XVII

C’était évidemment stupide d’être convaincu de la sincérité de Barthélemy et pourtant de ne pouvoir ajouter foi au récit de la tempête dont il avait été un témoin oculaire.

Ce n’était pas possible non plus de prétendre qu’il avait été victime d’une hallucination, Barthélemy n’était pas plus un visionnaire qu’un menteur.

D’après ce qu’il venait de raconter à Marcellus dans le verger, Jésus avait apaisé une tempête sur la mer de Galilée ; il avait commandé au vent de cesser, et celui-ci avait obéi à sa voix, instantanément ! Jésus avait parlé, la tempête avait cessé ! Comme ça ! Et Barthélemy avait fait claquer ses doigts secs.

Et ce n’était pas un simple ouï-dire. Le narrateur était sur le bateau à ce moment-là. Il avait tout vu et tout entendu. Si vous ne pouviez pas le croire, tant pis, mais c’était la vérité !

Le récit était maintenant terminé. Le disciple s’éventait tranquillement, après avoir entr’ouvert le col de sa tunique. Marcellus regardait d’un air absorbé ses mains croisées, sentant sur lui le regard interrogateur de Justus. Ils attendaient certainement qu’il exprimât son opinion. Après un silence quelque peu gênant, il murmura pour les obliger : « Extraordinaire ! C’est vraiment extraordinaire ! »

Le récit dramatique avait été conté avec ferveur, mais sans excitation. Barthélemy ne cherchait pas à convaincre ; Justus lui avait demandé de parler de cette tempête, il l’avait fait. C’était peut-être la première fois qu’il avait l’occasion d’en faire un récit aussi complet ; c’était certainement la première fois qu’il racontait cette histoire à quelqu’un qui n’en avait jamais entendu parler.

Peu après le départ de Démétrius, ce matin-là, la petite caravane avait descendu le chemin en lacets, avait longé le bord du lac jusqu’à Tibériade, pris le quai pour traverser la petite ville, passé devant le vieux fort et était entrée dans la banlieue de Capernaum.

On avait promis à Jonathan qu’il pourrait rendre visite à Thomas et au petit âne ; aussi, après s’être à plusieurs reprises enquis du chemin à suivre, ils avaient trouvé la petite maison et reçu un accueil enthousiaste. Sur l’instante prière de Thomas et de sa mère, Jonathan avait reçu la permission de rester chez eux jusqu’au lendemain.

Reprenant la rue principale, ils s’étaient dirigés vers le centre commercial de la ville dont il avait si souvent été question dans les souvenirs de Justus.

La grande place parut familière à Marcellus. La synagogue, plus romaine que juive par son architecture – ce qui n’était pas étonnant puisque les fonds avaient été versés par le centurion Hortensius – étalait en éventail ses degrés de marbre, exactement comme Marcellus se l’était figuré ; car c’était debout sur ces marches que Jésus s’adressait aux multitudes. L’endroit était presque désert en ce moment ; seuls quelques mendiants frappaient le pavé de leurs sébiles vides, car tous ceux qui avaient une maison où se rendre prenaient leur repas de midi.

Marcellus avait l’impression d’être déjà souvent venu ici. Il était même si occupé à reconnaître ces lieux pleins de souvenirs qu’il en oubliait Démétrius. Lorsque Justus lui avait rappelé leur rendez-vous, Marcellus avait regardé autour de lui avec appréhension. Pourvu que Démétrius n’eût pas été arrêté ! Il n’avait aucune envie d’avoir à se rendre chez le vieux Julien ; surtout pas dans les circonstances actuelles. Justus le tranquillisa un peu en lui disant que Démétrius connaissait l’enclos de l’auberge de Shalum où ils devaient camper ; peut-être avait-il mal compris et s’y était-il rendu tout droit.

L’auberge en question était un endroit tranquille où les voyageurs pouvaient camper à leur aise. Personne n’avait vu le grand esclave grec. Ils avaient rapidement dressé leur tente entre deux sycomores, puis s’étaient rendus chez Barthélemy.

Et maintenant, celui-ci avait terminé l’histoire qu’ils étaient venus entendre. Au début, il avait raconté plusieurs épisodes qui n’avaient rien à voir avec la fameuse tempête si ce n’est qu’ils s’étaient passés le même jour. Jésus avait été très fatigué ce soir-là ; si fatigué qu’il dormait malgré la tempête et qu’il avait fallu le réveiller lorsqu’il était devenu évident que le bateau allait sombrer. Pour expliquer cette fatigue, Barthélemy avait rendu compte des événements de la journée.

Parfois, sa voix devenait si lointaine qu’on le devinait plongé dans ses souvenirs : il se trouvait avec la grande foule assemblée sur la côte désertique – cette multitude de gens las et affamés qui, dans la chaude présence de Jésus, s’étaient fondus en une seule famille aimante pour partager leur nourriture.

Puis, il en était venu à l’étrange guérison de Lydia ; Justus ne l’avait pas interrompu pour lui dire que le jeune Romain connaissait déjà cet événement. Après l’histoire de Lydia et de Jaïrus, dont la petite fille avait été miraculeusement rendue à la vie ce jour-là, le narrateur était revenu sur l’étrange repas fait dans le désert.

Il avait fallu beaucoup de temps à Barthélemy pour en donner tous les détails : le partage du pain, l’écroulement de toute réserve entre étrangers, les égards pour les vieillards et les enfants… Puis l’allure du récit s’était accélérée. Un vent subit couchait les roseaux desséchés ; des nuages noirs accouraient du nord-est ; des roulements de tonnerre grondaient au loin. La foule s’agitait ; les gens se levaient, rassemblant leur famille, et se mettaient à courir. La longue procession prenait le chemin du retour.

Cependant l’obscurité allait en augmentant, les nuages noirs lançaient des éclairs fulgurants et se déversaient en torrents sur le sable durci par le soleil. Philippe conseillait de se mettre à l’abri à Bethsaïda, petit village à trois kilomètres de là. Simon Pierre était pour tirer la barque de l’eau et se couvrir avec la voile. Mais Jésus voulut embarquer immédiatement pour rentrer à Capernaum.

– Il nous a assuré qu’il n’y avait rien à craindre, continua Barthélemy, mais nous avions peur malgré tout.

La barque était ancrée dans une petite baie et c’est avec mille peines qu’ils avaient lutté contre les vagues pour gagner le large. Complètement épuisé, Jésus s’était laissé tomber sur un coussin à la poupe. Soudain un grand tourbillon se leva. Aucun d’eux n’avait encore vu un ouragan pareil. La barque montait sur la crête des vagues puis s’engloutissait dans l’abîme, et les flots se jetaient dans l’embarcation au point qu’elle se remplissait déjà. Et Jésus dormait !

Justus intervint dans le récit lorsque Barthélemy, transpirant à grosses gouttes au souvenir des efforts qu’il avait faits pour rejeter l’eau avec l’épuisette, s’arrêta pour s’éventer avec une feuille de figuier.

– Vous trouviez que Jésus aurait bien pu vous aider, n’est-ce pas ? fit Justus.

– En effet, avoua-t-il, nous avons pensé à part nous que Jésus, après nous avoir mis dans cette situation critique, pourrait aussi prendre un seau et vider l’eau du bateau. Nous étions naturellement très effrayés. C’était une question de vie ou de mort. Et nous n’en pouvions plus ; nous étions si exténués que notre respiration nous étouffait et nous brûlait.

– Et alors, vous l’avez réveillé, fit Justus impatient.

– Oui, nous avons crié… c’est moi qui ai crié : « Maître ! le bateau va sombrer ! Nous périssons. » Oui, murmura Barthélemy confus, oui, j’ai crié cela à mon maître.

Après un court silence il poussa un grand soupir et poursuivit son récit. Jésus, s’étant réveillé, avait passé la main sur ses cheveux trempés.

– Avait-il peur ? demanda Marcellus.

– Jésus n’avait jamais peur ! rétorqua Barthélemy indigné. Il a pataugé dans l’eau jusqu’au mât, s’y est tenu d’un bras, et est resté un instant à regarder les vagues énormes. Puis il a levé les deux bras. Nous retenions notre souffle, nous attendant à le voir enlevé par les flots. Les deux mains tendues, il a parlé, non pas d’une voix forte, mais comme s’il apaisait un animal effrayé. « Silence ! a-t-il dit. Silence, tais-toi ! »

Le récit avait atteint une telle intensité que Marcellus se sentit empoigné par l’émotion. Il se pencha en avant et fixa son interlocuteur de ses yeux dilatés.

– Et alors ? demanda-t-il.

– La tempête a cessé, déclara Barthélemy.

– Pas immédiatement ! protesta Marcellus.

Barthélemy, d’un geste décidé, claqua des doigts.

– Comme ça ! s’exclama-t-il.

– Et les étoiles sont apparues, ajouta Justus.

– Je ne me souviens pas, murmura Barthélemy.

– Philippe m’a dit que les étoiles étaient apparues, insista tranquillement Justus.

– Peut-être, fit Barthélemy. Je ne me souviens pas.

– Cela a dû vous faire beaucoup d’effet, fit Marcellus.

– Ma foi, nous étions complètement étourdis. Il y avait eu tant de bruit… et maintenant tout était tranquille. La surface de l’eau, encore semée d’écume, reposait calme comme celle d’un étang. Pour ma part j’ai éprouvé une sensation de paix extraordinaire. Je crois que les paroles de Jésus avait adressées à la tempête nous avaient apaisés nous aussi, dans nos cœurs.

– Et lui, qu’a-t-il fait ? demanda Marcellus.

– Il est retourné vers la poupe et s’est assis, répondit Barthélemy. Puis il nous a dit d’un ton d’affectueux reproche comme si nous étions de petits enfants : « Pourquoi avez-vous eu si peur ? » Personne n’a osé lui répondre. Là-dessus, il s’est appuyé contre le coussin et s’est remis à dormir. Nous nous regardions les uns les autres, et Philippe m’a murmuré : « Quel est donc celui-ci, à qui obéissent même le vent et la mer ? »

L’histoire était terminée. Marcellus, au bénéfice duquel elle avait été racontée, savait que ses compagnons attendaient ce qu’il en dirait. Il était assis, penché en avant, fixant ses doigts entrelacés. Barthélemy ne mentait pas consciemment. Barthélemy était parfaitement sain d’esprit. Mais, grands dieux ! comment croire à une histoire pareille ! Un homme qui parle à la tempête ! Qui lui parle comme il parlerait à un cheval emballé ! Et la tempête aurait obéi ! Non, il ne pouvait pas admettre cela ! Il sentait sur lui le regard interrogateur de Justus. Il finit par se redresser et secoua la tête.

– Extraordinaire ! murmura-t-il sans lever les yeux. C’est vraiment très extraordinaire.

*

* *

Il était tard dans l’après-midi quand on vint libérer le légionnaire qui avait coupé l’oreille à son compagnon d’armes de Minoa.

Démétrius entendit tirer le verrou chez son voisin et la lourde porte s’ouvrir. Il n’y eut pas un son de voix, et le bruit des sandales sur le sol de pierre s’éteignit bientôt.

Peu après commença un branle-bas général ; des voix gutturales retentirent, les serrures grincèrent ; de lourds récipients s’entre-choquaient et l’on entendit le clapotis bienvenu de l’eau qu’on verse. C’était l’heure de la soupe et elle était accueillie par les piaffements et des bruits de chaînes identiques à ceux d’une écurie. Démétrius avait la bouche et la gorge sèches ; sa langue était comme un morceau de bois. Le sang lui tapait aux tempes.

C’était à croire qu’ils n’atteindraient jamais le bout du corridor ! Pourvu qu’il restât de l’eau quand ils arriveraient à sa cellule ! De l’eau ! c’était tout ce qu’il désirait. La nourriture ne l’intéressait pas, mais il lui fallait de l’eau, tout de suite.

Enfin, la porte de sa cellule s’ouvrit. Deux espèces de brutes, des esclaves syriens à l’oreille fendue, apparurent dans l’embrasure. Le plus petit, gros et trapu, avec une barbe en pointe et des mains pleines de graisse, plongea sa louche dans un bidon presque vide de soupe malodorante et montra d’un geste impatient l’écuelle en terre. Démétrius, qui ne pensait qu’à sa soif dévorante, attendait avec le bol à eau dans la main ; il prit vite l’écuelle ; le Syrien y versa la soupe bouillante et lui lança un morceau de pain noir qui rebondit sur le sol.

Reculant pour faire place à son compagnon, il sortit alors dans le corridor et l’autre, un grand diable, entra, portant la cruche d’eau sur l’épaule. À moitié fou de soif, Démétrius éleva son bol. Le Syrien, avec un rire méchant, pencha la cruche ; l’eau venant de si haut rejaillit du bol, trempant les vêtements du prisonnier. Il ne restait pas plus d’une cuillerée d’eau au fond du récipient. Le Syrien reculait vers la porte.

– Donne-moi de l’eau ! pria Démétrius, la voix enrouée.

Le gaillard ricana, pencha de nouveau la cruche et versa le reste aux pieds de Démétrius. Riant toujours, mais se tenant sur ses gardes, il gagna à reculons la sortie.

Bien que le bol ne fût pas grand, il était en faïence solide, et, dans la main d’un homme aussi altéré et exaspéré que l’était Démétrius, il pouvait devenir une arme dangereuse. Si ce n’avait été l’épaisse tignasse qui couvrait le front du Syrien, le coup lui aurait fracturé le crâne, car il fut asséné avec vigueur.

Laissant tomber la cruche qui se brisa avec fracas, le Syrien, étourdi et bavant de rage, dégaina une longue dague et se jeta en avant. De la soupe chaude fut tout ce que Démétrius trouva sous la main ; il la lança à la figure de son assaillant. Momentanément arrêté par cette défense inattendue, le Syrien reçut un coup plus violent. Empoignant à deux mains le bidon à soupe, Démétrius en frappa sauvagement l’avant-bras du gaillard, arrachant la dague de sa main.

Désarmé, le Syrien recula dans le corridor où son camarade, ne pouvant entrer dans la cellule, attendait l’issue de la bataille. Démétrius profita de cet instant pour ramasser la dague. Une fois le passage libre, le petit Syrien allait s’élancer, un couteau au poing, quand il vit que le prisonnier était armé ; vivement il se rabattit en arrière et essaya de fermer la porte.

Ne voulant pas risquer d’être traqué et probablement tué par une lance à travers le guichet, Démétrius se jeta de tout son poids contre cette porte et pénétra dans le corridor. Excités par le bruit, les prisonniers se mirent à pousser des cris d’encouragement, ce qui amena le capitaine et trois de ses gardes ; ceux-ci s’arrêtèrent à quelques pas des lutteurs. L’un d’eux allait s’élancer pour les séparer, lorsque le capitaine étendit le bras et lui barra le passage. Ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait assister à un combat de ce genre. Lorsque des hommes en colère s’affrontent avec des poignards, c’est du sport !

Dans l’espace restreint, les adversaires se toisaient. Le Syrien, de quatre pouces plus petit mais de beaucoup plus lourd que le Grec, se tenait ramassé pour sauter. Le Grec ne se sentait pas à son avantage. La dague à longue lame recourbée est l’arme favorite des Syriens, car ils estiment qu’il est de bonne stratégie de se glisser derrière l’ennemi et de lui enfoncer l’arme entre les côtes un peu au-dessous et vers la droite de l’épaule gauche. Pour cela il faut un long couteau. Démétrius connaissait le maniement du poignard, mais il ne s’était jamais exercé avec un couteau spécialement fait pour poignarder un homme dans le dos. De plus, cette arme lui semblait gênante pour une lutte corps à corps dans l’étroit corridor.

Le grand Syrien guettait par derrière, dans l’obscurité. Le grand courtaud, devant le public flatteur des gardes, sembla rechercher une issue rapide. Ils ferraillaient maintenant ; leurs lames en s’entrechoquant lançaient des étincelles. Démétrius, nettement sur la défensive, reculait peu à peu.

« Ha ! » s’écria le Syrien lorsqu’une tache de sang apparut sur la manche droite du Grec, un peu au-dessus du coude. Un instant plus tard une longue estafilade barrait le dos de la main du Syrien. Il secoua vivement le sang mais ne fut pas assez rapide ; un autre coup lui ouvrait la peau au-dessus de la clavicule, dangereusement près de la gorge. Il fit un pas en arrière. Démétrius poursuivit son avantage et porta un nouveau coup sur la main de son antagoniste.

– Attention, Grec ! cria le capitaine.

Le grand Syrien, dans le fond, s’apprêtait à lui lancer un débris de la cruche cassée. Démétrius, à cet avertissement, se pencha, et le projectile meurtrier lui frôla la tempe.

Attrapant Démétrius par l’épaule, il le poussa de côté, et les gardes s’avancèrent la lance au poing.

– Hors d’ici, vermine, ordonna le capitaine.

Les Syriens obéirent à contre-cœur ; le courtaud laissa tomber sa dague sanglante en passant entre les gardes. La troupe descendit le corridor et monta l’escalier. Le capitaine se dirigea vers la cour. De l’eau fut apportée, les plaies lavées et grossièrement bandées. Démétrius saisit la cruche à eau et but avidement. La coupure à son bras était profonde et douloureuse et la large contusion à la tempe cuisait ; toutefois, maintenant qu’il avait bu, plus rien ne lui importait.

Le capitaine, leur faisant signe de les suivre, monta au premier et informa le factionnaire qui gardait une porte imposante, que le capitaine Namius désirait parler au commandant. On les fit entrer dans une salle somptueusement éclairée.

Malgré sa souffrance Démétrius fut bien amusé par la scène qui se présenta à ses yeux. Paulus, agitant un cornet de dés, faisait face à Sextus, devant une grande table sculptée placée à l’autre bout de la salle. Ainsi, Paulus – transféré au commandement du fort de Capernaum – avait emmené son vieux compagnon de ripailles ! La petite troupe s’avança, précédée de deux factionnaires en uniformes rutilants. Le commandant Paulus jeta un regard distrait dans leur direction et reporta son attention sur l’affaire bien plus importante qui l’occupait. Agitant le gobelet, il jeta les dés sur la surface polie de la table et haussa les épaules. Sextus eut un petit rire narquois, prit le gobelet, secoua nonchalamment les dés, les fit rouler, et fronça les sourcils. Paulus se renversa sur sa chaise en riant.

– Qu’y a-t-il, Namius ? demanda-t-il enfin.

– Les Syriens se sont pris de querelle avec ce prisonnier grec, commandant.

– À propos de quoi ? demanda Paulus avec impatience.

Le capitaine Namius l’ignorait. Les esclaves syriens apportaient à manger aux prisonniers et tout à coup il y avait eu bataille avec ce Grec.

– Approche, Grec, ordonna Paulus.

Démétrius s’avança. Le commandant fronça les sourcils comme s’il cherchait dans sa mémoire. Sextus se pencha en avant et marmotta quelque chose. Le visage de Paulus s’éclaira.

– Emmène ces Syriens pour le moment, capitaine, dit-il. Je veux parler à ce Grec.

Il attendit que les gardes et les Syriens eussent quitté la salle.

– As-tu très mal ? demanda Paulus avec bonté.

– Non, seigneur.

Cependant Démétrius commençait à voir les murs tourner autour de lui et un grand voile noir tomba sur lui ; le visage rude du commandant s’estompa. Il entendit Paulus crier un ordre et sentit qu’on lui glissait un siège. Il se laissa tomber dessus très faible. Un soldat lui donna un verre de vin. Il l’avala. Le vertige se dissipait.

– Je suis désolé, commandant, dit-il.

– Comment se fait-il que tu sois ici, Démétrius ? s’enquit Paulus. Mais, avant tout, où est ton maître ?

Démétrius le lui dit.

– Ici ? à Capernaum ! s’écria Paulus. Qu’est-ce qui a bien pu amener l’excellent tribun Marcellus dans cette triste cité ?

– Mon maître s’est pris d’une fantaisie pour les tissus de Galilée. Il vient de faire une tournée pour en acheter.

Paulus prit un air chagrin et fixa Démétrius.

– Est-il bien ? Il a toute sa tête ?

– Oh ! oui, seigneur, dit Démétrius.

– J’avais entendu dire…

Paulus ne termina pas sa phrase, dans l’attente d’une réplique. Démétrius, qui n’avait pas l’habitude d’être assis en présence de ses supérieurs, se leva en vacillant.

– Le tribun a été malade durant plusieurs mois. Une forte dépression. Il a fait un séjour à Athènes… et il est guéri maintenant.

– Pourquoi était-il si déprimé, Démétrius ? demanda Paulus.

Comme la réponse se faisait attendre, il ajouta :

– C’est cette vieille histoire ?

– Oui, seigneur, dit Démétrius.

– Quelque chose s’est détraqué… quand il a mis la Tunique au banquet du procurateur. Je me souviens. Il a eu l’air très affecté.

Paulus secoua ce souvenir désagréable et poursuivit :

– Et maintenant, voyons ton cas. Pourquoi es-tu ici ?

Démétrius donna l’explication en quelques mots et, lorsque Paulus voulut savoir la cause de la dispute, il répondit qu’il avait désiré de l’eau et que le Syrien avait refusé de lui en donner.

– Qu’on fasse venir le capitaine Namius, ordonna Paulus.

Un soldat sortit et revint immédiatement avec les gardes et les Syriens. L’enquête se poursuivit rapidement ; Namius fit son rapport sur le duel dans le corridor.

– Nous l’avons fait cesser, dit-il pour conclure, quand ce Syrien a lancé à la tête du Grec un morceau de la cruche à eau.

– Qu’on lui donne trente-neuf coups de fouet, cria Paulus. Et l’autre cochon, qu’on l’enferme, et surtout, qu’on ne l’engraisse pas. Tu peux aller, Namius.

– Et le Grec ? demanda Namius.

– Va, je t’appellerai plus tard.

Paulus suivit des yeux le capitaine jusqu’à ce qu’il eût franchi la porte ; puis, jetant un regard circulaire, il dit tranquillement :

– Que tout le monde sorte. Toi aussi, Sextus. Je veux être seul avec Démétrius.

*

* *

En rentrant à l’auberge, Marcellus et Justus n’eurent pas grand’chose à se dire. Le Galiléen marchait d’un pas assuré, comme si cette après-midi passée avec Barthélemy lui avait redonné confiance.

Quant au Romain, il était profondément troublé par le récit du disciple. Absorbé dans ses pensées, il ralentit involontairement le pas. Justus, devinant ses préoccupations, lui sourit d’un air entendu et partit seul en avant.

Ce qu’il y avait d’ennuyeux dans tout ceci, c’est que, une fois que l’on avait admis qu’il pouvait y avoir quelque chose de vrai dans certaines de ces histoires, il n’était pas raisonnable de fixer un point arbitraire au delà duquel on refusait de s’aventurer. Il était enfantin de dire : « Oui… cette chose extraordinaire, Jésus a pu la faire, mais pas celle-là ! »

Quelques-unes de ces histoires s’expliquaient très simplement. Le récit naïf de Hariph, par exemple. Les cruches poreuses avaient contenu du vin auparavant. Évidemment il fallait accorder que la personnalité de Jésus avait eu un effet étonnant sur les convives du repas de noces, qui l’aimaient, l’admiraient et avaient confiance en lui. Ce n’était pas le premier venu qui aurait pu donner à l’eau le goût du vin ; cela, il fallait en convenir. S’il n’y avait eu que cet incident pour illustrer le pouvoir inexplicable de Jésus, la question ne serait pas compliquée. Mais il y avait Miriam… et c’était le jour même des noces de Cana que cette belle voix inspirée lui était venue. Si l’on ajoutait foi à l’histoire de Miriam – et son authenticité était évidente – on pouvait aussi bien croire à celle de Hariph. Puis, cet étrange repas dans le désert, celui-là n’était pas difficile à expliquer. Sous l’effet des paroles persuasives de Jésus sur l’esprit de fraternité, les gens s’étaient partagé leurs provisions. Il n’y avait là rien d’autre à admettre que la grande force de caractère de Jésus, ce qui était facile puisque Marcellus en était déjà convaincu. Démosthène n’avait-il pas fait des miracles avec ses discours passionnés ?

Il y avait encore le petit Jonathan. Tous les gens de Séphoris savaient que Jonathan était né estropié. On pouvait supposer que Jésus, en manipulant le petit pied déformé, avait réduit la dislocation. Évidemment, toute la population de Séphoris croyait à une guérison miraculeuse ; il n’y a pas de limite à la crédulité des gens simples. Au contraire, ils ont la passion du surnaturel.

Il y avait encore Lydia, guérie d’un mal opiniâtre en touchant la Tunique de Jésus. Eh bien ! cela ne lui semblait pas impossible, d’après sa propre expérience. Mais s’il admettait que la forte personnalité de Jésus pouvait guérir des maladies physiques et mentales par le simple attouchement de sa Tunique, pourquoi donc ne pouvait-il pas croire qu’il eût apaisé une tempête ? Une fois qu’on lui avait reconnu un pouvoir surnaturel, comment avoir l’audace de délimiter les choses qu’il avait pu faire et les choses qu’il n’avait pas pu faire ? Pourtant, cette histoire de tempête, il était impossible d’y ajouter foi ! Il ne s’agissait plus d’une multitude humaine obéissant à une voix persuasive, mais d’éléments insensibles ; aucun être humain, si persuasif soit-il, ne peut apaiser un ouragan ! Reconnaître à Jésus ce pouvoir, c’était admettre qu’il était divin !

– Je me suis permis de commander notre souper à l’auberge, annonça Justus comme Marcellus se dirigeait lentement vers la tente. Cela nous changera de ma médiocre cuisine.

– Très bien, répondit Marcellus d’un air absent. As-tu des nouvelles de Démétrius ?

– Non, on ne sait rien à l’auberge. Mais s’il a été arrêté, tu en entendras vite parler. On te le rendra, contre bon prix, quel que soit l’acte d’accusation. Les esclaves de valeur ne restent jamais longtemps en prison. Veux-tu souper maintenant, seigneur ?

La salle n’avait place que pour une vingtaine de convives. Trois pharisiens, très dignes, occupaient une table au centre. Deux centurions du fort dégustaient leur vin près de la fenêtre. Shalum, avec sa tête grise et ses jambes courbes, les conduisit à une table de coin.

– Est-ce un chrétien ? demanda Marcellus après le départ de Shalum.

Justus, surpris, battit des paupières, et Marcellus sourit.

– Oui, dit Justus en baissant prudemment la voix.

– Tu ne savais pas que je connaissais ce nom ? murmura Marcellus. Démétrius l’a entendu à Joppé.

– Nous devons faire très attention, fit Justus. Les pharisiens ont peu de cœur, mais de bonnes oreilles.

– C’est un dicton ? demanda Marcellus en riant.

– Oui… mais on ne le dit pas à haute voix, avertit Justus en rompant le pain.

Il éleva un peu la voix et ajouta :

– Le pain de Shalum est excellent. Sers-toi.

– Tu es souvent venu ici ?

– La dernière fois, c’est il y a une année et demie. Cette salle était pleine. Shalum donnait un repas en l’honneur de Jésus. Tous les disciples et quelques amis étaient ici ; et il y en avait une centaine dehors. Shalum leur a aussi donné à manger.

– Vous ne vous cachiez donc pas ?

– Non, pas à ce moment. Les prêtres complotaient déjà pour détruire l’influence qu’il avait sur le peuple, mais ils n’étaient pas ouvertement hostiles.

– C’est étrange, dit Marcellus. Lorsque Jésus était vivant et un danger pour les affaires des prêtres, vous ne faisiez rien pour cacher ses faits et gestes. À présent qu’il est mort, vous n’osez plus parler de lui à haute voix.

Justus regarda Marcellus bien en face, et sourit. Il allait répondre quand un serviteur apporta le souper ; du poisson frit, des lentilles à la crème, de la compote de figues et une cruche de vin. Les mets étaient appétissants et ils avaient faim.

– Étais-tu assis près de Jésus à ce dîner ? demanda Marcellus après les premières bouchées.

– Non, j’étais à côté de Matthieu, en bas vers la porte.

– Où était Jésus ?

– Là, à ta place.

Marcellus sursauta.

– Personne ne devrait s’asseoir là ! déclara-t-il.

Les yeux de Justus s’adoucirent et il donna son approbation avec un sourire affectueux.

– Tu parles comme un chrétien, murmura-t-il.

Puis il ajouta après un moment :

– Que dis-tu de l’histoire de Barthélemy ?

– Je dois avouer que j’en suis très troublé. Barthélemy est un homme digne de confiance. Je suis persuadé qu’il croit que c’est vrai.

– Mais toi, tu ne le crois pas, dit Justus.

– Barthélemy a fait une déclaration qui peut jeter un peu de lumière sur cette affaire. Te rappelles-tu qu’il a dit s’être senti apaisé et calmé lorsque Jésus a parlé à la tempête ? C’est là peut-être que la tempête s’est tranquillisée, la tempête dans le cœur de ces hommes ! Jésus s’est adressé à leurs craintes, et ils ont été rassurés.

– Cette explication te satisfait ? demanda Justus, très sérieux.

– Bien sûr que non ! avoua Marcellus. Mais, voyons, Justus ! Jésus n’a pas pu arrêter le vent et la houle !

– Pourquoi pas ? demanda Justus avec candeur.

– Pourquoi pas ! Ne comprends-tu pas que pour faire cela il faut être surhumain ? Ne vois-tu pas que dans ce cas il serait un dieu ?

– Ma foi… si cela…

– Alors c’est encore bien plus compliqué. Suppose un moment que Jésus soit divin, qu’il soit un dieu ! Se serait-il laissé arrêter, mener de juge en juge, et battre de verges ? Aurait-il, lui un dieu, accepté d’être cloué sur une croix ? Un dieu ! lui, crucifié, mort et enterré !

Justus resta un moment sans rien dire, regardant Marcellus droit dans les yeux. Puis il se pencha en avant, saisit sa manche et l’attira à lui. Il chuchota quelque chose dans l’oreille de Marcellus.

– Non, Justus ! s’écria Marcellus avec brusquerie. Je ne suis pas fou ! C’est impossible… et tu n’y crois pas non plus !

– Mais… je l’ai vu ! insista Justus tranquillement.

Marcellus secoua la tête.

– Pourquoi me dire, à moi, une chose pareille ? dit-il avec impatience. Je sais que ce n’est pas vrai ! Tu peux faire croire cela à d’autres, mais pas à moi ! Je n’avais pas l’intention de te faire cette confidence, Justus, mais… je l’ai vu mourir ! J’ai vu une lance transpercer son cœur ! J’ai vu descendre de la croix son corps inanimé ; il était mort, complètement mort !

– Tout le monde sait cela, concéda Justus avec calme. On l’a tué et il a été mis dans une tombe. Et le matin du troisième jour, il est revenu à la vie et on l’a vu dans un jardin.

– Tu es fou, Justus ! Ces choses n’arrivent pas !

– Attention ! Il ne faut pas qu’on nous entende.

Repoussant son assiette, Marcellus croisa les bras sur la table. Ses mains tremblaient.

– Mais alors, s’il est vivant, où est-il ? murmura-t-il.

Justus secoua la tête, eut un petit geste impuissant de la main et poussa un soupir.

– Je l’ignore, dit-il d’un air rêveur, mais je sais qu’il est vivant.

Après un moment de silence, le visage de Justus s’éclaira un peu.

– Je m’attends toujours à le voir, continua-t-il. Chaque fois qu’une porte s’ouvre ; à chaque tournant de la route ; à chaque coin de rue ; à chaque sommet de colline.

Marcellus ouvrit des yeux tout grands et fit signe qu’il comprenait.

– Je me suis aperçu que tu t’attendais toujours à rencontrer quelqu’un, dit-il. Si tu persistes dans cette habitude, tu perdras la raison.

Il y eut un moment de silence. Marcellus regarda du côté de la porte.

– Si je comprends bien, dit-il en baissant prudemment la voix, tu ne serais pas surpris si Jésus entrait maintenant… et demandait qu’on lui serve à souper ?

Justus réprima un sourire à la vue de l’ahurissement quasi enfantin de Marcellus.

– Non, répondit-il avec assurance. Je ne serais pas surpris du tout. Je dois avouer que j’ai reçu un coup, la première fois que je l’ai revu. Comme tu l’as dit, ces choses n’arrivent pas. C’est impossible. Si j’avais été seul, j’aurais douté de mes sens… et de ma raison.

– Où était-ce ? demanda Marcellus d’un air sérieux.

– Chez Benyosef ; nous étions là, plusieurs ensemble, environ dix jours après la mise à mort de Jésus. Le soleil était couché mais les lampes n’étaient pas encore allumées. Nous discutions de la réapparition de Jésus, quelques-uns affirmaient l’avoir vu. Pour ma part, je n’y croyais pas, toutefois je me taisais. Les différents récits semblaient se contredire. Le matin du troisième jour, des femmes se rendant au sépulcre l’avaient trouvé vide. L’une prétendait qu’elle avait vu Jésus marchant dans le jardin et qu’il lui avait parlé.

– Une folle, je suppose, fit Marcellus.

– C’est bien ce que j’ai pensé d’abord, avoua Justus. Puis, on a aussi raconté que deux hommes l’avaient rencontré sur la route et l’avaient invité à souper.

– Des hommes dignes de confiance ?

– Je ne les connais pas. L’un s’appelait Cléophas, je ne sais pas le nom de l’autre.

– Ce témoignage ne vaut pas grand’chose.

– C’était mon avis, dit Justus. Plusieurs des disciples ont aussi déclaré qu’il avait paru dans la chambre où ils étaient réunis, pendant cette même soirée. Mais leurs nerfs étaient dans un tel état que j’ai pensé qu’ils s’étaient imaginé l’avoir vu après tout ce qu’on racontait…

– Sûrement ! fit Marcellus. Une fois qu’un bruit se répand, les hallucinations se multiplient. Mais continue… tu me disais que vous étiez réunis chez Benyosef…

– Jean venait de nous décrire l’air qu’il avait et de nous répéter ce qu’il avait dit, quand Thomas s’est levé et a émis son opinion – qui était la mienne aussi. « Je n’en crois pas un mot ! s’écria-t-il. Et je n’y croirai que lorsque je l’aurai vu de mes yeux, et que j’aurai touché du doigt ses plaies ! »

– C’était hardi de sa part, dit Marcellus. Jean s’est-il montré offensé ?

– Il n’en a pas eu le temps. Jésus était là, à côté de Thomas.

– Non… Justus !

– Oui… et il avait le même sourire plein de compassion que nous lui connaissions si bien.

– Un spectre ?

– Pas du tout ! Il était un peu plus maigre. On voyait qu’il avait souffert des mauvais traitements. Il montra ses mains à Thomas…

– Vous êtes-vous tous approchés de lui ? demanda Marcellus, la gorge sèche.

– Non, nous étions pétrifiés. Moi, en tout cas, j’aurais été incapable de faire un pas. Le silence était complet. Jésus tendait ses mains vers Thomas et lui souriait. On voyait les plaies dans ses paumes. « Touche-les », dit-il avec bonté. C’en fut trop pour Thomas. Il se couvrit le visage de ses mains et pleura comme un enfant.

On avait débarrassé les tables, le crépuscule tombait. Shalum vint voir s’ils n’avaient besoin de rien. Marcellus sursauta à ce rappel à la réalité.

– Je raconte à mon ami des histoires de Jésus, dit Justus.

– Eh oui ! fit Shalum. Il a honoré un jour ma maison de sa présence. Il était assis, là, à la place où tu es, seigneur.

– A-t-il parlé ce jour-là ? demanda Marcellus.

– Oui, il a raconté quelque chose, dit Shalum. Je crois que quelqu’un lui avait demandé ce qu’on entendait par le « prochain » aux termes de la loi. Jésus nous a raconté une histoire où il était question d’un homme qui, voyageant de Jérusalem à Jéricho, tomba au milieu de brigands qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et le laissèrent à demi-mort. Un sacrificateur, qui descendait par le même chemin, ayant vu cet homme, passa outre. Un Lévite, qui arriva ensuite dans ces lieux, l’ayant vu, passa outre de même. Mais un Samaritain – nous ne les estimons guère ici – étant venu là, pansa ses blessures et le conduisit à l’hôtellerie. « Lequel de ces hommes, a demandé Jésus, vous semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ? »

– La réponse est facile, fit Marcellus. Mais si j’avais été présent, j’aurais posé une autre question. J’ai entendu dire que Jésus ne voulait pas qu’on se batte, quelles que soient les circonstances. Si le brave Samaritain était arrivé pendant que les brigands rouaient de coups le malheureux, qu’aurait-il dû faire ? Se porter à son secours… attendre sans bouger… ou prendre la poudre d’escampette ?

Shalum et Justus se regardèrent, embarrassés, chacun invitant l’autre à répondre.

– Ce que Jésus voulait, c’est qu’on panse les blessures et non qu’on les inflige, déclara Justus d’un ton solennel.

– Ce n’est pas une réponse, dit Marcellus. Il nous faut partir, Justus ; il fait presque nuit.

Ils se levèrent.

– Le poisson était bon, Shalum. Tu nous en serviras encore demain.

Une fois dans la tente, Marcellus, ayant délacé ses sandales et enlevé sa ceinture, s’étendit sur son lit.

– Et qu’est-il arrivé, après que Thomas a regardé les plaies ? demanda-t-il à Justus qui dépliait sa couverture.

– Benyosef a rempli une assiette de soupe et l’a offerte à Jésus, dit Justus en s’asseyant par terre. Et Jésus a mangé.

– Il n’était donc pas seulement un esprit.

– Je ne sais pas, murmura Justus, incertain. Il a mangé, du moins il me semble. La nuit tombait et Philippe a proposé d’allumer la lampe, mais quand nous avons eu la lumière, Jésus n’était plus là.

– Disparu ? demanda Marcellus en se dressant sur son séant.

– Je ne sais pas. Il commençait à faire sombre. Il est peut-être sorti par la porte, mais personne ne l’a entendu s’ouvrir ou se fermer.

– Était-il entré par la porte ?

– Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu. Je l’ai tout à coup vu à côté de Thomas. Et après, quand la lampe a été allumée, il n’était plus là.

– Qu’est-ce que tu crois qu’il est devenu ?

– Je ne sais pas, dit Justus en secouant la tête.

Il y eut un long silence.

– Tu l’as revu ? demanda Marcellus.

Justus fit signe que oui.

– Une fois encore, dit-il, environ un mois plus tard. Entre temps, on l’avait vu en Galilée. Une chose très triste est arrivée la nuit où Jésus a été jugé. Comme il comparaissait devant le vieil Anne, Simon attendait dans la cour où des légionnaires faisaient du feu. Une servante a dit à Simon : « N’es-tu pas un ami de ce Galiléen ? » et Simon a déclaré : « Non, je ne le connais pas. »

– Mais j’ai cru que Simon était le plus important des disciples, fit Marcellus.

– C’est ce qui rend la chose plus triste encore, fit en soupirant Justus. D’habitude, Simon est un homme hardi, plein de courage. Je ne sais pas où il était pendant l’exécution, ni où il est allé le jour suivant. Il m’a confié que, bourrelé de remords, il s’est d’abord caché puis est retourné en Galilée.

– Jésus a-t-il su que Simon l’avait renié ?

– Oh ! oui, il le savait. Simon n’était pas présent la première fois que Jésus est apparu, et Jésus a insisté pour qu’on l’informe de sa venue afin de le rassurer. Bref, le matin suivant, les frères Zébédée et Thomas, ont décidé d’accompagner Barthélemy chez lui. En Galilée, ils ont trouvé Simon Pierre, désespéré, et lui ont raconté ce qui était arrivé. Il a voulu immédiatement retourner à Jérusalem, mais ils lui ont conseillé d’attendre, car la nouvelle du retour de Jésus commençait à s’ébruiter et les prêtres cherchaient à s’informer ; le magasin de Benyosef était surveillé. Ils sont allés à la pêche cette nuit-là et au petit jour, ils ont mis le cap sur la rive orientale. Barthélemy m’a raconté que, fatigués de leur longue veille sur l’eau, ils sommeillaient doucement, lorsque, à deux cents coudées du rivage, ils ont été réveillés en sursaut par un cri et le bruit d’un plongeon. Simon avait sauté dans l’eau et nageait vers le bord. Ils ont regardé ce qui arrivait et ont aperçu Jésus, debout sur la grève, qui attendait. Le revoir a été très émouvant, car Simon avait le cœur brisé.

– Et… a-t-il de nouveau disparu comme la première fois ? demanda Marcellus avec impatience.

– Pas tout de suite. Tandis qu’ils faisaient bouillir du poisson, Jésus s’est assis et a parlé avec eux pendant environ une heure, montrant une attention toute spéciale à Simon Pierre.

– De quoi parlait-il ?

– De leurs devoirs futurs, répondit Justus. Il les a chargés de transmettre son enseignement au monde. En outre, il leur a promis qu’il reviendrait, mais sans fixer la date et le moment. Ils devaient être vigilants et attendre son retour. Après leur repas, quelqu’un a proposé de rentrer à Capernaum. Barthélemy est allé gréer la voile et les autres ont armé les avirons. Quand ils ont cherché Jésus, il n’était plus là.

– Mais, on l’a revu, plus tard ?

– La dernière fois qu’on l’a vu, j’étais présent, dit Justus. C’était au sommet d’une colline de Judée, à quelques kilomètres au nord de Jérusalem. Il faut que je te dise que les disciples et les compagnons de Jésus étaient très surveillés en ce temps-là. Nous nous réunissions tard le soir dans des endroits isolés.

– Combien y avait-il de chrétiens à ce moment à Jérusalem ? demanda Marcellus. Une vingtaine, peut-être ?

– Environ cinq cents qui avaient fait leur déclaration de foi. Une après-midi, à peu près cinq semaines après la crucifixion, Alphée est venu chez moi m’annoncer que Simon nous convoquait pour dans une semaine, à la première heure du matin sur cette sommité où souvent nous avions passé une journée de repos du temps de Jésus. Comme il était dangereux d’être vus ensemble, nous nous y sommes rendus chacun de notre côté. Le temps était superbe. En arrivant au sentier bien connu qui monte à travers champs vers la montagne, j’ai vu, dans la lueur du jour naissant, plusieurs hommes me précédant, parmi lesquels j’ai reconnu Simon Pierre à sa haute taille. Le chemin devenait plus raide ; j’ai rattrapé Barthélemy.

– Il était venu à pied de Capernaum ? demanda Marcellus.

– Il avait mis la semaine entière pour arriver, et il était bien las. Nous avons achevé la route ensemble. Tout à coup, il s’est arrêté, montrant quelque chose avec son bâton, et s’est écrié d’une voix rauque : « Regarde, là-haut, sur le rocher ! » J’ai levé les yeux… il était là ! Il portait une tunique blanche que le soleil rendait éblouissante. Il était debout sur le rocher, au sommet, et nous attendait.

– As-tu été surpris ?

– Non, pas surpris ; mais impatient d’aller plus vite. Lorsque nous avons atteint le petit plateau, Jésus était là, les bras étendus dans un geste de bénédiction. Les disciples, à genoux à ses pieds, l’entouraient. Simon, les mains sur son visage, était prosterné jusqu’à terre. Nous sommes tombés à genoux, et avons incliné nos têtes.

La voix de Justus se brisa, et il se tut un instant, dominé par son émotion. Marcellus attendit en silence qu’il se fût ressaisi.

– Après un moment, continua Justus d’une voix enrouée, nous avons entendu des murmures. Nous avons levé les yeux ; il était parti.

– Où, Justus ? Où crois-tu qu’il soit allé ? demanda Marcellus.

– Je l’ignore, mon ami. Je sais seulement qu’il est vivant, et je m’attends à chaque instant à le voir. Parfois, je sens sa présence, comme s’il était à côté de moi.

Justus, les yeux en larmes, ébaucha un sourire.

– On n’a pas la tentation de voler, ou de mentir ou de faire du mal à quelqu’un, continua-t-il, si l’on pense que Jésus peut être à côté de nous.

– Pour ma part, cela me gênerait beaucoup de me sentir surveillé par une présence invisible, fit Marcellus.

– Pas si cette présence t’aidait à te défendre contre toi-même. C’est une grande aide d’avoir quelqu’un tout près, qui nous incite à faire de notre mieux.

Justus se leva brusquement et se dirigea vers l’ouverture de la tente. Une lanterne se balançait entre les arbres.

– Il vient quelqu’un ? demanda Marcellus.

– Un légionnaire, dit à voix basse Justus.

– Il apporte peut-être des nouvelles de Démétrius.

Marcellus rejoignit Justus devant la tente. Un soldat se dressait devant eux ; il annonça :

– J’apporte un message du commandant Paulus pour le tribun Marcellus Lucan Gallio.

– Tribun ! murmura Justus d’une voix agitée.

– Le commandant présente ses compliments, continua le légionnaire d’un ton impersonnel, et désire que son excellent ami, le tribun Marcellus, soit son hôte cette nuit au fort. Si tu le veux, je puis t’accompagner, tribun, et éclairer ta route.

– Très bien, dit Marcellus ; je serai prêt dans un instant. Attends-moi sur la route.

Le légionnaire salua de l’épée et se retira.

– Démétrius doit être en sûreté ! s’écria Marcellus, heureux.

– Et j’ai trahi mon peuple, gémit Justus en se laissant tomber sur sa couverture. J’ai livré mes amis à leurs ennemis !

– Non, Justus… Non ! dit Marcellus en posant sa main sur l’épaule de son camarade. Ne t’inquiète pas ; je t’assure que je ne suis pas un traître ! Il se peut même que je puisse faire quelque chose pour toi et ton peuple. Attends-moi ici, je reviendrai demain dans la matinée.

Justus ne répondit rien ; il resta, complètement abattu, la tête entre les mains, jusqu’à ce que les pas de Marcellus se fussent éloignés. Ce fut une longue nuit de remords. Aux premières lueurs du jour, le Galiléen ramassa ses effets et partit sur la route silencieuse. Longtemps il demeura assis sur les degrés de marbre de la synagogue, puis, le soleil une fois levé, il se rendit à la petite maison où il avait laissé Jonathan.

La mère de Thomas était dans la cuisine à préparer le déjeuner.

– Tu viens de bonne heure, dit-elle. Je ne t’attendais pas si tôt. J’espère que tout va bien, ajouta-t-elle en voyant sa mine soucieuse.

– Je désire me mettre en route le plus tôt possible, répondit-il.

– Mais, où est le jeune Romain ? et vos bagages ?

– Ils restent ici, dit Justus. Je rentre avec Jonathan.

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