XIII[289].

Pendant que les Espagnols d’Elvira combattaient contre la noblesse arabe, des événements fort graves se passaient aussi à Séville.

Nulle part le parti national n’était aussi fort. Du temps des Visigoths, Séville avait été le siége de la science et de la civilisation romaines, et la résidence des familles les plus nobles et les plus opulentes[290]. La conquête arabe n’y avait apporté presque aucun changement dans l’ordre social. Peu d’Arabes s’étaient établis dans la ville; ils s’étaient fixés de préférence dans les campagnes. Les descendants des Romains et des Goths formaient donc encore la partie la plus nombreuse des habitants. Grâce à l’agriculture et au commerce, ils étaient fort riches; de nombreux vaisseaux d’outre-mer venaient chercher à Séville, qui passait pour un des meilleurs ports de l’Espagne, des cargaisons de coton, d’olives et de figues, que la terre produisait en abondance[291]. La plupart des Sévillans avaient abjuré le christianisme; ils l’avaient fait de bonne heure, car déjà sous le règne d’Abdérame II on avait dû bâtir pour eux une grande mosquée[292]; mais leurs mœurs, leurs coutumes, leur caractère, tout enfin, jusqu’à leurs noms de famille, tels que Beni-Angelino, Beni-Sabarico[293] etc., rappelait encore leur origine espagnole.

En général ces renégats étaient pacifiques et nullement hostiles au sultan, qu’ils considéraient au contraire comme le soutien naturel de l’ordre; mais ils craignaient les Arabes, non pas ceux de la ville, car ceux-ci, accoutumés aux bienfaits de la civilisation, ne s’intéressaient plus aux rivalités de tribu ou de race, mais ceux de la campagne, qui avaient conservé intacts leurs mœurs agrestes, leurs vieilles préventions nationales, leur aversion pour toute race autre que la leur, leur esprit belliqueux et leur attachement pour les anciennes familles auxquelles ils avaient obéi de père en fils depuis un temps immémorial. Remplis d’une haine jalouse contre les riches Espagnols, ils étaient prêts à marcher pour les aller piller et massacrer, dès que les circonstances le leur permettraient ou que leurs nobles les y convieraient. Ils étaient fort redoutables, ceux de l’Axarafe surtout; aussi les Espagnols, qui avaient une vieille prédiction selon laquelle la ville serait brûlée par le feu qui viendrait de l’Axarafe[294], avaient-ils concerté leurs mesures pour ne pas être pris au dépourvu par les fils des brigands du Désert. Ils s’étaient organisés en douze corps, dont chacun avait son chef, sa bannière et son arsenal, et ils avaient contracté des alliances avec les Arabes maäddites de la province de Séville et avec les Berbers-Botr de Moron.

Parmi les grandes familles arabes de la province il y en avait deux qui primaient toutes les autres: c’étaient celle des Beni-Haddjâdj et celle des Beni-Khaldoun. La première, quoique très-arabe dans ses idées, descendait cependant, par les femmes, de Witiza, l’avant-dernier roi goth. Une petite-fille de ce roi, Sara, avait épousé en secondes noces un certain Omair, de la tribu yéménite de Lakhm. De ce mariage étaient issus quatre enfants, qui furent la souche d’autant de grandes familles parmi lesquelles celle des Beni-Haddjâdj était la plus riche. C’est à Sara qu’elle devait les grandes propriétés territoriales qu’elle possédait dans le Sened, car un historien arabe, qui, lui aussi, descendait de Witiza par Sara, remarque qu’Omair avait eu des enfants d’autres femmes, mais que les descendants de celles-ci ne pouvaient nullement rivaliser avec ceux de Sara[295]. L’autre famille, celle des Beni-Khaldoun, était aussi d’origine yéménite; elle appartenait à la tribu de Hadhramaut, et ses propriétés se trouvaient dans l’Axarafe. Agriculteurs et soldats, les membres de ces deux grandes maisons étaient aussi marchands et armateurs. Ils résidaient d’ordinaire à la campagne dans leurs châteaux, leurs bordj [296]; mais de temps en temps ils séjournaient dans la ville où ils avaient des palais.

Au commencement du règne d’Abdallâh, Coraib était le chef des Khaldoun. C’était un homme dissimulé et perfide, mais qui possédait tous les talents d’un chef de parti. Fidèle aux traditions de sa race, il détestait la monarchie; il voulait que la caste à laquelle il appartenait ressaisît la domination que les Omaiyades lui avaient arrachée. D’abord il essaya de faire éclater une insurrection dans la ville même. Il s’adressa donc aux Arabes qui y demeuraient, et tâcha de ranimer chez eux l’amour de l’indépendance. Il n’y réussit pas. Ces Arabes, pour la plupart Coraichites ou clients de la famille régnante, étaient royalistes, ou pour mieux dire, ils n’étaient d’aucun parti, si ce n’est de celui qu’on appelle de nos jours le parti de l’ordre. Vivre en paix avec tout le monde et ne pas être troublés dans leurs affaires ou dans leurs plaisirs, c’était tout ce qu’ils demandaient. Ils n’avaient donc aucune sympathie pour Coraib; son humeur aventureuse et son ambition déréglée ne leur inspiraient qu’une profonde aversion mêlée de terreur. Quand il parlait d’indépendance, on lui répondait qu’on haïssait le désordre et l’anarchie, qu’on n’aimait pas à être l’instrument de l’ambition d’autrui, et qu’on n’avait que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais esprit.

Voyant qu’il perdait son temps dans la ville, Coraib retourna dans l’Axarafe, où il n’eut point de peine à enflammer les cœurs de ses contribules; ils lui promirent presque tous de prendre les armes au premier signal qu’il leur donnerait. Ensuite il forma une ligue dans laquelle entrèrent les Haddjâdj, deux chefs yéménites (l’un de Niébla, l’autre de Sidona), et le chef des Berbers-Bornos de Carmona. Le but que les alliés se proposaient était d’enlever Séville au sultan et de piller les Espagnols.

Les patriciens sévillans, qui, à cause de la distance, ne pouvaient plus épier Coraib comme au temps où il se trouvait encore parmi eux, ignoraient le complot qu’il tramait; de temps à autre des bruits vagues en parvenaient bien à leurs oreilles, mais ils ne savaient rien de précis et ne se méfiaient pas encore assez du dangereux conspirateur.

Voulant d’abord se venger de ceux qui n’avaient pas voulu l’écouter et leur montrer en même temps que le souverain était incapable de les défendre, Coraib fit savoir secrètement aux Berbers de Mérida et de Médellin que la province de Séville était presque dégarnie de troupes, et que s’ils le voulaient, ils pourraient y faire facilement un riche butin. Toujours enclins à la rapine, ces hommes à demi sauvages se mirent aussitôt en marche, s’emparèrent de Talyâta[297], pillèrent ce village, y massacrèrent les hommes, et y mirent les femmes et les enfants en servitude. Le gouverneur de Séville appela aux armes tous ceux qui étaient en état d’en porter, et alla à la rencontre des Berbers. Ayant appris en route qu’ils étaient déjà maîtres de Talyâta, il établit son camp sur une hauteur qui s’appelait la montagne des oliviers. Une distance de trois milles seulement le séparait de l’ennemi, et des deux côtés on se tenait prêt à combattre le lendemain, lorsque Coraib, qui avait fourni son contingent, de même que les autres seigneurs, profita de la nuit pour faire dire aux Berbers que, le combat engagé, il leur faciliterait la victoire en prenant la fuite avec son régiment. Il tint sa promesse, et, en fuyant, il entraîna toute l’armée après lui. Poursuivi par les Berbers, le gouverneur ne fit halte que dans le village de Huebar (à cinq lieues de Séville), où il se retrancha. Les Berbers, sans faire le moindre effort pour le forcer dans cette position, retournèrent à Talyâta, où ils restèrent trois jours, pendant lesquels ils mirent à feu et à sang tous les endroits du voisinage. Puis, leurs grands sacs regorgeant de butin, ils retournèrent chez eux.

Cette terrible razzia avait déjà ruiné un grand nombre de propriétaires, lorsqu’un nouveau fléau vint frapper les Sévillans. Cette fois le perfide Coraib n’avait rien à se reprocher: un chef de race ennemie, un renégat, vint spontanément seconder ses projets. C’était Ibn-Merwân, le seigneur de Badajoz. Voyant ses voisins de Mérida revenir chargés de riches dépouilles, il en conclut qu’il n’avait qu’à se montrer pour obtenir sa part de la curée. Il ne se trompait pas. S’étant avancé jusqu’à trois parasanges de Séville, il pilla tout à la ronde pendant plusieurs jours consécutifs, et quand il retourna à Badajoz, il n’avait rien à envier aux Berbers de Mérida.

La conduite de leur gouverneur, qui était resté inactif pendant que des hordes sauvages ravageaient coup sur coup leurs terres, avait exaspéré les Sévillans contre lui et contre le souverain. Cédant à leurs plaintes, le sultan déposa, il est vrai, ce gouverneur malhabile; mais le successeur qu’il lui donna, bien qu’il fût au reste d’une réputation intacte, manquait également de l’énergie nécessaire pour maintenir l’ordre dans la province et réprimer l’audace des brigands qui s’y multipliaient d’une manière effrayante.

Le plus redoutable parmi ces bandits était un Berber-Bornos de Carmona, nommé Tamâchecca, qui dévalisait les voyageurs sur la grande route entre Séville et Cordoue. Le gouverneur de Séville n’osait ou ne pouvait rien entreprendre contre lui, lorsqu’un brave renégat d’Ecija, nommé Mohammed ibn-Ghâlib, promit au sultan de faire cesser ces brigandages, s’il lui permettait de bâtir une forteresse près du village de Siete Torres, sur les frontières de la province de Séville et de celle d’Ecija. Le sultan accepta son offre; la forteresse fut bâtie, Ibn-Ghâlib s’y installa avec un grand nombre de renégats, de clients omaiyades et de Berbers-Botr, et les brigands ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient affaire à un ennemi bien autrement redoutable que ne l’était le gouverneur de Séville.

La sûreté commençait déjà à se rétablir, lorsqu’un matin, le soleil s’étant à peine levé, la nouvelle se répandit dans Séville, que, pendant la nuit, une rencontre avait eu lieu entre la garnison du château d’Ibn-Ghâlib d’un côté, et les Khaldoun et les Haddjâdj de l’autre; qu’un des Haddjâdj avait été tué; que ses amis étaient arrivés avec son cadavre dans la ville; qu’ils s’étaient rendus directement auprès du gouverneur pour lui demander justice, et que ce dernier leur avait répondu qu’il n’osait prendre sur lui la responsabilité de prononcer en pareille matière, et que par conséquent ils devaient s’adresser au souverain.

Au moment où l’on s’entretenait à Séville de ces événements, les plaignants étaient déjà sur la route de Cordoue, suivis de près par quelques renégats sévillans, qui, informés par Ibn-Ghâlib de ce qui s’était passé, allaient plaider sa cause. A leur tête se trouvait un des hommes les plus considérés de la ville; c’était Mohammed[298], dont l’aïeul avait embrassé l’islamisme le premier de sa famille; son bisaïeul s’appelait Angelino, et le nom de Beni-Angelino avait été conservé à cette maison.

Quand les plaignants eurent été introduits auprès du sultan, un d’entre eux prit la parole et porta plainte en ces termes: «Voici ce qui est arrivé, émir. Nous passions paisiblement sur le grand chemin, lorsque tout à coup Ibn-Ghâlib nous attaque. Nous cherchons à nous défendre, et pendant cette action, un des nôtres tombe frappé à mort. Nous sommes prêts à jurer que c’est ainsi que les choses se sont passées, et nous exigeons par conséquent que vous punissiez ce traître, cet Ibn-Ghâlib. Et permettez-nous, émir, d’ajouter à ce propos que ceux qui vous ont engagé à accorder votre confiance à ce renégat, vous ont mal conseillé. Prenez des informations sur les hommes qui servent sous lui; vous apprendrez alors que ce sont des gens sans aveu, des repris de justice. Cet homme vous trahit, soyez-en convaincu; pour le moment il fait encore semblant de vous être fidèle; mais nous avons l’intime conviction qu’il entretient des intelligences secrètes avec Ibn-Hafçoun, et qu’un beau jour il lui livrera toute la province.»

Quand ils eurent fini de parler, Mohammed ibn-Angelino et ses compagnons furent introduits à leur tour. «Voici de quelle manière la chose s’est passée, émir, dit le patricien. Les Khaldoun et les Haddjâdj avaient formé le projet de surprendre le château pendant la nuit; mais contre leur attente, Ibn-Ghâlib se tenait sur ses gardes, et, voyant son château attaqué, il opposa la force à la force. Ce n’est donc pas sa faute, si un des assaillants a été tué; il ne faisait autre chose que se défendre, il était dans son droit. Nous vous prions donc de ne pas croire aux mensonges de ces Arabes turbulents. Ibn-Ghâlib mérite bien, d’ailleurs, que vous soyez juste envers lui; c’est un de vos serviteurs les plus fidèles et les plus dévoués, et il vous rend un grand service en purgeant la contrée de bandits.»

Soit que le sultan jugeât réellement l’affaire douteuse, soit qu’il craignît de mécontenter l’un des partis en donnant raison à l’autre, il déclara que, voulant prendre de plus amples informations, il enverrait son fils Mohammed à Séville, afin qu’il y examinât la cause.

Bientôt après ce jeune prince, l’héritier présomptif du trône, arriva à Séville. Il y fit venir Ihn-Ghâlib et l’interrogea, de même que les Haddjâdj; mais comme les deux partis continuaient à s’inculper réciproquement et qu’il n’y avait pas de témoins impartiaux, le prince ne savait à qui donner raison. Tandis qu’il hésitait encore, les passions s’échauffaient de plus en plus, et l’effervescence qui régnait parmi les patriciens se communiquait aussi au peuple. A la fin il déclara que, ne considérant pas l’affaire comme suffisamment éclaircie, il ne prononcerait que plus tard, mais que, pour le moment, il permettait à Ibn-Ghâlib de retourner à son château.

Les renégats criaient victoire. Ils disaient que le prince donnait évidemment raison à leur ami, et que s’il ne se déclarait pas ouvertement, c’était qu’il ne voulait pas se brouiller avec les Arabes. De leur côté, les Khaldoun et les Haddjâdj interprétaient la conduite du prince de la même manière, et ils en étaient piqués jusqu’au vif. Bien résolus à se venger et à lever l’étendard de la révolte, ils quittèrent la ville, et tandis que Coraib faisait prendre les armes à ses Hadhramites de l’Axarafe, le chef des Haddjâdj, Abdallâh, rassemblait sous sa bannière les Lakhmites du Sened[299]. Ensuite ces deux chefs arrêtèrent un plan de conduite. Ils convinrent entre eux de faire, chacun de son côté, un coup de main. Abdallâh se rendrait maître de Carmona, et le même jour Coraib ferait surprendre la forteresse de Coria (sur la frontière orientale de l’Axarafe), après avoir fait enlever le troupeau qui appartenait à un oncle du sultan et qui pâturait dans l’une des deux îles que forme le Guadalquivir à son embouchure.

Coraib, qui était trop grand seigneur pour exécuter lui-même une entreprise de ce genre, en confia l’exécution à son cousin Mahdî, un débauché dont les déréglements scandalisaient tout Séville[300]. Mahdî se rendit d’abord à la forteresse de Lebrija, vis-à-vis de l’île. Solaimân, le seigneur de cette forteresse et l’allié de Coraib, l’y attendait. Ensuite on aborda dans l’île. Deux cents vaches et une centaine de chevaux y paissaient, gardés par un seul homme. Les Arabes tuèrent ce malheureux, et, s’étant emparés des animaux, ils s’acheminèrent vers Coria, surprirent cette forteresse et y mirent leur butin en sûreté.

De son côté, Abdallâh ibn-Haddjâdj, secondé par le Berber-Bornos Djonaid, attaqua Carmona à l’improviste et s’en rendit maître, après en avoir chassé le gouverneur qui alla chercher un refuge à Séville.

La hardiesse des Arabes et la promptitude avec laquelle ils avaient accompli leurs desseins, répandirent l’alarme dans la ville. Aussi le prince Mohammed se pressa-t-il d’écrire à son père pour lui demander des ordres et surtout des renforts.

Le sultan, quand il eut reçu la lettre de son fils, assembla son conseil. Les opinions sur le parti à prendre y étaient partagées. Alors un vizir pria le sultan de lui accorder un entretien secret. Ayant obtenu sa demande, il lui conseilla de se raccommoder avec les Arabes en faisant mettre à mort Ibn-Ghâlib. «Quand ce renégat, dit-il, aura cessé de vivre, les Arabes se tiendront pour satisfaits; ils vous rendront Carmona et Coria, restitueront à votre oncle ce qu’ils lui ont pris, et rentreront dans l’obéissance.»

Sacrifier aux Arabes un serviteur loyal et se brouiller avec les renégats, sans qu’on eût la certitude de gagner leurs adversaires, c’était à coup sûr une politique, non-seulement perfide, mais maladroite. Toutefois le sultan crut devoir se ranger à l’avis qu’on lui donnait, et, ayant ordonné à son client Djad (à qui Sauwâr venait de rendre la liberté) de marcher vers Carmona avec des troupes: «Tu donneras raison, lui dit-il, aux accusateurs d’Ibn-Ghâlib, et tu le feras mettre à mort; puis tu feras tout ce que tu pourras pour ramener par la douceur les Arabes à l’obéissance, et tu ne les combattras que quand tu auras épuisé tous les moyens de persuasion.»

Djad se mit en marche; mais quoique le but de son expédition fût tenu secret, le bruit courait cependant que ce n’était pas aux Khaldoun, mais à Ibn-Ghâlib qu’on en voulait. Aussi le renégat se tenait-il sur ses gardes, et il s’était déjà mis sous la protection d’Ibn-Hafçoun, lorsqu’il reçut une lettre de Djad. «Rassurez-vous, lui écrivait ce général, le but de ma marche n’est nullement tel que vous semblez le croire. J’ai l’intention de punir les Arabes qui se sont portés à de si grands excès, et comme vous les haïssez, je crois pouvoir compter sur votre coopération.» Ibn-Ghâlib se laissa tromper par cette lettre perfide, et quand Djad fut arrivé près du château, il se joignit à lui avec une partie de ses soldats. Alors Djad fit semblant d’aller assiéger Carmona; mais arrivé devant cette ville, il fit parvenir en secret au chef des Haddjâdj une autre lettre qui portait qu’il était prêt à faire périr Ibn-Ghâlib, pourvu que, de son côté, Ibn-Haddjâdj rentrât dans l’obéissance. Le marché fut bientôt conclu; Djad fit couper la tête à Ibn-Ghâlib, et Ibn-Haddjâdj évacua Carmona.

Quand les renégats de Séville eurent appris la noire trahison dont leur allié avait été la victime, toute leur fureur se tourna contre le sultan. Ils tinrent conseil sur ce qu’il convenait de faire. Quelques-uns proposèrent de venger le meurtre d’Ibn-Ghâlib sur Omaiya, le frère de Djad et l’un des plus vaillants guerriers de l’époque, qui était alors gouverneur de Séville. Cette proposition fut adoptée; mais comme on ne pouvait rien faire à moins qu’on ne fut maître de la ville, Ibn-Angelino prit sur lui d’aller parler au prince et de faire en sorte que celui-ci en confiât la défense aux renégats. Puis les patriciens résolurent de dépêcher des exprès à leurs alliés, les Arabes maäddites de la province de Séville et les Berbers-Botr de Moron, pour les prier de venir leur prêter main-forte.

Pendant que ces exprès étaient déjà en route, Ibn-Angelino, accompagné de quelques-uns de ses amis, alla trouver le prince Mohammed. «Seigneur, lui dit-il, il se peut que nous ayons été calomniés à la cour et accusés d’un crime dont nous sommes innocents; il se peut qu’un projet funeste ait été formé contre nous dans le conseil du sultan; il se peut enfin, que Djad, ce traître infâme, nous attaque à l’improviste avec des forces si nombreuses qu’il nous soit impossible de lui résister. Si vous voulez donc nous sauver du péril qui nous menace et nous attacher à vous par les liens de la gratitude, il faut nous confier les clefs de la ville et le soin de veiller à sa défense, jusqu’au moment où les choses se seront éclaircies. Ce n’est pas que nous nous méfions de vous; mais vous savez vous-même que, quand les troupes seront entrées dans la ville, vous ne serez pas en état de nous protéger.»

Bon gré mal gré, Mohammed, déjà brouillé avec les Arabes et ne pouvant disposer que d’une chétive garnison, fut forcé d’accorder aux renégats ce qu’ils lui demandaient.

Maîtres de la ville, les renégats attendirent la venue des Maäddites et des Berbers-Botr. Ceux-ci arrivèrent dans la matinée du mardi 9 septembre de l’année 889[301]. Alors une foule compacte se rua sur le palais d’Omaiya. L’insurrection fut si soudaine que le gouverneur n’eut pas même le temps de mettre ses bottes. Il se jeta sur un cheval et galopa, ventre à terre, vers le palais du prince. Désappointés, les insurgés pillèrent son palais; puis ils se rendirent vers celui du prince, qu’ils entourèrent en poussant des cris féroces. De minute en minute, la foule se grossissait de boutiquiers, d’artisans, d’ouvriers. Ne sachant que faire, le prince envoya en toute hâte des messagers à Ibn-Angelino, à Ibn-Saharico et à d’autres patriciens, pour les conjurer de venir concerter avec lui les moyens propres à faire cesser le tumulte.

Ces patriciens, qui jusque-là s’étaient tenus à l’écart, délibérèrent entre eux sur ce qu’ils feraient. Leur embarras était grand. Ils craignaient de tomber dans un piége, s’ils se rendaient à l’invitation du prince; mais ils savaient aussi que s’ils refusaient de le faire, ils seraient accusés de connivence avec les émeutiers, et c’est ce qu’ils ne voulaient pas non plus. Tout bien considéré, ils résolurent de se rendre auprès du prince; mais ils prirent leurs précautions; ils revêtirent des cuirasses sous leurs habits, et avant d’entrer dans le palais, ils placèrent des Sévillans bien armés et des soldats de Moron près de la porte. «Si nous ne sommes pas de retour au moment où le muëzzin annoncera la prière de midi, leur dirent-ils, vous assaillirez le palais et vous viendrez nous délivrer.» Cela dit, ils allèrent trouver le prince, qui les accueillit de la manière la plus gracieuse. Mais tandis qu’ils s’entretenaient encore avec lui, les hommes postés à la porte perdirent patience, prirent du soupçon, et se mirent à enfoncer la porte. Se précipitant d’abord dans les écuries, ils se rendirent maîtres des chevaux et des mulets; puis ils coururent vers la porte du facîl (avant-mur), qui se trouvait à l’autre bout de la cour, vis-à-vis de la porte d’entrée; mais là ils trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s’attendaient nullement. Omaiya était là.

Dès que ce vaillant guerrier eut entendu les cris des insurgés dans les écuries, il avait fait arrêter Ibn-Angelino et ses compagnons; puis il avait posté ses propres serviteurs et ceux du prince sur la plate-forme de la porte du facîl; il y avait fait apporter un amas de projectiles, et quand les renégats et leurs alliés s’approchèrent de cette porte, ils furent assaillis d’une grêle de traits, de pierres, de meubles. Quoiqu’ils eussent l’avantage du nombre, leurs adversaires avaient celui de la position. Excités par Omaiya, qui, la tête et la poitrine ensanglantées par de nombreuses blessures, les animait par son geste, son regard, son exemple, les défenseurs du palais étaient résolus à vendre chèrement leur vie, et le désespoir semblait leur prêter des forces surhumaines.

Le combat dura depuis midi jusqu’au coucher du soleil. La nuit venue, les assaillants bivouaquèrent dans la cour, et le lendemain matin ils recommencèrent l’attaque.

Que faisaient, pendant ce temps, les royalistes et tous ces amis de l’ordre, qui auraient dû voler, ce semble, au secours du gouverneur? Fidèles à leur devise: chacun pour soi, et subissant l’inévitable ascendant qu’exerce sur la faiblesse une résolution vigoureuse, ils attendaient, et, s’étant barricadés dans leurs hôtels, ils laissaient le gouverneur se tirer d’affaire comme il le pourrait. Ils lui voulaient du bien sans doute, tous leurs vœux étaient pour lui, mais risquer leur vie pour le sauver, leur dévoûment n’allait pas jusque-là.

Ils avaient fait quelque chose pourtant. Aussitôt que le tumulte avait commencé, ils avaient envoyé un courrier à Djad pour le prévenir du péril où se trouvaient son frère et le prince. Il est vrai que cela ne leur coûtait pas beaucoup, et il s’agissait de savoir, d’abord si Djad arriverait à temps, ensuite, s’il réussirait à dompter l’insurrection.

A peine informé de ce qui se passait à Séville, Djad s’était mis en route avec autant de cavaliers qu’il avait pu en rassembler à la hâte. Dans la matinée du 10 septembre, le combat ayant recommencé dans la cour du palais, il arrive du côté du midi. Un poste de renégats veut lui barrer le passage: il lui passe sur le corps. Il pénètre dans le faubourg où demeurait le Coraichite Abdallâh ibn-Achath. Ce royaliste lui apprend en peu de mots où les choses en sont. «Au galop et ventre à terre!» crie le général. L’épée au poing, il fond sur la multitude. Les Sévillans soutiennent fermement le choc. Le cheval de Djad s’abat frappé à mort; ses cavaliers reculent. Il tâche de les ramener à la charge, appelle chacun par son nom, les conjure de tenir ferme. Les plus vaillants se rallient, reviennent à la charge, et s’attaquent de préférence aux chefs. Le général lui-même se précipite sur un des plus braves Sévillans et le tue. Le désordre se met dans la multitude. On recule, on se heurte, on se presse. Les cavaliers redoublent de vigueur, et bientôt les Sévillans fuient de tous côtés.

Au comble de la joie, Djad s’élance dans le palais, serre son frère sur son cœur, et baise respectueusement la main du prince. «Dieu soit loué, s’écrie-t-il, j’ai pu vous sauver encore.—Il en était temps, lui répond son frère, une demi-heure plus tard et nous étions perdus.—Oui, ajoute le prince, tous nous n’attendions que la mort. Mais ne songeons à présent qu’à la vengeance! Que l’on punisse ces rebelles en mettant leurs maisons à sac; que l’on tire Ibn-Angelino et ses complices de la prison, que le bourreau leur coupe la tête, et que leurs biens soient confisqués!»

Pendant que ces infortunés marchaient à l’échafaud, Séville présentait un horrible spectacle. Altérés de la soif du carnage et avides de butin, les cavaliers de Djad massacraient les fuyards et pillaient leurs demeures. Heureusement pour les renégats, il existait entre eux et les clients omaiyades de Séville ce qu’on appelait une alliance de voisinage. En considération de cette alliance, ces clients demandèrent et obtinrent la grâce de leurs concitoyens, et peu de temps après, le sultan lui-même accorda une amnistie générale. Ce n’était qu’un répit; les renégats touchaient au moment de leur ruine entière.

Quand le prince Mohammed fut retourné à Cordoue avec Djad et ses troupes, des messagers d’Ibn-Hafçoun (qui était alors en paix avec le sultan) y arrivèrent pour demander la tête de Djad, puisque ce général avait fait périr Ibn-Ghâlib, l’allié de leur maître.

La puissance d’Ibn-Hafçoun et la crainte qu’il inspirait au sultan étaient alors si grandes, que Djad, bien qu’il n’eût fait que ce que son souverain lui avait ordonné, craignit non sans raison d’être sacrifié au chef des renégats. Ne voyant, pour se soustraire au péril qui le menaçait, d’autre moyen qu’une prompte fuite, il quitta la capitale nuitamment et secrètement, afin d’aller chercher un refuge auprès de son frère, le gouverneur de Séville. Il était accompagné de ses deux frères, Hâchim et Abd-al-ghâfir, de quelques-uns de ses amis, parmi lesquels se trouvaient deux Coraichites, de ses pages et de ses esclaves. Longeant le Guadalquivir qu’ils avaient à gauche, ces cavaliers arrivèrent, à la pointe du jour, près du château de Siete Filla. Ils demandèrent et obtinrent la permission de s’y arrêter quelques instants pour se reposer et se rafraîchir. Malheureusement pour eux, la bande du Berber Tamâchecca rôdait alors dans les alentours, et les frères d’Ibn-Ghâlib, qui servaient dans cette bande, avaient remarqué l’arrivée des cavaliers au château. Ils avaient reconnu Djad, et, brûlant du désir de venger sur lui le meurtre de leur frère, ils avertirent leur chef et lui dirent qu’il pourrait facilement s’emparer des montures que ces cavaliers avaient laissées en dehors du château. Tamâchecca et ses brigands se mirent aussitôt en route, et ils avaient déjà mis la main sur les chevaux, lorsque Djad et ses amis, attirés par les cris de leurs esclaves, fondirent sur eux l’épée au poing. Loin de lâcher pied, les brigands se défendirent vigoureusement, et comme ils avaient la supériorité du nombre, ils tuèrent Djad, ses deux frères et un Coraichite.

Cet événement eut des suites funestes pour les Espagnols de Séville. C’était sur eux qu’Omaiya, dans l’impuissance où il était de punir les vrais coupables, voulait venger la mort de ses trois frères. Il les livra donc aux Khaldoun et aux Haddjâdj, qu’il avait déjà rappelés dans la ville, et auxquels il donna un plein pouvoir pour piller et exterminer les Espagnols, musulmans ou chrétiens, partout où ils les trouveraient, à Séville, à Carmona, dans les campagnes. Un horrible massacre commença alors. Dans leur aveugle fureur, les Yéménites égorgèrent les Espagnols par milliers. Les rues ruisselaient de sang. Ceux qui se jetèrent à la nage dans le Guadalquivir pour échapper au sabre, périrent presque tous dans les flots. Bien peu d’Espagnols survécurent à cette terrible catastrophe. Naguère opulents, ils étaient maintenant plongés dans la misère.

Les Yéménites gardèrent longtemps le souvenir de cette sanglante journée; chez eux, la rancune survécut à la ruine de leurs adversaires. Dans les manoirs seigneuriaux ou dans les villages de l’Axarafe et du Sened, les improvisateurs, aux veillées du soir, prenaient maintefois pour thème de leurs chants le sombre drame que nous venons de raconter, et alors les Yéménites, le regard enflammé d’une haine sombre et farouche, ne se lassaient pas de prêter l’oreille à des vers tels que ceux-ci:

Le sabre au poing, nous avons exterminé ces fils d’esclaves. Vingt mille de leurs cadavres jonchaient le sol; les grosses ondes du fleuve en emportaient d’autres.

Leur nombre était prodigieux autrefois;—nous l’avons rendu minime.

Nous, fils de Cahtân, nous comptons parmi nos ancêtres les princes qui régnaient jadis dans le Yémen: eux, ces esclaves, ils n’ont que des esclaves pour aïeux.

Ces infâmes, ces chiens! Dans leur folle audace ils osaient venir braver les lions dans leur antre!...

Nous nous sommes enrichis de leurs dépouilles, et nous les avons précipités dans les flammes éternelles, où ils sont allés rejoindre les Thémoudites[302].

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