XII.

Abdallâh prenait le pouvoir dans des conditions fatales. L’Etat, miné depuis longtemps par les antipathies de race, semblait marcher rapidement vers sa ruine et sa décomposition. Si le sultan n’avait eu à tenir tête qu’à Ibn-Hafçoun et ses montagnards, il n’y aurait eu encore que demi-mal; mais l’aristocratie arabe, profitant du désordre général, avait aussi commencé à relever la tête et visait à l’indépendance. Elle était encore plus redoutable pour le pouvoir monarchique que les Espagnols eux-mêmes, Abdallâh le croyait du moins. Aussi, comme il lui fallait transiger soit avec les Espagnols, soit avec les nobles, afin de ne pas être tout à fait isolé, il aima mieux transiger avec les premiers. Auparavant déjà il avait donné des témoignages de bienveillance à quelques-uns d’entre eux; il avait eu une intime liaison avec Ibn-Merwân le Galicien, dans le temps où celui-ci servait encore dans la garde du sultan Mohammed[270]. Maintenant il offrit à Ibn-Hafçoun le gouvernement de Regio, à condition qu’il le reconnaîtrait pour son souverain. Au commencement le succès sembla justifier cette politique nouvelle. Ibn-Hafçoun rendit l’hommage; il donna une marque de confiance au sultan en envoyant à la cour son fils Hafç et quelques-uns de ses capitaines. De son côté, le sultan fit tout ce qu’il pouvait pour consolider l’alliance; il traita ses hôtes de la manière la plus amicale et les combla de présents. Mais au bout de quelques mois, lorsque Hafç et ses compagnons furent retournés à Bobastro, Ibn-Hafçoun laissa faire ses soldats qui pillaient les bourgades et les villages jusqu’aux portes d’Ossuna, d’Ecija et même de Cordoue; puis, lorsque les troupes que le gouvernement avait envoyées contre eux eurent été battues, il rompit ouvertement avec le sultan et chassa ses employés[271].

Au bout du compte, Abdallâh n’avait donc pas réussi à gagner les Espagnols; mais en l’essayant, il s’était entièrement brouillé avec sa propre race. Il était naturel que dans les provinces, où l’autorité royale était déjà très-affaiblie, les Arabes ne voulussent plus obéir à un monarque qui s’alliait avec leurs ennemis.

Voyons d’abord comment les choses se passèrent dans la province d’Elvira.

Si les pieux souvenirs ont quelque empire sur les âmes, aucune province ne devait être aussi attachée à la religion chrétienne que celle d’Elvira. Elle avait été le berceau du christianisme espagnol; on y avait prêté l’oreille à la prédication des sept apostoliques, qui, d’après une tradition fort ancienne, avaient été les disciples des apôtres à Rome, dans un temps où tout le reste de la Péninsule était encore plongé dans les ténèbres de l’idolâtrie[272]. Plus tard, vers l’année 300, la capitale de la province[273] avait été le siége d’un célèbre concile. Aussi les Espagnols d’Elvira étaient-ils restés longtemps fidèles à la religion de leurs ancêtres. Dans la capitale les fondements d’une grande mosquée avaient bien été jetés, peu de temps après la conquête, par Hanach Çanânî, un des plus pieux compagnons de Mousâ, mais on comptait si peu de musulmans dans la ville que pendant un siècle et demi cet édifice en resta là où Hanach l’avait laissé[274]. Les églises, au contraire, étaient nombreuses et riches. Même à Grenade, bien qu’une grande partie de cette ville appartînt aux juifs, il y en avait au moins quatre, et l’une d’entre elles, celle qui se trouvait hors de la porte d’Elvira et qui avait été bâtie au commencement du VIIe siècle par un seigneur goth, nommé Gudila, était d’une magnificence incomparable[275].

Peu à peu cependant, sous le règne d’Abdérame II et sous celui de Mohammed, les apostasies étaient devenues fréquentes. Dans la province d’Elvira on n’était pas plus à l’épreuve de l’intérêt que dans d’autres provinces; mais en outre les honteuses débauches et l’impiété avérée de l’oncle maternel d’Hostegesis, de Samuel, l’évêque d’Elvira, avaient inspiré à plusieurs chrétiens une aversion bien naturelle pour un culte qui avait de si indignes ministres. La persécution avait fait le reste. L’infâme Samuel l’avait dirigée. Ayant été déposé enfin à cause de sa vie scandaleuse, il n’avait eu rien de plus pressé que de se rendre à Cordoue et de s’y déclarer musulman. Dès lors il avait sévi de la manière la plus cruelle contre ses anciens diocésains, que le gouvernement avait livrés à son aveugle fureur, et beaucoup de ces malheureux avaient trouvé dans l’apostasie le seul moyen de sauver leurs biens et leur vie[276].

De cette manière les renégats étaient devenus si nombreux à Elvira, que le gouvernement avait senti la nécessité de leur procurer une grande mosquée. Cet édifice fut achevé dans l’année 864, sous le règne de Mohammed[277].

Quant aux Arabes de la province, ils descendaient pour la plupart des soldats de Damas. N’aimant pas à s’enfermer dans les murailles d’une ville, ceux-ci s’étaient fixés dans les campagnes, où leurs descendants habitaient encore. Ces Arabes formaient à l’égard des Espagnols une aristocratie extrêmement orgueilleuse et exclusive. Ils avaient peu de rapports avec les habitants de la capitale; le séjour d’Elvira, une triste ville, située au milieu de rochers arides, monotones et volcaniques, qui n’ont aucune fleur en été, aucun flocon de neige en hiver, n’avait pour eux aucun attrait; mais le vendredi, quand ils venaient dans la ville, en apparence pour assister à l’office, mais en réalité pour faire parade de leurs chevaux superbes et richement équipés[278], ils ne manquaient jamais d’accabler les Espagnols de leur mépris et de leurs dédains calculés. Rarement la morgue aristocratique s’est montrée plus naïvement odieuse chez des hommes qui d’ailleurs, dans les relations qu’ils avaient entre eux, se distinguaient par une courtoisie parfaite. Pour eux les Espagnols, qu’ils fussent chrétiens ou musulmans, étaient la vile canaille; c’était leur terme consacré. Ils avaient donc créé contre eux des griefs inexpiables; aussi les collisions entre les deux races étaient fréquentes. Une trentaine d’années avant l’époque dont nous allons parler, les Espagnols avaient déjà assiégé les Arabes dans l’Alhambra, où ils avaient cherché un refuge[279].

Au commencement du règne d’Abdallâh, nous trouvons les Espagnols engagés dans une guerre meurtrière contre les seigneurs arabes. Ceux-ci, qui avaient entièrement rompu avec le sultan, avaient élu pour leur chef un brave guerrier de la tribu de Cais, nommé Yahyâ ibn-Çocâla. Chassés de leurs bourgades par leurs adversaires, ils s’étaient fortifiés dans un château situé au nord-est de Grenade, près du Guadahortuna. De ce château, qui portait anciennement le nom espagnol de Monte-sacro (montagne sainte), mais dont le nom est devenu, par la prononciation arabe, Montexicar, ils infestaient les environs. Alors les renégats et les chrétiens, commandés par Nâbil, vinrent les assiéger, tuèrent un grand nombre d’entre eux, et prirent la forteresse. Yahyâ ibn-Çocâla se sauva par la fuite; mais sa troupe était si affaiblie qu’il se vit obligé de déposer les armes et de conclure un traité avec les Espagnols. A partir de cette époque, il passait souvent des jours entiers dans la capitale. Peut-être tâchait-il d’y former des intrigues; mais qu’il ait été coupable ou non, toujours est-il que dans le printemps de l’année 889, les Espagnols l’attaquèrent à l’improviste et l’égorgèrent avec ses compagnons; puis ils jetèrent les cadavres de leurs victimes dans un puits, et se mirent à traquer les Arabes comme s’ils eussent été des bêtes fauves.

La joie des Espagnols fut immense. «Les lances de nos ennemis sont brisées! disait leur poète Ablî[280]. Nous avons rabaissé leur orgueil! Ceux qu’ils appelaient la vile canaille ont sapé les fondements de leur puissance. Depuis combien de temps leurs morts, que nous avons jetés dans ce puits, attendent-ils en vain un vengeur!»

La situation des Arabes était d’autant plus dangereuse qu’ils étaient désunis. L’anarchie dans laquelle on était tombé avait donné une vigueur nouvelle à la funeste rivalité des Maäddites et des Yéménites; dans plusieurs districts, comme dans celui de Sidona, ces deux races se combattaient à outrance. Dans la province d’Elvira, alors qu’il s’agissait de donner un successeur à Yahyâ, les Yéménites, qui semblent avoir eu la supériorité du nombre, contestaient aux Maäddites leurs droits à l’hégémonie. Se quereller dans un moment aussi critique, c’était s’exposer à une ruine complète. Heureusement pour eux, les Yéménites le comprirent encore à temps; ils cédèrent, et, de concert avec leurs rivaux, ils donnèrent le commandement à Sauwâr[281]. Ce chef intrépide devint le sauveur de son peuple, et plus tard on disait souvent: «Si Allâh n’avait pas donné Sauwâr aux Arabes, ils auraient été exterminés jusqu’au dernier.»

Caisite, de même que Yahyâ, Sauwâr devait naturellement avoir à cœur de venger la mort de son contribule; mais il avait de plus à prendre une revanche: lors de la prise de Monte-sacro, il avait vu les Espagnols tuer son fils aîné. A partir de ce moment, il avait été dévoré de la soif de la vengeance. D’après son propre témoignage, il était déjà vieux; «les femmes ne veulent plus de mon amour, depuis que mes cheveux ont blanchi,» disait-il dans un de ses poèmes, et de fait, il apportait à la tâche sanglante qu’il allait accomplir, une obstination et une férocité, que l’on s’expliquerait difficilement dans un jeune homme, mais qui se conçoivent dans un vieillard qui, dominé par une seule et dernière passion, a fermé l’âme à toute pitié, à tout sentiment humain. On serait porté à penser qu’il se crut l’ange exterminateur, et qu’il étouffa ses instincts plus doux, s’il en avait, par la conscience de sa mission providentielle.

Après avoir réuni autant d’Arabes que possible sous sa bannière, son premier soin fut de se remettre en possession de Monte-sacro. En ceci il avait un double but: il voulait posséder une forteresse qui pût servir de base à ses opérations ultérieures, et assouvir sa rage dans le sang de ceux qui avaient tué son fils. Quoique Monte-sacro eût une garnison nombreuse, les Arabes prirent cette forteresse d’assaut. La vengeance de Sauwâr fut terrible: il passa au fil de l’épée tous les soldats de la garnison, au nombre de six mille. Ensuite il attaqua et prit d’autres châteaux. Chacun de ses succès entraîna une horrible boucherie; jamais et dans aucune circonstance, cet homme terrible ne fit grâce aux Espagnols; des familles entières furent exterminées jusqu’au dernier membre, et pour une foule d’héritages il n’y eut point d’héritiers.

Dans leur détresse, les Espagnols d’Elvira supplièrent Djad, le gouverneur de la province, de les aider, en promettant de lui obéir dorénavant. Djad consentit à leur demande. A la tête de ses propres troupes et des Espagnols, il alla attaquer Sauwâr.

Le chef arabe l’attendit de pied ferme. Le combat fut vif des deux côtés; mais les Arabes remportèrent la victoire, poursuivirent leurs ennemis jusqu’aux portes d’Elvira et leur tuèrent plus de sept mille hommes. Djad lui-même tomba entre les mains des vainqueurs.

L’heureuse issue de cette bataille, connue sous le nom de bataille de Djad, remplit les Arabes d’une joie indicible: s’étant bornés jusqu’alors à l’attaque des châteaux, ils avaient, pour la première fois, vaincu leurs ennemis en rase campagne, et ils avaient immolé bien des victimes aux mânes de Yahyâ. Voici en quels termes un de leurs plus braves chefs, qui était en même temps un de leurs meilleurs poètes, Saîd ibn-Djoudî, exprima leurs sentiments:

Apostats et incrédules, qui, jusqu’à votre dernière heure, déclariez fausse la vraie religion [282], nous vous avons massacrés, parce que nous avions à venger notre Yahyâ. Nous vous avons massacrés: Dieu le voulait! Fils d’esclaves, vous avez imprudemment irrité des braves qui n’ont jamais négligé de venger leurs morts; accoutumez-vous donc à endurer leur fureur, à recevoir dans vos reins leurs épées flamboyantes.

A la tête de ses guerriers qui ne souffrent aucune insulte et qui sont courageux comme des lions, un illustre chef a marché contre vous. Un illustre chef! Sa renommée surpasse celle de tout autre; il a hérité la générosité de ses incomparables ancêtres. C’est un lion; il est né du sang le plus pur de Nizâr; il est le soutien de sa tribu comme nul autre ne l’est. Il allait venger ses contribules, ces hommes magnanimes qui avaient cru pouvoir se fier à des serments réitérés. Il les a vengés! Il a passé les fils des blanches au fil de l’épée, et ceux d’entre eux qui vivent encore gémissent dans les fers dont il les a chargés. Nous avons tué des milliers d’entre vous; mais la mort d’une foule d’esclaves n’est point un équivalent pour celle d’un seul noble.

Ah, oui! ils ont assassiné notre Yahyâ quand il était leur hôte! L’assassiner n’était pas une action sensée.... Ils l’ont égorgé, ces méchants et méprisables esclaves; tout ce que font les esclaves est vilain. En commettant leur crime, ils n’ont pas fait une action sensée; non, leur sort, qui n’a point été heureux, a dû les convaincre qu’ils avaient été mal inspirés. Vous l’avez assassiné en traîtres, infâmes, après bien des traités, après bien des serments!

Après l’éclatante victoire qu’il avait remportée, Sauwâr, qui venait de conclure des alliances avec les Arabes de Regio, de Jaën, et même de Calatrava, recommença ses déprédations et ses massacres. Les Espagnols, entièrement découragés, n’imaginaient plus d’autre voie de salut que de se jeter dans les bras du sultan. Ils implorèrent donc sa protection. Le sultan la leur eût volontiers accordée, s’il eût été en état de le faire. Tout ce qu’il pouvait dans les circonstances données, c’était de promettre son intervention amicale. Il fit donc dire à Sauwâr qu’il était prêt à lui donner une large part dans la direction des affaires de la province, mais qu’il attendait de lui en retour l’obéissance à ses ordres et la promesse de laisser les Espagnols en paix. Sauwâr accepta ces conditions; lui et les Espagnols jurèrent solennellement la paix, et l’ordre matériel fut rétabli dans la province; malheureusement c’était un calme trompeur, le trouble et la passion étaient au fond de toutes les âmes. Ne trouvant plus dans son voisinage des ennemis à exterminer, Sauwâr attaqua les alliés et les vassaux d’Ibn-Hafçoun. Au bruit de ses exploits et de ses cruautés, aux cris de détresse de leurs compatriotes, le sentiment national se réveilla soudain chez les habitants d’Elvira. D’un commun élan, ils reprirent les armes, toute la province s’insurgea à leur exemple, le cri de guerre retentit dans toutes les familles, et les Arabes, partout attaqués, partout battus, allèrent chercher en toute hâte un asile dans l’Alhambra.

Pris par les Espagnols, repris par les Arabes, l’Alhambra n’était plus qu’une ruine majestueuse et presque hors de défense. Et pourtant c’était le seul refuge qui restât aux Arabes; s’ils se le laissaient prendre, ils pouvaient être certains d’être égorgés jusqu’au dernier. Aussi étaient-ils fermement résolus à le défendre à toute outrance. Tant que le soleil était à l’horizon, ils repoussaient vigoureusement les attaques sans cesse renouvelées des Espagnols, qui, la rage dans le cœur, comptaient bien en finir cette fois avec ceux qui avaient été si longtemps leurs oppresseurs impitoyables. La nuit venue, ils rebâtissaient, à la lumière des flambeaux, les murailles et les bastions de la forteresse; mais les fatigues, les veilles, la perspective d’une mort certaine au cas où ils faibliraient un seul instant, tout cela les jetait dans un état de surexcitation fébrile qui ne les disposait que trop à se laisser gagner par des terreurs superstitieuses dont ils auraient rougi dans d’autres circonstances. Or, une nuit qu’ils travaillaient aux fortifications, il arriva qu’une pierre passa par-dessus les murs et vint tomber à leurs pieds. Un Arabe l’ayant ramassée, il y trouva attaché un morceau de papier qu’il déroula et sur lequel il vit écrits ces trois vers, qu’il lut à haute voix tandis que ses compagnons l’écoutaient dans le plus profond silence:

Leurs bourgades sont désertées, leurs champs sont en friche, les vents orageux y font tourbillonner le sable. Enfermés dans l’Alhambra, ils méditent à présent de nouveaux crimes; mais là aussi ils auront à subir des défaites continuelles, de même que leurs pères y étaient toujours en butte à nos lances et à nos épées.

En entendant lire ces vers à la lueur incertaine, blafarde et lugubre des flambeaux, dont les clartés tremblottantes formaient, au milieu des ombres opaques de la nuit, une illumination mobile de l’effet le plus singulier, les Arabes, qui désespéraient déjà du triomphe de leur cause, se laissèrent gagner par les plus sinistres pressentiments. «Ces vers, disait plus tard un d’entre eux, nous parurent un avis du ciel; en les entendant lire, nous fûmes saisis d’une frayeur si grande, que toutes les armées de la terre, si elles eussent été là pour cerner notre forteresse, n’eussent pu l’augmenter.» Quelques-uns, moins impressionnables que les autres, essayèrent de rassurer leurs camarades épouvantés, en leur disant que le caillou et le billet n’étaient pas tombés du ciel, comme ils semblaient disposés à le croire, mais qu’ils avaient été lancés parmi eux par une main ennemie et que les vers étaient probablement de la composition du poète espagnol Ablî. Cette idée ayant prévalu peu à peu, tous sommèrent leur poète Asadî de répondre, dans le même mètre et sur la même rime, au défi du poète ennemi. Pour Asadî une telle tâche n’était point nouvelle; souvent il avait engagé avec Ablî des duels poétiques de ce genre; mais il était d’un tempérament nerveux, d’une imagination infiniment impressionnable, et cette fois, ému et troublé plus qu’aucun autre, il chercha longtemps avant de trouver ces deux vers qui montraient assez qu’il n’était point en veine:

Nos bourgades sont habitées, nos champs ne sont pas en friche. Notre château nous protège contre toute insulte; nous y trouverons la gloire; il s’y prépare pour nous des triomphes, et pour vous, des défaites.

Pour compléter la réponse, il fallait un troisième vers; Asadî, qui était retombé sous l’empire de son émotion, ne put le trouver. Rougissant de honte et les yeux fixés à terre, il demeura interdit et muet, comme si de sa vie il n’eût composé un vers.

Cette circonstance n’était pas de nature à relever le courage abattu des Arabes. Déjà à demi rassurés, ils étaient prêts à ne voir rien de surnaturel dans ce qui était arrivé; mais quand ils s’aperçurent que, contre toute attente, l’inspiration faisait faux bond à leur poète, leurs craintes superstitieuses se réveillèrent de plus belle.

Tout honteux, Asadî était rentré dans son appartement, lorsque tout à coup il entendit une voix prononcer ce vers:

Certes, bientôt, quand nous en sortirons[283], vous aurez à essuyer une défaite si terrible, qu’elle fera blanchir en un seul instant les cheveux de vos femmes et de vos enfants.

C’était le troisième vers, qu’il avait cherché en vain. Il regarda autour de lui, il ne vit personne. Fermement convaincu dès lors que ce vers avait été prononcé par un esprit invisible, il courut trouver le chef Adhbâ, son ami intime, lui raconta ce qui venait d’arriver et lui répéta le vers qu’il avait entendu. «Réjouissons-nous! s’écria Adhbâ. Certainement, je suis tout à fait de ton opinion; c’est un esprit qui a prononcé ce vers, et nous pouvons être certains que sa prédiction s’accomplira. Il doit en être ainsi, cette race impure doit périr, car Dieu a dit[284]: Celui qui, ayant exercé des représailles en rapport avec l’outrage reçu, en recevra un nouveau, sera assisté par Dieu lui-même.»

Convaincus désormais que l’Eternel les avait pris sous sa protection, les Arabes roulèrent le billet qui contenait les vers de leur poète autour d’un caillou et le lancèrent à leurs ennemis.

Sept jours plus tard, ils virent l’armée espagnole, forte de vingt mille hommes, se préparer à les attaquer du côté de l’est, et placer ses machines de guerre sur une colline. Au lieu d’exposer ses braves soldats à être égorgés dans une forteresse en ruine, Sauwâr aima mieux les conduire à la rencontre de l’ennemi. Le combat engagé, il quitta tout à coup le champ de bataille avec une troupe d’élite, sans que son départ fût aperçu par ses adversaires, fit un détour, et se précipita sur la division postée sur la colline avec une impétuosité telle qu’il la mit en déroute. La vue de ce qui se passait sur la hauteur inspira aux Espagnols qui combattaient dans la plaine une terreur panique, car ils s’imaginaient que les Arabes avaient reçu des renforts. Alors commença un horrible carnage: poursuivant leurs ennemis fugitifs jusqu’aux portes d’Elvira, les Arabes en tuèrent douze mille, selon les uns, dix-sept mille, selon les autres.

Voici de quelle manière Saîd ibn-Djoudî chanta cette seconde bataille, connue sous le nom de bataille de la ville:

Ils avaient dit, les fils des blanches: «Quand notre armée volera vers vous, elle tombera sur vous comme un ouragan. Vous ne pourrez lui résister, vous tremblerez de peur, et le plus fort château ne pourra pas vous offrir un asile!»

Eh bien! Nous avons chassé cette armée, quand elle vola vers nous, avec autant de facilité que l’on chasse des mouches qui voltigent autour de la soupe, ou que l’on fait sortir une troupe de chameaux de leur étable. Certes, l’ouragan a été terrible; la pluie tombait à grosses gouttes, le tonnerre grondait et les éclairs sillonnaient les nuées; mais ce n’était pas sur nous, c’était sur vous que fondait la tempête. Vos bataillons tombaient sous nos bonnes épées, ainsi que les épis tombent sous la faucille du moissonneur.

Quand ils nous virent venir à eux au galop, nos épées leur causèrent une si grande frayeur, qu’ils tournèrent le dos et se mirent à courir; mais nous fondîmes sur eux en les perçant de coups de lance. Quelques-uns, devenus nos prisonniers, furent chargés de fers; d’autres, en proie à des angoisses mortelles, couraient à toutes jambes et trouvaient la terre trop étroite.

Vous avez trouvé en nous une troupe d’élite, qui sait à merveille comment il faut faire pour embraser les têtes des ennemis quand la pluie, dont vous parliez, tombe à grosses gouttes. Elle se compose de fils d’Adnân, qui excellent à faire des incursions, et de fils de Cabtân, qui fondent sur leur proie comme des vautours. Son chef, un grand guerrier, un vrai lion qu’on renomme en tous lieux, appartient à la meilleure branche de Cais; depuis de longues années, les hommes les plus généreux et les plus braves reconnaissent sa supériorité en courage et en générosité. C’est un homme loyal. Issu d’une race de preux dont le sang ne s’est jamais mêlé à celui d’une race étrangère, il attaque impétueusement ses ennemis, comme il sied à un Arabe, à un Caisite surtout, et il défend la vraie religion contre tout mécréant.

Certes, Sauwâr brandissait ce jour-là une excellente épée, avec laquelle il coupait des têtes comme on ne les coupe qu’avec des lames de bonne trempe. C’était de son bras qu’Allâh se servait pour tuer les sectateurs d’une fausse religion, qui s’étaient réunis contre nous. Quand le moment fatal fut arrivé pour les fils des blanches, notre chef était à la tête de ses fiers guerriers, dont la fermeté ne s’ébranle pas plus qu’une montagne, et dont le nombre était si grand que la terre semblait trop étroite pour les porter. Tous ces braves galopaient à bride abattue, tandis que leurs coursiers hennissaient.

Vous avez voulu la guerre; elle a été funeste pour vous, et Dieu vous a fait périr soudainement!

Dans la position critique où ils se trouvaient après cette bataille désastreuse, les Espagnols n’avaient pas le choix des partis; il ne leur en restait qu’un à prendre, c’était d’implorer l’appui et de reconnaître l’autorité du chef de leur race, d’Omar ibn-Hafçoun. Ils le firent, et bientôt après Ibn-Hafçoun, qui se trouvait alors dans le voisinage, entra dans Elvira avec son armée, réorganisa les milices de cette ville, réunit sous sa bannière une partie des garnisons des châteaux voisins et se mit en marche pour aller attaquer Sauwâr.

Ce chef avait profité de cet intervalle pour tirer à soi les Arabes de Jaën et de Regio, et son armée était maintenant assez nombreuse pour qu’il osât espérer de pouvoir combattre Ibn-Hafçoun avec succès. Son espoir ne fut pas trompé. Après avoir perdu plusieurs de ses meilleurs soldats et prodigué son propre sang, Ibn-Hafçoun fut forcé à la retraite. Accoutumé à vaincre, il fut fort irrité de cet échec. L’imputant aux habitants d’Elvira, il leur reprocha de s’être mal conduits pendant la mêlée, et dans sa colère il leva sur eux une énorme contribution, en disant qu’ils devaient fournir eux-mêmes aux frais de cette guerre qu’il n’avait entreprise que dans leur intérêt. Puis il retourna vers Bobastro avec le gros de son armée, après avoir confié la défense d’Elvira à son lieutenant Hafç ibn-el-Moro.

Parmi les prisonniers qu’il emmenait avec lui, se trouvait le brave Saîd ibn-Djoudî. Voici une pièce de vers que cet excellent poète composa pendant sa captivité:

Du courage, de l’espoir, mes amis! Soyez sûrs que la joie succédera à la tristesse, et qu’échangeant l’infortune contre le bonheur, vous sortirez d’ici. D’autres que vous ont passé des années dans ce cachot, lesquels courent les champs à cette heure au grand soleil du jour.

Hélas, si nous sommes prisonniers, ce n’est pas que nous nous soyons rendus, mais c’est que nous nous sommes laissé surprendre. Si j’avais eu le moindre pressentiment de ce qui allait nous arriver, la pointe de ma lance m’aurait protégé; car les cavaliers connaissent ma bravoure et mon audace à l’heure du péril.

Et toi, voyageur, va porter mon salut à mon noble père et à ma tendre mère, qui t’écouteront avec transport dès que tu leur auras dit que tu m’as vu. Salue aussi mon épouse chérie et rapporte-lui ces paroles: «Toujours je penserai à toi, même au jour du dernier jugement; je me présenterai alors devant mon créateur, le cœur rempli de ton image. Certes, la tristesse que tu éprouves maintenant m’afflige bien plus que la prison ou la perspective de la mort.»

Peut-être va-t-on me faire périr ici, et puis on m’enterrera.... Un brave tel que moi aime bien mieux tomber avec gloire sur le champ de bataille et servir de pâture aux vautours!

Après le départ d’Ibn-Hafçoun, Sauwâr, qui s’était laissé attirer dans une embuscade, fut tué par les habitants d’Elvira. Quand on porta son cadavre dans la ville, l’air retentit de cris d’allégresse. Altérées de la soif de la vengeance, les femmes jetaient les regards de la bête de proie sur le corps de celui qui les avait privées de leurs frères, de leurs maris, de leurs enfants, et, rugissantes de fureur, elles le coupèrent en morceaux, qu’elles avalèrent....[285]

Les Arabes donnèrent le commandement à Saîd ibn-Djoudî, auquel Ibn-Hafçoun venait de rendre la liberté (890).

Bien que Saîd eût été l’ami de Sauwâr et le chantre de ses exploits, il ne lui ressemblait nullement. D’illustre naissance—son aïeul avait été successivement cadi d’Elvira et préfet de police de Cordoue, sous le règne de Hacam Ier [286]—, il était en outre le modèle du chevalier arabe, et ses contemporains lui attribuaient les dix qualités qu’un parfait gentilhomme devait posséder toutes. C’étaient la générosité, la bravoure, la complète connaissance des règles de l’équitation, la beauté du corps, le talent poétique, l’éloquence, la force physique, l’art de manier la lance, celui de faire des armes et le talent de bien se servir de l’arc. C’était le seul Arabe qu’Ibn-Hafçoun craignît de rencontrer sur le champ de bataille. Un jour, avant que le combat commençât, Saîd appela Ibn-Hafçoun en duel; mais ce dernier, si brave qu’il fût, n’osa pas se mesurer avec lui. Une autre fois, pendant la mêlée, Saîd se trouva soudain face à face avec Ibn-Hafçoun. Celui-ci voulut l’éviter encore; mais Saîd le saisit à bras-le-corps et le jeta contre terre. Il l’aurait écrasé, si les soldats d’Ibn-Hafçoun, en se jetant sur lui, ne l’eussent forcé à lâcher prise.

Ce plus vaillant des chevaliers en était aussi le plus tendre et le plus galant. Nul ne s’énamourait aussi promptement d’un son de voix ou d’une chevelure, nul ne savait mieux quelle puissance de séduction il y a dans une belle main. Etant venu un jour à Cordoue lorsque le sultan Mohammed y régnait encore, il passait devant le palais du prince Abdallâh, quand le chant harmonieux d’une femme frappa son oreille. Ce chant venait d’un appartement au premier étage, dont la fenêtre donnait sur la rue, et la chanteuse était la belle Djéhâne. En ce moment elle était auprès du prince, son maître; tantôt elle lui versait à boire, tantôt elle chantait. Attiré par un charme indéfinissable, Saîd alla se placer dans une encognure, où il pouvait écouter à son aise sans attirer les regards des passants. Les yeux immuablement fixés sur la fenêtre, il écoutait, perdu dans le ravissement et l’extase, et mourant d’envie de voir la belle chanteuse. Après l’avoir guettée longtemps, il aperçut à la fin sa petite et blanche main au moment où elle présentait la coupe au prince. Il ne vit rien de plus, mais cette main d’une incomparable élégance et puis cette voix si suave et si expressive, c’était assez pour faire battre violemment son cœur de poète et mettre son cerveau en feu. Mais, hélas! une barrière infranchissable le séparait de l’objet de son amour! En désespoir de cause, il essaya alors de faire prendre le change à sa passion. Il paya une somme énorme pour la plus belle esclave qu’il pût trouver, et lui donna le nom de Djéhâne. Mais malgré les efforts que fit cette jeune fille pour plaire au beau chevalier, elle ne réussit pas à lui faire oublier son homonyme.

Le doux chant que j’ai entendu, disait-il, en m’enlevant mon âme, y a substitué une tristesse qui me consume lentement. C’est à Djéhâne, à celle dont je garderai un éternel souvenir, que j’ai donné mon cœur, et pourtant nous ne nous sommes jamais vus.... O Djéhâne, objet de tous mes désirs, sois bonne et compatissante pour cette âme qui m’a quitté pour s’envoler vers toi! Ton nom chéri, je l’invoque, les yeux baignés de larmes, avec la dévotion et la ferveur d’un moine qui invoque celui de son saint, devant l’image duquel il se prosterne[287].

Mais Saîd ne retint pas longtemps le souvenir de la belle Djéhâne. Volage et inconstant, errant sans relâche de désir en désir, les grandes passions et les rêveries platoniques n’étaient point son fait, témoin ces vers de sa composition, que les écrivains arabes ne citent qu’en y ajoutant les paroles: «Que Dieu lui pardonne!»

Le plus doux moment dans la vie, c’est celui où l’on boit à la ronde; ou plutôt, c’est celui où, après une brouillerie, l’on se réconcilie avec son amante; ou plutôt encore, c’est quand l’amant et l’amante se lancent des regards enivrants; c’est celui, enfin, où l’on enlace dans ses bras celle que l’on adore.

Je parcours le cercle des plaisirs avec la fougue d’un coursier qui a pris le mors aux dents; quoi qu’il arrive, je contente tous mes désirs. Inébranlable le jour du combat, quand l’ange de la mort plane au-dessus de ma tête, je me laisse toujours ébranler par deux beaux yeux.

Il avait donc déjà oublié Djéhâne, lorsqu’une nouvelle beauté lui fut amenée de Cordoue. Quand elle entra dans son appartement, la pudeur lui fit baisser les yeux, et alors Saîd improvisa ces vers:

Quoi, ma belle amie, tu détournes de moi tes regards pour les fixer sur le plancher! Serait-ce parce que je t’inspire de la répulsion? Par Dieu, ce n’est pas ce sentiment-là que j’inspire d’ordinaire aux femmes, et j’ose t’assurer que ma figure mérite plus tes regards que le plancher.

Saîd était à coup sûr le représentant le plus brillant de l’aristocratie; mais il n’avait pas les qualités solides de Sauwâr. La mort de ce grand chef était donc une perte que Saîd ne pouvait réparer. Grâce aux soins de Sauwâr, qui avait fait rebâtir plusieurs forteresses romaines à demi ruinées, telles que Mentesa et Basti (Baza), les Arabes furent en état de se maintenir sous son successeur; mais quoiqu’ils n’eussent plus à combattre le sultan, car celui-ci avait reconnu Saîd, ils ne remportèrent plus d’avantages signalés sur les Espagnols. Les chroniqueurs musulmans, qui au reste ne disent presque rien sur les expéditions de Saîd, ce qui prouve déjà qu’en général elles n’étaient pas heureuses, nous apprennent seulement qu’il y eut un instant où Elvira se soumit à son autorité. Quand il eut fait son entrée dans la ville, Ablî, le poète espagnol, se présenta à lui et lui récita des vers qu’il avait composés à sa louange. Saîd le récompensa généreusement; mais quand le poète fut parti, un Arabe s’écria: «Quoi, émir, donnez-vous de l’argent à cet homme? Avez-vous donc oublié qu’il était naguère le grand agitateur de sa nation, et qu’il a osé dire:—Depuis combien de temps leurs morts, que nous avons jetés dans ce puits, attendent-ils en vain un vengeur!» Chez Saîd une plaie mal fermée se rouvrit aussitôt, et, les yeux étincelants de colère: «Allez saisir cet homme, dit-il à un parent de Yahyâ ibn-Çocâla, tuez-le et jetez son cadavre dans un puits!» Cet ordre fut exécuté sur-le-champ[288].

Share on Twitter Share on Facebook