XXII

Marcellus trouva un siège à l’écart des autres passagers de la barque et son regard contempla tristement la côte. Un peu plus tard, une douzaine de Nubiens à moitié nus montèrent de la cale, portant à bout de bras des plateaux d’argent au-dessus de leurs têtes rasées, et se dispersèrent parmi les voyageurs. L’hospitalité de l’empereur était généreuse mais Marcellus n’avait pas faim.

À la vitesse à laquelle elle allait, l’Augusta atteindrait Rome dans la soirée du surlendemain. Pour la première fois de sa vie, Marcellus redoutait le retour à la maison. Il faudrait donner des explications sans fin. Son père serait mortifié et exaspéré ; sa mère aurait recours aux larmes ; Lucia essayerait de montrer de la sympathie mais ce ne serait que de la pitié. Il tâcha de s’imaginer un entretien avec Tullus, son ami intime. De quoi pourraient-ils bien parler s’ils se voyaient maintenant ? Tullus le questionnerait sur ce qu’il avait fait ces deux dernières années ; que répondre à cela ?

À mesure que l’après-midi s’écoulait, la répugnance de Marcellus à retourner à Rome se cristallisait en une résolution dont il commença à étudier les possibilités. Au coucher du soleil il se rendit chez le capitaine et s’informa, d’un air détaché, si l’Augusta s’arrêterait à d’autres ports de la côte avant Ostie ; il lui fut répondu que le bateau ne touchait aucun port jusqu’à Rome.

Une brise légère s’était levée au moment du crépuscule et le pont était désert. Marcellus se rendit à sa cabine, ouvrit sa plus grande valise et en sortit la Tunique du Galiléen qu’il enroula autour de sa sacoche de cuir, fixant le tout à l’aide d’une courroie. La sacoche était lourde.

Le soir de son départ de la maison, comme il était déjà sur le bateau, Marcipor était arrivé tout essoufflé pour lui apporter le cadeau d’adieu de son père. En l’ouvrant, son étonnement avait été grand. Comme pour compenser sa part de responsabilité dans le différend qui les séparait, le sénateur mettait à sa disposition une très grosse somme d’argent, en pièces d’or de grande valeur. Marcellus avait été touché de la générosité de son père ; attristé aussi, car c’était presque comme si le sénateur avait déclaré que son fils était maintenant libre de faire ce qu’il voulait.

Enlevant son manteau, Marcellus le posa dans la grande valise à la place de la Tunique. Puis il s’étendit sur la couchette pour attendre. La plupart de ses pensées étaient pour Diana. De temps en temps il regardait le sablier à son chevet ; quatre fois il le retourna. Si ses calculs étaient justes, l’Augusta doublerait le promontoire de Capoue vers minuit.

Une seule sentinelle montait la garde à l’arrière du pont quand Marcellus se dirigea vers la poupe avec son paquet solidement fixé dans le dos à son ceinturon. La sentinelle ne lui prêta que peu d’attention lorsqu’il s’appuya au bastingage. C’était sans doute un passager qui, ne pouvant dormir, venait admirer les étoiles. Peut-être y aurait-il une pièce à gagner si l’on trouvait un petit service à rendre.

Une lumière scintillait à un kilomètre de là.

– C’est le phare de Capoue, dit le soldat.

– Ah ! fit Marcellus d’un air indifférent.

– Veux-tu un siège ?

– Oui.

Le froid de l’eau n’était pas désagréable. Marcellus s’était laissé glisser dans la mer, les pieds en avant, sans bruit. Par bonheur, un long moment s’écoula avant que la sentinelle, partie à la recherche du siège désiré, donnât l’alarme. Maintenant des cris retentissaient. Le chef de l’équipage avait cessé de frapper son enclume. L’Augusta ne devait pas être éloignée de plus de deux stades, pourtant on ne voyait d’elle qu’une rangée de lumières clignotantes, sa masse noire étant déjà perdue dans l’obscurité de la nuit.

Marcellus tourna son visage vers la côte et, lançant son bras en avant, se mit à fendre l’eau dans la direction de Capoue. Après un moment, il se tourna sur le dos pour voir où se trouvait l’Augusta. Seul le falot du mât était visible. Sans aucun doute la barque continuait sa route.

C’était la plus grande traversée que Marcellus eût jamais entreprise à la nage. Ses vêtements l’alourdissaient ; le paquet d’or était pesant. Il essaya de détacher ses sandales mais n’y parvint pas. La lumière du phare semblait cependant gagner en intensité ; pourvu que ce ne fût pas un effet de son imagination !

Enfin les lames profondes se muèrent en vagues plus lisses ; de petits points lumineux apparurent le long du rivage. Marcellus entendit le ressac battre contre les rochers. Il dévia vers la gauche pour éviter l’escarpement du phare. C’était pénible de lutter contre les remous ; ses poumons lui faisaient mal. Une grande vague le porta en avant et en se retirant lui permit de prendre pied momentanément. Se raidissant contre le reflux, il se maintint sur place pendant que la mer se retirait. Puis, complètement épuisé, il marcha en vacillant vers la rive et se laissa tomber à l’abri d’un mur, les dents claquant de froid. Il aurait dû se sentir follement reconnaissant du succès de sa difficile entreprise, mais à ce moment-là tout lui était indifférent.

Agitant vigoureusement les bras pour se réchauffer, il chercha une place sèche où le sable avait gardé un peu de la chaleur du jour. Il y passa le reste de la nuit, dormant d’un sommeil léger, et anxieux de voir venir l’aube. Lorsque le soleil se leva il étendit la Tunique sur le sable. Elle sécha rapidement et il l’enfila sur ses vêtements humides ; sa chaleur le réconforta et il partit, le cœur léger.

Arrivé à une hutte de pêcheurs, il demanda à manger, mais il se fit regarder de travers par un vieux couple qui déclara ne posséder aucune nourriture. Plus haut, dans une auberge de matelots, on lui servit du pain noir et une soupe sentant le graillon. Continuant son chemin, il s’achemina vers l’est, sur une route poussiéreuse et déserte. Ses sandales séchaient maintenant ; comme il avait perdu son bandeau dans la mer, il avait la tête nue, et certes personne ne l’aurait pris pour un tribun.

La luxueuse sacoche de cuir jurait avec son accoutrement, en sorte qu’il la cacha sur sa poitrine. Au premier village, à l’intérieur des terres, il acheta un sac en peau de chèvre usagé, y vida le contenu de sa sacoche et la jeta ensuite dans une citerne abandonnée.

Le soleil était haut sur l’horizon maintenant et Marcellus s’arrêtait fréquemment pour se reposer à l’ombre, au bord de la rivière dont il remontait le courant en direction des Apennins. Il marchait sans but, et pourtant il ne se sentait nullement déprimé ni solitaire. En fait, il éprouvait une curieuse sensation de bien-être. La contrée était superbe. Dans les arbres feuillus les oiseaux s’affairaient autour de leurs nids, et le long du cours d’eau les fleurs sauvages se balançaient, exquises dans leur fragilité. Marcellus poussait de profonds soupirs de contentement, tout en s’étonnant de pouvoir se sentir si libre de tout souci. Il riait de l’air qu’il devait avoir. Passant la main sur son menton rugueux, il se demanda s’il trouverait un rasoir dans un des prochains villages ; sinon, tant pis ! Cette nuit-là, avec la Tunique comme couverture, il dormit à la belle étoile et se souvint dans le demi-sommeil, de quelque chose que Justus avait dit de Jésus : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel des nids ; mais lui n’a pas où reposer sa tête. » Marcellus s’enroula dans la Tunique ; elle était chaude et confortable. Il s’endormit en pensant à Diana, mais sans découragement. Le lendemain matin, il se réveilla reposé, se baigna dans l’eau froide de la rivière et déjeuna de fraises sauvages.

Les bornes de la route annonçaient l’approche d’Arpino. Marcellus chercha dans sa mémoire. Arpino lui rappelait quelque chose. Oh ! de délicieux petits melons ! Les melons d’Arpino ! Et c’était justement la saison de ces fruits.

La route s’élargissait maintenant et des deux côtés s’étendaient des vignobles aux grappes encore mal mûres. Soudain apparurent les champs de melons ; de vastes cultures de melons bien mûrs. Une procession de carrioles chargées de ces fruits le croisa ; des hommes, des femmes, des enfants, répandus par douzaines dans les champs, étaient penchés pour les ramasser.

Près d’une grille ouverte, par où les chars entraient et sortaient, Marcellus s’assit pour contempler la scène. La petite ville, au haut de la montée, semblait construite sur un terrain comparativement plat, abrité à l’est par une paroi de rochers qui formait la base d’un des sommets les plus élevés de la chaîne. Le village proprement dit était composé de petites maisons en forme de cubes, serrées les unes contre les autres. Au nord de cet amas de bâtisses, et sur un terrain légèrement plus élevé, les toits en tuiles rouges d’une imposante villa brillaient au travers des arbres ; c’était sans aucun doute la résidence de l’homme qui possédait ces cultures de melons.

Marcellus décida de monter jusqu’au village. Le surveillant au teint basané, qui marquait d’un air important le passage des chars sur une ardoise maintenue au creux de son bras, le héla. Cherchait-il par hasard du travail ?

– Quelle sorte de travail ? voulut savoir Marcellus.

Le surveillant montra du pouce le champ de melons.

– Deux sesterces, nourri et logé, dit-il bourru.

– Mais la journée est déjà avancée, dit Marcellus. Un sesterce suffira probablement. Je n’ai pas l’habitude de ce travail.

Ahuri, l’homme appuya la lourde ardoise contre sa hanche, cracha par terre et dévisagea le nouveau venu, ne sachant comment faire face à une situation aussi extraordinaire. Pendant qu’il réfléchissait, Marcellus saisit une des grandes corbeilles d’osier empilées à côté de la grille et se dirigeait déjà vers sa nouvelle occupation, quand le surveillant lui cria :

– Attends. Sais-tu lire et écrire ?

Marcellus fit un signe affirmatif.

– Et compter ?

Oui, Marcellus savait compter.

– Kaeso vient de renvoyer son scribe.

– Qui est Kaeso ? demanda Marcellus, si peu impressionné que le surveillant se rengorgea avant de déclarer, en embrassant du geste les champs et le village, que Appius Kaeso était le propriétaire de tout ce que l’on voyait. Il désigna la villa.

– Monte là-haut, dit-il, et demande à voir Kaeso. Dis-lui que c’est Vobiscus qui t’envoie. S’il ne t’engage pas, reviens et ramasse des melons.

– Je préférerais ramasser des melons, dit Marcellus.

Le surveillant battit des paupières d’un air incertain.

– Un scribe est mieux payé et reçoit une meilleure nourriture, dit-il légèrement déconcerté par la stupidité du voyageur.

– Je le suppose bien, fit Marcellus qui ajouta avec obstination : Je préférerais ramasser les melons.

– Cela t’est donc égal, mon gaillard, de gagner deux sesterces au lieu de dix ?

– L’argent m’intéresse peu, confessa Marcellus, et il fait si beau ici en plein air, avec cette majestueuse montagne dans le fond.

Vobiscus, abritant ses yeux, leva son regard sur le pic massif qui s’élevait au delà d’Arpino, fronça les sourcils, regarda de nouveau, sourit vaguement et se frotta le menton.

– Tu n’es pas fou par hasard ? demanda-t-il.

Et quand Marcellus lui eut répondu qu’il ne le croyait pas, le surveillant lui enjoignit d’aller se présenter à la villa.

*

* *

Kaeso possédait la traditionnelle arrogance des hommes de petite taille, forts de leurs richesses et de leur autorité. C’était un courtaud à l’air querelleur, dans la cinquantaine, avec des cheveux grisonnants et des dents étonnamment bien conservées. On voyait immédiatement qu’il avait l’habitude de bousculer les gens et de noyer leurs timides réponses dans un flot de sarcasmes.

Marcellus attendit calmement pendant que ce personnage, prétentieux et agité, arpentait de long en large l’atrium en tempêtant sur les scribes en général, et en particulier sur celui qui venait de le quitter. Ils étaient tous les mêmes : malhonnêtes, paresseux et incapables. Chaque fois que Kaeso passait devant le postulant, il s’arrêtait pour lui jeter un regard belliqueux.

Tout d’abord, Marcellus avait considéré d’un visage impassible cette bruyante exhibition, mais comme cela continuait il ne put résister plus longtemps à son envie de rire. Kaeso s’arrêta net et fronça les sourcils.

– Ah ! c’est risible, vraiment ! glapit-il en avançant le menton.

– Oui, c’est risible, fit Marcellus avec bonne humeur. Ce ne serait peut-être pas drôle si j’avais faim et si j’étais dans la nécessité urgente de trouver du travail. Je suppose que c’est de cette façon que tu parles aux pauvres diables qui ne peuvent pas se payer le luxe de te répondre.

Kaeso resta bouche bée, ses yeux exprimant l’incrédulité.

– Continue seulement, ajouta Marcellus avec un geste négligent de la main. Ne t’occupe pas de moi ; je t’écouterai. Mais permets-moi de m’asseoir. J’ai marché toute la matinée et je suis fatigué.

Il s’installa sur un siège luxueux et soupira. Kaeso resta debout devant lui, les jambes écartées.

– Qui es-tu ? demanda-t-il.

– Eh bien, répondit Marcellus avec un sourire, quoique une question proférée sur ce ton ne mérite guère de réponse, je suis un chemineau sans travail. Ton homme, Vobiscus, a insisté pour que je vienne m’offrir comme scribe. Voyant que la récolte bat son plein, j’ai pensé pouvoir te rendre service en venant t’aider quelques jours.

Kaeso passa les doigts dans sa chevelure grisonnante et s’assit sur le bord d’un banc.

– Et au lieu de me donner l’occasion d’expliquer ma visite, continua Marcellus, tu m’assailles de tes récriminations.

Puis, jetant un regard circulaire autour de l’atrium superbement meublé, il poursuivit :

– Permets-moi de te dire que tu ne mérites guère de vivre dans cette belle villa, à en juger d’après ta manière de traiter les étrangers. Dans un endroit aussi agréable, il ne devrait y avoir que courtoisie et bonne volonté.

Kaeso, sidéré par l’impudence de l’étranger, écoutait stupéfait. Enfin il se leva furieux.

– Comment oses-tu me dire une chose pareille ? cria-t-il. Qui crois-tu donc être, pour m’insulter dans ma propre maison ? Espèce de mendiant ! Sors d’ici !

Marcellus se leva, s’inclina en souriant et s’en fut par les larges degrés de marbre. Il traversa lentement le village et revint au champ de melons, se sachant suivi à une petite distance par un Macédonien.

– Kaeso ne te veut pas ? demanda Vobiscus.

Marcellus secoua la tête, ramassa une corbeille et alla rejoindre dans le champ le groupe de travailleurs le plus rapproché. Ceux-ci le dévisagèrent sans aménité.

Marcellus fit aimablement remarquer que c’était une belle journée. « Pour attraper un lumbago », rétorqua un petit vieux. Les autres se mirent à murmurer, et une jeune fille au regard de mégère lui conseilla sèchement de faire son travail avant de leur dire comment il trouvait la journée. Il lui donna raison si joyeusement que la maussade créature sourit malgré elle, d’un air puéril. Marcellus plia soigneusement sa tunique et se mit au travail avec entrain.

– Pas si vite, pas si vite, fit le vieux. Kaeso ne te donnera pas un sou de plus si tu t’esquintes.

– Et Vobiscus nous criera après en disant que nous lambinons, ajouta un rustre occupant le milieu de la file.

– Ce sont les meilleurs melons qui existent, fit Marcellus en s’arrêtant pour essuyer son front ruisselant. C’est un plaisir de besogner sur de la belle marchandise et ce n’est pas donné à tout le monde. Du soleil, un ciel bleu, de magnifiques montagnes… et les meilleurs…

– Oh ! ferme ! cria le rustre.

– Boucle-la toi-même, intervint la femme. Laisse-le parler… Ce sont de bons melons !

Pour une raison inconnue cela fit rire, à des degrés divers suivant les tempéraments, et l’humeur des travailleurs s’égaya un peu. À ce moment le surveillant s’approcha et les ramasseurs de melons s’appliquèrent ostensiblement à faire diligence. Il s’arrêta à côté de Marcellus qui le regarda d’un air interrogateur. Vobiscus montra d’un signe de tête la villa.

– Il veut te voir, dit-il bourru.

Marcellus souleva la corbeille pleine et versa une partie du contenu dans celle du petit vieux. Puis il donna quelques melons à la jeune fille ; celle-ci le regarda avec un sourire qui la fit paraître presque jolie. Tout le long de la file, il distribua ses melons, vidant la dernière douzaine dans le panier du rustaud qui s’était moqué de lui. Le pauvre grimaça d’un air embarrassé.

– Reviendras-tu ? cria le petit vieux d’une voix de fausset.

– Je l’espère, dit Marcellus. C’est un travail agréable… en bonne compagnie.

– Holà ! vous l’avez entendu, pouffa le simple d’esprit.

La jeune fille ne se joignit pas à l’hilarité générale.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Métella ? cria l’idiot.

Elle se tourna furieuse vers lui.

– C’est vraiment une pitié qu’un étranger ne puisse se montrer poli envers nous sans s’attirer des quolibets.

Marcellus lui fit un petit signe approbateur qui effaça le pli de son front et fit monter le rouge sur son hâle. Tous les yeux le suivirent comme il s’éloignait aux côtés de Vobiscus qui l’avait attendu en spectateur impatient.

– Ils ne sont pas ici pour s’amuser, marmotta celui-ci.

– La récolte des melons ne s’en ferait que plus vite, fit Marcellus. On travaille mieux quand on est heureux, ne crois-tu pas ?

– Je ne sais pas, dit Vobiscus. Je n’ai jamais vu un homme travailler d’un air heureux. Tu ferais mieux de marcher plus vite, mon gaillard. Kaeso déteste attendre. Tu ne le connais pas encore. Il ne dorlote pas son monde, ajouta-t-il avec un ricanement de mauvais augure.

– Je veux bien le croire, dit Marcellus.

*

* *

Après que Marcellus eut attendu un long moment sans qu’on daignât faire attention à lui, il s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur le jardin d’agrément.

– Tu dis que tu es un scribe ? héla Kaeso sèchement.

– Non, dit Marcellus en revenant lentement sur ses pas. Ton homme m’a demandé si je savais lire, écrire et compter ; ça, je sais le faire… mais je ne suis pas scribe de profession.

– Hum ! Combien veux-tu ?

– Tu sauras évaluer mes services. J’accepterai ce que tu estimeras être juste.

– Je donnais dix sesterces à l’homme qui est parti… et son entretien.

– Cela me semble un gage assez maigre, fit Marcellus, mais si tu n’as pas les moyens de payer davantage…

– Là n’est pas la question, dit pompeusement Kaeso. Combien veux-tu avoir ?

– Je n’aurais pas pensé qu’un homme fier et riche comme toi, veuille qu’un étranger lui fasse cadeau d’une partie de son temps pour le servir. Tu m’as traité de mendiant, il y a une heure, sur un ton qui indiquait que tu n’avais pas d’estime pour ces gens-là. T’ai-je mal compris ?

Kaeso avança ses bras croisés jusqu’au milieu de la table et fixa Marcellus avec des yeux furibonds. Il semblait méditer une riposte foudroyante ; brusquement il changea de tactique.

– Je t’en donnerai vingt, grommela-t-il, mais je t’avertis… (sa voix se mit à vibrer de colère) il ne s’agira pas de lambiner… ni de faire des fautes… ni…

– Un moment ! interrompit Marcellus froidement. J’ai aussi quelque chose à te dire. Tu as la mauvaise habitude de crier après les gens. Je ne puis croire que tu éprouves du plaisir à terroriser des hommes sans défense. C’est seulement une habitude, mais une habitude détestable… je n’aime pas ça… ne t’y laisse pas aller quand tu t’adresses à moi.

Kaeso se frotta le menton du dos de sa main.

– Personne n’a jamais osé me parler de cette façon ! dit-il en suffoquant. Je me demande pourquoi je tolère cela.

– Je peux te le dire.

Marcellus posa ses mains à plat sur la table et se pencha en avant avec un sourire confidentiel :

– Tu as accumulé une grande quantité de biens, néanmoins tu n’es pas satisfait. Il te manque quelque chose… quelque chose que tu voudrais posséder. Tu ne sais pas exactement ce que c’est… mais tu crois que moi, je le sais. C’est pour cela que tu m’as fait chercher, Kaeso.

– Je t’ai fait chercher parce que j’ai besoin d’un homme pour faire mes écritures.

Kaeso agitait la tête d’un air arrogant.

– Voilà que tu cries de nouveau, dit Marcellus en se détournant. Excuse-moi, je retourne au champ de melons. J’ai trouvé là-bas d’agréables compagnons.

– Quoi ? d’agréables compagnons… ces ramasseurs de melons ? Ce tas de voleurs sales et paresseux !

– Je ne crois pas qu’ils le soient de nature, dit Marcellus. Si ce n’était leur extrême pauvreté et le travail pénible auquel ils sont astreints, ils pourraient être parfaitement convenables et honnêtes… tout comme toi, Kaeso, tu pourrais être charmant si tu n’avais plus l’occasion de rudoyer les gens.

– Hé ! mon bonhomme ! grogna Kaeso. Vas-tu là-bas pour exciter ces fainéants et leur faire croire qu’ils sont injustement traités ?

– Allons donc ! Quiconque travaille de l’aube au coucher du soleil… pour deux sesterces… sait déjà qu’on profite de lui.

– Ainsi… ils se sont plaints ?

– Pas à moi. Quand je les ai quittés, ils avaient l’air de joyeuse humeur.

– Hem ! Je me demande ce qui pouvait les rendre joyeux.

Kaeso repoussa sa chaise et montra la correspondance étalée sur la table.

– Assieds-toi, ordonna-t-il. Je vais te dire comment il faut répondre à ces lettres. Ce sont des commandes pour les marchés et les grandes maisons de Rome… des melons, du raisin et des poires. Lis-moi ça maintenant, et attention… je ne sais pas lire, mais je saurai bien si tu inventes.

Intéressé par ce travail nouveau pour lui, Marcellus s’assit et commença à lire les lettres à haute voix. Kaeso montrait naïvement sa satisfaction. Il vendait des tombereaux et des tombereaux de melons ! Au prix fort ! Une des lettres était en grec ; Marcellus allait la lire dans cette langue.

– Ah ! ce grec… grommela Kaeso. Je ne le comprends pas. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et lorsque Marcellus eut traduit la missive, il lui demanda avec quelque chose comme du respect :

– Tu écris le grec aussi ? Tant mieux.

Et il se frotta les mains avec satisfaction. On verrait qu’il avait les moyens de se payer un érudit pour écrire ses lettres !

Le travail de la journée terminé, Kaeso demanda à son scribe :

– Aimes-tu les fleurs ? Tu peux te promener dans les jardins de la villa ; et tu peux aussi visiter mes écuries.

– Je te remercie, dit Marcellus.

*

* *

Antonia Kaeso avait au moins douze ans de moins que son mari. Si sa bouche n’avait pas été aussi pincée et ses yeux aussi ternes, elle aurait été très séduisante, car ses traits étaient finement modelés, sa taille bien prise et sa voix agréable. Marcellus la rencontra parmi les roses avec un sécateur et un panier.

Elle le salua d’un air indifférent et demanda s’il était le nouveau scribe de son mari. Marcellus répondit par l’affirmative et ajouta qu’il était heureux d’avoir trouvé un emploi dans une aussi jolie contrée, ce qui provoqua chez elle un sourire amer.

– Tu parles des fleurs… et de la montagne, dit-elle.

– Oui, tout ceci est superbe.

Il allait s’éloigner quand elle le retint.

– Comment t’appelles-tu ? Mon mari a oublié de me le dire.

– Marcellus Gallio.

– Il y a un sénateur du même nom… Gallio.

Elle coupait des roses à demi-ouvertes et les laissait tomber au hasard dans le panier. Marcellus se baissa et se mit à les arranger.

– Oui… en effet, dit-il.

– Est-ce un parent ? demanda-t-elle tout occupée à sa besogne.

– Pourrais-je, moi, pauvre scribe, être apparenté à un sénateur ? fit Marcellus avec un petit rire ironique.

– C’est probable que non, dit-elle froidement. Mais tu n’es pas un pauvre scribe. Tu es un patricien.

Elle le regarda en face et poursuivit :

– Tout le montre : ta voix, ton visage, ta manière de te comporter. Et regarde tes mains ! Elles ne sont pas habituées au travail… Mais n’aie pas peur, ajouta-t-elle en se remettant à tailler avec son sécateur, je n’en parlerai à personne. Pourquoi joues-tu au scribe, Marcellus Gallio ? Es-tu sûr de n’être pas un parent du sénateur ?

– Il est mon père, dit Marcellus.

– Je le crois, répondit-elle en le regardant avec un franc sourire. Pourquoi me l’as-tu dit ?

– Parce que tu sembles aimer la sincérité et que je préfère te dire la vérité. Je n’ai pas essayé de tromper ton mari ; il ne m’a pas demandé mon nom.

– Mais tu aimes mieux qu’il ne le sache pas ?

– Oui… en effet.

– C’est dommage, dit-elle avec ironie. Tu prives Appius Kaeso d’un grand plaisir. S’il pouvait se vanter d’avoir comme employé le fils d’un sénateur, il serait fou de joie.

– Es-tu sûre de bien comprendre Kaeso ?

– Moi, ne pas comprendre Kaeso ! s’écria-t-elle. Je ne fais que cela… comprendre Kaeso !

– Il faut le regarder avec indulgence, déclara Marcellus. Kaeso est très fier du pouvoir qu’il exerce sur les habitants d’Arpino. Ils lui obéissent parce qu’ils le craignent, mais il aurait encore plus de pouvoir sur eux s’ils lui obéissaient par affection.

– Imaginer Kaeso faisant quoi que ce soit pour qu’on l’aime ! fit-elle en se moquant.

– Je peux très bien me l’imaginer, répliqua Marcellus avec calme. Et si nous pouvions l’amener à en faire l’essai, cela allègerait considérablement l’atmosphère qu’on respire ici. Serais-tu disposée à m’aider ?

– Il est beaucoup trop tard, objecta-t-elle. Kaeso ne gagnera jamais leur amitié, quoi qu’il fasse pour eux. D’autant plus que les ouvriers d’Arpino sont une engeance sale et ignorante.

– En effet, ils sont sales, accorda Marcellus. Et l’on ne peut pas s’attendre à ce que des gens sales se conduisent de façon décente. Ils se disputent entre eux parce qu’ils n’ont que mépris pour eux-mêmes… ce qui n’est pas étonnant. Je pensais justement à cela, ce matin. Ces gens devraient pouvoir se baigner, mais l’eau glacée du torrent n’est guère tentante. Ce ne serait pas difficile de construire une grande piscine dont le soleil réchaufferait l’eau. Il y a une carrière tout près d’ici. Les hommes pourraient construire le bassin eux-mêmes pendant la saison morte, entre les melons et les vendanges… si on les encourageait quelque peu.

– Oh ! tu ne connais pas les gens d’ici ! protesta la femme de Kaeso.

– S’ils sont plus mauvais que les autres, il doit y avoir une raison, dit Marcellus. Je me demande d’où cela vient.

– Qu’est-ce que cela peut te faire, Marcellus Gallio ?

Un jeune garçon d’environ quinze ans venait à leur rencontre. Il ne pouvait y avoir de doute sur son identité. Sa ressemblance avec sa mère était si frappante qu’elle faisait sourire.

– Ton fils, je pense, dit Marcellus.

– Antonin, murmura-t-elle avec un petit sourire d’orgueil. Il est toute ma vie. Il désire devenir sculpteur ; mais son père ne veut pas en entendre parler. Cela le rend si malheureux… Viens Antonin, voici le nouveau scribe de ton père : Marcellus Gallio.

– Ta mère me dit que tu aimes modeler, dit Marcellus quand Antonin l’eut salué d’un air indifférent. Voudrais-tu me montrer ce que tu sais faire ?

Antonin fit la moue.

– Est-ce que tu t’y connais ? demanda-t-il avec la franchise déconcertante de sa mère.

– Peut-être assez pour te donner quelques conseils.

*

* *

Antonin ne put attendre jusqu’au lendemain et vint dans la chambre de Marcellus, après le repas du soir, pour lui montrer le modèle auquel il travaillait… deux gladiateurs en position de combat. Il le posa sur la table et s’en éloigna timidement, murmurant qu’il savait que cela ne valait pas grand’chose.

– Ce n’est pas mal du tout, Antonin, fit Marcellus. La composition est bonne, quoique l’homme de ce côté-ci me semble s’avancer un peu témérairement. Quels sont leurs noms ?

Supposant qu’on voulait le taquiner, Antonin sourit d’un air embarrassé et dit qu’il ne leur avait pas donné de noms.

– Pour que tu puisses faire du bon travail, dit Marcellus sérieux, il faut qu’ils aient une personnalité. Tu dois les voir comme des êtres vivants et savoir tout ce qui les concerne. Occupons-nous de ça en premier, veux-tu ?

Il tira un siège pour Antonin et ils s’assirent devant le modèle.

– Voyons… cet homme, de ce côté-là, c’est Cyprius. Les légionnaires l’ont capturé en Crète, ils ont brûlé sa maison, emmené son bétail, tué sa femme et son fils… un garçon à peu près de ton âge… et l’ont transporté à Rome sur un bateau de prisonniers. Comme il sait manier l’épée, on lui a donné le choix entre le duel dans l’arène ou l’aviron dans une galère. Il a choisi l’arène, et maintenant il lutte pour sa vie, espérant tuer l’autre qu’il voit pour la première fois.

– Oh ! mais tu inventes, n’est-ce pas ? demanda Antonin attristé.

– Oui, mais c’est ainsi que cela se passe, Antonin. Il faut tuer pour ne pas être tué. Et maintenant… l’autre, c’est un Thrace. Il s’appelle Galenzo. Il possédait une petite ferme, un vignoble, quelques chèvres et trois petits enfants. Sa femme avait tenté de le cacher dans le foin à l’arrivée des légionnaires, mais ils l’ont assommée sous les yeux des enfants et ont emmené Galenzo au bout d’une chaîne. Il s’est tellement débattu qu’ils l’ont vendu comme gladiateur pour les jeux d’Isis. Maintenant, Cyprius et Galenzo se battent pour que le public puisse faire des paris. Pour qui paries-tu, Antonin ? Je risque cent sesterces sur Galenzo. Je n’aime pas beaucoup la posture de Cyprius.

– Je n’ai pas du tout pensé à parier, dit Antonin déprimé. Tu n’aimes pas les combats, n’est-ce pas ?

– Pas ceux-là.

– Tu ne t’es peut-être jamais battu, fit Antonin. Tu aurais peut-être peur de te battre ?

– C’est possible, dit Marcellus sans s’inquiéter de l’impudence de l’enfant.

– Je retire ce que j’ai dit, bredouilla Antonin. Je ne crois pas que tu aurais peur de te battre. Est-ce que cela t’est déjà arrivé ?

– Pas dans l’arène.

– As-tu déjà tué quelqu’un ?

Marcellus différa tant sa réponse qu’Antonin, les yeux brillants, se prépara à entendre une histoire excitante.

– S’était-il bien battu ?

– Ce n’est pas un souvenir agréable pour moi, dit Marcellus. J’aurais préféré que tu aies choisi un autre sujet pour ton modèle. Celui-ci ne m’intéresse pas beaucoup. Ni toi non plus d’ailleurs, dit-il en regardant Antonin au fond des yeux. Tu n’es pas de ceux qui aiment les coups ; si tu devais te battre, tu te sentirais mal. N’ai-je pas deviné ?

Antonin explora sa joue avec la langue et hocha lentement la tête.

– C’est pire que cela, avoua-t-il. J’aurais peur de me battre. C’est peut-être pour cela que j’essaye de représenter des combats… Je n’ai pas pour deux sous de courage, ajouta-t-il en laissant tomber la tête. C’est honteux !

– Oh ! je n’en suis pas si sûr que cela, dit Marcellus. Il y a plusieurs sortes de courage, Antonin. Tu viens d’en montrer un qui est parmi les meilleurs… le courage de dire la vérité ! Il faut plus de courage pour convenir de ce que tu viens d’avouer, qu’il n’en faut pour donner un coup de poing.

Antonin leva la tête et son visage s’éclaira.

– Commençons un autre modèle, proposa-t-il.

– Très bien… Je vais chercher un sujet qui nous fera plaisir à tous deux. Reviens demain matin de bonne heure. Si tu veux bien me prêter un peu de terre glaise, j’aurai peut-être une ébauche à te montrer quand tu viendras.

*

* *

Antonin partit d’un éclat de rire joyeux. Marcellus avait fait une piscine rectangulaire. Assis sur le mur de pierre, à intervalles réguliers, se trouvaient des figurines de baigneurs : des hommes, des femmes, des enfants. Un maigre vieillard avait sa longue barbe rejetée par-dessus l’épaule. Un tout petit bébé, à quatre pattes, était sur le point de tomber dans l’eau ; sa mère arrivait au galop. Les grands pieds et les jambes osseuses d’un plongeur sortaient de l’eau immobile.

– Tu n’as pas fait tout cela ce matin ? dit Antonin.

– Non… j’y ai travaillé presque toute la nuit. Ce n’est qu’un début, tu vois. Il nous faut beaucoup plus de personnages. Veux-tu les faire ?

– Ce sera amusant, dit Antonin.

– Tu peux y ajouter un tas de détails. Si tu mets la piscine sur une plus grande planche tu auras la place de faire un paysage. Tu vois le grand rocher vers le pont, là où il y a un bassin naturel ? Tu pourrais représenter le rocher, le pont et les acacias. Alors tout le monde saurait où se trouve la piscine.

– Mais, c’est vrai, ce ne serait pas une mauvaise idée d’avoir une piscine là-bas !

*

* *

Au bout d’une semaine, Marcellus s’était habitué à sa nouvelle tâche et il n’y consacrait plus que ses matinées. Antonin allait et venait dans l’atrium, passant et repassant devant la porte ouverte de la chambre de travail. Kaeso avait remarqué, non sans satisfaction, l’attachement croissant de son fils pour Marcellus.

– Il paraît que tu aides à distraire mon fils, avait-il dit. Il ne faut pas t’y croire obligé. Tu as déjà assez de travail.

Marcellus l’avait assuré qu’il aimait la compagnie d’Antonin, que le garçon avait du talent, qu’il avait besoin d’encouragements. Et lorsque Kaeso avait parlé avec dérision de l’art en tant que profession, une discussion s’était élevée.

– Je ne comprends pas qu’un homme, un homme véritable, puisse perdre son temps à s’amuser avec de la boue, dit Kaeso.

– De la terre glaise, corrigea Marcellus sans se froisser. Il y a autant de différence entre de la boue et de la terre glaise qu’entre des melons d’Arpino et des melons ordinaires. Ce n’est pas contre nature qu’un homme désire créer quelque chose de beau. Antonin pourrait devenir un sculpteur de talent.

– Sculpteur ! ricana Kaeso. À quoi sert un sculpteur ?

Marcellus n’avait rien répondu à cela. Il s’était contenté de sourire, ce qui avait piqué la curiosité de Kaeso, et, questionné, il avait expliqué :

– Toi, Kaeso, tu as fondé une entreprise prospère. Ton fils peut difficilement espérer y apporter des améliorations. Lui aussi désire créer quelque chose. Tu lui as légué cette ambition, et maintenant, tu lui reproches ce désir qu’il a hérité de toi.

Son amour-propre agréablement chatouillé, le patron sourit pour encourager Marcellus. Celui-ci continua. Beaucoup de sculpteurs meurent de faim avant d’être assez connus pour pouvoir vivre de leur art. Antonin avait de la chance ; son père était riche et serait fier de son talent. Appius Kaeso s’était fait un nom dans le commerce. Antonin Kaeso ferait peut-être connaître le sien de façon aussi avantageuse dans le domaine des arts.

– Tu ne voudrais pas qu’Antonin soit malheureux et ne réussisse pas dans la vie alors qu’il pourrait facilement te rendre fier de lui. Montre-lui de l’intérêt et tu découvriras que tu possèdes un fils dévoué et affectionné.

– Oh ! ce garçon a toujours été froid et méprisant… comme sa mère.

– Je ne suis pas de cet avis, dit Marcellus. Antonin a beaucoup de cœur. Tu pourrais gagner son affection si tu le voulais. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi maintenant pour jeter un coup d’œil sur ce qu’il a fait ?

Tout en grommelant, Kaeso l’accompagna jusqu’à la chambre d’Antonin. Ils contemplèrent le modèle en silence, le petit garçon visiblement nerveux.

Kaeso examina la piscine, se frotta le menton, eut un petit rire et secoua la tête. Antonin, qui observait son père avec une ardeur touchante, poussa un soupir navré.

– Elle est à une mauvaise place, déclara Kaeso. À la fonte des neiges, les ruisselets du printemps se déverseront dans ce creux et entraîneront la maçonnerie. Il faut la construire sur un sol plus élevé.

Là-dessus, Marcellus s’éclipsa en prétextant une affaire. Son visage était si épanoui qu’Antonia, qui le rencontra dans le péristyle, insista pour savoir ce qui était arrivé. Elle ouvrit de grands yeux quand il lui dit brièvement que son mari et son fils discutaient du meilleur emplacement pour construire une piscine.

– Si j’allais les rejoindre ! fit-elle avec une joie naïve.

– Non… pas maintenant, dit Marcellus.

*

* *

On était à la mi-juillet. Au coucher du soleil, chaque jour, Marcellus descendait vers le champ de melons le plus rapproché et s’asseyait à la grille où les ouvriers recevaient leurs gages. Pendant un certain temps, les travailleurs s’étaient contentés de faire un geste de la main et de sourire en passant devant lui. Puis, quelques-uns s’étaient enhardis à lui parler. Ce scribe était à leur avis, un drôle de bonhomme, mais il avait quelque chose qui les attirait ; il semblait être de leur bord.

Par exemple, on disait qu’ils auraient une piscine. Quand le dernier melon serait ramassé, tous ceux qui voudraient travailler à sa construction pourraient le faire. Personne ne savait ce qu’ils seraient payés pour ce travail, mais il y aurait une paye. Chacun avait l’impression que le scribe y était pour quelque chose. Quelques-uns des moins timides le questionnèrent à ce sujet mais il fit semblant de ne pas savoir grand’chose de ce projet qui, disait-il, était l’idée d’Appius Kaeso ; on leur en parlerait le moment venu.

Une après-midi, comme une vingtaine d’ouvriers étaient rassemblés autour de lui, Marcellus leur raconta l’histoire d’un homme qu’il avait connu dans une contrée lointaine, d’un homme qui avait des choses importantes à dire aux gens chargés de fardeaux. Cet homme pensait que la vie n’a pas pour but d’accumuler des biens et que beaucoup de malheurs seraient évités si les hommes ne convoitaient pas les possessions les uns des autres. Si l’on veut être heureux soi-même, il faut chercher à rendre les autres heureux. Quand Marcellus s’arrêta, regardant doit dans les yeux de Métella, il y lut avec plaisir une douce compréhension.

– Et qu’est-ce que ce Jésus faisait pour rendre les autres heureux ? demanda un vieillard.

Marcellus expliqua que Jésus n’était pas un homme ordinaire, car il opérait des guérisons remarquables. Il pouvait faire voir les aveugles ; on n’avait qu’à le toucher pour être guéri de son mal… La nuit était déjà tombée quand les ouvriers remontèrent la colline. Marcellus, se reprochant de les avoir retenus si tard, avait dit : « Si vous voulez en entendre davantage sur Jésus, retrouvons-nous demain au village après le repas du soir. »

Et c’était devenu une habitude quotidienne pour Marcellus de rejoindre les habitants d’Arpino sur le tertre herbeux au pied de la montagne. Il leur parlait des foules nombreuses qui suivaient Jésus ; il leur racontait avec beaucoup de détails les miracles, l’histoire du pied de Jonathan et du petit âne que le garçonnet avait donné à un camarade infirme. Il leur narrait l’étrange phénomène de la voix de Miriam.

Ils restaient assis, immobiles et respirant à peine, jusqu’à la nuit close. Tout le village se réjouissait d’entendre ces histoires et en discutait le lendemain dans les champs. Même Vobiscus venait pour écouter. Un soir, Antonia et Antonin parurent à l’extérieur du cercle comme Marcellus racontait la façon dont cinq mille personnes s’étaient nourries avec les provisions tirées du panier d’un petit garçon. Puis était venu le récit de la tempête que Jésus avait calmée d’un mot.

– Il paraît que tu amuses mes gens avec des histoires extraordinaires, lui fit Kaeso le lendemain.

– Je leur parle d’un grand homme, expliqua Marcellus, et de ce qu’il a fait pour soulager la population dans les provinces de Palestine.

– Quoi, par exemple ?

Et quand Marcellus lui eut raconté quelques-uns des miracles, il demanda :

– Ce Jésus ne s’occupait-il que des pauvres ?

– Oh ! non, dit Marcellus. Il avait des amis parmi les riches et était fréquemment invité chez eux. Cela t’intéresserait-il de savoir ce qui est arrivé lors de sa visite à un homme puissant nommé Zachée ?

– Il a donné la moitié de son argent aux pauvres, eh ? fit Kaeso quand l’histoire fut terminée. Lui en a-t-on seulement été reconnaissant ?

– Je l’ignore, dit Marcellus. La seule manière de voir comment les gens réagissent en pareil cas serait…

– … de partager son argent avec eux… eh ? grommela Kaeso.

– Ma foi… tu pourrais tenter une petite expérience qui ne te coûterait pas tout à fait autant, dit Marcellus d’un air sérieux. Par exemple, Vobiscus pourrait donner à chacun quatre sesterces, au lieu de deux, à partir d’aujourd’hui jusqu’à la fin de la saison des melons.

– Et après ils crieront si on baisse de nouveau leurs gages, protesta Kaeso.

– Probablement, admit Marcellus. Cela ne vaut peut-être pas la peine d’essayer. Cela ne ferait sans doute que les agiter.

– Vobiscus penserait que je suis devenu fou !

– Pas si tu augmentes aussi ses gages à lui. Vobiscus est un homme précieux et loyal. Il n’est pas assez payé.

– Te l’a-t-il dit ?

– Non, Vobiscus ne se plaindrait pas à moi.

– Il n’a jamais demandé à être payé davantage.

– Cela ne signifie pas qu’il reçoive suffisamment.

– Tu voudrais peut-être aussi être augmenté ? dit Kaeso avec un rire déplaisant.

– Vobiscus reçoit six sesterces. Donne-lui en dix et je me contenterai de seize au lieu de vingt.

– Très bien, dit Kaeso. Tu es idiot… mais si tu le désires…

– À une condition. Vobiscus doit ignorer comment son augmentation lui est venue. Laisse-lui croire que c’est à toi qu’il la doit… et vois ce qui arrivera.

*

* *

Kaeso était très fier de sa piscine et se vanta d’avoir eu là une excellente idée. Les gens d’Arpino se demandaient ce qui lui était arrivé et supposaient que c’était la même chose que ce qui leur était arrivé à eux. Il avoua même à Marcellus que les sesterces ajoutés aux gages des ouvriers avaient peut-être quelque chose à voir dans le fait réjouissant qu’il y avait eu dernièrement très peu de pertes causées par le maniement négligent de ces fruits délicats. Marcellus ne lui dit pas qu’il leur avait tenu un petit discours, le lendemain de l’augmentation de leurs gages, pour leur suggérer de montrer leur reconnaissance en étant plus attentifs aux intérêts de leur maître.

Le raisin venait maintenant à maturité et Kaeso aimait à se promener dans les vignes. Parfois quelque travailleur osait tourner la tête de son côté et lui sourire timidement. Une après-midi, il entendit qu’ils chantaient comme il remontait la route. Le chant cessa quand il arriva à la grille. Il en demanda la cause à Vobiscus.

– Ils ont eu peur que cela te déplaise, bredouilla Vobiscus.

– Laisse-les chanter, laisse-les chanter, s’écria Kaeso indigné. Qu’est-ce qui leur fait croire que je ne veux pas les entendre chanter ?

Ce jour-là, Vobiscus était rasé de frais et prenait de grands airs. La veille, Antonia Kaeso avait parlé à sa femme pour lui demander comment elle avait teint le châle qu’elle portait.

Vers la fin de la journée, Marcellus ayant annoncé son intention de descendre à la vigne, Antonin demanda à l’accompagner. À la grille, Marcellus prit deux paniers et en tendit un au jeune garçon.

– Veux-tu me faire un plaisir ? demanda-t-il. Nous allons cueillir quelques grappes.

– Pourquoi nous donner cette peine ? Que penseront-ils de nous ?

– Ils ne nous jugeront pas plus mal pour cela, dit Marcellus, et cela leur donnera une idée plus haute d’eux-mêmes et de leur travail.

Ils arrivaient justement auprès d’une vieille femme qui faisait de grands efforts pour soulever un panier lourdement chargé, afin de le mettre sur la plate-forme d’un char. Le conducteur, appuyé contre une des roues, la regardait en se croisant les bras.

– Donne-lui un coup de main, Antonin, dit Marcellus.

Chacun dans le voisinage s’arrêta de travailler pour assister à ce spectacle inouï : l’élégant fils de Kaeso, que l’on croyait si fier, aidait à porter le fardeau d’une ouvrière. Il y eut un murmure d’approbation quand Marcellus et Antonin continuèrent leur chemin.

– Merci, Antonin, dit Marcellus à voix basse.

– Je pouvais bien lui rendre ce service, dit Antonin en rougissant.

– Tu as rendu service à tout le monde, dit Marcellus, y compris à toi-même.

*

* *

Vers la fin août, lorsque les commandes de fruits diminuèrent au point de rendre presque inutiles les services d’un scribe, Marcellus prévint Kaeso qu’il comptait se remettre en route.

– Qu’est-ce que cela te dirait de rester encore un peu pour aider Antonin avec son modelage ? demanda Kaeso.

– Je lui ai montré presque tout ce que je sais, dit Marcellus.

– Quelle idée ! Il a encore beaucoup à apprendre de toi. D’ailleurs tu exerces une excellente influence sur lui. Antonin est tout différent ; il devient un homme.

– C’est grâce à toi, dit aimablement Marcellus. Ne vois-tu pas l’admiration qu’il a pour toi ? C’est toi qui feras de lui un homme.

– Reviendras-tu à Arpino l’été prochain ? demanda Kaeso presque sur un ton de prière.

Marcellus exprima sa gratitude pour cette invitation, mais il ne savait pas où il serait l’été prochain. Il mit en ordre la correspondance avec plus de soin que d’habitude tandis que Kaeso l’observait tristement.

– Quand pars-tu ?

– De bonne heure demain matin. Je vais à Rome.

Kaeso le suivit au jardin où ils rencontrèrent Antonia. En sa présence, il invita Marcellus à prendre son repas du soir avec la famille. Antonia approuva en souriant.

– Il nous quitte, dit Kaeso. Où se trouve Antonin ? Je veux l’avertir.

Et il rebroussa chemin vers la maison.

– N’es-tu pas heureux ici, Marcellus ? demanda Antonia après un moment de silence. N’avons-nous pas fait tout ce que tu désirais ?

– Oui… c’est pour cela que je m’en vais.

Elle fit un petit signe de tête pour montrer qu’elle comprenait et sourit d’un air méditatif.

– Marcellus… te souviens-tu de ce que tu nous as raconté de ces gens de… Cana, si je ne me trompe… qui disaient que Jésus avait changé de l’eau en vin ?

– Tu as de la peine à y croire, n’est-ce pas ? dit-il.

– Non, je peux très bien me l’imaginer, murmura-t-elle. Ce n’est pas plus extraordinaire que les changements que tu as apportés ici… à Arpino.

*

* *

Ce soir-là, suivant la coutume qu’ils avaient prise depuis peu, tous les villageois s’assemblèrent sur le petit monticule pour attendre Marcellus. Quand il arriva accompagné de Kaeso, d’Antonia et d’Antonin, il s’assit au milieu du cercle qu’on lui avait réservé, mais hésita un bon moment avant de parler.

– Vous avez tous été très bons pour moi, dit-il, et je penserai souvent à vous, partout où j’irai.

Un petit murmure déçu parcourut l’auditoire.

– Je vous ai raconté un grand nombre d’histoires de cet étrange homme de Galilée, qui était l’ami des pauvres et des malheureux. Aujourd’hui je vous raconterai encore une autre histoire de lui… la plus extraordinaire de toutes. Ce sera mon cadeau d’adieu.

Ce fut l’histoire très triste d’un homme méconnu, abandonné à la fin, même par ses amis pris de peur ; l’histoire navrante d’un procès injuste et d’une mort cruelle, et Marcellus la narra d’une manière si expressive que plus d’un auditeur en eut les larmes aux yeux.

– Quand on y pense, il n’y a rien d’étonnant à cela, continua-t-il d’un ton subitement changé, car les sages ont toujours été méconnus et persécutés… beaucoup d’entre eux ont été tués… comme Jésus l’a été. Mais Jésus est revenu à la vie !

– Quoi ! Pas possible ! s’exclama un petit vieux d’une voix fêlée.

On le fit vivement taire pour entendre la suite.

Dans un silence impressionnant, la surprenante histoire se déroula. Jésus était vivant… pour que la bonté régnât sur tous les hommes… et partout.

– Il ne faut pas pleurer sur lui, déclara Marcellus. Il ne veut pas de notre pitié ! Si vous désirez faire quelque chose pour lui, faites-le à votre prochain… et voyez ce qu’il en adviendra.

– Où est-il maintenant ? cria le petit vieux d’une voix aiguë.

– Personne ne le sait, dit Marcellus. Il peut apparaître n’importe où, n’importe quand. Il ne faut pas qu’il nous trouve en train de faire quelque chose qui l’attristerait si tout à coup il venait… à une heure où nous ne l’attendons pas. Voulez-vous essayer de vous souvenir de cela ?

Le crépuscule tombait rapidement et le serein de même. C’était le moment de se disperser. Marcellus sortit de sa tunique un papyrus tout chiffonné par un usage fréquent et le tint à la lumière du jour baissant.

– Une fois, dit-il, lorsqu’un grand nombre de Galiléens s’étaient rassemblés autour de lui au sommet d’une montagne, Jésus leur a parlé de ce qu’il appelait « la Vie heureuse ». Mon ami Justus s’est souvenu de ces paroles et me les a répétées. J’en ai pris note. Je vais vous les lire… puis nous nous séparerons.

Ils se penchèrent tous en avant pour écouter ; tous, sauf Métella, qui avait enfoui sa tête dans ses bras croisés sur ses genoux. Un profond silence s’étendit sur eux quand Marcellus lut :

– « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. Heureux les affligés, car ils seront consolés. Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux. »

*

* *

Levé avant l’aube, Marcellus se glissa sans bruit hors de la villa. À la grille, Métella le fit sursauter en sortant de derrière un buisson pour lui dire adieu d’une petite voix tremblante. Elle allait se sauver quand il l’appela doucement par son nom. Il prit ses petites mains rugueuses entre les siennes et dit tendrement :

– Métella, tu es une fidèle amie. Je me souviendrai toujours de toi.

– Je t’en supplie, dit-elle dans un sanglot, prends bien soin de toi, Marcellus.

Puis, se dégageant vivement, elle disparut dans l’obscurité.

C’est avec une étrange sensation de légèreté qu’il cheminait dans l’ombre de la montagne tandis que le soleil en se levant rosissait le ciel. La nuit précédente, après avoir pris congé de Kaeso et de sa famille, il s’était couché, l’esprit troublé. Il se sentait heureux à Arpino ; il savait qu’il y avait été envoyé en mission. Mais depuis un certain temps, quelque chose lui répétait que sa tâche était accomplie, qu’il devait retourner à Rome. Toute la nuit, ayant encore à l’oreille les supplications du jeune Antonin, il s’était demandé : « Pourquoi retourner à Rome ? »

Et maintenant, ses inquiétudes étaient passées. Il ne savait pas pourquoi il se dirigeait vers Rome, mais la raison lui en serait donnée au moment voulu. Il n’avait jamais pu expliquer pourquoi, après avoir échoué sur le rivage près de Capoue, il s’était dirigé vers Arpino ; pourquoi il avait accepté de travailler pour Kaeso. C’était presque comme s’il avait été conduit par une main invisible.

Arrivé au coucher du soleil dans le village important d’Alatri, Marcellus trouva l’unique hôtellerie dans une grande agitation. Une foule excitée piétinait la cour sablée. L’intérieur était comble. Il parvint cependant à s’y faufiler et demanda à un homme de haute taille, serré contre lui, ce qui se passait. La nouvelle venait d’arriver de Rome que le prince Gaïus était mort. Marcellus joua des coudes pour s’approcher d’une table où trois marchands de laine péroraient avec animation.

La veille au soir avait eu lieu un banquet au palais du tribun Quintus et de sa femme Célia, la nièce de Séjanus, en l’honneur du jeune Caligula, fils de Germanicus, qui venait de rentrer de Gaule. Le prince Gaïus s’était subitement senti mal pendant le festin et était mort avant qu’une heure se fût écoulée.

Les marchands de laine, conscients de l’intérêt qu’ils éveillaient et devenant moins discrets à mesure qu’ils vidaient leurs coupes de vin, continuaient à parler de l’événement d’un air renseigné, presque comme s’ils avaient été présents au banquet fatal.

Il n’y avait pas de doute, le prince était mort empoisonné. Il était en parfaite santé, et la maladie avait été soudaine et brutale. Les soupçons ne s’étaient pas encore définitivement fixés. Le tribun Tullus, qui avait épousé dans l’après-midi la fille du sénateur Gallio – sœur du tribun Marcellus, noyé en mer quelques semaines auparavant – avait échangé de vifs propos avec le prince au début de la soirée ; mais ils étaient tous deux tellement ivres que l’on y attachait peu d’importance.

Le vieux Séjanus était assis en face du prince au festin et chacun savait que Séjanus méprisait Gaïus. Mais on admettait généralement que, si cet homme astucieux avait voulu assassiner le prince, il avait trop d’esprit pour s’y risquer dans de pareilles circonstances.

– Comment se fait-il que Quintus puisse vivre dans un palais et donner de somptueux festins ? demanda l’hôtelier, désireux de montrer qu’il était au courant des faits et gestes des grands. Le vieux Tuscus, son père, n’est pas riche et Quintus n’a jamais conduit d’expéditions.

Les marchands de laine échangèrent des regards entendus et haussèrent les épaules avec un air de supériorité.

– Quintus et le prince étaient de grands amis, dit celui qui tenait le flacon de vin.

– Tu veux dire que le prince et la femme de Quintus étaient de grands amis, dit avec un gros rire celui qui avait des ornements d’argent sur son bandeau.

– Oh, oh ! fit l’hôtelier. Je crois que je devine ce qui est arrivé.

– Pas si vite, mon bonhomme, dit l’aîné des trois d’une voix pâteuse. Quintus n’était pas présent au banquet. Il avait été appelé au dernier moment à Capri.

– Alors qui est-ce ? persista l’hôtelier.

– Dame ! c’est ce que tout le monde voudrait savoir, dit celui qui tenait le flacon vide. Va, remplis-moi ça… et ne pose pas tant de questions. C’est imprudent de parler comme nous le faisons, marmotta-t-il après que son regard se fut arrêté sur Marcellus au milieu du groupe silencieux.

Marcellus suivit l’hôtelier et demanda une chambre pour la nuit. Ainsi, Diana n’avait plus à craindre les assiduités de Gaïus. Il en éprouva un grand soulagement. Qui régnerait sur Rome à présent ? Peut-être que l’empereur nommerait le vieux grippe-sou Séjanus à la régence.

Ainsi, Gaïus avait été empoisonné ; eh ? Célia y était-elle pour quelque chose ? Gaïus s’était sans doute moqué d’elle, il ne pouvait rester fidèle à aucune femme. Mais, non… ce ne pouvait être Célia. Il était plus probable que Quintus avait donné des instructions à un serviteur puis s’était fait appeler à Capri pour avoir un alibi. Par la suite, il se débarrasserait facilement du serviteur. Marcellus se demanda si Quintus avait rencontré Démétrius à Capri. Heureusement que Démétrius savait prendre soin de sa personne.

Et Lucia était mariée ! Tant mieux. Elle avait toujours eu un faible pour Tullus.

Marcellus pensa de nouveau à Célia, essayant de se la rappeler, avec son regard toujours inquiet et son sourire préoccupé, qui la faisaient paraître plus âgée que ne le laissait supposer son corps mince de jeune adolescente. Qui sait ? Célia pouvait bien avoir fait cela. C’était une rusée, comme son oncle Séjanus.

Bref, quelle que fût la cause de la maladie du prince, le dangereux reptile était mort. C’était un soulagement. Peut-être que Rome aurait un meilleur gouvernement. Il semblait inconcevable que l’empire pût trouver un dirigeant pire que Gaïus Drusus Agrippa.

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