XXI

Plus d’un Romain de haut rang aurait été fou de joie et d’orgueil d’être appelé dès le matin au chevet de l’empereur ; pourtant Diana s’inquiéta de cette invitation.

Depuis la veille au soir elle avait compté les heures qui la séparaient de son rendez-vous avec Marcellus, le lendemain de bonne heure. Son amour pour lui était si profond que rien d’autre n’importait. Mais cette entrevue tant attendue risquait d’être renvoyée ou peut-être même de n’avoir jamais lieu, si la conversation avec l’empereur, qui s’était prolongée fort tard dans la soirée, avait mal tournée.

Jusqu’au milieu de la nuit, Diana était restée à l’affût de chaque pas dans le corridor. À la longue, elle s’était persuadée que Marcellus n’oserait la déranger si tard. Après un sommeil agité, elle avait salué l’aube, debout à sa fenêtre, se demandant quand elle pourrait décemment se glisser hors de la villa Jovis pour se rendre à sa pergola enchantée.

Et voilà que le message de l’empereur était arrivé. Cachant sa déception aux yeux de ses servantes, Diana fit ses préparatifs pour obéir à l’invitation. Tandis qu’elle se parait de vêtements aux couleurs gaies, elle essayait de deviner ce qui avait bien pu arriver.

Elle envoya vite Atréus porter un message à Marcellus pour l’avertir qu’elle ne serait pas au rendez-vous, puis, après quelques essais de sourire devant la glace, elle se rendit de pied ferme chez Tibère.

– Que c’est aimable à l’empereur de désirer ma présence de si bon matin ! J’espère que je ne l’ai pas fait attendre.

– Un gobelet de jus d’orange pour la fille de Gallus… et hors d’ici, vous tous !

– Cela ne va pas ? minauda Diana.

– Je ne suis pas en veine de plaisanter, grogna le vieillard. Cela suffit maintenant, cria-t-il au chambellan, va, et ferme la porte.

– Puis-je faire quelque chose pour toi, dit avec sympathie Diana quand ils furent seuls.

– Peut-être… C’est pour cela que je t’ai fait chercher.

– Je ferai de mon mieux.

Diana tint le gobelet des deux mains pour l’empêcher de trembler.

– J’ai eu un long entretien avec ton amoureux, dit Tibère en fixant les yeux anxieux de Diana. Tu disais que le vieux Dodinius était fou ; comparé à ton Marcellus, c’est une lumière !

– Est-ce possible, murmura Diana. J’ai passé hier une heure avec lui, et il parlait raisonnablement.

– Vous n’avez peut-être pas discuté de la chose qui l’affecte. Sais-tu qu’il s’est laissé convaincre que ce Jésus est divin… et a l’intention de gouverner le monde ?

– Oh ! non… je t’en prie, supplia Diana, se sentant subitement mal.

– Questionne-le… ou même, prononce simplement : « Jésus » et attends ce qui arrivera.

– Mais… certainement… bredouilla Diana, Marcellus devait te parler de tout ce qu’il avait appris du pauvre Juif, vu que c’était pour cela qu’il avait été envoyé au delà des mers.

– Pauvre Juif, ah ! oui vraiment ! s’écria Tibère. Ce Galiléen est revenu à la vie ! Il se promène par le pays, il parle et mange avec les gens ! Il peut apparaître n’importe où !

– On ne l’a peut-être pas tué, suggéra Diana.

– Bien sûr qu’ils l’ont tué ! rugit Tibère.

– Et Marcellus croit qu’il est revenu à la vie ; l’a-t-il vu ?

– Non, mais il en est convaincu. Et il dit que ce Jésus est un dieu qui régnera sur le monde sans le secours des armées.

Diana frémit et secoua la tête.

– J’avais pensé qu’il était complétement guéri, dit-elle tristement. D’après cela il semble plus mal que jamais. Que faut-il faire ?

– Si quelque chose peut être fait, il faudra que tu le fasses toi-même. Tu sais que ce jeune fou ne m’intéresse qu’à cause de toi. C’est pour toi que je l’ai fait revenir du fort de Minoa ; pour toi, encore, que je l’ai envoyé en mission afin de lui donner le temps de recouvrer ses esprits. Je m’aperçois que je l’ai envoyé au mauvais endroit, mais il est trop tard maintenant. Il sait qu’il te doit beaucoup, et d’ailleurs, il t’aime. Peut-être auras-tu assez d’influence sur lui pour lui faire abandonner sa marotte pour ce Galiléen.

Le vieillard se tut, secoua lentement la tête, puis ajouta :

– Je doute que tu arrives à quoi que ce soit. Vois-tu, mon enfant, il y croit réellement.

– Alors… pourquoi ne pas le laisser croire à ce qu’il veut ? insista Diana. Je l’aime… Il ne m’importunera pas avec ces idées extravagantes si je lui dis que cela ne m’intéresse pas.

– Ah ! mais il y a bien plus, déclara Tibère d’un air sombre. Ce n’est pas comme si Marcellus avait par hasard entendu cette étrange histoire et y avait attaché foi. Dans ce cas, le mal ne serait pas grand. Mais il se considère comme obligé de faire quelque chose pour ça. Il a crucifié ce Jésus ! Il a une dette à payer ! Et cette dette est bien plus grosse que celle qu’il a contractée envers toi.

– A-t-il dit cela ? demanda Diana blessée à vif.

– Non, il ne l’a pas dit. Mais ton Marcellus, malheureusement, possède beaucoup de volonté et une grande honnêteté. Cela lui causera un tas d’ennuis, et à toi aussi, je le crains. Il va se croire obligé de prendre part à ce mouvement de Jésus.

– Mouvement ? répéta Diana intriguée.

– Rien de moins… et qui porte en lui les germes de la révolution. Déjà, dans nos provinces de Palestine, des milliers de gens proclament que ce Jésus est le Christ… l’Oint du Seigneur… et se disent des chrétiens. Ce mouvement avance rapidement à travers la Macédoine jusqu’en Mésopotamie ; il avance sans bruit, mais gagne continuellement en force.

Diana écoutait, les yeux dilatés d’étonnement.

– Comment ? Tu crois qu’ils pourraient renverser l’empire ?

– Pas par la violence. Si quelque fou audacieux criait à ces peuples captifs de prendre les armes contre leurs maîtres, ils sauraient que c’est inutile. Par contre… voici un homme sans armée et qui n’en veut pas ; il n’a pas d’ambitions politiques ; il ne désire pas de trône ; il n’a pas de places à distribuer. Il ne s’est jamais battu et n’a jamais possédé d’épée ; il n’a rien de ce qui fait un chef… sauf… (Tibère baissa la voix) qu’il sait comment rendre la vue aux aveugles et faire marcher les paralytiques ; et, ayant été mis à mort pour avoir créé tant d’excitation, il revient du séjour des morts et dit : « Suivez-moi… et vous serez libérés ! » Ma foi ! pourquoi ne le suivraient-ils pas… s’ils croient en lui ?

Le vieillard eut un rire sans joie.

– Il y a plus d’une sorte de courage, mon enfant, murmura-t-il, et le plus fort de tous est la bravoure téméraire de ceux qui n’ont rien à perdre.

– Et tu crois que Marcellus est un de ces chrétiens ? demanda Diana.

– Mais certainement ! Il n’y a pas l’ombre d’un doute ! N’a-t-il pas eu la hardiesse de me dire, en face, que l’empire était condamné !

– Oh ! c’est horrible, s’écria Diana.

– C’est en tout cas dangereux de dire une chose pareille, et s’il est assez fou pour jeter cela à la tête de son empereur, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il soit plus prudent avec les autres personnes.

– Il pourrait être arrêté pour menées séditieuses ! fit Diana effrayée.

– Oui, mais ça lui serait égal. C’est l’ennui de cette nouvelle théorie sur le Galiléen ; les hommes qui y croient sont absolument possédés ! Ce Jésus a été jugé comme agitateur, puis condamné et crucifié ; mais il est ressuscité et il promet de prendre soin de tous ceux qui donneront leur vie pour le suivre. Ces gens-là ne connaissent pas la peur. Une fois qu’on a mis une chose pareille en mouvement… on n’en voit pas la fin !

– Mais quel avantage Marcellus peut-il avoir à prédire l’écroulement de l’empire ? fit Diana étonnée. C’est tout à fait absurde, à mon avis.

– Tu crois que l’empire romain durera toujours ? dit Tibère.

– Je n’y ai jamais vraiment pensé, avoua Diana.

– Non… bien sûr, marmotta le vieillard d’un air absent.

Il resta un moment à fixer le plafond.

– Ce serait intéressant, continua-t-il en se parlant à lui-même, ce serait intéressant de voir cette étrange chose se développer. Si elle pouvait continuer à avancer, comme elle semble avancer maintenant, rien ne l’arrêterait. Mais cela n’ira pas longtemps ainsi. Tout cela s’évanouira dès qu’ils auront atteint une position stable ; dès qu’ils seront assez forts pour dicter leur volonté. Alors, le pouvoir leur montera à la tête. Le chrétien à pied est un gaillard formidable mais, lorsqu’il sera assez riche pour monter à cheval…

Tibère s’interrompit en riant :

– Hé ! hé ! hé ! lorsqu’il montera à cheval ! Ho ! ho ! un chrétien à cheval sera comme un autre homme à cheval ! Cette armée de Jésus doit voyager à pied… si elle veut accomplir quelque chose !

Les yeux de Diana s’agrandirent de pitié et de dégoût à l’ouïe des extravagances du vieil empereur. Elle savait par expérience que cette excitation serait bientôt suivie d’une colère irraisonnée. Elle se glissa sur le bord de son siège comme pour demander la permission de s’en aller. Le vieillard l’arrêta du geste.

– Ton Marcellus doit revenir me voir à midi, fit-il sérieux. Je lui ai dit que je ne permettrai pas que tu gâches ta vie en épousant un homme qui soit mêlé de n’importe quelle façon à cette dangereuse affaire. S’il embrasse cette cause… et je ne doute pas que ce soit son intention… il perdra ses amis, et sa vie aussi. Qu’il fasse ce qu’il veut, mais il ne t’entraînera pas avec lui ! Je lui ai ordonné de choisir. Je lui ai déclaré que s’il ne quittait pas immédiatement le parti des chrétiens, je te donnerais en mariage à Gaïus.

– Oh ! non, je t’en prie, supplia Diana.

– Je reconnais, dit Tibère avec un petit rire, que Gaïus a ses petits défauts ; mais il ferait de toi une princesse. Cette union peut ne pas te sembler idéale, mais tu seras plus heureuse en tant que princesse que comme épouse d’un loufoque entiché d’un revenant.

– Qu’a-t-il dit, murmura Diana, quand tu as parlé de me donner à Gaïus ?

– Il m’a demandé à réfléchir jusqu’à midi… aujourd’hui.

Le vieillard se souleva sur le coude pour juger de l’effet de cette déclaration outrageante. Son sourire s’évanouit quand il vit combien douloureusement le coup avait porté.

– Il lui faut du temps pour réfléchir… dit-elle d’une voix entrecoupée, pour réfléchir… si je dois être donnée à Gaïus !

– Oui, et j’ai l’impression qu’il le laissera faire. Malgré son amour pour toi, mon enfant, il ne renoncera pas à son Jésus !

Tibère brandit son index droit sous le nez de la jeune fille :

– Tu comprends ce que je voulais dire quand j’ai affirmé que ce mouvement des chrétiens n’est pas une petite affaire. Les hommes qui y croient sont prêts à renoncer à tout ! Pour Marcellus, rien d’autre n’a d’importance. Pas même toi !

– Dans ce cas, il est peut-être inutile que je lui parle, dit Diana avec découragement. Nous nous ferons seulement du mal.

– Oh ! cela vaut la peine d’essayer. Je lui ai fait promettre de ne pas chercher à te parler avant d’avoir pris une décision, mais je vais l’avertir que je le libère de sa promesse. Tu pourras peut-être l’aider à choisir.

Diana se leva et se dirigea vers la porte.

– Ne lui parle pas de ma menace de te donner à Gaïus, cria le vieillard. Tu n’es pas censée savoir cela.

*

* *

Ils étaient assis tout près l’un de l’autre sur le banc de marbre de la pergola cachée, contemplant silencieusement le calme estival de la mer. Dans moins d’une demi-heure il serait midi et Marcellus devrait se rendre à son entrevue avec un vieil homme qui ne badinait pas avec la ponctualité.

Tout avait été dit, semblait-il. Diana, épuisée par l’émotion, appuyait sa tête contre l’épaule de Marcellus. De temps en temps un sanglot involontaire interrompait sa respiration et le bras du jeune homme se serrait autour d’elle comme pour la protéger.

Quand ils s’étaient retrouvés, trois heures auparavant, Diana pensait qu’elle avait tout lieu d’espérer que leur amour aplanirait les difficultés. Marcellus, avec une tendresse virile, avait laissé paraître une passion qui les avait ébranlés tous deux. Rien ne pourrait les séparer maintenant ; rien ! Diana était transportée. Forts de leur amour mutuel, ils vaincraient tous les obstacles. Et que leur importait le monde ? L’empire pouvait subsister ou s’écrouler ; ce Jésus pouvait continuer à faire du bien et à gouverner les hommes par la bonne volonté, ou il pouvait échouer et les peuples persister à s’entre-tuer et à s’affamer les uns les autres comme cela avait de tout temps été l’usage ; elle et Marcellus s’appartenaient et rien ne parviendrait à les séparer ! Elle offrait sans réserve son visage aux baisers du jeune homme ; il sentait contre lui les battements du cœur de Diana. Ils ne faisaient plus qu’un !

– Viens t’asseoir, avait-elle enfin murmuré hors de souffle, et parlons de nos projets.

Ils s’étaient assis, serrés l’un contre l’autre, troublés de se sentir si près ; enfin Diana se recula un peu et secoua la tête. Ses yeux étaient radieux mais ses lèvres avaient un pli résolu.

– Je t’en prie… Marcellus ! fit-elle d’une voix mal assurée. Causons. Il nous faut décider ce que tu répondras à l’empereur. Il veut mon bonheur et il sait que je t’aime. Pourquoi ne lui demanderions-nous pas un poste pour toi à Rome ?

– Mais, ne s’attend-il pas à ce que tu vives ici ? lui rappela Marcellus.

– Peut-être arriverons-nous à l’en dissuader, dit Diana avec espoir. Ma villa n’est pas terminée. Malade comme il l’est, Tibère ne peut plus surveiller efficacement les travaux. Il sera probablement tout content de ne plus s’en occuper. Disons-lui que nous désirons retourner à Rome – du moins pour un certain temps – pour revoir nos parents et nous marier. Il se peut qu’il y consente.

– C’est possible, admit Marcellus d’une voix qui semblait venir de loin. Personne ne peut prévoir ce que l’empereur pensera… de quoi que ce soit.

– Et puis, continua Diana avec un enthousiasme juvénile, tu pourras de nouveau faire tout ce que tu aimais faire, tu renoueras les amitiés d’autrefois… et tu retourneras au cercle des tribuns…

Marcellus fronça les sourcils.

– Quoi ? qu’est-ce qui te déplaît avec le cercle des tribuns ? demanda Diana. Tu avais l’habitude d’y passer la moitié de ton temps… en bains et exercices athlétiques.

Marcellus se pencha en avant, les coudes sur les genoux et fixa d’un air préoccupé ses doigts entrelacés.

– C’était avant que je sache ce qu’avait coûté la construction de cet édifice, dit-il d’un ton grave.

– Oh ! mon chéri… pourquoi te faire des soucis pour des choses auxquelles tu ne peux rien, implora Diana. Cela te tracasse que le marbre ait été extrait par des esclaves ? Hélas ! c’est aussi le cas pour ce marbre sur lequel nous sommes assis… et le marbre qui a été utilisé pour votre villa à Rome. Évidemment, il est affreux que certains peuples doivent être esclaves ; mais que peux-tu y changer, à toi tout seul ?

Marcellus soupira profondément et secoua la tête. Puis, soudain, il redressa les épaules et la regarda avec une expression toute différente, les yeux brillants.

– Diana… je brûle de te raconter l’histoire d’un homme… d’un homme remarquable !

– Si c’est celui que je crois, dit Diana dont le visage perdit toute animation, je préfère que tu n’en fasses rien. Il a déjà été pour toi la cause de tant de chagrin ! N’y pense plus. Il ne t’a fait que du mal.

– Bon… fit Marcellus, le sourire s’éteignant dans ses yeux. Comme tu voudras.

Et il se tut.

Impétueusement, Diana se rapprocha de lui et lui murmura, repentante :

– Je n’aurais jamais dû te dire cela. Parle-moi de lui.

Marcellus s’était préparé à cette éventualité. Il avait longuement réfléchi à ce qu’il dirait quand l’occasion se présenterait de parler à Diana de Jésus. Elle ne comprendrait pas facilement ; son instinct se révolterait, ses préjugés seraient difficiles à vaincre. Il avait composé avec soin le petit discours qu’il lui tiendrait et dans lequel il lui montrerait Jésus comme le divin libérateur des opprimés. Toutefois, maintenant que le corps souple et chaud de Diana se blottissait contre lui, il renonça à prononcer de belles phrases et décida de narrer tout simplement ce qu’il savait. Il débuta par le récit de Jonathan et de l’âne.

– Comment est-ce possible de traiter ainsi un petit garçon ! s’écria-t-elle en apprenant que Jonathan avait cédé à regret son âne à Thomas.

– L’épreuve était sévère, admit Marcellus, mais elle a fait de Jonathan un petit homme.

– Et pourquoi souhaiter que Jonathan devienne un petit homme ? demanda Diana montrant clairement que, si elle était obligée d’écouter l’histoire du Galiléen, elle se réservait le droit de faire des observations et de poser des questions. Il me semble, continua-t-elle d’un air innocent, que Jonathan devait être bien plus mignon en restant un petit garçon.

Convenant que le terme « petit homme » n’était pas des mieux choisi, Marcellus lui raconta comme les enfants se sentaient attirés par Jésus ; comment, d’après Justus, ils envahissaient son atelier de charpentier ; comment, lorsque Jésus rentrait le soir à la maison, une bande de ces petits l’accompagnait.

Diana écoutait d’un air distrait, jouant négligemment avec la cordelière de sa tunique et souriant de dessous ses longs cils abaissés, ses lèvres vermeilles invitant au baiser. Marcellus avala brusquement sa salive et lui donna une petite tape fraternelle sur la joue. Elle soupira et reprit sa place tout contre lui.

Alors il lui parla de Miriam ; de tout ce qui était arrivé au repas de noce, et de la voix de Miriam.

– Et elle ne savait pas chanter avant ?

– Non… elle n’avait jamais désiré chanter avant.

– Et tu lui as parlé… tu l’as entendue chanter ? Est-ce qu’elle t’a plu ? Est-elle jolie ?

– Très !

– C’est une Juive ?

– Oui.

– Elles sont souvent très jolies, convint Diana. C’est vraiment trop dommage qu’elle soit paralysée.

– Cela lui est égal. Le don qu’elle a reçu est tellement plus important.

– Pourquoi Jésus n’a-t-il pas fait qu’elle puisse de nouveau marcher ?

– On dirait que tu crois que c’était en son pouvoir, fit Marcellus encouragé.

– Ma foi… répondit Diana en se mettant sur la défensive, tu le crois, toi, n’est-ce pas ? Je m’en tiens à ce que tu dis.

– Miriam est d’avis qu’elle peut faire plus de bien aux malheureux du village si elle aussi est affligée d’une incapacité…

– Et peut chanter malgré tout, enchaîna Diana. Ce doit être une personne supérieure.

– Elle ne l’est que depuis que cette chose extraordinaire lui est arrivée.

– Est-ce qu’elle aimait Jésus ?

– Oui, tout le monde l’aimait.

– Tu sais ce que je veux dire.

– Non, je ne crois pas qu’elle ait été amoureuse de lui.

Diana frotta pensivement sa joue contre la manche de Marcellus.

– Et lui, Jésus, aimait-il quelqu’un ? murmura-t-elle.

– Il aimait tout le monde, dit Marcellus.

– Peut-être pensait-il que c’était mal… d’aimer une seule personne… par-dessus tout.

– Je pense que cela aurait été mal… pour lui. Vois-tu, Diana, Jésus n’était pas un homme ordinaire. Il disposait de pouvoirs surnaturels et estimait que sa vie appartenait au public.

– Qu’a-t-il fait d’autre ?

La curiosité de Diana semblait s’être assagie.

– Je vais te parler de Lydia.

Mais avant de parler de Lydia, guérie au contact de la Tunique, Marcellus jugea bon de lui exposer ses propres expériences. Diana fut violemment indignée par le récit de la nuit tragique au palais du gouverneur où Paulus l’avait forcé à revêtir la Tunique du Galiléen.

– Ce pauvre Jésus avait tant souffert ! s’exclama-t-elle. Quelle ignoble comédie ! Et il avait été si courageux, lui qui n’avait rien fait de mal.

Enhardi par la sympathie qu’elle manifestait, Marcellus lui raconta comment une après-midi, à Athènes, désespéré de son état mental, il avait décidé de se détruire.

– Tu as probablement de la peine à te représenter comment l’on peut en venir à prendre une décision pareille.

– Oh ! non, dit Diana en secouant la tête. Je me le représente tout à fait, Marcellus. Je pourrai très bien prendre cette décision dans certaines circonstances.

– On est bien seul quand on pense au suicide, murmura Marcellus.

– C’est peut-être pour cela que je le comprends, dit Diana. Je m’y connais en solitude.

Là-dessus Marcellus lui décrivit comment il avait trouvé la Tunique et l’effet qu’elle lui avait produit. Diana leva les yeux sur lui, ils étaient baignés de larmes.

– Inutile de chercher à expliquer ce qui est arrivé, continua-t-il ; j’ai pris la Tunique dans les mains et, du coup, j’ai été guéri.

– C’est peut-être parce que tu savais qu’elle avait appartenu à un autre homme solitaire, suggéra Diana.

– Oui, dit Marcellus, c’est justement l’impression que j’ai ressentie en tenant la Tunique dans mes bras. Une amitié étrange… une nouvelle et vivifiante amitié… était venue à mon secours. La pénible tension s’était relâchée ; la vie valait de nouveau la peine d’être vécue.

Il l’examina gravement, puis :

– Me crois-tu, chérie ?

– Oui, Marcellus, je te crois ; en considérant ta première expérience avec la Tunique, cela ne me surprend pas outre mesure.

Elle resta un moment silencieuse puis réclama l’histoire de Lydia.

Le récit fut coupé de nombreuses digressions. Diana trouva que Lydia avait eu bien du courage d’oser traverser cette foule d’étrangers. Cela avait conduit Marcellus à lui dépeindre ces foules ; comment les pauvres gens avaient abandonné leurs faucilles et leurs métiers à tisser, et avaient marché des jours durant sans souci des fatigues et des privations, uniquement pour être auprès de Jésus.

Diana écoutait avec une attention soutenue, plissant le front à mesure que l’histoire du Galiléen arrivait à sa conclusion.

– Et tu crois sincèrement qu’il vit de nouveau… maintenant ? demanda-t-elle avec sérieux.

Marcellus fit oui de la tête et parla encore des réapparitions de Jésus.

– Tu crois vraiment qu’Étienne l’a vu ? demanda Diana d’une voix étouffée.

– Est-ce si difficile à croire après toutes les autres choses que je t’ai dites ?

– Je veux croire ce que tu crois, Marcellus.

Il l’attira dans ses bras et l’embrassa.

– Tu ne sais pas ce que c’est pour moi, ma chérie, de voir que tu attaches foi à mon récit, dit-il tendrement. Connaissant tes sentiments à l’égard des choses surnaturelles, je n’espérais guère trouver autant de compréhension chez toi.

– Oh ! mais c’est différent !

Diana se dégagea brusquement de ses bras et le regarda en face.

– J’avais peur, expliqua-t-elle, que cela n’affecte ta vie, et la mienne en même temps. C’est une très belle histoire, Marcellus, un très beau mystère. Nous n’avons pas besoin de le comprendre et cela ne nous regarde pas, n’est-ce pas ? Faisons nos plans d’avenir… comme si rien n’était arrivé.

Elle attendit longtemps la réponse. Les traits tirés, Marcellus fixait l’horizon lointain. Les doigts minces de Diana lui caressaient machinalement le dos de la main.

– Chérie, ma vie en a été affectée, dit Marcellus d’un ton décidé. Je ne peux pas me remettre à vivre comme si rien n’était arrivé.

– Que veux-tu faire ? demanda Diana craintivement.

– Je ne sais pas encore. Mais je sais que j’ai un devoir à remplir. Je ne vois pas encore clairement en quoi il consiste. Mais il me serait impossible de recommencer à vivre comme auparavant… même si je l’essayais… Tout à fait impossible.

Puis, avec un sérieux qu’elle ne lui connaissait pas, Marcellus lui fit part de la profonde conviction que ces étranges événements avaient affermie en lui. Ce n’était pas seulement un bref phénomène qui avait intrigué les paysans de Galilée. Ce n’était rien moins qu’un bouleversement mondial ! Durant des milliers d’années, l’homme du peuple, partout sur la terre entière, a vécu sans espoir de voir jamais autre chose que travail sans relâche, esclavage et misère. Toujours des chefs rapaces massacraient et pillaient les hommes sans défense.

– Regarde ce que nous avons à notre actif ! s’exclama-t-il avec une indignation croissante. L’empire romain a soumis la moitié de la population du monde. Et nous trouvons très glorieux d’avoir écrasé ces petits pays qui ne pouvaient se défendre ! Regarde les sculptures héroïques d’empereurs, de princes, de préfets et de tribuns qui ont exterminé par milliers ceux dont le seul crime était d’être incapables de se protéger, eux et leurs pays ! Et nous pensions que c’était très méritoire de la part de l’empire ; que rien n’égalait ces hauts faits ! Diana, ma chérie, poursuivit-il avec gravité, comme j’étais sur le bateau en revenant à la maison, je me suis mis à penser aux splendeurs romaines, aux monuments du Forum, aux palais de marbre ; et puis je me suis rappelé que toutes ces belles et imposantes choses avaient été ou volées à un autre peuple doué de plus de talent que le nôtre, ou construites avec l’argent extorqué aux miséreux et aux affamés ! Et j’ai haï ces choses ! Et j’ai haï ce que nous nommons l’héroïsme !

– Mais tu ne peux rien y changer, Marcellus, protesta Diana d’une voix faible.

La colère de Marcellus se changea en une ironie amère.

– L’invincible Rome !… qui vit dans la paresse et la luxure… payées par les habitants d’Aquitaine, de Britannia, d’Hispania et de Gaule… même de plus loin, de Crète, de Cappadoce, du Pont et de la Thrace… où les petits enfants pleurent pour avoir du pain ! Ah ! oui, nos vaillants Romains se moqueront sans doute d’un Jésus sans armes. Ils le traiteront de peureux parce que le seul sang qu’il ait versé est le sien propre ! Mais le temps viendra, chérie, où Jésus aura le dessus !

– Alors, que veux-tu faire ? demanda Diana avec un soupir las.

– Pour le moment je ne suis sûr que de ce que je ne veux pas faire ! déclara Marcellus avec passion. Je ne retournerai pas me prélasser au cercle des tribuns, en faisant semblant d’avoir oublié que je connais un homme qui peut sauver le monde ! J’en ai assez de cette iniquité ! Je me détache de cette honte !

– Mais, as-tu l’intention de rompre avec tous tes anciens amis… et… de te mêler aux pauvres esclaves ? demanda Diana.

– C’est nous qui sommes de pauvres esclaves, chérie, insista Marcellus. Ces miséreux, qui suivent le divin Galiléen, sont sur le chemin de la liberté !

– Tu penses… qu’ils vont se liguer… pour se révolter ?

– Ils continueront peut-être à porter des chaînes à leurs poignets, Diana, mais non à leurs âmes !

– Tu n’as pas l’intention de te joindre à eux !

Les joues de Diana étaient pâles.

– Je me suis joint à eux, murmura Marcellus.

Sautant impétueusement sur ses pieds, Diana donna libre court à un accès inattendu de révolte.

– Alors ne compte pas sur moi ! s’écria-t-elle.

Cachant son visage dans ses bras, elle continua d’une voix que les sanglots entrecoupaient :

– Si tu veux gâcher ta vie… faire de toi un déclassé… et devenir un objet de risée… libre à toi… mais…

Aussi brusquement qu’elle s’était arrachée de lui, Diana se laissa tomber sur le banc et jeta ses bras autour du cou du jeune homme.

– C’est une chimère, Marcellus ! dit-elle en pleurant. Tu bâtis un monde nouveau avec des êtres et des choses qui n’existent pas ! Et tu le sais ! si les hommes s’arrêtaient de se battre… si les hommes étaient d’accord de vivre comme Jésus le désire… si les hommes voulaient être honnêtes et charitables… alors, oui, ce serait un monde nouveau ! Personne ne serait tué ; les petits enfants auraient assez à manger ! Oui… mais les hommes ne sont pas ainsi faits. Il viendra peut-être un temps où les gens cesseront de se maltraiter les uns les autres… où les mauvaises herbes s’arrêteront de pousser… et les lions de dévorer… mais pas à notre époque ! Pourquoi nous rendre misérables ? Pourquoi ne pas accepter les choses comme elles sont ? Pourquoi gâcher ta vie ?… Marcellus, gémit-elle pitoyablement en pressant son visage ruisselant contre son épaule, ne vois-tu pas que tu me brises le cœur ? Tu ne m’aimes donc pas ?

– Mon amour, dit Marcellus d’une voix enrouée, je t’aime tellement que je préférerais mourir plutôt que de te faire du chagrin. Je ne choisis pas la voie que je dois suivre. Le choix ne m’est pas permis.

Il semblait après cela qu’il n’y avait plus rien à dire. Il était près de midi et Marcellus devait maintenant se rendre auprès de l’empereur. Diana leva son visage et regarda le cadran solaire. Ses yeux étaient boursouflés et ses petites boucles collaient à son front moite. La gorge de Marcellus se serra de pitié. Elle lui sourit tristement.

– Je dois avoir une tête impossible, dit-elle avec un soupir.

Marcellus lui embrassa les yeux.

– Il ne faut pas le faire attendre, murmura-t-elle d’une voix sans vie. Reviens me dire ce qui en est dès que tu le pourras.

Il la pressa contre lui et baisa ses lèvres tremblantes.

– Notre bonheur était trop merveilleux pour durer, Marcellus. Va maintenant. J’essayerai de comprendre ; je sais que c’est aussi dur pour toi que pour moi. Je t’aimerai toujours.

Et dans un murmure elle ajouta :

– J’espère que ton Jésus prendra soin de toi.

– Crois-tu ce que je t’ai dit de lui ? demanda Marcellus avec douceur.

– Oui, chéri, je le crois.

– Alors je suis sûr qu’il prendra aussi soin de toi.

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* *

Le chambellan le conduisit directement dans l’appartement impérial. Marcellus s’inclina respectueusement et attendit le bon plaisir de l’empereur. Le vieillard le dévisagea longuement.

– Il est évident, dit-il d’un ton grave, que tu es décidé à lier ton sort à celui de Jésus. J’étais certain que tu persévèrerais dans cette voie.

Marcellus inclina la tête.

Un nouveau silence plein de contrainte suivit.

– C’est tout, gronda Tibère. Tu peux aller.

Marcellus hésita un instant.

– Va-t’en, cria l’empereur. Tu es un insensé ! (La vieille voix fêlée devint stridente.) Tu es un insensé !

Muet de saisissement devant le courroux du vieillard, Marcellus marcha à reculons vers la porte qui s’ouvrit toute grande.

– Tu es un insensé, hurlait Tibère. Ta folie te perdra.

La voix de fausset fit place à un grognement rauque :

– Mais un insensé courageux, très courageux !

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Étourdi par cet incident, Marcellus se dirigea lentement vers l’atrium où le chambellan, s’inclinant obséquieusement, lui indiqua du geste le vaste péristyle.

– Si tu es prêt, tribun, dit-il, la litière te descendra au port. Tes bagages t’ont précédé et sont déjà sur la barque.

– Je ne suis pas prêt à partir, déclara Marcellus sèchement. Je dois encore voir quelqu’un avant de quitter l’île.

Le chambellan eut un sourire glacé et secoua la tête.

– C’est l’ordre de l’empereur. Tu dois partir immédiatement.

– Ne puis-je parler à mon esclave ? protesta Marcellus. Où est-il ?

– Ton esclave grec, tribun, est momentanément enfermé. Il a si violemment refusé de laisser emporter tes effets qu’il a été nécessaire de le contenir.

– Il s’est battu ?

– Un des Nubiens a été lent à reprendre connaissance. Ton esclave est violent… très violent. Mais… les Nubiens lui apprendront les bonnes manières.

Le chambellan s’inclina à nouveau, avec une déférence exagérée, et montra la luxueuse litière. Quatre colosses thraces se tenaient au garde à vous, attendant leur passager. Marcellus hésita. Un détachement de gardes du palais s’aligna tranquillement derrière lui.

– Porte-toi bien, tribun, dit le chambellan. Et bon voyage.

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