XXIX UN COMPAGNON DE BASTILLE.

Ainsi occupé, le jour, de ses interrogatoires et, la nuit, de la correspondance de ses voisins, perçant, dans les intervalles, un trou pour communiquer avec Pompadour, Gaston était plus inquiet qu’ennuyé. D’ailleurs il avait découvert une autre source de distractions. Mademoiselle de Launay, qui obtenait tout ce qu’elle désirait du lieutenant Maison-Rouge, pourvu qu’elle demandât les choses qu’elle désirait avec un doux sourire, en avait obtenu du papier et des plumes ; elle en avait naturellement envoyé au chevalier Dumesnil, lequel avait partagé son trésor avec Gaston, avec lequel il communiquait toujours, et Richelieu avec lequel il était parvenu à communiquer. Or Gaston avait eu l’idée, – les Bretons sont tous plus ou moins poëtes, – de faire des vers à Hélène. De son côté, le chevalier Dumesnil en faisait pour mademoiselle de Launay, laquelle en faisait pour le chevalier ; si bien que la Bastille était devenue un véritable Parnasse. Il n’y avait que Richelieu qui déshonorait la société en faisant de la prose, et qui, par tous les moyens possibles, écrivait à ses amis et à ses maîtresses.

Le temps passait donc ; et puis d’ailleurs le temps passe toujours, même à la Bastille.

On avait demandé à Gaston s’il serait aise d’assister à la messe, et comme, outre la distraction que la messe devait procurer à Gaston, il était essentiellement et profondément religieux, il avait accepté de grand cœur. Le lendemain du jour où cette proposition lui avait été faite, on vint donc le chercher.

La messe, à la Bastille, se célébrait dans une petite église ayant, au lieu de chapelles, des cabinets séparés, lesquels donnaient par un œil-de-bœuf sur le chœur, de sorte que le prisonnier ne pouvait voir l’officiant qu’au moment de l’élévation et seulement par derrière. Quant à l’officiant, il ne voyait jamais les prisonniers. On avait imaginé cette façon d’assister au service divin sous le règne du grand roi, parce qu’un jour un des détenus avait interpellé le prêtre et lui avait fait des révélations publiques.

Gaston vit à la messe M. le comte de Laval et M. de Richelieu, qui avaient demandé d’assister au service divin, non point comme Gaston par un sentiment religieux, mais, à ce qu’il paraissait, pour causer ensemble, car Gaston remarqua qu’agenouillés l’un près de l’autre, ils ne cessaient de chuchoter. M. de Laval paraissait avoir des nouvelles très-importantes à communiquer au duc, et de temps en temps le duc jetait les yeux sur Gaston, ce qui prouvait qu’il n’était pas étranger à ces nouvelles.

Cependant, comme l’un et l’autre ne lui adressèrent la parole que pour lui faire les politesses d’usage, Gaston se tint sur la réserve et ne leur fit aucune question.

La messe finie, on reconduisit les prisonniers chez eux : en traversant un corridor noir, Gaston croisa un homme qui paraissait un employé de la maison ; cet homme chercha la main de Gaston et y glissa un petit papier.

Gaston mit nonchalamment la main dans la poche de sa veste et y laissa le billet.

Mais, arrivé chez lui, aussitôt qu’il eût vu la porte se refermer sur son conducteur, il tira avidement le billet de sa poche. Il était écrit sur du papier à sucre avec la pointe d’un charbon affilé, et contenait cette seule ligne :

« Feignez d’être malade d’ennui. »

Il sembla d’abord à Gaston que l’écriture du billet qui lui avait été remis dans le corridor noir ne lui était pas inconnue ; mais elle était si grossièrement tracée, qu’il lui était bien difficile que les traits qu’il avait sous les yeux pussent servir de guide à son souvenir. Il perdit donc peu à peu cette idée, et attendit le soir avec impatience pour consulter le chevalier Dumesnil sur ce qu’il devait faire.

La nuit venue, il fit le signal d’usage ; le chevalier se mit à son poste, et Gaston raconta ce qui lui était arrivé, en demandant à Dumesnil, qui avait un usage assez prolongé de la Bastille, ce qu’il pensait du conseil que lui avait donné son correspondant inconnu.

– Ma foi ! lui répondit le chevalier, quoique je ne sache pas où le conseil peut vous mener, suivez-le toujours, car il ne saurait vous nuire ; on vous donnera moins à manger peut-être ; mais voilà ce qui peut vous arriver de pis.

– Mais, dit Gaston, si l’on s’aperçoit que ma maladie est feinte ?…

– Oh ! quant à cela, répondit le chevalier Dumesnil, il n’y a point de danger : le chirurgien de la Bastille est parfaitement ignorant en médecine, et ne s’apercevra de votre mal que pour faire ce que vous ordonnerez vous-même ; peut-être alors vous permettra-t-on la promenade au jardin ; alors vous serez bien heureux, car c’est une grande distraction.

Gaston ne voulut pas s’en tenir là et consulta mademoiselle de Launay, laquelle, soit logique, soit sympathie, fut exactement du même avis que le chevalier. Seulement elle ajouta :

– Si l’on vous met à la diète, dites-le-moi, et je vous ferai passer des poulets, des confitures et du vin de Bordeaux.

Quant à Pompadour, il ne répondit rien ; le trou n’était pas encore percé.

Gaston fit donc le malade, ne mangeant rien de ce qu’on lui apportait, et vivant des libéralités de sa voisine, dont il avait accepté les offres.

Vers la fin du second jour, M. Delaunay monta lui-même. On lui avait rapporté que depuis quarante heures Gaston n’avait rien mangé. Il trouva le prisonnier dans son lit.

– Monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous êtes souffrant, et je viens m’informer moi-même de l’état de votre santé.

– Vous êtes trop bon, monsieur, répondit Gaston ; il est vrai que je suis souffrant.

– Qu’avez-vous ? demanda le gouverneur.

– Ma foi, monsieur, dit Gaston, je crois que vous ne mettez pas d’amour-propre à votre château : je m’ennuie à la Bastille.

– Quoi ! depuis quatre ou cinq jours que vous y êtes ?

– Je me suis ennuyé dès la première heure.

– Et quel genre d’ennui éprouvez-vous ?

– Y en a-t-il plusieurs ?

– Sans doute ; on s’ennuie de sa famille.

– Je n’en ai pas.

– On s’ennuie de sa maîtresse.

Gaston poussa un soupir.

– On s’ennuie de son pays.

– Oui, c’est cela, dit Gaston, sentant bien qu’il fallait qu’il s’ennuyât de quelque chose.

Le gouverneur parut réfléchir un moment.

– Monsieur, lui dit-il, depuis que je suis gouverneur de la Bastille, je déclare que les seuls moments agréables que j’y ai passés sont ceux où j’ai été à même de rendre quelque service aux gentilshommes que le roi confie à mes soins. Je suis donc prêt à faire quelque chose pour vous, si vous me promettez d’être raisonnable.

– Je vous le promets, monsieur.

– Je puis vous mettre en relations avec un de vos compatriotes, ou du moins avec un homme qui m’a paru parfaitement connaître la Bretagne.

– Et cet homme est prisonnier comme moi ?

– Comme vous.

Un vague sentiment vint à l’esprit de Gaston que c’était ce compatriote dont parlait M. Delaunay qui lui avait fait remettre le billet dans lequel on l’invitait à faire le malade.

– Si vous voulez bien faire cela pour moi, dit Gaston, je vous en serai bien reconnaissant.

– Eh bien, demain je vous le ferai voir ; seulement, comme il m’est recommandé de le tenir fort sévèrement lui-même, vous ne pourrez passer qu’une heure avec lui ; et, comme il y a défense absolue pour lui de quitter sa chambre, c’est vous qui l’irez trouver.

– Je ferai tout ce que vous désirerez, monsieur, répondit Gaston.

– Alors, c’est décidé ; demain, à cinq heures, attendez-moi, moi ou le major de la place. Mais c’est à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que, dans l’attente de cette distraction, vous mangerez un peu aujourd’hui.

– Je ferai ce que je pourrai.

Gaston mangea un blanc de volaille et but deux doigts de vin pour tenir parole à M. Delaunay.

Le soir, il fit part au chevalier Dumesnil de ce qui s’était passé entre lui et M. Delaunay.

– Ma foi ! lui dit celui-ci, vous êtes bien heureux : le comte de Laval a eu la même idée que vous, et la seule chose qu’il ait obtenue c’est d’être transporté dans une chambre de la tour du Trésor, où il me disait qu’il s’ennuyait à mourir, n’ayant d’autre distraction que de causer avec l’apothicaire de la Bastille.

– Diable ! dit Gaston, comment ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ?

– Je l’avais oublié.

Ce ressouvenir tardif du chevalier avait un peu troublé Gaston. Placé comme il l’était entre mademoiselle de Launay, le chevalier Dumesnil et le marquis de Pompadour, avec lequel il allait incessamment entrer en relation, sa position, moins l’inquiétude que lui inspirait son sort et surtout celui d’Hélène, était tolérable. Si on le transportait ailleurs, il ne pouvait manquer d’être attaqué par la maladie qu’il avait feint d’éprouver.

À l’heure convenue, le major de la Bastille, suivi d’un guichetier, vint chercher Gaston, auquel on fit traverser plusieurs cours, et qui s’arrêta enfin avec ses conducteurs devant la tour du Trésor. Chaque tour, on le sait, avait son nom particulier.

Dans la chambre numéro 1 était un prisonnier près duquel on introduisit Gaston. Cet homme, le dos tourné à la lumière, dormait tout habillé sur son lit de sangle. Les restes de son dîner étaient encore près de lui sur une table de bois vermoulu, et son costume, déchiré en plusieurs endroits, indiquait un homme du commun.

– Ouais ! dit Gaston, ont-ils donc pensé que j’aimais à ce point la Bretagne, que le premier croquant venu, parce qu’il était de Rennes ou de Penmark, pût être élevé au rang de mon Pylade ? Oh ! non pas ; celui-ci est un peu trop déguenillé et me paraît manger trop ; mais, comme au bout du compte il ne faut pas être capricieux en prison, essayons toujours de cette heure. Je raconterai l’aventure à mademoiselle de Launay, et elle la rimera pour le chevalier Dumesnil.

Le major et les guichetiers partis, Gaston resta seul avec le prisonnier, qui commença par se détirer longuement, puis bâilla trois ou quatre fois, se retourna, regarda sans rien voir dans la chambre, et fit craquer son lit en se secouant.

– Bon ! qu’il fait froid à cette maudite Bastille ! murmura-t-il en se grattant le nez avec fureur.

– Cette voix, ce geste ! pensa Gaston ; mais non, c’est lui-même, et je ne me trompe pas.

Et il s’approcha du lit.

– Tiens, tiens, tiens ! dit le prisonnier en laissant glisser ses jambes en bas de son lit, sur lequel il demeura assis, regardant Gaston d’un air étonné ; vous ici, monsieur de Chanlay ?

– Le capitaine la Jonquière ! s’écria Gaston.

– Moi-même, c’est-à-dire non pas, je ne suis plus ce que vous dites. J’ai changé de nom depuis que nous ne nous sommes vus.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Et vous vous appelez ?

– Première Trésor.

– Vous dites ?

– Première Trésor, pour vous servir, chevalier. C’est une habitude à la Bastille, le prisonnier prend le nom de sa chambre ; cela épargne aux guichetiers le désagrément de retenir des noms qu’ils n’ont pas besoin de savoir, et qu’il serait dangereux pour eux de ne pas oublier. Cependant il y a des cas où cela varie : lorsque la Bastille est trop pleine et qu’on met deux ou trois prisonniers ensemble, ils prennent des numéros en double emploi, exemple : on m’a mis ici, je suis Première Trésor ; on vous y mettrait avec moi, vous seriez Première Trésor bis ; on y mettrait Son Excellence avec nous, il serait Première Trésor ter, etc. Les guichetiers ont une espèce de petite littérature latine à cet usage.

– Oui, je comprends, répondit Gaston qui avait regardé fixement la Jonquière pendant toute cette explication ; ainsi vous voilà prisonnier.

– Parbleu ! vous le voyez bien. Je présume que ni vous ni moi ne sommes ici pour notre plaisir.

– Alors nous sommes découverts.

– J’en ai peur.

– Grâce à vous !

– Comment ! grâce à moi ! s’écria la Jonquière en jouant le plus profond étonnement. Ne plaisantons pas, je vous prie.

– Vous avez fait des révélations, traître !

– Moi ? allons donc, jeune homme, vous êtes fou, et ce n’est pas à la Bastille qu’il fallait vous mettre, c’est aux Petites-Maisons.

– Ne niez pas, M. d’Argenson me l’a dit.

– M. d’Argenson ! Ah ! pardieu ! l’autorité est bonne. Et savez-vous ce qu’il m’a dit, à moi ?

– Non.

– Il m’a dit que vous m’aviez dénoncé.

– Monsieur !

– Eh bien, après, monsieur !… N’allons-nous pas nous couper la gorge parce que la police a fait son métier en mentant comme un affreux arracheur de dents ?

– Mais enfin sur quoi a-t-il pu découvrir…

– Je vous le demande. Mais il y a un fait, c’est que si j’avais dit quelque chose je ne serais pas ici. Vous m’avez peu vu ; mais cependant vous avez dû deviner que je ne suis pas assez bête pour faire des aveux gratis. Les révélations se vendent, monsieur, et même se vendent bien par le temps qui court, et j’en sais que Dubois a achetées ou aurait achetées fort cher.

– Peut-être avez-vous raison, dit Gaston après avoir réfléchi. En tous cas, bénissons le hasard qui nous rassemble.

– Je le veux bien.

– Vous n’avez pas l’air enchanté, cependant.

– C’est que je ne le suis que modérément, je l’avoue.

– Capitaine !

– Ah ! mon Dieu ! quel mauvais caractère vous faites.

– Moi ?

– Oui. Vous vous emportez toujours. Je tiens à ma solitude, moi ; il n’y a que la solitude qui ne parle pas.

– Monsieur !

– Encore ! Voyons, écoutez-moi. Croyez-vous, comme vous le dites, que ce soit le hasard qui nous rassemble ?

– Et que voulez-vous que ce soit ?

– Parbleu ! quelque combinaison inconnue de nos geôliers, de d’Argenson, de Dubois peut-être.

– N’est-ce donc pas vous qui m’avez écrit un billet ?

– Un billet ! moi !…

– Dans lequel vous me disiez de feindre une maladie d’ennui.

– Et sur quoi vous aurais-je écrit cela ? avec quoi ? par qui ?

Gaston parut réfléchir, et ce fut pendant ce temps que la Jonquière le regarda de son petit œil vif et perçant.

– Tenez, dit le capitaine au bout d’un instant, je crois, moi, tout au contraire, que c’est à vous que nous devons le plaisir de nous trouver réunis à la Bastille.

– À moi, monsieur ?

– Oui, chevalier, vous êtes trop confiant. Je vous donne cet avis dans le cas où vous sortiriez d’ici, et surtout dans le cas où vous y resteriez.

– Merci.

– Avez-vous remarqué si vous étiez suivi ?

– Non.

– Quand on conspire, mon cher, il ne faut jamais regarder devant soi, mais derrière soi.

Gaston avoua qu’il n’avait pas pris cette précaution.

– Et le duc, demanda la Jonquière, est-il arrêté ?

– Je n’en sais rien. J’allais vous le demander.

– Peste ! cela deviendrait inquiétant. Vous avez conduit une jeune femme chez lui ?

– Vous savez cela ?

– Eh ! mon cher, tout se sait. Ne serait-ce point elle qui aurait parlé ? Ah ! mon cher chevalier, les femmes ! les femmes !

– Celle-là est une vaillante, monsieur ; et, pour la discrétion, le courage et le dévouement, j’en réponds comme de moi-même.

– Oui, je comprends : nous l’aimons, donc elle est de miel et d’or. Diable de conspirateur que vous êtes, allez, de vous aviser de mener les femmes chez le chef du complot !

– Mais je vous dis d’abord que je ne lui ai rien confié, et qu’elle ne peut savoir, de mes secrets, que ce qu’elle en a surpris.

– La femme a l’œil vif et le nez fin.

– Et, sût-elle, au reste, mes projets comme moi-même, je suis convaincu qu’elle n’en eût pas ouvert la bouche.

– Eh ! monsieur, sans compter la disposition qu’elle a naturellement à cet exercice, est-ce qu’on ne fait pas toujours parler une femme ? On lui aura dit sans préparation aucune : « Votre amant, M. de Chanlay, va avoir le cou coupé, » – ce qui, du reste, est fort possible, soit dit entre parenthèses, chevalier, – si vous ne donnez quelques explications, – et je parie qu’elle parle encore.

– Il n’y a pas de danger, monsieur, elle m’aime trop.

– C’est pour cela, pardieu ! qu’elle aura jasé comme une pie et que nous voici tous les deux en cage. Enfin, ne parlons plus de cela. Que faites-vous ici ?

– Je m’amuse.

– Vous vous amusez ! Ah ! bon, voilà de la chance !… Vous vous amusez ! et à quoi ?

– À faire des vers, à manger des confitures et à percer le plancher.

– Vous faites des trous dans le plâtre du roi ? dit la Jonquière en se grattant le nez. Oh ! oh ! cela est bon à savoir. Et M. Delaunay ne gronde pas ?

– M. Delaunay n’en sait rien, répondit Gaston ; d’ailleurs je ne suis pas seul, tout le monde ici perce quelque chose, l’un son plancher, l’autre sa cheminée, l’autre son mur. Est-ce que vous ne percez rien, vous ?

La Jonquière regarda Gaston pour voir s’il ne se moquait pas de lui.

– Je vous dirai cela plus tard.

– Mais, voyons, reprit la Jonquière, parlons sérieusement, monsieur Gaston, êtes-vous condamné à mort ?

– Moi !

– Oui, vous.

– Comme vous dites cela !

– Mais c’est une habitude à la Bastille ; il y a ici vingt condamnés à mort qui ne s’en portent pas plus mal.

– J’ai été interrogé.

– Vous voyez bien.

– Mais je ne crois pas que je sois encore condamné.

– Cela viendra.

– Mon cher capitaine, sans que cela paraisse, dit Gaston, savez-vous que vous êtes d’une gaieté folle ?

– Vous trouvez ?

– Oui.

– Et cela vous étonne ?

– Je ne vous savais pas si intrépide.

– Alors vous regretteriez la vie, vous ?

– Je l’avoue, car il ne me faut qu’une chose pour être heureux, c’est de vivre.

– Et vous vous êtes fait conspirateur ayant la chance d’être heureux ? Je ne vous comprends plus. Je croyais qu’on ne conspirait qu’en désespoir de cause, comme on se marie quand on n’a pas d’autre ressource.

– Quand je suis entré dans cette conspiration, je n’aimais pas encore.

– Et une fois entré ?

– Je n’ai plus voulu en sortir.

– Bravo ! voilà ce que j’appelle du caractère. Vous a-t-on donné la question ?

– Non ; mais je puis dire qu’il s’en est fallu de peu.

– Alors vous l’aurez.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je l’ai eue, moi, et qu’il y aurait injustice à ce qu’on nous traitât différemment. Voyez comme tous ces drôles-là m’ont arrangé mes habits.

– Laquelle vous a-t-on donnée ? demanda Gaston frissonnant encore au seul souvenir de ce qui s’était passé entre lui et d’Argenson.

– Celle de l’eau. On m’a fait boire un baril et demi. Mon estomac était comme une outre. Je n’aurais jamais cru que la poitrine de l’homme pouvait tenir tant de liquide sans éclater.

– Et vous avez beaucoup souffert ? demanda Gaston avec un intérêt mêlé d’anxiété personnelle.

– Oui, mais mon tempérament est robuste : le lendemain ; je n’y pensais plus. Il est vrai que depuis j’ai bu beaucoup de vin. Si l’on vous applique à la question et que vous ayez le choix, choisissez l’eau, cela nettoie. Toutes les boissons qu’on nous donne quand nous sommes malades ne sont qu’un moyen plus ou moins honnête de nous faire avaler de l’eau. Fagon dit que le plus grand médecin dont il ait entendu parler était le docteur Sangrado. Malheureusement il n’a jamais existé que dans la tête de Lesage : sans cela, il eût fait des miracles.

– Vous connaissez Fagon ? demanda Gaston étonné.

– Pardieu ! de réputation. D’ailleurs j’ai lu ses ouvrages… Et comptez-vous persister à ne rien dire ?

– Sans doute.

– Vous avez raison. Je vous dirais bien, si vous regrettez tant la vie que vous le disiez tout à l’heure, de dire quelques mots tout bas en particulier à d’Argenson. Mais c’est un bavard, qui irait révéler votre confession à tout le monde.

– Je me tairai, monsieur, soyez tranquille. Il y a des points sur lesquels je n’ai pas besoin d’être affermi.

– Je le crois, pardieu, bien ! Il paraît que vous menez une vie de Sardanapale dans votre tour. Moi, je n’ai dans la mienne que M. le comte de Laval, qui prend trois lavements par jour. C’est un divertissement qu’il a inventé. Eh ! mon Dieu ! Les goûts sont si bizarres en prison ! Et puis, il veut peut-être s’habituer à la question de l’eau, le digne homme !

– Mais, reprit Gaston, ne me disiez-vous pas tout à l’heure que je serais certainement condamné ?

– Voulez-vous savoir toute la vérité ?

– Oui.

– Eh bien, d’Argenson m’a dit que vous l’étiez.

Gaston pâlit ; si brave que l’on soit, une pareille nouvelle produit toujours quelque émotion. La Jonquière remarqua ce mouvement de physionomie, si léger qu’il fût.

– Cependant, dit-il, je crois que vous auriez la vie sauve en faisant quelques révélations.

– Pourquoi voulez-vous que je fasse ce que vous n’avez pas fait, vous ?

– Les caractères sont différents, et les positions aussi. Je ne suis plus jeune, moi ; je ne suis plus amoureux, moi ; je ne laisse pas de maîtresse dans les larmes, moi.

Gaston soupira.

– Vous voyez bien, continua la Jonquière, qu’il y a en nous deux hommes bien différents. Où m’avez-vous jamais entendu soupirer comme vous soupirez en ce moment ?

– Si je meurs, dit Gaston, Son Excellence aura soin d’Hélène.

– Et s’il est arrêté lui-même ?

– Vous avez raison.

– Alors ?

– Alors, Dieu sera là.

La Jonquière se gratta le nez.

– Décidément, vous êtes bien jeune, dit-il.

– Expliquez-vous.

– Supposons que Son Excellence ne soit point arrêtée.

– Eh bien ?

– Quel âge a Son Excellence ?

– Quarante-cinq à quarante-six ans, je présume.

– Supposez que Son Excellence devienne amoureux d’Hélène. – N’est-ce pas ainsi que vous nommez votre vaillante ?

– Le duc amoureux d’Hélène ! lui à qui je l’ai confiée ! mais ce serait une infamie !

– Le monde est plein d’infamie ; il ne marche qu’avec cela.

– Oh ! je ne veux pas même m’arrêter à cette pensée.

– Je ne vous dis point de vous y arrêter, dit la Jonquière avec son sourire diabolique ; je vous la donne, voilà tout ; faites-en ce que vous voudrez.

– Chut ! dit Gaston, on vient.

– Avez-vous demandé quelque chose ?

– Moi ? pas du tout.

– Alors c’est que le temps qu’on nous avait accordé pour votre visite est écoulé.

Et la Jonquière se rejeta sur son lit avec précipitation.

Les verrous crièrent ; une porte s’ouvrit, puis une autre, enfin le gouverneur parut.

– Eh bien ! monsieur, dit le gouverneur à Gaston, votre compagnon vous convient-il ?

– Oui, monsieur, répondit Gaston, d’autant mieux que je connaissais M. le capitaine la Jonquière.

– Vous me dites là, répondit M. Delaunay en souriant, une chose qui rend ma tâche plus délicate. Mais cependant, puisque je vous ai fait une offre, je ne reviendrai point sur mes pas. Je permettrai une visite par jour, à l’heure qu’il vous plaira. Fixez l’heure : est-ce le matin ? est-ce le soir ?

Gaston, ne sachant ce qu’il devait répondre, regarda la Jonquière.

– Dites cinq heures du soir, dit rapidement et tout bas la Jonquière à Gaston.

– Le soir, à cinq heures, monsieur, s’il vous plaît, dit Gaston.

– Comme aujourd’hui, alors ?

– Comme aujourd’hui.

– C’est bien ; il sera fait comme vous le désirez, monsieur.

Gaston et la Jonquière échangèrent un regard significatif, et le chevalier fut reconduit dans sa chambre.

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