XIV La fête de village

Il y a vingt-cinq ans, c’est-à-dire à l’époque où se passaient les événements que nous avons entrepris de raconter, les fêtes des villages situés aux environs de Villers-Cotterêts étaient de véritables fêtes, non seulement pour ces villages, mais encore pour la ville autour de laquelle ces villages rayonnent comme des satellites autour de leur planète.

C’était surtout au commencement de l’année, quand les premières fêtes coïncidaient avec les premiers beaux jours ; quand, aux jeunes rayons du soleil de mai, un de ces villages s’élevait tout à coup caquetant et chantant sous la feuillée comme un nid de fauvettes ou de mésanges nouvellement éclos ; c’était surtout à ce moment-là, disons-nous, que la fête présentait un nouveau charme, un double attrait.

Alors, quinze jours d’avance dans le village, huit jours d’avance à la ville, commençaient des préparatifs de coquetterie de la part de tous ceux à qui revenait, soit en intérêt, soit en spéculation, soit en plaisir, une part quelconque de cette fête.

Les cabarets ciraient leurs tables, frottaient leurs carreaux, récuraient leurs gobelets d’étain, mettaient des bouchons neufs à leur porte.

Les ménétriers balayaient, désherbaient, piétinaient la place sur laquelle on devait danser.

Les guinguettes improvisées s’élevaient sous les arbres, comme les tentes, non pas d’un champ de bataille, mais d’un camp de plaisir.

Enfin, jeunes gens et jeunes filles apprêtaient leurs toilettes, de même qu’avant une grande revue les soldats qui doivent y prendre part apprêtent leurs armes.

Le matin de ce fameux jour, tout s’éveillait de bonne heure, tout vivait, tout agissait, tout se préparait dès l’aube.

Les jeux de bagues fixaient leur mécanique tournante ; les roulettes en plein air s’affermissaient sur leurs quatre pieds boiteux ; les poupées de plâtre destinées à être brisées par les balles de l’arbalète s’alignaient sur leurs pals ; les lapins attendaient tristement, craintifs et les oreilles couchées sur le cou, l’heure où un anneau adroitement enfilé dans un piquet disposerait de leur sort et les ferait passer du panier du spéculateur dans la casserole du gagnant.

Pour le village, dès le matin, la fête était donc la fête.

Il n’en était pas de même pour les représentants que la ville devait envoyer à cette fête, et qui ne partaient que vers trois ou quatre heures de l’après-midi, à moins que des invitations particulières ou des liens de famille avec les fermiers ou les principaux habitants du village ne changeassent pour eux les habitudes générales.

Donc, vers trois ou quatre heures de l’après-midi, selon que le village était plus ou moins distant de la ville, une longue procession commençait à se dérouler sur la route.

Elle se composait de fashionables à cheval, d’aristocrates en voiture, et de membres du tiers état à pied.

Ces membres du tiers état, c’étaient les clercs de notaire, les commis de contributions, les ouvriers élégants, ayant sous le bras chacun une jolie fille en bonnet à rubans roses ou bleus, narguant sous sa jupe de jaconas ou d’indienne, avec ses yeux vifs et ses dents blanches, la dame en chapeau et en char à bancs qui passait orgueilleusement près d’elle.

À cinq heures, tout le monde était au rendez-vous, et la fête avait sa véritable signification, car elle contenait les trois éléments constitutifs : aristocrates, bourgeois, paysans.

Tout cela dansait dans la même enceinte, c’est vrai, mais cependant sans se mêler ; chaque caste formait son quadrille, et, si l’un de ces quadrilles était enviable et envié, c’était celui des grisettes aux rubans roses et bleus.

À neuf heures du soir le chapelet de la danse s’égrenait ; tout ce qui appartenait à la ville reprenait le chemin de la ville : aristocrates en voiture ; clercs, commis, ouvriers et grisettes à pied.

C’étaient ces longs retours sous l’ombre des grands arbres, sous les rayons tamisés de la lune, sous les premières brises chaudes de l’année, qui étaient charmants.

Ces fêtes étaient plus ou moins courues, selon l’importance des villages ou selon leur situation plus ou moins pittoresque.

Sous ce rapport, Corcy était placé au premier rang.

Rien de plus gracieux que ce petit village, situé à l’entrée des vallées de Nadon, et formant un angle aigu avec les étangs de la Ramée et de Javaye.

À dix minutes du chemin de Corcy, il y a surtout un site d’un caractère tout particulier, doux et sauvage à la fois : on l’appelle la fontaine du Prince.

Rappelons ici, en passant, que c’était auprès de cette fontaine que Mathieu avait donné son double rendez-vous au Parisien et à Catherine, et revenons à Corcy.

Dès quatre heures de l’après-midi, Corcy était donc en pleine fête.

Transportons nos lecteurs, non pas précisément au milieu de cette fête, mais à la porte d’un de ces cabarets improvisés dont nous parlions tout à l’heure.

Ce cabaret, qui revivait tous les ans, pendant trois jours, d’une vie nouvelle et éphémère, était une ancienne maison de garde abandonnée, et qui, par suite de cet abandon, restait fermée trois cent soixante jours par année.

Pendant les trois jours de fête, l’inspecteur mettait cette maison à la disposition d’une bonne femme nommée la mère Tellier, de son état cabaretière à Corcy, laquelle faisait de cette maison une succursale de son établissement.

La fête durait trois jours, disons-nous. Des cinq jours que nous avons distraits de l’année, le premier fait la veille, le dernier le lendemain, c’est-à-dire que le premier représente les préparatifs de la fête et le dernier le rangement obligé qui suit la fête.

Tant que la fête durait, le cabaret vivait, buvait, chantait : on l’eût dit éternel.

Puis il se refermait pour trois cent soixante autres jours, pendant lesquels il restait morne, silencieux, endormi, en léthargie : on l’eût dit mort.

Il était situé à moitié chemin de Corcy à la fontaine du Prince, de sorte qu’il offrait une halte toute naturelle à ceux qui allaient à la fontaine.

Et entre les contredanses, vu le charme du site et ce besoin de solitude si naturel aux amoureux, tout le monde allait du village à la fontaine et s’arrêtait au cabaret de la mère Tellier pour boire un verre de vin et manger un quartier de flan à la crème.

Vers cinq, six et sept heures, l’établissement momentané de la mère Tellier était donc à l’apogée de sa splendeur, puis, peu à peu, il se démeublait, devenait de plus en plus solitaire, et, en général, vers dix heures du soir, il fermait ses paupières de bois et s’endormait sous la garde d’une jeune fille nommée Babet, qui suppléait la mère Tellier et était honorée de toute sa confiance.

Le lendemain, dès le point du jour, il bâillait d’abord à la porte, puis, l’un après l’autre, ouvrait ses deux volets, et comme la veille attendait résolument les consommateurs.

Les consommateurs se tenaient de préférence sous une espèce de marquise champêtre, formée à l’extérieur de la maison par des lierres, des vignes et des liserons, montant le long de piliers qui supportaient cet avant-toit de verdure.

En face, au pied d’un hêtre, géant d’un autre âge et qui semblait entouré de ses enfants, s’élevait une hutte de feuillage sous laquelle rafraîchissait le jour le vin qu’on rentrait le soir, la confiance de la mère Tellier dans la sobriété et la probité de ses compatriotes n’allant pas jusqu’à laisser le liquide tentateur passer la nuit au grand air, si rafraîchissant qu’il fût comparé à l’air du jour.

Or, vers sept heures du soir, en même temps que la place de la fête présentait l’aspect le plus animé, la succursale du cabaret de la mère Tellier offrait de son côté celui d’une réunion des plus brillantes.

Elle se composait de buveurs de vin à dix, à douze et à quinze sous, la mère Tellier avait trois prix, et de consommateurs de flan et de frangipane.

Quelques-uns plus affamés allaient cependant jusqu’à l’omelette au lard, la salade, ou le saucisson.

Cinq tables sur six étaient occupées, et la mère Tellier et mademoiselle Babet suffisaient à peine à faire face aux fréquents appels des consommateurs.

À l’une de ces tables étaient assis deux des gardes qui avaient assisté le matin à la chasse du sanglier détourné par notre ami François.

Ces deux gardes, c’étaient Bobineau et Lajeunesse.

Bobineau, gros bonhomme tout rond, à l’œil à fleur de tête, à la figure épanouie, natif d’Aix-en-Provence, tout gai, passant sa vie à blaguer les autres et à être blagué lui-même, grasseyant en parlant, comme un véritable Provençal qu’il était, plein de verve dans l’attaque comme dans la défense, et, dans l’un ou l’autre cas, trouvant des mots qu’on cite encore aujourd’hui qu’il est mort depuis quinze ans.

Lajeunesse, grand, sec, maigre, baptisé de ce nom juvénile, en 1784, par le duc d’Orléans Philippe-Égalité, parce qu’à cette époque il était le plus jeune des gardes, avait conservé son sobriquet, quoiqu’il en fût devenu à peu près le plus vieux ; il était aussi grave que Bobineau était rieur, aussi sobre de paroles que Bobineau était bavard.

À gauche de la maison, sur sa face orientale, le reste d’une haie, qui, peut-être autrefois s’était prolongée carrément pour faire une espèce d’enclos à la maison, mais qui, aujourd’hui, se contentait d’aller, par un retour de cinq ou six pieds, jusqu’à la hutte en feuillages, au-delà de laquelle elle disparaissait, laissant l’abord de la maison parfaitement libre.

Derrière cette haie, ouverte par une porte dont la partie solide était absente et dont il ne restait plus que les deux poteaux, une espèce de monticule couronné par un grand chêne au pied couvert de mousse et dominant la petite vallée où coule la fontaine du Prince.

Au pied de ce monticule, en dehors de la haie, Mathieu jouait aux quilles, nous allions dire avec trois ou quatre garnements de son espèce, mais nous nous reprenons, les garnements de son espèce étant assez rares pour qu’on n’en fasse point si facile collection.

Plus loin, sous l’ombre mystérieuse de la forêt, sur ce tapis de mousse, qui assourdit les pas aux troisième, quatrième et cinquième plans, comme on dit au théâtre, dans le crépuscule qui commençait à tomber, passaient, s’effaçant de plus en plus, selon leur plus ou moins d’éloignement, les promeneurs solitaires ou accouplés.

Puis, comme un accompagnement aux voix des buveurs, des mangeurs, des joueurs de quilles et des promeneurs, on entendait le son des violons et le cri de la clarinette, qui ne s’éteignaient à distance égale que juste ce qu’il fallait de temps aux cavaliers pour reconduire les danseuses à leurs bancs, choisir une autre dame et se remettre en place pour une nouvelle contredanse.

Et maintenant que notre toile est levée, que notre mise en scène est rendue compréhensible par l’explication, ramenons nos lecteurs sous la treille de la mère Tellier, occupée à servir en ce moment un sybarite qui a demandé une omelette au lard et du vin à douze, tandis que Babet apporte à Bobineau et à Lajeunesse un morceau de fromage de la grosseur d’une brique, lequel les aidera à finir leur seconde bouteille de vin.

– Eh bien ! voilà ce que c’est, disait de son air grave Lajeunesse à Bobineau, lequel, d’autant plus penché en arrière que l’autre était penché en avant, l’écoutait avec son air gouailleur ; et, si tu en doutes, tu pourras le voir de tes propres yeux. Quand je dis propres, tu comprends, c’est une manière de parler. Celui dont je te parle est un nouveau venu ; il arrive d’Allemagne, du pays du père à Catherine, et il s’appelle Mildet.

– Et où va-t-il demeurer, ce gaillard-là ? demanda Bobineau avec ce charmant accent provençal que nous avons déjà dit lui être particulier.

– À l’autre bout de la forêt, à Montaigu ; il a une petite carabine pas plus haute que ça. Quinze pouces de canon du calibre 30, des balles comme des chevrotines. Il vous prend un fer à cheval, il le cloue le long de la muraille, et, à cinquante pas, il met, les unes après les autres, une balle dans chacun de ses trous.

– Troun de l’air ! dit Bobineau, prononçant son juron familier en riant comme d’habitude, si bien que la muraille est percée ! Pourquoi donc ne se fait-il pas maréchal, ce gaillard-là, il n’aurait pas peur des coups de pied de chevaux… Quand je verrai ça, je le croirai, n’est-ce pas, Molicar ?

Celle interpellation s’adressait à un nouveau venu, qui, après avoir été buter dans les quilles de Mathieu, faisait son entrée, accompagné des malédictions des joueurs, lesquels le menaçaient de prendre ses jambes, passablement avinées, comme un supplément à leur jeu.

À son nom, le disciple de Bacchus, comme on disait encore à cette époque-là au Caveau moderne, – à l’agonie de laquelle j’ai eu la douleur d’assister, – à son nom, disons-nous, Molicar se retourna et, reconnaissant comme à travers un brouillard celui qui l’avait interpellé :

– Ah ! murmura-t-il en écarquillant les yeux et en arrondissant la bouche, c’est toi, Bobineau ?

– Oui, c’est moi.

– Et tu dis ?… Répète un peu ce que tu disais, tu me feras plaisir.

– Rien, des bamboches ; c’est ce farceur de Lajeunesse qui me fait poser.

– Mais, dit Lajeunesse, blessé dans son amour-propre de narrateur, quand je te dis…

– À propos, Molicar, reprit Bobineau, qu’est devenu ton procès avec le voisin Lafarge ?

– Mon procès ? demanda Molicar, qui, dans la situation d’esprit un peu embarrassée dans laquelle il se trouvait, avait quelque peine à enjamber d’une idée à l’autre.

– Oui, ton procès.

– Avec Lafarge le perruquier ?

– Oui.

– Je l’ai perdu, mon procès.

– Comment l’as-tu perdu ?

– Je l’ai perdu parce que j’ai été condamné.

– Par qui ?

– Par monsieur Bassinot, le juge de paix.

– Et à quoi as-tu été condamné ?

– À trois francs d’amende.

– Que lui avais-tu donc fait, à Lafarge le perruquier ? demanda Lajeunesse avec sa gravité ordinaire.

– Ce que je lui avais fait ? demanda Molicar, oscillant sur ses jambes comme un balancier de pendule. Je lui avais détérioré le nez. Mais cela sans mauvaise intention, parole d’honneur ! Tu connais bien le nez de Lafarge le perruquier, n’est-ce pas Bobineau ?

– D’abord, rectifions, dit le joyeux Provençal, ce n’est pas un nez, c’est un manche.

– Oh ! il l’a dit ! il a trouvé le mot. Satané Bobiné, va ! Non, je veux dire satané Bobineau. C’est la langue qui me fourche.

– Eh bien ? demanda Lajeunesse.

– Eh bien ! quoi ? demanda à son tour Molicar, déjà à cent lieues de la conversation.

– Il demande l’histoire du nez du père Lafarge.

– C’est vrai. C’était justement il y a aujourd’hui quinze jours, continua Molicar, en essayant par un geste obstinément répété d’écarter de lui une mouche qui n’existait pas, nous sortions ensemble du cabaret.

– Alors vous étiez gris, dit Bobineau.

– Non, foi d’homme ! répliqua Molicar.

– Je te dis que vous étiez gris.

– Et moi, je te dis que non ; nous étions ivres.

Et Molicar éclata de rire, lui aussi il avait trouvé son mot.

– À la bonne heure ! dit Bobineau.

– Mais tu ne te corrigeras donc jamais ? demanda Lajeunesse.

– De quoi ?

– De te griser.

– Me corriger ! pour quoi faire ?

– Cet homme est plein de raison, dit Bobineau ; un verre de vin, Molicar.

Molicar secoua la tête.

– Comment, tu refuses ?

– Oui.

– Tu refuses un verre de vin, toi ?

– Deux, ou pas.

– Bravo !

– Pourquoi deux ? demanda Lajeunesse, dont l’esprit, plus mathématique que celui de Bobineau, demandait pour toute chose une solution positive.

– Parce qu’un seul, dit Molicar, ça ferait le treizième de ce soir.

– Ah ! oui, fit Bobineau.

– Et que treize verres de vin cela me porterait malheur.

– Superstitieux, va ! Continue, tu auras les deux verres.

– Nous sortions donc du cabaret, continua Molicar se rendant à l’invitation de Bobineau.

– Quelle heure était-il ?

– Oh ! de bonne heure.

– Enfin ?

– Il pouvait être une heure ou une heure et demie du matin ; je voulais rentrer chez moi, comme il convient à un honnête homme qui a trois femmes et un enfant.

– Trois femmes !

– Trois femmes et un enfant.

– Quel pacha !

– Eh ! non ; une femme et trois enfants, qu’il est bête ce Bobineau ! Est-ce qu’on peut avoir trois femmes ; si j’avais eu trois femmes, je ne serais pas rentré chez moi. Souvent je n’y rentre pas parce que j’en ai déjà trop d’une. Bon ! voilà qu’il me prend cette mauvaise idée de dire à Lafarge le perruquier, qui demeure sur la place de la Fontaine, tandis que moi, comme tu sais, je demeure au bout de la rue de Larguy ; voilà qu’il me prend cette mauvaise idée de lui dire : Voisin, reconduisons-nous. Vous me reconduirez d’abord, je vous reconduirai ensuite, puis ça sera votre tour, puis le mien, et à chaque voyage nous nous arrêterons chez la mère Moreau, pour boire chopine.

– Ah ! dit-il, c’est une idée, cela.

– Oui, reprit Bobineau, tu n’avais probablement, comme aujourd’hui, absorbé que treize verres, et tu craignais que cela te portât malheur.

– Non, ce jour-là, je ne les avais pas comptés, et c’est un tort, ça ne m’arrivera plus. Nous nous en allions donc ensemble comme deux bons amis, comme deux vrais voisins, quand, en arrivant à la porte de mademoiselle Chapuis, tu sais, la directrice de la poste ?

– Oui.

– Il y avait une grosse pierre, il faisait une nuit !… Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas, Lajeunesse ? Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas, Bobineau ? Eh bien ! par cette nuit-là, vous auriez pris un chat pour un garde champêtre.

– Jamais, dit gravement Lajeunesse.

– Jamais ! Tu dis jamais ?

– Mais non, il ne dit rien.

– S’il ne dit rien, c’est autre chose, et c’est moi qui ai tort.

– Oui, tu as tort, continue.

– Quand, arrivé à la porte de mademoiselle Chapuis, la directrice de la poste, je rencontre la pierre. Comme un pauvre malheureux que j’étais, je ne la voyais pas. Comment l’aurais-je vue ?… le voisin Lafarge ne voyait pas son nez, qui est bien plus près de ses yeux que mes yeux ne l’étaient de la pierre. Je trébuche, je tends la main, je me rattrape à ce que je peux. Bon ! c’était le nez du voisin Lafarge. Dame ! vous savez, quand on se noie dans l’eau, on tient ferme, mais quand on se noie dans le vin, c’est encore pis. Ma foi ! ça a fait l’effet, tiens, le même effet que quand tu tires ton couteau de chasse de la gaine, Bobineau ; le voisin Lafarge a tiré son nez de ma main, mais la peau de son nez, elle est restée dans ma main. Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de ma faute, d’autant plus que je n’ai pas refusé un instant de la lui rendre, sa satanée peau. Eh bien ! le juge de paix, il m’a condamné à trois francs de dommages et intérêts pour cela.

– Et le voisin Lafarge a eu la petitesse de les toucher, tes trois francs ?

– Oui, mais nous venons de les jouer à la boule. Je les lui ai regagnés, et nous les avons bus. Mon quatorzième verre, Bobineau ?

– Dites donc, père Bobineau, fit Mathieu, interrompant les interlocuteurs, ne disiez-vous pas que vous cherchiez monsieur l’inspecteur ?

– Non, répondit Bobineau.

– Je croyais, et comme il vient par ici, je vous en prévenais, afin que vous n’ayez pas la peine d’aller le chercher.

– En ce cas-là !… dit le père Lajeunesse en mettant la main à sa poche.

– Eh bien ! dit Bobineau, que fais-tu donc ?

– Je paie pour nous deux. Tu me rendras cela plus tard, autant vaut que monsieur l’inspecteur ne nous voie pas à la table d’un cabaret : pour un verre de vin qu’on prend par hasard, il croirait qu’on en fait habitude. C’est trente-quatre sous, n’est-ce pas, mère Tellier ?

– Oui, messieurs, dit la mère Tellier.

– Eh bien ! voilà ; et au revoir.

– Oh ! les lâches ! dit Molicar en s’asseyant à la table qu’ils venaient d’abandonner, et en mirant au soleil couchant une troisième bouteille à peine entamée ; les lâches ! de quitter le champ de bataille quand il reste encore des ennemis.

Et emplissant bord à bord les deux verres et les choquant l’un contre l’autre :

– À ta santé ! Molicar, dit-il.

Pendant ce temps, les deux gardes, si pressés qu’ils fussent de disparaître, s’étaient arrêtés appuyés l’un à l’autre, et regardaient avec stupéfaction un nouveau venu qui venait d’entrer en scène.

Ce nouveau venu, c’était Bernard.

Mais Bernard pâle, défiguré, sa cravate ouverte et le front couvert de sueur.

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