en se rapprochant de Marcellus tout en examinant l’inconnu.

Démétrius sourit à l’enfant et suivit son maître, qui, ayant pris Jonathan par la main, se dirigeait vers la tente.

Justus, très occupé à surveiller son feu, leva les yeux et eut un sourire de bienvenue pour le nouvel arrivant sans paraître autrement surpris de sa présence.

– Puis-je t’aider ? demanda Démétrius.

– Tout est prêt, merci, dit Justus. Assieds-toi, je vais vous servir.

Mais Démétrius se retira à l’écart. Justus avait improvisé une table basse avec deux caisses d’emballage ; il servit à Marcellus et à Jonathan du poisson bouilli et des gâteaux au miel. Jonathan montra d’un signe de tête Démétrius et demanda, étonné :

– Pourquoi ne vient-il pas manger avec nous ?

Marcellus, ne sachant que répondre, prit un air désinvolte.

– Ne t’inquiète pas de Démétrius, mon garçon. Il aime à rester debout pour manger.

Il devina instantanément qu’il n’avait pas choisi la bonne manière. Justus fronça les sourcils ; il avait au sujet de l’esclavage des idées bien arrêtées. C’était déjà assez triste, disait son expression mécontente, que Démétrius fût l’esclave de Marcellus ; mais d’en parler avec autant de légèreté, c’était un comble !

– Tu vois, grand-père, cet homme aime mieux manger debout, s’écria de sa voix claire Jonathan en désignant Démétrius. Comme c’est drôle !

– Ce n’est pas drôle du tout, marmotta Justus.

Là-dessus, il se leva, et alla rejoindre l’esclave.

Marcellus décida de ne pas y attacher d’importance et se mit à plaisanter avec Jonathan dans l’espoir de distraire son attention.

Démétrius sourit à la mine renfrognée de Justus.

– Il ne faut pas te tracasser pour cela, dit-il avec calme. Mon maître est très bon ; il donnerait volontiers sa vie pour moi. Comme je le ferais pour lui. Mais les esclaves ne mangent pas à table avec leurs maîtres, c’est la règle.

– Une règle inhumaine ! grommela Justus. On devrait l’abolir. Je n’aurais pas cru cela de Marcellus Gallio.

– C’est un détail ! dit Démétrius. Si tu veux me rendre mon esclavage plus facile, n’y pense plus, je te prie.

Les traits de Justus se détendirent un peu. À quoi bon s’exciter sur une situation à laquelle il ne pouvait rien changer ? Si Démétrius était content, que voulait-on de plus ?

Quand ils eurent fini de manger, Justus porta une assiette de nourriture au garçon qui s’occupait des ânes. Jonathan le suivait en trottinant.

– Grand-père, cria-t-il de sa petite voix, Marcellus Gallio traite Démétrius comme nous traitons le conducteur des ânes.

Justus fronça les sourcils, mais ne chercha pas une excuse. Son petit-fils venait de lui donner matière à réflexion. Pendant ce temps, Démétrius avait rejoint Marcellus.

– Peut-être vaudrai-il mieux pour tout le monde que j’aille à Capernaum de mon côté, dit-il en réprimant un sourire. Nous nous retrouverons là-bas vers midi.

– D’accord, approuva Marcellus. Demande à Justus où il a l’intention de camper. Mais, crois-tu que ce soit très prudent pour toi d’aller à Capernaum ? Nous avons un fort, là-bas.

– Je ferai attention, maître, promit Démétrius.

– Prends ceci, dit Marcellus en lui mettant une poignée de monnaie dans la main. Et tiens-toi à distance du fort !

*

* *

Démétrius, libre de tout fardeau, dévala rapidement le chemin en lacets qui descendait dans la vallée. Il faisait chaud. Le rivage, de ce côté, était désert. Se débarrassant de ses vêtements, il s’élança joyeusement dans l’eau, culbuta plusieurs fois comme un dauphin, flotta sur le dos, puis fendit l’eau à grandes brasses, tout au plaisir de se délasser et de se sentir propre. Il sortit de l’eau en secouant sa tignasse, et le soleil brûlant l’avait déjà séché quand il arriva à l’endroit où il avait laissé ses habits.

Tibériade étincelait toute blanche dans le soleil matinal.

À mi-chemin de la colline, et à distance respectable des résidences moins nobles mais d’un luxe surprenant, le palais de marbre de Hérode Antipas brillait d’un éclat éblouissant.

Démétrius était arrivé maintenant dans la petite cité et la traversait en suivant le bord de l’eau où les bateaux de pêche séchaient leurs cales sur le sable et où les marchands de poissons étalaient leur marchandise. L’exercice avait aiguisé son appétit ; il s’arrêta devant un banc du marché où mijotait un brouet. Le cuisinier regarda d’un air mécontent cet homme misérablement vêtu et, brandissant sa cuiller de bois, lui cria :

– Va ton chemin, vagabond ! Je n’ai rien pour toi.

Démétrius fit sonner sa monnaie et riposta en faisant la grimace.

– Un chien n’en voudrait pas, de ton rata !

À ce moment, un légionnaire, l’uniforme fripé et les yeux rouges de sommeil, vint s’accouder au comptoir et huma les relents de graisse bouillante. Il jeta un regard soupçonneux à Démétrius qui s’éloignait.

– Holà ! cria-t-il. Reviens un peu ici !

Démétrius hésita un instant, puis revint sur ses pas, impossible de chercher à s’enfuir dans le voisinage d’un fort.

– Tu m’as appelé, seigneur ? demanda-t-il tranquillement.

– Comment te trouves-tu tout seul à Tibériade ? questionna le légionnaire en frottant son menton mal rasé. Où est ton maître ? Ne va pas prétendre que tu n’es pas un esclave, avec ce poinçon à l’oreille.

– Mon maître se rend à Capernaum, seigneur. Il m’a envoyé en avant pour choisir un emplacement où camper.

Cela semblait plausible. Le légionnaire se fit servir une grande ration de ragoût.

– Qui est ton maître ? Et que vient-il faire à Capernaum ?

– Il est citoyen romain. C’est un marchand.

– Pas possible ! Quelle sorte de marchandise un Romain peut-il trouver à Capernaum ?

– Des tissus, seigneur, dit Démétrius. Des tapis, des tuniques de Galilée.

Le légionnaire se mit à ricaner en raclant le fond de son bol avec sa cuiller.

– Les esclaves grecs savent d’habitude mieux mentir que cela. Me prends-tu pour un idiot ! Un esclave, vêtu de haillons, qui cherche un lieu où camper pour un Romain qui fait tout ce voyage pour acheter des vêtements à Capernaum !

– Et il a beaucoup d’argent sur lui ! glapit le cuisinier. C’est un voleur !

– Tais-toi, fis de truie ! rugit le légionnaire. Si tu étais moins sale, je t’emmènerais aussi.

Il se leva, serra son ceinturon, et fit signe à Démétrius de le suivre.

– Pourquoi suis-je appréhendé, seigneur ? demanda Démétrius.

– Ne t’occupe pas de ça ! Tu raconteras ton histoire au fort.

Avec un air important, il prit d’un pas cadencé la rue qui montait, sans se retourner pour voir si son captif le suivait.

Démétrius hésita un instant, puis jugea que ce serait une folie de tenter de s’échapper dans cette zone militaire. Il se laisserait conduire au fort et de là essayerait d’envoyer un message à son maître.

Sur les confins de Tibériade, une caserne grise élevait ses vieux murs sur le flanc d’une colline. Ils se trouvèrent bientôt devant l’entrée du prétoire. Un garde aux cheveux grisonnants vint au-devant d’eux.

– Prends cet esclave et enferme-le, commanda le légionnaire.

– Comment t’appelles-tu ? demanda le garde.

Démétrius le lui dit.

– Et ton maître, comment s’appelle-t-il et où habite-t-il ?

– Lucan… il est citoyen romain et habite Rome.

Le garde jeta un coup d’œil critique au légionnaire dépenaillé. Démétrius crut voir quelque hésitation chez cet homme plus âgé.

– Quel est le délit ? demanda le garde.

– Je le soupçonne de vol, dit le légionnaire. Fouille-le, et demande-lui comment il se fait qu’il se promène loin de son maître, vêtu comme un pêcheur et avec de l’argent plein ses poches.

– Alors, écris son nom sur l’ardoise, dit le garde. Le centurion est au mess.

Le légionnaire maniait gauchement la craie puis finit par la tendre à Démétrius.

– Sais-tu écrire ton nom, esclave ? demanda-t-il d’un ton bourru.

Démétrius, malgré sa situation précaire, trouva cela drôle. Il était clair que ni l’un ni l’autre de ces deux Romains ne savaient écrire. S’ils ne savaient pas écrire, ils ne savaient pas non plus lire. Il prit la craie et écrivit :

« Démétrius, esclave grec de Lucan, un Romain de passage à Capernaum. »

– C’est bien long pour un nom d’esclave, fit le légionnaire. Si tu as écrit quoi que ce soit d’autre…

– Le nom de mon maître, seigneur.

– Alors, emmène-le, dit le légionnaire en s’en allant.

Le garde frappa le sol de sa lance, et un garde plus jeune apparut. Celui-ci, d’un geste du menton, signifia à Démétrius de le suivre et enfila un corridor qui menait à un étroit escalier. Ils descendirent vers la prison. Des faces barbues apparaissaient aux petites ouvertures carrées ménagées dans les portes des cellules ; des visages juifs pour la plupart et quelques têtes rébarbatives de Bédouins.

Démétrius fut poussé dans une cellule ouverte à l’autre bout de l’étroit corridor. Une fente verticale, tout en haut du mur extérieur, laissait passer un peu de lumière ; sur le sol traînait une chaîne scellée à la maçonnerie. Le garde ne fit pas usage de cette chaîne ; il claqua la lourde porte et poussa le verrou.

Démétrius se laissa tomber sur une pierre et regarda autour de lui en se demandant combien de temps il aurait à attendre jusqu’à ce que l’on daignât s’occuper de son cas. Il lui vint tout à coup à l’idée que si le légionnaire, soupçonnant quelque chose, venait à effacer son nom de l’ardoise, il avait bien des chances d’être oublié à jamais.

Ses yeux s’habituant à l’obscurité, Démétrius remarqua dans un coin une écuelle en terre et un petit gobelet. Il avait soif. Allant vers la porte, il se pencha, car le guichet n’était pas fait pour un homme de sa taille, et son regard rencontra, de l’autre côté du passage, une paire d’yeux inquisiteurs, encadrés dans la porte opposée. Ces yeux devaient appartenir à un Romain et paraissaient amusés.

– Quand est-ce qu’on apporte à boire et à manger ? demanda Démétrius en latin.

– Deux fois par jour, répondit le Romain aimablement. Au milieu de la matinée – tu aurais dû arriver plus tôt – et de nouveau au coucher du soleil. Grâce aux dieux, je ne serai plus là pour la prochaine tournée. On me relâche cette après-midi. Ma semaine est finie.

– Je ne peux pas attendre jusqu’au coucher du soleil pour avoir de l’eau.

– Je parie dix sesterces que tu seras bien obligé d’attendre.

– Quelle est ta légion ? demanda Démétrius en voyant que son voisin était en veine de parler.

– La dix-septième ; celle de ce fort.

– Pourquoi es-tu ici avec les civils ?

– Parce que la maison d’arrêt est pleine, dit le légionnaire avec un petit rire.

– Il y a eu une mutinerie ? demanda Démétrius.

– Non, pas une mutinerie, une fête, expliqua le soldat. Julien, le commandant, avait été transféré à Jérusalem. Le nouveau chef avait amené avec lui un détachement de cinquante de ses anciens soldats pour le garder durant le voyage. On avait célébré dignement sa venue, les vins avaient coulé à flot ; beaucoup de sang aussi, car le détachement de Minoa se composait de gaillards querelleurs…

– De Minoa ! s’exclama Démétrius. Est-ce le tribun Paulus qui est votre nouveau commandant ?

– Effectivement ! Et il n’est fichtre pas commode ! On s’est battu ; ce n’était pas grand’chose, quelques coups de dague ! Un homme de Minoa a eu l’oreille coupée. C’est moi qui l’ai coupée, dit d’un air modeste le soldat.

Après une petite pause, il ajouta :

– Quant à toi, quelqu’un t’a entaillé l’oreille. T’es-tu sauvé ?

– Non, je devais rejoindre mon maître à Capernaum.

– Il te sortira de là. Tu n’as pas besoin de te faire du souci. C’est un Romain, n’est-ce pas ?

– Oui, dit Démétrius, mais il ne sait pas que je suis ici.

Puis, baissant la voix :

– Tu pourrais peut-être lui transmettre un message. Je te donnerai volontiers quelque chose pour ta peine.

Le légionnaire eut un rire moqueur.

– Quelle promesse, pour un esclave ! Combien ? Deux deniers, peut-être ?

– Je te donnerai dix shekels.

– Pas de ça ! marmotta le soldat. Je ne veux pas de cet argent, mon gaillard !

– Je ne l’ai pas volé, déclara Démétrius. C’est mon maître qui me l’a donné.

– Bien… alors garde-le !

Le légionnaire lui jeta un sombre regard et s’éloigna du guichet.

Démétrius s’assit, découragé, sur la pierre. Il avait terriblement soif.

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