XXVIII COMMENT ON PASSAIT LA NUIT À LA BASTILLE EN ATTENDANT LE JOUR.

Déjà, la veille au soir, Gaston s’était informé si les prisonniers pouvaient avoir de la lumière, et le guichetier, qu’il avait fait venir à ce sujet, lui avait répondu négativement. Lorsque la nuit fut venue, et, à cette époque de l’année, elle venait de bonne heure, il ne s’informa donc plus de rien, et se coucha tranquillement. Sa visite du matin à la chambre de la torture lui avait été une grande leçon de philosophie.

Aussi, soit insouciance juvénile, soit force de caractère, soit, plus que tout cela, besoin impérieux de la nature dans une organisation de vingt-cinq ans, s’endormit-il d’un profond sommeil quelque vingt minutes après s’être couché.

Il eût été difficile au chevalier de dire depuis combien de temps il dormait, lorsqu’il fut tout à coup réveillé en sursaut par le timbre d’une petite sonnette. Cette sonnette paraissait être dans sa chambre ; mais, cependant, si grands qu’il ouvrit les yeux, il ne voyait ni la sonnette ni celui qui l’agitait : il est vrai qu’il faisait fort sombre, même le jour, dans la chambre du chevalier, et que la nuit, comme il est facile de le présumer, c’était bien autre chose encore.

Cependant la sonnette allait son train, sonnant doucement et avec précaution, comme une sonnette discrète et qui a peur d’être entendue. En s’orientant, Gaston crut remarquer que le bruit qu’il entendait venait de sa cheminée.

Il se leva et s’approcha doucement de l’endroit où la sonnette faisait entendre son petit tintement argentin. Il ne s’était pas trompé : le son venait de l’endroit en question.

Comme il était occupé à s’assurer de ce fait, il entendit frapper au plancher sur lequel il marchait. On frappait avec un instrument contondant et des coups suivis interrompus par des intervalles réguliers.

Il était évident que le bruit de la sonnette et les coups au plancher étaient des signaux, et que ces signaux lui venaient des prisonniers ses voisins.

Pour voir un peu plus clair à ce qu’il allait faire, Gaston alla lever les rideaux de serge verte qui pendaient devant sa fenêtre, et qui lui interceptaient les rayons de la lune alors dans son plein. Mais, en tirant les rideaux, il aperçut un objet pendu au bout d’une ficelle et qui s’agitait devant ses barreaux.

– Bon ! dit-il, il paraît que je vais avoir de l’occupation ; mais chacun à son tour : il faut de la régularité, en prison surtout. Voyons ce que me veut la sonnette, d’abord ; c’est elle qui a la priorité.

Et Gaston revint à la cheminée, étendit la main, et sentit bientôt un cordon. Au bout de ce cordon était pendue la sonnette. Gaston tira de son côté ; mais la sonnette résista.

– Bon ! dit une voix qui arriva à lui, guidée par le tuyau de la cheminée comme par un porte-voix ; – bon ! vous y êtes ?

– Oui, répondit Gaston ; que me voulez-vous ?

– Parbleu ! ce que je veux ! je veux causer.

– Très-bien, dit le chevalier, causons.

– N’êtes-vous pas M. le chevalier Gaston de Chanlay, avec lequel j’ai eu l’honneur de dîner aujourd’hui chez le gouverneur M. Delaunay ?

– Justement, monsieur.

– En ce cas, je suis votre serviteur.

– Et moi le vôtre.

– En ce cas, veuillez me dire, monsieur, où en sont les affaires de la Bretagne.

– Vous le voyez, monsieur, elles en sont à la Bastille.

– Bon ! fit la voix avec un accent dont elle ne pouvait cacher le timbre joyeux.

– Pardon, dit Gaston, mais quel intérêt avez-vous, monsieur, à ce qui se passe en Bretagne ?

– C’est que, dit, la voix, quand les affaires de Bretagne vont mal, on nous traite bien, et que, lorsqu’elles prospèrent, on nous traite mal. Ainsi, l’autre jour, à propos de je ne sais quelle affaire qui avait, prétendait-on, des ramifications avec la nôtre, nous avons tous été mis au cachot.

– Ah ! diable ! fit Gaston en lui-même, si vous ne la savez pas, je la sais, moi.

Puis il ajouta :

– Eh bien, monsieur, rassurez-vous : elles vont mal, et voilà pourquoi nous avons eu l’honneur de dîner ensemble aujourd’hui.

– Eh ! monsieur, seriez-vous compromis ?

– J’en ai peur.

– Alors, recevez toutes mes excuses.

– C’est moi qui vous prie d’accepter les miennes. Mais j’ai un voisin au-dessous de moi qui s’impatiente et qui frappe à fendre le plancher, permettez-moi de lui répondre.

– Faites, monsieur, faites ; d’autant plus que, si mes calculs topographiques sont exacts, ce doit être le marquis de Pompadour.

– Il ne me sera point facile de m’en assurer.

– Pas si difficile que vous le croyez.

– Et comment cela ?

– Ne frappe-t-il pas d’une façon singulière ?

– Oui. Cette façon de frapper cache-t-elle un sens quelconque ?

– Sans doute, c’est notre façon de nous entendre entre nous, quand nous n’avons pas le bonheur de communiquer directement, comme nous faisons ensemble à cette heure.

– Alors, monsieur, veuillez me donner la clef de la chose.

– Ce n’est pas difficile : chaque lettre a un rang dans l’alphabet, n’est-ce pas ?

– C’est incontestable.

– Il y a vingt-quatre lettres dans l’alphabet.

– Je ne les ai jamais comptées, mais je m’en rapporte à vous.

– Eh bien, un coup pour l’A, deux coups pour le B, trois coups pour le C ; ainsi de suite.

– Je comprends ; mais, comme cette manière de correspondre doit être un peu lente, et que je vois à ma fenêtre une ficelle qui a l’air de s’impatienter, je vais frapper un ou deux coups, pour faire comprendre à mon voisin de dessous que je l’ai entendu, et je vais aller à la ficelle.

– Allez, monsieur, allez, je vous en supplie ; car, si je ne me trompe, cette ficelle est fort importante pour moi. Mais auparavant frappez trois coups au plancher : en langage de Bastille, cela veut dire patience ; le prisonnier attendra alors que vous lui donniez un nouveau signal.

Gaston frappa trois coups avec le pied de sa chaise, et, en effet, il n’entendit plus de bruit au-dessous de lui.

Il profita de ce moment de répit pour aller à la fenêtre.

Ce n’était pas chose facile que d’atteindre à des barreaux scellés à l’intérieur d’un mur de cinq à six pieds d’épaisseur ; mais cependant, en approchant la table de la fenêtre, Gaston parvint à s’accrocher d’une main à la grille et à saisir de l’autre la ficelle, ce dont elle se montra fort reconnaissante, en s’agitant doucement aussitôt qu’elle sentit qu’on s’occupait d’elle.

Gaston tira à lui le paquet, qui eut quelque peine à passer à travers les barreaux.

Il contenait un pot de confitures et un livre.

Gaston vit qu’il y avait quelque chose d’écrit sur le papier du pot de confitures, mais il ne put lire à cause de l’obscurité.

La ficelle s’agitait toujours aussi gentiment, ce qui voulait dire sans doute qu’elle attendait une réponse.

Gaston se souvint de la leçon de son voisin à la sonnette, prit un balai qu’il avait aperçu dans un coin et qui servait à épousseter les araignées, et frappa trois coups au plafond.

On se rappelle qu’en langue de Bastille trois coups voulaient dire patience.

Le prisonnier au paquet entendait probablement cette langue, à ce qu’il paraît, car il retira à lui sa ficelle débarrassée de son chargement.

Gaston revint à la cheminée.

– Eh ! monsieur ! dit-il.

– Me voilà. Eh bien ?

– Eh bien, je viens de recevoir par l’entremise de la ficelle un livre et un pot de confitures.

– N’y a-t-il pas quelque chose d’écrit sur le pot de confitures ou sur le livre ?

– Sur le livre, je n’en sais rien ; sur le pot de confitures, j’en suis sûr. Malheureusement je ne puis lire à cause de l’obscurité.

– Attendez, dit la voix, je vais vous envoyer de la lumière.

– Je croyais qu’il était défendu aux prisonniers d’en avoir ?

– Oui, mais je m’en suis procuré.

– Faites, monsieur, répondit Gaston, car je suis aussi impatient que vous de voir ce que l’on m’écrit.

Et, comme il pensa que la nuit pourrait bien se passer en conversation entre lui et ses trois voisins, et qu’il ne faisait pas chaud dans cette immense chambre, Gaston commença à se rhabiller à tâtons.

Il venait d’achever, tant bien que mal, sa toilette lorsqu’il vit sa cheminée s’éclairer peu à peu. La sonnette redescendait de nouveau, soutenue par son cordon ; seulement elle s’était transformée en lanterne.

La transformation s’était faite de la manière la plus simple : la sonnette avait été retournée de manière à faire récipient ; dans le récipient, on avait versé de l’huile, et dans l’huile brûlait une petite mèche.

Gaston, qui n’était pas encore habitué à la vie de prison et aux imaginations qu’on y puise, trouva le moyen si ingénieux, qu’il oublia momentanément le livre et le pot de confitures.

– Monsieur, dit-il à son voisin, pourrais-je sans indiscrétion vous demander comment vous vous êtes procuré les différents objets à l’aide desquels vous avez fabriqué cette veilleuse ?

– Rien de plus simple, monsieur. J’ai demandé une sonnette pour appeler quand j’aurais besoin, et on me l’a accordée sans difficulté. Puis j’ai économisé sur l’huile de mes déjeuners et de mes dîners jusqu’à ce que j’en aie une bouteille pleine. J’ai fait des mèches en effilant un de mes mouchoirs. J’ai ramassé un caillou en me promenant dans le préau. J’ai fait de l’amadou avec du linge brûlé. J’ai volé un certain nombre d’allumettes en dînant chez le gouverneur. Enfin j’ai battu le briquet avec un couteau que je possède, et à l’aide duquel j’ai en outre pratiqué le trou par lequel nous correspondons.

– Recevez tous mes compliments, monsieur, dit Gaston ; vous êtes un homme plein d’invention.

– Je vous remercie du compliment, monsieur ; mais vous plairait-il maintenant de voir quel est le livre qu’on vous envoie, et ce qu’il y a d’écrit sur le papier du pot de confitures ?

– Monsieur, le livre est un Virgile.

– C’est cela même, elle me l’avait promis ! s’écria la voix avec un accent de bonheur qui étonna le chevalier, lequel ne comprenait pas qu’un Virgile pût être attendu avec tant d’impatience.

– Maintenant, dit le prisonnier à la sonnette, passez, je vous prie, monsieur, au pot de confitures.

– Volontiers, dit Gaston.

Et il lut :

« Monsieur le chevalier,

« J’ai appris par M. le lieutenant du château que vous occupiez la chambre du premier, qui a une fenêtre perpendiculaire à la mienne ; entre prisonniers, on se doit aide et secours : mangez les confitures et faites passer par votre cheminée le Virgile ci-joint au chevalier Dumesnil, qui n’a, lui, de croisée que sur les cours. »

– C’est bien ce que j’attendais, dit le prisonnier à la sonnette ; et j’avais été prévenu au dîner que je devais recevoir ce message.

– Alors vous êtes le chevalier Dumesnil, monsieur ? demanda Gaston.

– Oui, monsieur, et bien votre serviteur, je vous prie de le croire.

– C’est moi qui suis le vôtre, répondit Gaston en riant : je vous ai l’obligation d’un pot de confitures, croyez que je ne l’oublierai pas.

– En ce cas, monsieur, veuillez détacher la sonnette et attacher le Virgile en son lieu et place.

– Mais, si vous n’avez pas la sonnette, dit Gaston, vous ne pourrez pas lire.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, monsieur, répondit le prisonnier, je vais fabriquer une autre lanterne.

Gaston, qui s’en rapportait à l’ingéniosité de son voisin, ingéniosité dont il lui avait donné la preuve, ne fit dès lors aucune difficulté de se rendre à son désir ; il prit la sonnette, qu’il déposa sur le goulot d’une bouteille vide, et attacha au cordon le Virgile, dans lequel il avait eu soin de replacer consciencieusement une lettre qui en était tombée. Aussitôt le cordon remonta joyeusement.

C’est incroyable comme en prison tous les objets paraissent doués de vie et de sentiment.

– Merci, monsieur, dit le chevalier Dumesnil ; et maintenant, si vous voulez répondre à votre voisin de dessous…

– Vous me rendez ma liberté, n’est-ce pas ? dit Gaston.

– Oui, monsieur ; quoique tout à l’heure, je vous en préviens, je ferai un nouvel appel à votre obligeance.

– Tout à vos ordres, monsieur. Vous dites donc, quant aux lettres de l’alphabet ?…

– Un coup pour A, vingt-quatre coups pour Z.

– Je vous remercie.

Le chevalier frappa avec le manche de son balai un coup sur le plancher, pour prévenir son voisin de dessous qu’il était prêt à entrer en conversation avec lui ; lequel voisin, qui sans doute attendait le signal avec impatience, répondit aussitôt par un autre coup.

Au bout d’une demi-heure de coups échangés, les deux prisonniers étaient parvenus à se dire ceci :

– Bonsoir, monsieur ; comment vous nommez-vous ?

– Merci, monsieur ; je me nomme le chevalier Gaston de Chanlay.

– Et moi, le marquis de Pompadour.

En ce moment, Gaston tourna, par hasard, les yeux vers la fenêtre, et vit la ficelle qui s’agitait d’une façon convulsive.

Il frappa trois coups rapprochés ; en signe d’invitation à la patience, et se retourna vers son prisonnier de la cheminée.

– Monsieur, dit-il à Dumesnil, j’aurai l’honneur de vous faire observer que la ficelle de la fenêtre paraît s’ennuyer prodigieusement.

– Priez-la de prendre patience, monsieur ; je suis à elle dans un instant.

Gaston renouvela, à l’endroit du plafond, le même manège qu’il venait d’accomplir à l’endroit du parquet.

Puis il revint à la cheminée.

Au bout d’un instant, le Virgile descendit.

– Monsieur, dit le chevalier Dumesnil, ayez la bonté d’attacher le Virgile à la ficelle : c’est lui qu’elle attend.

Gaston eut la curiosité de voir si le chevalier avait répondu à mademoiselle de Launay. Il ouvrit le Virgile : il n’y avait pas de lettre dedans, mais quelques mots étaient soulignés au crayon, et Gaston put lire : meos mores et carceris oblivia longa. Il comprit cette manière de correspondre, qui consistait à prendre dans un livre un chapitre, et à souligner des mots qui, placés à la suite les uns des autres, présentaient un sens. Le chevalier Dumesnil et mademoiselle de Launay avaient choisi, comme tout à fait analogue à la circonstance et comme celui qui pouvait leur fournir le plus de mots en harmonie avec la situation de leur cœur, le quatrième livre de l’Énéide, qui traite, comme chacun sait, des amours de Didon et d’Enée.

– Bon ! dit Gaston en ouvrant sa fenêtre et en attachant le Virgile à la ficelle, il paraît que je suis devenu la boîte aux lettres.

Puis il poussa un profond soupir en songeant que lui n’avait aucun moyen de correspondre avec Hélène, et que la pauvre enfant ignorait complètement ce qu’il était devenu. Cela lui donna une pitié encore plus profonde pour les amours de mademoiselle de Launay et du chevalier Dumesnil.

Aussi revint-il à la cheminée.

– Monsieur, dit-il, vous pouvez être tranquille : votre réponse est arrivée à bon port.

– Ah ! mille fois merci, chevalier, dit Dumesnil ; maintenant, encore un mot, et je vous laisse dormir tranquillement.

– Oh ! ne vous gênez pas, monsieur ; j’ai pris un à-compte : dites donc ce que vous vouliez dire.

– Avez-vous causé avec le prisonnier qui est au-dessous de vous ?

– Oui.

– Qui est-il ?

– C’est le marquis de Pompadour.

– Je m’en doutais. Que vous a-t-il dit encore ?

– Il m’a dit bonsoir, et m’a demandé comment je m’appelais ; mais il n’a pas eu le temps de me demander autre chose. Cette façon de correspondre est ingénieuse, mais elle n’est pas prompte.

– Il faut percer un trou, et alors vous communiquerez directement comme nous faisons.

– Percer un trou, et avec quoi ?

– Je vais vous prêter mon couteau.

– Merci.

– Quand cela ne servirait qu’à vous distraire, ce serait déjà quelque chose.

– Donnez.

– Le voilà.

Et le couteau, envoyé par la cheminée, tomba aux pieds de Gaston.

– Maintenant, voulez-vous que je vous retourne votre sonnette ? demanda le chevalier.

– Oui, car demain matin mes gardiens, en faisant leur visite, s’apercevraient qu’elle me manque, et vous n’avez pas besoin d’y voir clair, je présume, pour reprendre votre conversation avec Pompadour.

– Non, certes.

Et la sonnette, toujours transformée en lanterne, remonta par la cheminée.

– Maintenant, dit le chevalier, il vous faut quelque chose pour boire avec vos confitures, et je vais vous envoyer une bouteille de vin de Champagne.

– Merci, dit Gaston. Ne vous en privez pas pour moi ; je n’en fais pas un cas extrême.

– Alors vous la passerez, quand le trou sera fait, à Pompadour, qui, sur ce chapitre-là, est tout le contraire de vous. Tenez, la voilà.

– Merci, chevalier.

– Bonne nuit.

– Bonne nuit.

Et le cordon remonta.

Gaston jeta encore un regard vers la fenêtre : la ficelle était couchée, ou, sinon couchée, du moins rentrée chez elle.

– Ah ! dit-il en soupirant, la Bastille serait un paradis pour moi, si j’étais à la place du chevalier Dumesnil et que ma pauvre Hélène fût à celle de mademoiselle de Launay.

Puis il reprit avec Pompadour une conversation qui dura jusqu’à trois heures du matin, et dans laquelle il lui apprit qu’il allait percer un trou au plancher pour tâcher d’avoir avec lui une communication plus directe.

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