XXIII

Lorsque la nouvelle de la mort de Gaïus parvint à Capri, Julie prétendit que l’empereur était trop malade pour supporter un choc pareil. Elle remit immédiatement une lettre au centurion harassé, porteur du fâcheux message, et lui ordonna de retourner sur le champ à Rome. Le centurion, outré de se voir renvoyé de l’île sans même un verre de vin, n’eut aucun scrupule à en montrer la suscription à son ami le chambellan, qui l’accompagnait jusqu’au port. La lettre était adressée à Caligula.

– « Petite Botte », grommela le centurion avec mépris.

– Ce marmot ! murmura le chambellan qui avait eu l’occasion de voir le fils de Germanicus à l’âge de dix ans.

La vieille Julie, à qui le destin semblait toujours réserver des événements sensationnels, était impatiente de voir son petit-fils en ce moment critique. Elle n’avait pas éprouvé cette urgente envie lorsque, l’avant-veille, Quintus était venu lui suggérer – avec toute la diplomatie possible – d’inviter le jeune homme à Capri. Julie avait ri :

– Gaïus ne sait pas qu’en faire ? Qu’il le garde encore un mois ou deux, je ne suis pas pressée de le voir.

Mais maintenant la situation avait changé. Julie désirait vivement voir « Petite Botte ». Comme c’était heureux qu’il fût à portée de main à cette heure importante !

Supportant son chagrin avec courage, comme il convenait à une Romaine et à une impératrice, Julie comptait nerveusement les heures qui passaient ; elle faisait le guet derrière les fenêtres nord de sa villa et faillit perdre le contrôle d’elle-même en voyant une nombreuse députation de sénateurs monter vers la villa Jovis.

Personne à Capri ne pensa, à l’arrivée du jeune Caligula, que son ambitieuse grand’mère espérait quelque chose de plus pour ce garçon sans expérience qu’un bref intérim de régence, probablement sous la direction de Séjanus. Peut-être que Julie elle-même n’avait osé rêver une chose aussi stupéfiante que celle qui se produisit.

Caligula, à seize ans, était un frêle gringalet. Il marchait par saccades ; son visage blême et astucieux était continuellement agité de grimaces involontaires, et ses doigts fureteurs sans cesse occupés à curer ou à gratter quelque chose. Il n’était pourtant pas bête. Derrière ses yeux vifs et rapprochés, une imagination infatigable inventait mille ingénieuses occupations pour compenser ses infirmités.

À cause des déficiences de son fils, Germanicus avait insisté pour l’avoir toujours sous les yeux, même pendant le branle-bas des campagnes militaires. Les officiers avaient gâté et flatté l’enfant jusqu’à le rendre abominablement impudent et cruel. Même ses farces bestiales passaient pour amusantes. Quelqu’un lui avait fait une paire de petites bottes comme en portaient les officiers supérieurs et l’on racontait que ce gamin chétif paradait fréquemment devant les soldats en hurlant des ordres à tue-tête. Le surnom de Caligula (petite botte) lui était resté et personne ne se souvenait qu’il portait le nom de son oncle Gaïus. Si tout ce que faisait l’enfant avait été accepté comme des drôleries, on n’admettait plus si facilement qu’à seize ans il se jetât contre un centurion pour le frapper au visage ; et Germanicus, constatant que son héritier devenait insupportable, avait trouvé nécessaire de le changer de milieu. Aussi l’avait-on ramené à Rome pour rendre visite à son oncle Gaïus qui, espérait-on, ferait quelque chose de lui. Par quel miracle le prince y serait parvenu, c’est ce qui devait rester à jamais du domaine des suppositions.

Caligula arriva à Capri tard dans l’après-midi et Julie le conduisit immédiatement – dûment chapitré sur la conduite à tenir – dans la chambre obscurcie de l’empereur, où une douzaine de sénateurs se morfondaient en attendant que Tibère voulût bien s’apercevoir de leur présence.

Quand le vieillard se réveilla, tout ahuri, un jeune homme pleurait à genoux au bord de son lit. D’une voix déchirante, l’impératrice annonça que le pauvre Gaïus était mort et que Caligula était inconsolable.

Tibère rassembla ses esprits dispersés et tapota la tête de Caligula.

– Le fils de Germanicus ? marmotta-t-il.

Caligula pleura plus fort, caressa la main décharnée et demanda avec un trémolo dans la voix :

– Puis-je faire quelque chose pour toi ?

– Oui… mon fils.

La voix de Tibère était à peine perceptible.

– Tu veux parler… de l’empire ? demanda Julie très agitée.

Les sénateurs attentifs s’approchèrent du lit.

– Oui… de l’empire, soupira Tibère très faible.

– Vous avez entendu ?

Julie rejeta avec défi la tête en arrière pour regarder le groupe de sénateurs sidérés.

– Caligula sera empereur, c’est bien cela, Tibère ?

– Oui, murmura l’empereur.

*

* *

Diana Gallus n’avait pas vu l’empereur depuis quinze jours. La vieille Julie avait donné des ordres en conséquence. Matin et soir la jeune fille se présentait à la porte de la chambre impériale pour prendre des nouvelles et on l’avertissait invariablement que l’empereur était trop malade pour être dérangé.

Peu après son arrivée à Capri, Démétrius avait été préposé à la garde de Diana. Si étrange que cela puisse paraître, cette fonction lui avait été attribuée sur l’instigation de Tibère qui, pressentant sans doute qu’il ne lui serait bientôt plus possible de veiller efficacement sur la sécurité de la jeune fille, avait deviné que l’esclave intrépide de Marcellus saurait la protéger.

L’empereur devenant de jour en jour plus faible, et l’influence de l’impératrice s’étendant de plus en plus sur l’île, Démétrius s’inquiéta du bien-être de Diana. Il ne le lui laissa pas voir, mais il prépara un plan pour la secourir au cas où le danger deviendrait sérieux.

Après le départ forcé de Marcellus, Diana s’était sentie bien inquiète ; il n’y avait personne sur l’île en qui elle pût avoir confiance. Elle passait la plus grande partie de son temps dans sa pergola à lire ou à broder sans grande conviction. Quelquefois, elle amenait avec elle une de ses servantes pour lui tenir compagnie. Souvent elle venait seule, Démétrius la suivant à une distance respectueuse. Son admiration pour le Grec avait toujours été profonde et sincère. Maintenant elle comptait sur lui comme sur un ami dévoué.

Lorsque la rumeur s’était répandue à Capri que Marcellus s’était noyé, Démétrius, sûr que ce n’était pas vrai, était arrivé à en persuader Diana. Marcellus n’avait aucune raison de se suicider, conscient qu’il était de ses nouvelles obligations. L’idée que Marcellus se serait jeté à l’eau au large de Capoue pour se noyer, fait sourire Démétrius ; son maître avait simplement saisi une occasion favorable pour disparaître. Diana le croyait aussi, mais elle avait besoin que Démétrius la rassurât chaque fois que sa solitude lui devenait plus pesante.

À mesure que les jours passaient, leurs conversations perdaient le ton cérémonieux du début. Démétrius s’asseyait sur les marches de la pergola et répondait aux questions pressantes de Diana, qui voulait tout connaître de la vie qu’ils avaient menée à Athènes, de la maison des Eupolis, de Théodosia et de sa fuite après l’affaire avec le méprisable Quintus.

– Pourquoi ne retournerais-tu pas chez Théodosia une fois libre ? lui demanda-t-elle un jour. Elle t’attend peut-être. As-tu eu de ses nouvelles ?

Oui, Démétrius avait écrit et elle lui avait répondu, mais il y avait longtemps de cela. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver. Oui… s’il était libre et si Marcellus n’avait pas besoin de lui, il retournerait à Athènes.

Les après-midi passaient vite. Diana était d’une curiosité inlassable, et Démétrius lui parlait en détail de l’atelier de Benyosef, d’Étienne et des Galiléens qui venaient s’entretenir à voix basse du mystérieux charpentier qui était ressuscité pour vivre éternellement.

Diana se penchait sur sa broderie ; les mains de Démétrius tordaient des brins d’étoupe qu’il avait ramassés sur le rivage, les ajoutant en d’adroites épissures pour en former de longues cordelettes. Il cachait ses réserves sous le plancher de la pergola au grand amusement de Diana.

– Tu fais comme les écureuils, Démétrius, lui avait-elle dit une fois pour le taquiner. Pourquoi caches-tu ces choses qui, tu en conviens toi-même, n’ont aucune valeur ?

Un jour qu’elle était penchée sur son épaule et observait comme il assemblait adroitement les cordelettes en les tordant avec un tourniquet en bois, elle s’écria :

– Mais tu tresses une corde ! Que veux-tu en faire ?

Suivant des yeux la corde jusqu’au coin de la pergola, elle fut surprise d’y voir caché un grand paquet enroulé.

– C’est plus qu’un amusement, déclara-t-elle gravement.

– Cela m’occupe les mains ; tu as ta broderie et moi j’ai ma corde.

Quand son service était terminé et qu’il savait Diana en sûreté dans ses appartements, il avait l’habitude de faire de longues promenades nocturnes. Les sentinelles s’accoutumèrent à ses randonnées et n’y attachaient aucune importance. Parcourant les sentiers sinueux, s’arrêtant pour bavarder un instant avec quelque garde solitaire, il descendait jusqu’au quai où les bateliers et les gens du port le connaissaient bien. Parfois il les aidait, pendant une heure ou deux, à réparer leurs bateaux. Souvent, ayant prié Diana de commander pour ses repas plus qu’elle ne pouvait manger, il se rendait au port les mains pleines de friandises.

Chaque nuit, en quittant le quai, il emportait avec lui autant d’étoupe qu’il pouvait en cacher sous sa tunique. Personne ne s’en inquiétait ; on l’aimait bien et il pouvait faire ce qui lui plaisait. De temps à autre il prenait une des barques et allait ramer le long de la falaise escarpée de l’île, sous prétexte de prendre de l’exercice. Les bateliers paresseux le traitaient d’original mais lui octroyaient volontiers ce plaisir.

Chaque matin de bonne heure, un bateau allait se ravitailler à Puteoli, où maraîchers, fermiers et bouchers apportaient leurs produits pour l’île. Un soir, lorsque Démétrius arriva au quai, il vit qu’on l’attendait avec un intérêt spécial. Un grand chargement de melons d’Arpino avait été débarqué dans la matinée, et l’un des melons était expressément adressé à Démétrius. Les hommes le lui remirent et restèrent à côté de lui, les yeux dilatés de curiosité, pendant qu’il enlevait le léger emballage.

– Tu as des connaissances à Arpino ? s’enquit l’un deux.

– Il a sans doute une bonne amie là-bas, dit en pouffant un batelier.

Démétrius se demandait qui au monde pouvait bien lui envoyer un melon d’Arpino. Il le retourna lentement dans les mains. Sur un des côtés on voyait, grossièrement marqué avec un couteau, un signe qui ressemblait à une lettre.

– Il y a un nom ? demanda quelqu’un.

Ils se pressèrent tous pour voir, mêlant une odeur d’ail à ce mystère.

– Ce n’est probablement qu’une plaisanterie, marmotta un vieux batelier en s’en allant. C’est un des marins qui a voulu te faire une blague.

Démétrius dit en riant qu’il ne demeurerait pas en reste ; mais il avait peine à cacher son agitation. Ce n’était pas une blague. Le signe sur le melon était un M ! Ainsi, Marcellus était dans le commerce des melons !

Le lendemain matin, comme ils bavardaient sous la pergola, Démétrius demanda à Diana si elle connaissait les melons d’Arpino, et elle se souvint immédiatement combien on les aimait à la maison.

– Hier, dit Démétrius, quand la barque aux provisions est revenue avec des melons, il y en avait un qui était spécialement adressé à moi.

Il se leva et le lui tendit. Diana l’examina avec intérêt.

– Que c’est drôle ! Tu connais quelqu’un là-bas ? Oh ! mais, qu’est-ce qu’il y a là ? On dirait une lettre… un M… Serait-ce Marcellus ? murmura-t-elle tout bas.

*

* *

Tout Capri était en effervescence à cause de l’arrivée de Caligula. Démétrius l’avait entrevu, sautillant à côté de l’impératrice comme ils entraient dans la villa Jovis. Une heure plus tard, l’île était secouée par la nouvelle que ce gamin répugnant allait succéder à l’empereur. Accompagnant cette rumeur néfaste, vint le rapport que Tibère était dans le coma.

Maintenant que l’empereur ne comptait plus et que le petit-fils de Julie était pour ainsi dire sur le trône, l’impératrice avait toute liberté d’accomplir n’importe quelle méchanceté suggérée par son caprice. Elle pourrait même être assez vile, pensa Démétrius, pour exiger de Diana qu’elle se montrât empressée auprès de Caligula.

Avant le coucher du soleil, vint la confirmation de ces craintes. Diana était invitée à un repas intime avec l’impératrice et son éminent petit-fils. En dépit du fait que l’empereur exhalait son dernier souffle, le jeune Caligula devait être distrait.

Comprenant que cette invitation n’était rien moins qu’un ordre, Diana l’accepta sans enthousiasme, et Démétrius l’accompagna à la villa Bacchus où, durant deux heures d’anxiété, il marcha de long en large, attendant sa réapparition. Quand enfin elle traversa le péristyle baigné de lune, il était évident que quelque chose était advenu. D’une voix agitée elle confia à Démétrius que l’odieux Caligula lui avait fait de si impertinentes avances que Julie avait même murmuré un mot d’avertissement à son petit-fils.

– Cela me décide ! déclara Démétrius d’un ton ferme. Tu ne dois plus rester ici. Je t’emmène cette nuit.

– Mais c’est impossible, Démétrius ! protesta-t-elle.

– Nous allons bien voir. Ce sera dangereux, mais cela vaut la peine d’essayer.

En quelques mots il lui donna ses instructions. Diana frémit.

– Tu n’auras pas peur ? demanda-t-il en la regardant au fond des yeux.

– Bien sûr que j’aurai peur ! avoua-t-elle. Mais je vais essayer… J’aime mieux me noyer que de me laisser de nouveau toucher par ce goujat.

– Glisse-toi hors de la villa Jovis et rends-toi seule à ta pergola, une heure avant minuit.

Après avoir quitté Diana à la porte de son appartement, Démétrius entreprit son habituelle randonnée de nuit, commençant par la pergola où il retira de sa cachette la longue corde, en fixa un bout au tronc d’un pin et jeta le reste en bas de la falaise presque à pic. Un instant son regard plongea par-dessus le rocher et il frémit en se représentant les sensations de Diana quand elle affronterait cette descente vertigineuse. Il lui faudrait beaucoup de courage ; lui-même n’aurait pas aimé s’y risquer.

Il retourna vite dans sa chambre où il prit un paquet de vêtements destinés à Diana : un accoutrement d’ouvrier maçon et un bonnet comme les hommes du port en portaient.

Partout les sentinelles le retinrent pour causer avec lui de l’événement sensationnel de la journée ; il était obligé de s’arrêter pour ne pas éveiller leurs soupçons. Au quai, il détacha la meilleure barque disponible, arma les avirons, fit un signe de main aux bateliers et s’éloigna à lents coups de rames. Dès que la prudence le lui permit, il accéléra ses mouvements, mais il se passa un bon moment avant qu’il arrivât à tourner le cap est de l’île. Les vagues devinrent plus brutales quand il se trouva sous le vent de la pleine mer.

Le cœur de Démétrius battait à tout rompre, non seulement à cause des efforts qu’il faisait mais surtout parce que ses appréhensions au sujet de Diana étaient intenses. En temps ordinaire il aurait été presque impossible à la jeune fille de se rendre jusqu’à sa pergola sans être remarquée. Mais tout était exceptionnel cette nuit-là à Capri. L’empereur se mourait. Les domestiques allaient et venaient ; personne ne perdrait son temps à la surveiller. Pourtant, même si Diana arrivait sans encombre à la pergola, il lui restait à affronter un péril certain.

Enfin, dans le clair de lune, il reconnut la haute falaise et le bord de la pergola. Manœuvrant sa barque aussi près du rocher qu’il l’osait, Démétrius chercha à voir ce qui se passait au sommet. Il avait de la peine à maintenir la barque en place. Des minutes angoissantes s’écoulèrent comme il scrutait le haut du rocher à cent cinquante pieds au-dessus des vagues.

Son cœur fit un bond ! À une petite distance du sommet, une forme grise commençait à descendre. Diana semblait bien petite et sa situation précaire. Démétrius aurait aimé la voir glisser moins vite. Il lui avait dit de faire attention ; elle risquait de se brûler l’intérieur des mains ou peut-être de lâcher prise.

Elle était aux trois-quarts de la descente quand elle parut s’arrêter. Démétrius regarda avec stupéfaction ; on aurait dit qu’elle remontait ! Il regarda vers le haut de la falaise. Deux silhouettes tiraient sur la corde. Démétrius lâcha les avirons, mit ses mains en porte-voix et cria :

– Lâche-toi !

Il y eut un moment d’indécision plein d’angoisse durant lequel Diana remonta encore d’un pied.

– Saute, Diana, cria encore Démétrius.

La barque, non maintenue, faillit se briser contre le rocher. Soudain Diana, lâchant la corde, s’abattit dans l’eau à une petite distance et disparut. Penché sur ses avirons, Démétrius éloigna la barque du rocher en parcourant désespérément des yeux la mer. Enfin une tête apparut sur la crête d’une vague ; Diana nageait. Démétrius vint se placer à côté d’elle et la saisit avec un bras. Elle était terriblement effrayée et respirait par à-coups. Il se pencha au-dessus de l’eau ; Diana lui mit les bras autour du cou et il la tira dans le bateau. Elle s’affaissa à ses pieds, petit paquet trempé et exténué.

Démétrius reprit immédiatement ses rames en s’efforçant de rester dans l’ombre du rocher. Ils n’échangèrent pas un mot avant d’arriver dans les eaux calmes de la baie. Tout essoufflé, Démétrius conduisit la barque dans l’ouverture noire d’une grotte et, se penchant en avant, les coudes sur les genoux et la tête dans ses mains, il dit d’une voix rauque :

– Tu es courageuse, Diana.

– Je ne me sens pas très courageuse, dit-elle d’une voix faible, et j’ai terriblement froid.

– Il y a des habits secs pour toi dans le caisson à l’avant. Lève le couvercle, tu les trouveras.

– Est-ce un déguisement ? demanda-t-elle en inspectant les effets.

– Non, c’est pour te tenir au chaud.

– Pourquoi Atréus et l’autre garde n’ont-ils pas tiré leurs flèches ? demanda Diana.

– Ils avaient peur de te blesser, dit Démétrius. Atréus avait l’ordre de te garder sur l’île et non de te faire du mal. T’es-tu aperçue qu’on te suivait ?

– Pas avant d’avoir presque atteint la pergola. Je les ai entendus derrière moi et j’ai reconnu la voix d’Atréus qui m’appelait. Cela a été horrible quand j’ai senti qu’on me remontait (Diana frémit). Et c’était si difficile de lâcher la corde.

– Je crois bien ! Est-ce que tu te réchauffes ? As-tu trouvé le bonnet ?

Démétrius reprenait les avirons.

– Oui, il est hideux, mais tant pis. Où allons-nous maintenant, Démétrius ?

– Vers la côte, et nous la remonterons jusqu’à une grève. Nous nous cacherons pendant la journée et nous irons la nuit suivante jusque près de Formia où nous laisserons le bateau. Mais, ne te fais pas de soucis. Tu seras loin de cette île dangereuse, tout le reste est sans importance.

Diana demeura longtemps sans parler. Démétrius ramait vigoureusement ; de temps en temps une vague venait les éclabousser de son écume.

– Démétrius, fit Diana, y a-t-il loin de Formia à Arpino ?

– Quarante milles vers le nord, cria Démétrius entre deux coups de rames.

– Tu y es déjà allé ? Tu sembles bien connaître la contrée ?

– Non, mais je me suis renseigné.

– Allons-nous à Arpino ?

– Tu aimerais ?

Diana ne répondit pas. La brise devenait plus forte et Démétrius peinait sur ses avirons. Une vague passa par-dessus bord.

– Tu n’as pas peur ? cria Démétrius.

– Non, plus maintenant, dit-elle gaiement.

– Dirige-moi sur la rangée de lumières de Puteoli.

– Un peu plus à droite, alors. Démétrius… on dirait que quelqu’un veille sur nous cette nuit.

– Oui, Diana.

– Tu le sens aussi ?

– Oui.

– Tu crois qu’il prendra soin de nous… s’il venait une tempête ?

Démétrius tira fort sur ses rames pendant un moment. Puis il répondit, scandant sa phrase au rythme des coups de ses avirons :

– On sait… qu’il a pris soin… de ses amis… une fois… lors d’une tempête.

*

* *

Caligula était si impatient d’occuper son poste élevé que les funérailles de Tibère – auxquelles il n’assista pas à cause d’une légère indisposition – furent pratiquement éclipsées par les somptueux préparatifs du couronnement ; et pour ce qui était des obsèques de l’oncle Gaïus, peu de princes furent expédiés avec aussi peu de pompe et à si peu de frais.

Toute la nuit, des ouvriers travaillèrent à enlever les ornements funèbres sur le Corso et la via Sacra par où l’empereur défunt avait passé pour la dernière fois cette après-midi-là. Les plus âgés des patriciens furent scandalisés de cette irrévérence ; non qu’ils tinssent encore le moins du monde à Tibère qui, pour le bien de l’empire, aurait mieux fait de mourir quelques années plus tôt ; mais c’était de mauvais augure pour Rome, pensaient-ils, de couronner un jeune monarque qui se moquait pareillement des convenances. Les traditions comptaient aussi peu pour Caligula que l’avis de ses ministres horrifiés. Des rumeurs, sur sa vanité insensée, ses accès de rage et sa complète irresponsabilité, s’étaient répandues comme du feu à travers toute la ville.

Les fêtes du couronnement durèrent une semaine avec une extravagance sans précédent. Le peuple reçut à boire et à manger et prit part aux jeux qui dépassèrent en brutalité tout ce que Rome avait vu jusque là. L’honnête citoyen romain restait confondu et sans voix. Quant à la pègre crapuleuse, Caligula était son homme. Aussi longtemps qu’il dispensait le pain et les jeux du cirque, peu importait qui payerait la note. D’ailleurs le nouvel empereur laissait croire que c’était à ses propres frais qu’il divertissait la populace et ne se gênait pas pour accuser les riches d’être la cause de la misère du peuple.

Le vieux Séjanus, effrayé et désespéré, alla au Sénat pour réclamer une action immédiate ; aucune décision ne fut prise, et, cette nuit-là, Séjanus mourut assassiné. L’ambitieuse Julie, qui était venue à Rome dans l’espoir d’être fêtée comme impératrice douairière, fut refoulée sans cérémonie sur la barque impériale et ramenée à Capri.

Les orgies se succédaient au palais nuit et jour. La plus élémentaire décence était abandonnée. Des gens non invités envahissaient les salles de banquet. Des objets d’art sans prix étaient brisés sur le sol de mosaïque. Les convives glissaient et roulaient au bas des escaliers de marbre. Jamais il n’y avait eu autant d’hommes dans un pareil état d’ivresse.

Les patriciens restaient dans leurs villas, muets de désespoir et de rage concentrée. Ils ne pouvaient rien faire. Ils ne protestèrent pas lorsque Caligula ordonna de décapiter les bustes vénérés des hommes illustres dans le Forum pour leur mettre à la place sa propre effigie en marbre. Ils ne protestèrent pas lorsqu’il fit installer au palais une écurie incrustée d’or et d’ivoire pour son cheval Incitatus et pas davantage quand il éleva Incitatus au rang de consul.

Presque chaque jour l’empereur s’enquérait avec violence des recherches que Quintus, son favori, avaient entreprises pour retrouver la belle et hautaine fille de Gallus, et chaque fois il enrageait de plus belle en apprenant que l’on n’avait découvert aucune trace de la jeune fille. Un garde avait été posté à la villa de son père, absent en ce moment. Les faits et gestes de la pauvre Paula étaient surveillés avec soin ; ses servantes, interrogées, terrorisées et torturées. À Capri, le garde Atréus et trois surveillants du quai avaient été mis à mort. Et Quintus avait été averti qu’il ferait bien de réussir dans ses investigations s’il tenait à rester en grâce.

Pourtant, si Quintus ne parvenait pas à retrouver Diana, ce n’était pas par manque d’intérêt personnel. En effet, quand on aurait mis la main sur Diana, on trouverait probablement aussi Démétrius et il avait un compte à régler avec lui. Il était furieux de n’avoir pas été informé de sa présence sur l’île quand, à la demande de Gaïus, il était venu voir l’impératrice pour la supplier de le débarrasser de Caligula.

Certes, il était possible que Diana et Démétrius se fussent noyés. Leur bateau avait été retrouvé voguant à la dérive, le temps avait été orageux et personne, de Formia à Capoue, n’avait vu les fugitifs.

Caligula fulminait et criait. Diana était la seule personne qui l’eût traité avec un mépris non déguisé. En outre, d’après le récit de sa fuite de Capri, elle avait du cran. Ce serait un plaisir de la mâter ! Quintus souriait toujours, obséquieusement.

– On devrait d’abord se défaire de l’esclave Démétrius qui a aidé la fille de Gallus à s’enfuir.

– Pourquoi ? glapit Caligula. L’esclave est-il amoureux d’elle ? Tu m’as dit qu’elle aimait ce tribun qui a crucifié un Juif et qui a perdu la raison parce qu’il croit avoir tué un dieu.

Les yeux de Quintus jetèrent un éclair de surprise ; ainsi Caligula se souvenait de ce qu’il lui avait raconté du Galiléen et des nombreux partisans qu’il s’était attirés. Cependant « Petite Botte » était alors tellement ivre qu’il n’avait pas semblé lui prêter attention. L’histoire lui avait donc fait impression tout de même.

– C’est vrai, dit Quintus. Ce Démétrius est l’esclave de Marcellus, le fils du vieux Gallio. Il a sans doute juré de protéger Diana.

– S’il le peut ! ricana Caligula.

– S’il n’y parvient pas… et que Diana soit prise… ce Grec n’hésitera pas à risquer sa vie pour la venger.

– Peuh ! que peut-il faire ? Tu es bien timoré, Quintus ! Tu crois que cet esclave arriverait par la violence à pénétrer dans le palais ?

– Ce Grec est dangereux. Il a eu l’audace, une fois, d’attaquer un tribun avec ses seules mains nues !

– Et on l’a laissé vivre ? cria Caligula.

– Ouvertement. Il a été même nommé de la garde impériale à la villa Jovis.

– Tibère était-il au courant du crime de cet esclave ?

– Sans doute. L’impératrice le savait, je le lui avais dit.

– Quel est le tribun que ce Grec a attaqué ?

Quintus s’agita, et Caligula, l’examinant d’un regard pénétrant, partit d’un éclat de rire. Quintus rougit et sourit mal à l’aise.

– L’empereur Tibère ne m’a jamais aimé, murmura-t-il.

– Peut-être que le vieux fou l’a nommé de sa garde pour le récompenser, dit Caligula en riant. Eh bien ! voici l’occasion de régler tes comptes avec cet énergumène. Dépêche-toi de le retrouver. Mais parle-moi encore de ce Marcellus qui s’est jeté à la mer. Il était devenu un partisan du Juif, eh ? La fille de Gallus professe-t-elle les mêmes idées ?

Quintus dit qu’il l’ignorait, mais qu’il avait des raisons de croire que l’esclave grec était chrétien, puisqu’il s’était lié avec ces gens à Jérusalem.

– Mais il se bat, eh ? fit Caligula. J’avais compris que ce culte insensé ne permettait pas de se battre.

– Oui, cela se peut, admit Quintus, mais ce Grec est enragé, il ne demande la permission de personne pour se battre. Il est comme un animal sauvage.

« Petite Botte » gratta nerveusement ses boutons.

– Que penses-tu de la force des gardes du palais, Quintus ?

– Ils sont vigilants et dévoués.

– Il serait tout à fait impossible à un assassin de pénétrer dans ma chambre à coucher, eh ?

– Du dehors, oui. Mais si le Grec décidait de tuer l’empereur, il n’essayerait peut-être pas d’entrer dans le palais. Il sauterait probablement sur le char de l’empereur avec un poignard.

– Il serait immédiatement assommé par le peuple, déclara Caligula, le menton agité d’un mouvement convulsif.

– En effet, approuva Quintus content de remarquer l’émotion de « Petite Botte ». Mais ce serait trop tard pour être de quelque utilité à l’empereur. Quant au Grec, s’il a décidé de se venger, le prix lui sera égal.

Caligula tendit en tremblant son gobelet que Quintus se dépêcha de remplir.

– Il faut que ma personne soit mieux protégée quand je suis en public. Il faut qu’il y ait un double rang de gardes de chaque côté du char impérial. Tu donneras l’ordre, Quintus.

– Tu seras obéi. Mais permets-moi de te dire que ce danger pourrait être évité. Laisse la fille de Gallus… si elle vit encore… sans plus t’occuper d’elle. Tu n’auras aucun plaisir avec elle ; et la garder enchaînée risque de provoquer du mécontentement dans l’armée où le commandant Gallus est tenu en haute estime.

Caligula but d’un trait et eut un sourire fielleux.

– Quand j’aurai besoin de tes conseils, je te les demanderai, Quintus. Le maître de l’empire romain ne s’inquiète pas si ses décisions sont approuvées par chaque légionnaire de l’armée.

La voix de « Petite Botte » devint aiguë :

– Et je ne me soucie pas non plus des murmures de tous ces vieux du Sénat ! J’ai le peuple pour moi.

Quintus sourit mais ne fit pas de remarque.

– Allons, parle ! s’écria Caligula. Le peuple est pour moi.

– Aussi longtemps qu’on lui donne à manger, hasarda Quintus.

– Et si on cesse de lui donner à manger, alors quoi ? jeta « Petite Botte » avec arrogance.

– Un peuple affamé peut se rendre très désagréable, dit Quintus avec calme.

– En se mettant à piller ? Eh bien ! qu’ils volent. Les marchands sont riches. Pourquoi nous inquiéter de cela ? Mais je ne tolérerai pas d’attroupements ni d’assemblées.

– Ce n’est pas difficile de disperser les attroupements. Il suffit d’arrêter les meneurs. Il n’est pas aussi facile d’empêcher les réunions secrètes.

Caligula posa son gobelet et fronça les sourcils.

– Quels sont les gens qui osent tenir des réunions secrètes ?

Quintus réfléchit à ce qu’il allait répondre.

– Je ne t’avais pas parlé de cela, parce que tu es déjà écrasé de soucis ; on croit que ce nouveau culte galiléen a de nombreux adeptes.

– Ah !… ces gens qui ne doivent pas se battre. Qu’on les laisse s’assembler. Qu’on les laisse comploter. Combien sont-ils ?

– Personne ne le sait. Mais leur nombre grandit chaque jour. On a surveillé plusieurs maisons où on a vu des hommes s’introduire la nuit. Dans certains cas la patrouille est entrée mais n’a trouvé ni désordre, ni armes ; il n’y avait apparemment pas de discours enflammés. Chaque fois, les réunions ont cessé dans les maisons ainsi visitées, car ils sont sans doute allés se réunir ailleurs.

– Cela n’a pas d’importance, murmura Caligula à moitié endormi. Laisse-les faire. S’ils croient que le Juif crucifié est divin, que nous importe ?

– Mais ces chrétiens déclarent que le Galiléen n’est pas mort, insista Quintus. Selon leur croyance, il a été vu plusieurs fois depuis la crucifixion. Ils le considèrent comme leur roi.

– Leur roi !

« Petite Botte » s’éveilla soudain de sa torpeur.

– Nous allons voir cela ! s’écria-t-il. Qu’ils croient ce qu’ils veulent de leur Juif… mais je ne veux pas de bêtises de ce genre. Lui, un roi ! Qu’on arrête tous ces fous, où qu’ils se trouvent, et nous anéantirons ce mouvement avant qu’il se mette en branle.

– Il est déjà en route, dit gravement Quintus. Cornélius Capito s’en inquiète. Il estime qu’il y a, à l’heure présente, plus de quatre mille de ces chrétiens à Rome.

– Et quelles mesures a-t-il prises là contre ? demanda Caligula.

Quintus secoua la tête.

– C’est un mouvement étrange. Sa force réside dans le fait que ceux qui en font partie ne croient pas à la mort. Cornélius Capito n’est pas équipé pour écraser un adversaire qui refuse de mourir quand il est tué.

– Tu parles comme un insensé, Quintus ! marmotta Caligula. Ordonne à ce vieux radoteur de venir ici demain. Et occupe-toi de faire arrêter l’esclave grec sans retard. Qu’on le prenne vivant, si possible.

La voix impériale devenait incohérente :

– Appelle le chambellan ; je veux me retirer.

*

* *

Si, lors de ses voyages à l’étranger, on avait demandé à Marcellus Gallio s’il trouvait facilement son chemin dans la ville de Rome, il aurait répondu qu’il connaissait Rome comme sa poche, vu qu’il y avait vécu toute sa vie.

Il découvrait maintenant que c’était une chose de connaître Rome du haut de sa situation confortable de jeune et riche tribun, et une autre très différente de se faire une idée de Rome du point de vue d’un voyageur modestement vêtu, logeant momentanément dans une taverne de charretiers près des entrepôts grouillants sur les quais du Tibre.

Marcellus ne savait pas encore pourquoi il s’était senti poussé à retourner à Rome. Il était là depuis dix jours, coudoyant la populace des rues, étonné et écœuré par l’avidité éhontée, la saleté et le manque total de décence de ces milliers de déshérités qui ne vivaient pas mieux que les rats pullulant dans le port. Les habitants d’Arpino étaient pauvres et sales aussi ; mais ils étaient capables de saisir les occasions qui leur permettraient d’améliorer leur sort. Ces pauvres miséreux de Rome n’étaient certainement pas d’une espèce différente. D’où provenait la différence ? Peut-être la dégradation générale qu’il découvrait était-elle le résultat de cette promiscuité, de tout ce bruit. On ne peut se conduire décemment si l’on n’est pas intelligent ; on ne peut être intelligent si l’on ne peut penser ; et qui pourrait penser dans un vacarme pareil ? Marcellus lui-même commençait à se négliger : il ne s’était pas rasé depuis trois jours. Il est vrai qu’il avait une bonne excuse : les commodités hygiéniques étaient inexistantes à la taverne d’Apuleius.

Le jour des obsèques de l’empereur, Marcellus se trouvait dans la cohue massée devant le Forum quand la procession solennelle défila. Il fut saisi en voyant combien son père avait vieilli durant ces dernières semaines. L’anxiété se lisait sur le visage de tous ces hommes éminents, ce qui n’avait rien d’étonnant vu la situation. Mais le sénateur Gallio, qui avait toujours montré tant de dignité, semblait maintenant avoir cédé au désespoir. Marcellus sentit son cœur défaillir.

Pendant une quinzaine encore il erra dans les rues, s’arrêtant de temps à autre pour écouter une dispute ou pour questionner amicalement un homme à côté de lui ; mais d’habitude les badauds détournaient la tête quand il essayait d’engager la conversation. Par la voix, par les gestes, il n’était pas un des leurs et l’on se méfiait de lui.

Un soir, se sentant horriblement déprimé, il envoya un message à Marcipor, lui donnant son adresse et lui demandant de le voir, où et quand cela lui conviendrait ; de préférence pas à la taverne d’Apuleius. Deux heures plus tard le messager revint avec une lettre invitant Marcellus à venir le lendemain, par la via Appia, jusqu’au vieux cimetière juif. Marcipor y serait vers le milieu de l’après-midi.

Marcellus se souvenait de cet endroit. Une histoire intéressante y était attachée. Deux siècles auparavant, lors de la conquête de la Palestine par Antiochus, la vie était devenue intolérable pour les Juifs qui, par milliers, avaient émigré, et Rome en avait hébergé plus que sa part.

Cette immigration prenant des proportions alarmantes, des lois avaient été promulguées pour restreindre la liberté d’action de ces réfugiés. On les relégua de l’autre côté du Tibre, on limita les occupations auxquelles ils pouvaient se livrer, on leur refusa le droit de cité, puis – comme l’animosité contre eux allait croissant – on les persécuta sauvagement.

Très respectueux par tradition de leurs morts, les Juifs furent d’abord accablés quand Rome leur assigna un lieu de sépulture au sud de la ville où une mince couche de terre seulement recouvrait un sol de tuf. Puis, au prix d’efforts prodigieux, ils creusèrent un tunnel s’enfonçant dans la pierre. Au fond, ils construisirent de longs corridors en forme de labyrinthe, dans les murs desquels ils taillèrent des cryptes pour leurs morts et des retraites pour ceux d’entre eux qui étaient poursuivis.

Avec le temps, les persécutions avaient diminué. Beaucoup de Juifs riches, ayant contribué généreusement à l’érection de bâtiments publics et de monuments, avaient reçu droit de cité ; sous leur influence, les charges pesant sur leurs compatriotes moins fortunés avaient été allégées. Le vieux cimetière était maintenant délaissé ; peu de personnes visitaient encore les « catacombes ». Marcellus se demanda pourquoi Marcipor, qui se faisait vieux, avait choisi cet endroit éloigné pour leur rendez-vous.

Il arriva de bonne heure mais Marcipor était déjà là, l’attendant dans le petit bois de cyprès qui s’étendait entre la route et le terrain abandonné, et il accourut au devant du jeune homme, les mains tendues, son visage ridé contracté par l’émotion. Profondément ému par l’attitude du vieux serviteur, Marcellus étreignit avidement les pauvres mains noueuses. Il n’était plus le tribun, maintenant. Le temps revenait en arrière pour tous deux. Le petit garçon, qui si souvent était venu chercher réconfort auprès du calme Corinthien pour une coupure au doigt ou un jouet brisé, prit dans ses bras le vieillard et le serra contre lui.

– Nous avions cru que tu étais mort, dit Marcipor d’une voix entrecoupée. Tes parents t’ont pleuré. Dis-moi… pourquoi les avoir ainsi affligés ? Cela ne te ressemble pas, mon fils… Viens, asseyons-nous, je suis très fatigué.

– Mon bon Marcipor, j’ai choisi ce qui me semblait le moins triste pour eux. S’ils me croyaient mort, ils en auraient du chagrin, mais se souviendraient de moi avec affection. Si j’étais revenu à la maison avec l’intention de me consacrer à une cause qui exige de rompre complètement avec le genre de vie que l’on attend du fils du sénateur Gallio, je leur aurais fait un bien plus grand chagrin. Au point où en sont les choses, ils sont tristes ; mais ils ne sont pas humiliés.

– Et pourquoi me l’avoir dit à moi ? demanda Marcipor. C’est un lourd secret à confier à celui qui veut rester loyal envers son maître.

– J’ai vu mon père le jour des funérailles de l’empereur. Son beau visage était hagard, ses yeux assombris par le désespoir, ses épaules voûtées ; il ne restait rien de son port altier. J’ai essayé d’oublier cette vision poignante de mon père ; mais elle me poursuit. Il me faut ton conseil. Dois-je revenir à la maison ? Puis-je être utile en quelque manière ?

La tête inclinée en avant et les yeux fixés au sol, Marcipor médita.

– Naturellement tu me diras, continua Marcellus, que je dois renoncer à la tâche que j’ai entreprise et reprendre comme autrefois ma place dans la maison de mon père. Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes l’obligation qui pèse sur moi, car tu n’as pas eu l’occasion de…

– Non, mon fils ! interrompit Marcipor. Tu ne pourrais renoncer à ta nouvelle vocation, même si tu le voulais. Une fois qu’un homme a la conviction que Jésus est le Fils vivant de Dieu, qu’il est ici pour établir le royaume de la justice et de la bonne volonté envers tous les hommes, il ne renonce pas à sa foi !

Marcellus se pencha en avant, les yeux dilatés d’étonnement.

– Marcipor, s’écria-t-il, es-tu chrétien ?

– Quand tu es venu à la maison la dernière fois, Démétrius pensait que je devais te parler de mon association avec les autres chrétiens de Rome…

– Les autres chrétiens ? répéta Marcellus surpris.

– Oui, mon fils… et ils sont en danger. Je savais que si tu entendais parler du parti chrétien à Rome, tu voudrais t’y joindre. Ces gens – pour la plupart de condition modeste – arrivent à se réunir par petits groupes sans attirer l’attention. Un tribun risquerait davantage de se faire remarquer ; c’est pourquoi je trouvais plus prudent que tu te tiennes éloigné de ces réunions. Et maintenant, il y a quelques jours, le nouvel empereur a publié un édit menaçant de mort quiconque sera surpris dans une assemblée de chrétiens. Ce que deviendra notre cause à Rome, je l’ignore. Le jeune Caligula est entêté et cruel, paraît-il.

– Le jeune Caligula est un dément ! grommela Marcellus.

– On le croirait, poursuivit Marcipor avec calme, mais il est assez intelligent pour mener à bien son projet de massacre. J’ai deviné, en recevant ton message, que tu voudrais t’associer aux chrétiens, mais penses-y à deux fois avant de prendre ce risque. Nous, qui n’avons aucune importance, nous pouvons nous cacher. Toi, tu ne le pourras pas, du moins pas pour longtemps. L’empereur serait enchanté de faire un exemple avec toi.

– Tu ne me conseilles pourtant pas de fuir ! jeta Marcellus.

– Te connaissant comme je te connais, mon fils, je m’en garderais bien. Mais… ta vie est précieuse. Tant que dure cette menace, tu ne peux pas grand’chose pour des gens qui se cachent. Ne vaudrait-il pas mieux que tu quittes la ville jusqu’à ce que l’esprit malade de l’empereur se tourne vers quelque autre passe-temps cruel, et que tu reviennes alors… pour te rendre utile. À quoi bon sacrifier ta vie inutilement ?

Marcellus tapota affectueusement le genou du vieillard.

– Marcipor, dit-il gentiment, tu as parlé en loyal serviteur de mon père, intéressé que tu es au bien-être de son fils. Je t’en suis reconnaissant. Toutefois ce n’est pas le genre de conseil qu’un chrétien doit donner à un autre chrétien. Est-ce qu’on t’a parlé du dernier voyage de Jésus à Jérusalem, quand ses disciples, sachant quel danger c’était pour lui de s’y montrer, ont tenté de le dissuader d’y aller ? Ils lui remontraient que sa vie était précieuse… qu’il ne devait pas la risquer… qu’il se devait au bien public.

– Qu’a-t-il répondu ? demanda Marcipor.

– Il leur a dit que c’était un mauvais conseil ; que personne ne devrait recommander à son ami d’éviter un danger sous prétexte qu’on a besoin de lui ailleurs ; que parfois un homme doit perdre sa vie pour la sauver, et que ceux qui essayaient de se sauver eux-mêmes étaient sûrs de se perdre. Non, Marcipor, je reste à Rome. Ne te rends-tu pas compte que notre cause serait perdue si nous, qui croyons en elle, nous nous montrions avares de notre sang ?

Marcipor hocha lentement la tête et se mit laborieusement sur les pieds.

– Alors, viens, dit-il. Allons les rejoindre.

– Où ? demanda Marcellus.

– Dans les tombes, dit Marcipor en indiquant un endroit à travers les arbres. Environ une trentaine sont rassemblés là, pour délibérer sur les décisions à prendre.

– Il y a déjà autant de chrétiens à Rome ! fit Marcellus surpris et heureux.

– Mon fils, dit Marcipor, il y a près de quatre mille chrétiens à Rome. Ces hommes sont leurs chefs.

Marcellus resta sans voix un long moment, méditant cette information presque incroyable. Enfin il retrouva la parole :

– Son royaume est en train de venir, Marcipor ! Et plus vite que je ne l’aurais cru !

– Patience, mon fils, murmura Marcipor en se dirigeant vers les tombes. La route sera encore longue et ardue.

Les marches étroites et irrégulières qui descendaient dans le tunnel étaient dans l’obscurité la plus complète. Comme ils atteignaient le fond, une faible lueur dessina l’entrée d’un couloir sur la gauche. Marcipor s’y engagea avec la sûreté de celui qui connaît son chemin. Un homme de haute taille, en tunique d’ouvrier, fit un pas en avant ; levant une lanterne au-dessus de sa tête, il examina le visage de Marcellus.

– Qui est-ce, Marcipor ? demanda-t-il.

– Le tribun Marcellus Gallio. C’est un des nôtres, Laeto.

– Et qu’avons-nous besoin de tribuns ? demanda Laeto bourru.

– Marcellus a renoncé à beaucoup pour sa foi, Laeto, dit Marcipor avec douceur. Il connaît mieux le Galiléen qu’aucun de nous… sauf un.

– Bon, fit Laeto sans grand enthousiasme, si tu te portes garant…

Ils continuèrent à tâtons dans un couloir dont la longueur surprit Marcellus. Marcipor attendit son compagnon et lui prit le bras.

– Pour Laeto, cette nouvelle croyance ne concerne que les pauvres, dit-il doucement. Tu rencontreras souvent cette idée parmi les chrétiens.

– Il aurait peut-être mieux valu taire mon identité, dit Marcellus.

– Non, ce sera bon pour les chrétiens de Rome de savoir qu’un homme possédant quelque argent peut être une recrue précieuse. Nous n’avons que trop entendu parler du mérite de la pauvreté.

Ils tournèrent brusquement à droite et entrèrent dans un passage plus étroit aux parois duquel des dalles de pierre portaient les noms de Juifs décédés depuis longtemps. Une lumière vacillante révéla, au fond d’un corridor, une lourde porte en bois. Une autre sentinelle sortit de l’ombre et les arrêta. Marcipor renouvela ses explications au sujet de Marcellus.

Ils pénétrèrent dans une grande salle rectangulaire aménagée pour beaucoup plus de personnes que celles qui se trouvaient là, groupées en demi-cercle autour d’un homme à puissante carrure, portant une longue barbe et qui parlait d’une voix basse et gutturale.

Ils avançaient lentement dans la demi-obscurité, Marcipor marchant en avant, jusqu’à ce que la voix grave de l’homme qui parlait s’entendit clairement. Marcellus la reconnut et tira la manche du bon vieux Corinthien.

– Tu le connais ? fit à voix basse Marcipor avec un sourire satisfait.

– Mais bien sûr ! fit Marcellus excité.

C’était le Grand Pêcheur !

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