A l’époque où les montagnards andalous commençaient à remuer, il y avait dans un hameau près de Hiçn-Aute (aujourd’hui Yznate), au nord-est de Malaga, un gentilhomme campagnard, nommé Hafç. Il sortait d’une illustre lignée; son cinquième aïeul, le Visigoth Alphonse, avait porté le titre de comte[251]; mais prenant son parti sur les vicissitudes politiques et religieuses, soit par stoïcisme, soit par apathie, le grand-père de Hafç, qui, sous le règne de Hacam Ier, avait quitté Ronda pour venir s’établir près de Hiçn-Aute, s’était fait musulman, et ses descendants passaient aussi pour tels, bien qu’au fond du cœur ils gardassent un pieux souvenir de la religion de leurs ancêtres.
Grâce à son activité et à son économie, Hafç avait amassé une assez belle fortune. Ses voisins, moins riches que lui, le respectaient et l’honoraient au point qu’ils le nommaient, non pas Hafç, mais Hafçoun, car cette terminaison était l’équivalent d’un titre de noblesse[252]; et rien, selon toute probabilité, n’aurait troublé sa paisible existence, si la mauvaise conduite de son fils Omar, qui ne pouvait se plier à la discipline paternelle, ne lui eût causé une continuelle inquiétude et un profond chagrin. Vain, altier, arrogant, d’un naturel turbulent et batailleur, ce fougueux jeune homme ne montrait du caractère andalous que le mauvais côté. La moindre offense allumait sa colère: un mot, un geste, un regard, l’intention même lui suffisait, et à diverses reprises on le rapporta à la ferme, meurtri, le visage en sang, couvert de contusions et de blessures. Avec un tempérament pareil, il devait arriver tôt ou tard qu’il assommât quelqu’un ou qu’il fût assommé lui-même. En effet, un jour qu’il avait engagé une querelle avec un de ses voisins sans motif raisonnable, il l’étendit mort sur la place. Pour le sauver de la potence, son père désespéré quitta avec lui la ferme que sa famille avait habitée pendant trois quarts de siècle, et alla s’établir dans la Serrania de Ronda, au pied de la montagne de Bobastro[253]. Là, au milieu d’une nature sauvage, le jeune Omar, qui aimait à s’enfoncer au plus épais de la forêt ou dans les gorges les moins fréquentées, finit par faire le métier de bandit, de ratero comme on dirait à présent. Il tomba entre les mains de la justice, et le gouverneur de la province lui fit donner le fouet. Quand il voulut rentrer dans la maison de son père, celui-ci le chassa comme un vaurien incorrigible. Alors, ne sachant comment faire pour gagner sa vie en Espagne, il se dirigea vers la côte, s’embarqua sur un vaisseau qui faisait voile vers l’Afrique, et, après avoir mené quelque temps une vie errante, il arriva enfin à Tâhort, où il entra comme apprenti au service d’un tailleur qui était né dans le district de Regio et qu’il connaissait un peu.
Un jour qu’il travaillait avec son maître, un vieillard qu’il n’avait jamais vu, mais qui était aussi Andalous de naissance, entra dans la boutique, et remit au tailleur une pièce d’étoffe en le priant de lui couper un habit. Le tailleur, s’étant levé aussitôt, lui présenta un siége et entama avec lui une conversation à laquelle l’apprenti se mêla insensiblement. Le vieillard demanda au tailleur qui était ce jeune homme.
—C’est un de mes anciens voisins de Regio, lui répondit le tailleur; il est venu ici pour apprendre mon métier.
—Depuis combien de temps as-tu quitté Regio? demanda le vieillard en s’adressant à Omar.
—Depuis quarante jours.
—Connais-tu la montagne de Bobastro dans ce district?
—C’est au pied de cette montagne que je demeurais.
—Ah, vraiment!... C’est qu’il y a là une révolte.
—Je vous assure que non.
—Eh bien, il y en aura une sous peu.
Le vieillard se tut quelques instants; puis il reprit:
—Connais-tu, dans le voisinage de cette montagne, un certain Omar, fils de Hafçoun?
En entendant prononcer son nom, Omar pâlit, baissa les yeux et garda le silence. Le vieillard le regarda attentivement alors, et remarqua qu’il avait une dent œillère cassée. C’était un de ces Espagnols qui croyaient fermement à la résurrection de leur race. Ayant souvent entendu parler d’Omar, il avait cru reconnaître en lui une de ces natures supérieures qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, suivant la direction qui leur est imprimée, et il pressentait que dans ce fils indomptable, ce grand querelleur, ce bandit de la montagne, il y avait l’étoffe du chef de parti. Le silence d’Omar, son air confus, sa pâleur, la dent œillère qui lui manquait (le vieillard avait entendu dire que, dans une rixe sanglante, Omar avait perdu une des siennes), tout cela lui avait donné la certitude qu’il parlait à Omar lui-même, et, voulant dès lors donner un noble but au besoin d’activité qui dévorait ce fougueux jeune homme: «Quoi, malheureux, s’écria-t-il, c’est en maniant l’aiguille que tu tâches d’échapper à la misère? Retourne dans ton pays et prends l’épée! Tu seras un redoutable adversaire pour les Omaiyades, et tu régneras sur une grande nation.»
Dans la suite, ces paroles vraiment prophétiques servirent sans doute à stimuler l’ambition d’Omar; mais dans ce moment-là, elles produisirent sur lui un tout autre effet. Craignant d’être reconnu par des personnes moins bienveillantes et livré au gouvernement espagnol par le prince de Tâhort, qui, dans tout ce qu’il faisait, se laissait guider par le sultan de Cordoue[254], il quitta la ville en toute hâte, n’emportant pour tout bagage que deux pains qu’il venait d’acheter et qu’il avait cachés dans ses manches.
De retour en Espagne, comme il n’osait reparaître devant son père, il alla trouver son oncle, et lui raconta ce que le vieillard de Tâhort lui avait dit. Cet oncle, qui joignait une grande crédulité à un esprit entreprenant, eut foi à la prédiction du vieillard. Il conseilla à son neveu de suivre sa destinée et de tenter une révolte, en promettant de s’employer pour lui de tout son pouvoir. Il n’eut pas de peine à le convaincre, et, ayant rassemblé une quarantaine de ses garçons de ferme, il leur proposa de se faire partisans sous le commandement de son neveu. Ils acceptèrent tous. Omar les organisa et s’établit avec eux sur la montagne de Bobastro (880 ou 881)[255], où se trouvaient les ruines d’une forteresse romaine, du Municipium Singiliense Barbastrense, que les gens du pays appellent aujourd’hui el Castillon [256]. Ces ruines étaient faciles à réparer; Omar le fit. Aucun endroit ne pouvait être mieux situé pour servir de retraite à une bande de voleurs ou de partisans. Le rocher qui portait la forteresse est très-haut, très-escarpé, et inaccessible du côté de l’est et du sud, de sorte que le château était presque inexpugnable. Joignez-y qu’il avait à sa proximité la grande plaine qui s’étend depuis Campillos jusqu’à Cordoue. Dans cette plaine la bande d’Omar pouvait facilement faire des excursions, enlever des bestiaux et lever des taxes illégales sur les métairies isolées. C’est à cela que se bornèrent les premiers exploits d’Omar; mais bientôt il jugea que ce métier de voleur de grands chemins n’était pas digne de lui, et sitôt que sa troupe, grossie de tous ceux qui avaient intérêt à se retirer de la société et à se mettre en sûreté derrière de bonnes murailles sur la crête d’un rocher, fut devenue assez considérable pour tenir en respect la chétive force militaire du canton, il se mit à pousser de hardies expéditions jusqu’aux portes des cités et à se signaler par des coups de main aussi audacieux que brillants. Justement alarmé, le gouverneur de Regio se décida enfin à attaquer ce corps de partisans avec toutes les troupes de la province; mais il fut battu, et, dans sa fuite précipitée, il abandonna jusqu’à sa grande tente aux insurgés. Le sultan, qui attribuait ce désastre à l’incapacité du gouverneur, le destitua et nomma un autre à sa place. Le nouveau gouverneur ne réussit pas mieux: la résistance de la garnison de Bobastro l’effraya tellement qu’il conclut une trêve avec Omar. Cette trêve ne fut pas de longue durée, et Omar, bien qu’attaqué à différentes reprises, sut se maintenir pendant deux ou trois ans sur sa montagne[257]; mais au bout de ce temps, Hâchim, le premier ministre, le contraignit à se rendre, et le fit conduire à Cordoue avec toute sa bande. Le sultan, qui voyait dans Omar un excellent officier et dans ses hommes de bons soldats, leur fit un accueil fort gracieux et leur proposa d’entrer dans son armée. Convaincus que pour le moment il ne leur restait pas d’autre parti à prendre, ils acceptèrent cette proposition[258].
Peu de temps après, dans l’été de l’année 883, lorsque Hâchim alla combattre Mohammed, fils de Lope, alors le chef de la maison des Beni-Casî, et Alphonse, roi de Léon, Omar, qui l’accompagnait, trouva l’occasion de se distinguer dans plusieurs rencontres, et notamment dans l’affaire de Pancorvo. Calme et froid quand il fallait l’être, bouillant quand il fallait agir, il se concilia aisément l’estime et les bonnes grâces du général en chef; mais de retour à Cordoue, il eut bientôt à se plaindre d’Ibn-Ghânim[259], le préfet de la ville, qui, dans sa haine pour Hâchim, avait plaisir à tourmenter et à vexer les officiers qui, comme Omar, jouissaient de la faveur de ce ministre. A chaque instant il le faisait changer de logement, et le blé qu’il lui fournissait était de la plus mauvaise qualité. N’étant pas d’humeur endurante, Omar ne put contenir son ressentiment, et un jour, montrant au préfet un morceau d’un pain dur et noir: «Que Dieu ait pitié de vous! lui dit-il; peut-on manger cela?—Qui es-tu, méchant diable, lui répondit le préfet, pour oser m’adresser une question si impertinente?» En retournant, profondément indigné, à son logis, Omar rencontra Hâchim qui se rendait au palais. Il lui raconta tout. «Ils ignorent ici ce que tu vaux, lui dit le ministre; c’est à toi de le leur apprendre.» Et il passa son chemin.
Dégoûté ainsi du service du sultan, Omar proposa à ses soldats d’aller reprendre dans les montagnes la vie aventureuse et libre, qu’ils avaient menée si longtemps ensemble. Ils ne demandaient pas mieux, et avant le coucher du soleil ils avaient déjà quitté la capitale pour retourner à Bobastro (884).
Le premier soin d’Omar fut de se remettre en possession de ce château. C’était difficile, car Hâchim, qui sentait fort bien l’importance de cette forteresse, en avait confié la garde à une garnison assez nombreuse, et de plus il l’avait fait flanquer de tant de bastions et de tours, qu’elle pouvait passer pour imprenable. Mais Omar, plein de confiance en sa bonne étoile, ne se laissa pas décourager. Secondé par son oncle, il adjoignit d’abord quelques hommes résolus à sa troupe, qu’il jugeait trop faible; puis, sans donner aux soldats installés dans le château le temps d’organiser la résistance, il les attaqua hardiment, et les força de fuir avec tant de précipitation qu’ils ne se donnèrent pas même le temps d’emmener avec eux la jeune amante de leur capitaine, laquelle plut tellement à Omar qu’il en fit sa femme ou sa maîtresse[260].
A compter de ce moment, Omar, ce José-Maria du IXe siècle, mais mieux servi par les circonstances que ce héros manqué, n’était plus un chef de brigands, mais le chef de toute la race espagnole dans le Midi. Il s’adressait à tous ses compatriotes, qu’ils eussent embrassé l’islamisme ou qu’ils fussent restés chrétiens. «Trop longtemps déjà, leur disait-il, vous avez supporté le joug de ce sultan qui vous arrache vos biens et vous écrase de contributions forcées. Vous laisserez-vous fouler aux pieds par les Arabes qui vous considèrent comme leurs esclaves?... Ne croyez pas que l’ambition me fasse parler ainsi; non, je n’ai d’autre ambition que de vous venger et de vous délivrer de la servitude.» «Chaque fois, dit un historien arabe, qu’Ibn-Hafçoun parlait de la sorte, ceux qui l’écoutaient le remerciaient et se déclaraient prêts à lui obéir.» Ce sont aussi ses ennemis, les seuls qui aient raconté son histoire, qui disent que, devenu le chef de son parti, ses anciens défauts disparurent entièrement. Au lieu d’être arrogant et querelleur comme par le passé, il était affable et courtois envers le moindre de ses soldats; aussi ceux qui servaient sous ses ordres lui gardaient une affection qui allait jusqu’à l’idolâtrie, et lui obéissaient avec une discipline et une ponctualité presque fanatiques; quel que fût le danger, tous marchaient au premier signal: il eût fait marcher ses hommes dans le feu. Toujours à leur tête et toujours au fort de la mêlée, il se battait en simple soldat, maniait la lance et l’épée comme le plus habile d’entre eux, s’attaquait aux plus vaillants champions, et ne quittait la partie que lorsqu’elle était gagnée. On ne pouvait mieux payer de sa personne ni donner l’exemple avec plus d’éclat. Il récompensait généreusement les services qu’on lui rendait; il faisait toujours une très-ample part à celui de ses hommes qui s’était plus particulièrement distingué; il honorait la bravoure jusque dans ses ennemis; souvent il rendait la liberté à ceux qui n’étaient tombés en son pouvoir qu’après s’être bien battus. D’un autre côté, il punissait rigoureusement les malfaiteurs. Un sauvage esprit de justice présidait à ses décisions; il n’exigeait ni preuves ni témoins; la conviction qu’une accusation était fondée lui suffisait. Aussi, quoique le brigandage soit dans le sang de ce peuple, les montagnes jouirent bientôt, grâce à la bonne et prompte justice d’Omar, d’une pleine et entière sécurité. Les Arabes assurent qu’à cette époque une femme chargée d’argent pouvait les parcourir seule sans avoir rien à craindre[261].
Presque deux années se passèrent sans que le sultan entreprît quelque chose de sérieux contre ce redoutable champion d’une nationalité longtemps opprimée; mais au commencement du mois de juin de l’année 886, Mondhir, l’héritier présomptif du trône, alla attaquer le seigneur d’Alhama, allié d’Omar et renégat comme ce dernier. Omar accourut au secours de son ami et se jeta dans Alhama. Après avoir soutenu un siége de deux mois, les renégats, qui commençaient à manquer de vivres, résolurent de se frayer un passage à travers les ennemis; mais leur sortie ne fut point heureuse; Omar reçut plusieurs blessures, eut une main mutilée, et, après avoir perdu beaucoup de soldats, il fut forcé de rentrer dans la forteresse. Heureusement pour les renégats, Mondhir reçut, peu de temps après, une nouvelle qui le força de lever le siége et de retourner à Cordoue: son père venait de mourir (4 août 886)[262]. Omar profita de cet événement pour étendre sa domination. Il s’adressa aux châtelains d’un grand nombre de forteresses et les invita de faire cause commune avec lui. Tous le reconnurent pour leur souverain[263]. Dès ce moment il était le véritable roi du Midi.
Cependant il avait trouvé dans le sultan qui venait de monter sur le trône, un adversaire digne de lui. C’était un prince actif, prudent et brave; les clients omaiyades croyaient que s’il lui eût été donné de régner une seule année de plus, il eût forcé tous les rebelles du Midi à mettre bas les armes[264]. Il opposa aux rebelles une énergique résistance; les districts de Cabra, d’Elvira et de Jaën devinrent le théâtre d’une lutte acharnée, où les succès et les revers alternaient pour chacun des deux partis[265]. Dans le printemps de l’année 888, Mondhir marcha en personne contre les insurgés, s’empara, chemin faisant, de quelques forteresses, ravagea les environs de Bobastro et vint assiéger Archidona. Le renégat Aichoun qui y commandait, n’était pas exempt de cette fanfaronnerie que l’on reproche encore aujourd’hui aux Andalous. Comptant sur sa bravoure, que personne ne contestait, il répétait à tout propos: «Si je me laisse attraper par le sultan, je lui donne toute liberté de me crucifier entre un cochon à ma droite et un chien à ma gauche.» Il oubliait que, pour le prendre, le sultan avait à sa disposition un moyen plus sûr que la force des armes. Quelques habitants de la ville se laissèrent corrompre; ils promirent à Mondhir de lui livrer leur chef vivant, et un jour qu’Aichoun était entré sans armes dans la demeure d’un de ces traîtres, il fut arrêté à l’improviste, chargé de fers, livré au sultan et crucifié de la manière qu’il avait indiquée lui-même. Archidona se rendit bientôt après. Ensuite le sultan fit prisonniers les trois Beni-Matrouh qui possédaient des châteaux dans la Sierra de Priego, et, les ayant fait crucifier de même que dix-neuf de leurs principaux lieutenants, il vint mettre le siége devant Bobastro[266].
Certain que son rocher était désormais imprenable, Ibn-Hafçoun s’inquiétait si peu de ce siége qu’il ne songeait qu’à faire une petite malice au sultan. La gaîté et la plaisanterie étaient dans son caractère. Il fit donc faire des propositions de paix à Mondhir. «Je viendrai habiter Cordoue avec ma famille, lui fit-il dire; je serai un des généraux de votre armée, et mes fils deviendront vos clients.» Mondhir donna dans le piége. Ayant fait venir de Cordoue le cadi et les principaux théologiens, il leur fit dresser un traité de paix aux termes proposés par Ibn-Hafçoun. Celui-ci se rendit alors auprès du sultan, qui avait établi son quartier général dans un château du voisinage, et lui dit: «Je vous prie de vouloir envoyer à Bobastro une centaine de mulets qui serviront à transporter mes meubles.» Le sultan promit de le faire, et bientôt après, lorsque l’armée eut quitté les environs de Bobastro, les mulets demandés furent envoyés à cette forteresse sous l’escorte de dix centurions et de cent cinquante cavaliers. Négligemment surveillé, car on croyait pouvoir se fier à lui, Ibn-Hafçoun profita de la nuit pour s’évader, retourna à Bobastro le plus vite qu’il put, ordonna à quelques-uns de ses soldats de le suivre, attaqua l’escorte, lui arracha les mulets et les mit en sûreté derrière les bonnes murailles de son château[267].
Furieux de s’être laissé tromper, Mondhir jura dans sa colère de recommencer le siége de Bobastro et de ne le lever que lorsque le perfide renégat se serait rendu. La mort le dispensa de tenir son serment. Son frère Abdallâh qui avait exactement le même âge que lui et qui convoitait le trône, mais qui perdait tout espoir d’y monter au cas où Mondhir ne mourrait que lorsque ses enfants seraient en âge de lui succéder, avait corrompu le chirurgien de Mondhir. En saignant le sultan, cet homme se servit d’une lancette empoisonnée, et le 29 juin 888, Mondhir rendit le dernier soupir, après un règne de presque deux années[268].
Averti par les eunuques, Abdallâh, qui était encore à Cordoue, arriva en toute hâte dans le camp, communiqua aux vizirs la mort de son frère, qu’ils ignoraient encore, et se fit prêter serment, par eux d’abord, puis par les Coraichites, les clients omaiyades, les employés de l’administration et les chefs de l’armée. Comme les soldats murmuraient fort de la résolution qu’avait prise le sultan, car ils étaient convaincus que Bobastro était imprenable, il était à prévoir qu’ils se débanderaient dès qu’ils apprendraient que Mondhir avait cessé de vivre. Un officier appela l’attention d’Abdallâh sur cette disposition des esprits; il lui conseilla de tenir cachée la mort de son frère et de le faire enterrer dans quelque endroit du voisinage. Mais Abdallâh repoussa ce conseil avec une indignation fort bien jouée. «Quoi! s’écria-t-il, j’abandonnerais le corps de mon frère à la merci de gens qui sonnent des cloches et qui adorent des croix? Non, jamais; dussé-je mourir en le défendant, je l’emmènerai à Cordoue!» La mort de Mondhir fut donc annoncée aux soldats, pour lesquels elle fut la plus heureuse nouvelle qu’ils eussent pu recevoir. Sans attendre les ordres du nouveau sultan, ils firent leurs préparatifs pour rentrer sans retard dans leurs foyers, et pendant qu’Abdallâh retournait à Cordoue, le nombre de ses soldats diminuait à chaque instant.
Ibn-Hafçoun, qui ne fut informé de la mort de Mondhir que lorsque l’armée était déjà en route, se hâta de profiter du désordre qui caractérisait cette retraite précipitée. Il s’était déjà emparé de plusieurs traînards et d’un butin considérable, lorsqu’Abdallâh lui envoya son page Fortunio pour le conjurer de ne pas inquiéter une marche qui était un convoi funèbre, et pour l’assurer qu’il ne demandait pas mieux que de vivre en paix avec lui. Soit générosité, soit calcul, le chef espagnol cessa aussitôt ses poursuites.
En arrivant à Cordoue, Abdallâh comptait à peine quarante cavaliers autour de lui; tous les autres soldats l’avaient abandonné[269].