XXVI LA BASTILLE.

Et maintenant, avec la permission du lecteur, il nous faut entrer à la Bastille, ce redoutable séjour que le passant lui-même ne regardait qu’en tremblant, et qui, pour ses voisins, était une gêne et un épouvantail ; car souvent, la nuit, les cris des malheureux à qui l’on donnait la torture perçaient les épaisses murailles, traversaient l’espace et arrivaient jusqu’à eux, en leur envoyant de sombres pensées ; à tel point que la duchesse de Lesdiguières écrivait un jour, de la royale forteresse, que si le gouverneur ne faisait taire les hurlements de ses patients qui l’empêchaient de dormir, elle s’en plaindrait au roi.

Mais, à l’époque de la conspiration espagnole, et sous le règne débonnaire de Philippe d’Orléans, on n’entendait plus ni cris ni hurlements à la Bastille ; d’ailleurs la société y était choisie, et les prisonniers qui l’habitaient à cette heure étaient gens de trop bon goût pour troubler le sommeil des dames.

Dans une chambre de la tour du Coin, au premier étage, un prisonnier avait été renfermé tout seul. La chambre était spacieuse et ressemblait à un immense tombeau éclairé par deux fenêtres ornées d’un luxe inouï de grillage et de barreaux, par lesquels filtrait avaricieusement le jour du dehors ; une couchette peinte, deux chaises de bois grossier, une table noire en composaient tout l’ameublement ; quant aux murailles, elles étaient couvertes de mille inscriptions bizarres que le prisonnier allait consulter de temps en temps, quand l’ennui l’écrasait de ses ailes pesantes.

Il n’y avait pourtant qu’un jour et une nuit encore que le prisonnier était entré à la Bastille, et déjà il arpentait sa vaste chambre, interrogeant les portes chevillées de fer, regardant par ses grilles, attendant, écoutant, soupirant. Ce jour-là, qui était un dimanche, un pâle soleil argentait les nuages, et le prisonnier voyait avec un sentiment d’indéfinissable mélancolie passer, par la porte Saint-Antoine et le long du boulevard, les Parisiens endimanchés. Or il n’était pas difficile de remarquer que chaque passant regardait la Bastille avec terreur et semblait intérieurement se féliciter de n’y pas être. Un bruit de verrous et de gonds rouillés tira le prisonnier de cette sombre occupation ; il vit entrer l’homme devant lequel on l’avait conduit la veille, et qui lui avait fait signer un procès-verbal d’écrou. Cet homme, âgé de trente ans à peu près, agréable de figure, affable de formes, poli de façons, était le gouverneur, M. Delaunay, qui fut père du Delaunay qui mourut à son poste en 89 et qui n’était pas encore né.

Le prisonnier, qui le reconnut, trouva cette visite toute naturelle ; il ignorait combien cependant elle était rare pour les prisonniers ordinaires.

– Monsieur de Chanlay, dit le gouverneur en saluant, je viens savoir si vous avez passé une bonne nuit, et si vous êtes satisfait de l’ordinaire de la maison et des manières des employés.

C’était ainsi que M. Delaunay appelait les guichetiers et les porte-clefs. Nous avons dit que M. Delaunay était un homme fort poli.

– Oui, monsieur, répondit Gaston, et ces soins pour un prisonnier m’ont même étonné, je vous l’avoue.

– Le lit est vieux et dur, repartit le gouverneur, mais, tel qu’il est, le vôtre est encore des meilleurs, le luxe étant chose formellement interdite par nos règlements. Du reste, monsieur, votre chambre est la plus belle de la Bastille : elle a été habitée par M. le duc d’Angoulême, par M. le marquis de Bassompierre et par les maréchaux de Luxembourg et de Biron. C’est là que je mets les princes, quand Sa Majesté me fait l’honneur de m’en envoyer.

– Ils ont un fort beau logement, dit en souriant Gaston, quoique assez mal meublé. Puis-je avoir des livres, du papier et des plumes ?

– Des livres, monsieur, cela est fort défendu ici ; mais si cependant vous avez grande envie de lire, comme on passe beaucoup de choses à un prisonnier qui s’ennuie, vous me faites l’honneur de venir me voir, vous mettez dans votre poche un des volumes que moi, ma femme, laissons traîner ; vous le cachez avec soin à tous les yeux ; dans une seconde visite, vous prenez le volume suivant, et à cette petite soustraction, bien pardonnable de la part d’un prisonnier, le règlement n’a rien à voir.

– Et pour du papier, des plumes et de l’encre ? dit Gaston ; je voudrais surtout écrire.

– On n’écrit pas ici, monsieur, ou l’on n’écrit qu’au roi, à M. le régent, au ministre ou à moi ; mais on dessine, et je vous ferai, si vous le voulez, remettre des crayons et du papier à dessin.

– Monsieur, dit Gaston en s’inclinant, veuillez me dire comment je pourrai reconnaître tant d’obligeance.

– En m’accordant à moi-même la demande que je viens vous faire, monsieur ; car ma visite est intéressée : je viens vous demander si vous m’accorderez l’honneur de dîner avec moi aujourd’hui.

– Avec vous, monsieur ! mais, en vérité, vous me comblez. De la société ! la vôtre surtout : je ne puis vous dire combien je suis sensible à tant de courtoisie, et je la reconnaîtrais par une éternelle reconnaissance si j’avais autre chose d’éternel devant moi que la mort.

– La mort… bon ! monsieur, vous êtes sinistre ; est-ce que l’on pense à ces choses-là quand on est bien vivant ; n’y pensez donc plus, et acceptez.

– Je n’y pense plus, monsieur, et j’accepte.

– À la bonne heure ! j’emporte votre parole, dit le gouverneur en saluant de nouveau Gaston.

Et il sortit, laissant par sa visite le prisonnier plongé dans un nouvel ordre d’idées.

En effet, cette politesse, qui avait tout d’abord charmé le chevalier, lui parut moins franche à mesure que le noir de son cachot l’envahissait comme une ombre, dissipée d’abord par la présence d’un interlocuteur et qui s’emparait de nouveau de son domaine. Cette courtoisie n’avait-elle pas pour but de lui inspirer de la confiance et de lui donner l’occasion de se trahir et de trahir ses compagnons ? Il se rappelait les chroniques lugubres de la Bastille, les piéges tendus aux prisonniers, et cette fameuse chambre des oubliettes dont on parlait tant, surtout à cette époque où l’on commençait à se permettre de parler de tout, et que personne n’avait jamais vue sans y mourir. Gaston se sentait seul, abandonné ; il avait le sentiment que le crime qu’il avait voulu commettre méritait la mort ; et on lui prodiguait les avances. Ces avances n’étaient-elles pas trop flatteuses et trop étranges pour qu’elles ne cachassent point une embûche ? Enfin la Bastille faisait son œuvre habituelle : la prison agissait sur le prisonnier, qui était devenu froid, soupçonneux, inquiet.

« On me prend pour un conspirateur de province, se disait-il en lui-même, et on espère que, prudent dans mes interrogatoires, je serai imprudent dans ma conduite ; on ne connaît pas mes complices, on ne peut les connaître, et on espère qu’en me donnant des moyens de communiquer avec eux, de leur écrire ou de prononcer leurs noms par inadvertance, on tirera quelque chose de moi. Il y a du Dubois et du d’Argenson là-dessous. »

Puis les réflexions lugubres de Gaston ne s’arrêtaient pas là, il songeait à ses amis, qui attendaient qu’il eût agi pour agir, et qui, privés de ses nouvelles, n’allaient point savoir ce qu’il était devenu, ou qui, chose bien pire encore, sur de fausses nouvelles, peut-être, allaient agir et se perdre.

Ce n’était point le tout encore ; après ses amis, ou plutôt même avant ses amis, venait sa maîtresse, la pauvre Hélène, isolée comme lui, qu’il n’avait pas même pu présenter au duc d’Olivarès, son seul protecteur à venir, et qui lui-même, à cette heure, était peut-être arrêté ou enfui. Alors qu’allait devenir Hélène, sans appui, sans soutien, et poursuivie par cet homme inconnu qui avait été la chercher jusqu’au fond de la Bretagne ?

Cette idée tourmenta tellement Gaston, que, dans un accès de désespoir, il alla se jeter sur son lit, déjà en révolte contre sa prison, maudissant les portes et les barreaux qui le retenaient et frappant du poing les pierres.

En ce moment, un grand bruit se fit à sa porte ; Gaston se leva précipitamment, courut au-devant de ce qui arrivait, et vit entrer M. d’Argenson avec un greffier ; derrière ces deux personnages marchait une escouade imposante de soldats. Gaston comprit qu’il s’agissait d’un interrogatoire.

D’Argenson, avec sa grosse perruque noire, ses gros yeux noirs et ses gros sourcils noirs, ne fit qu’une médiocre impression sur le chevalier. En entrant dans la conspiration, il y avait fait le sacrifice de son bonheur ; en entrant à la Bastille, il avait fait le sacrifice de sa vie ; quand un homme est dans de pareilles dispositions, il est difficile de l’effrayer. D’Argenson lui demanda mille choses auxquelles Gaston refusa de répondre, ripostant par des plaintes aux questions qu’on lui faisait, se tenant pour arrêté injustement, et demandant des preuves afin de voir si l’on en avait. M. d’Argenson se fâcha, et Gaston lui rit au nez comme un écolier.

Alors d’Argenson parla de la conjuration de Bretagne, seul grief qu’il eût encore articulé. Gaston fit l’étonné, écouta l’énumération de ses complices sans donner aucun signe d’adhésion ni de dénégation ; puis, lorsque le magistrat eut fini, il le remercia fort poliment d’avoir bien voulu le mettre au courant d’événements qui lui étaient tout à fait inconnus. D’Argenson commença à perdre une seconde fois patience, et se mit à tousser, comme c’était son habitude lorsque la colère le prenait.

Puis, comme il avait fait après son premier accès, il passa de l’interrogatoire à l’accusation.

– Vous avez voulu tuer le régent ! dit-il tout à coup au chevalier.

– Comment savez-vous cela ? demanda froidement Gaston.

– Il n’importe, puisque je le sais.

– Alors je vous répondrai comme Agamemnon à Achille :

« Pourquoi le demander, puisque vous le savez ? »

– Monsieur, je ne plaisante pas, dit d’Argenson.

– Ni moi non plus, répondit Gaston ; je cite Racine, voilà tout.

– Prenez garde, monsieur, dit d’Argenson ; vous pourriez vous trouver mal de ce système de défense.

– Croyez-vous que je me trouverai mieux d’avouer ce que vous me demandez ?

– Il est inutile de nier un fait qui est à ma connaissance.

– Alors permettez-moi de vous répéter en vile prose ce que je vous disais tout à l’heure dans un beau vers : À quoi bon m’interroger sur un projet que vous paraissez connaître mieux que moi ?

– Je veux avoir des détails.

– Demandez à votre police, qui est si bien faite qu’elle lit les intentions jusqu’au plus profond des cœurs.

– Hum ! hum ! fit d’Argenson avec un accent railleur et froid qui, malgré le courage de Gaston, fit une certaine impression sur lui ; que diriez-vous maintenant si je vous demandais des nouvelles de votre ami la Jonquière ?

– Je dirais, répondit Gaston en pâlissant malgré lui, que j’espère qu’on n’a pas commis vis-à-vis de lui la même erreur qu’avec moi.

– Ah ! ah ! dit d’Argenson, à qui le mouvement de terreur de Gaston n’avait point échappé, ce nom vous touche, il me semble. Vous connaissiez beaucoup M. la Jonquière ?

– Je le connais comme un ami, à qui mes amis m’avaient recommandé, et qui devait me faire voir Paris.

– Oui, Paris et ses environs ; le Palais-Royal, la rue du Bac, la Muette ; n’est-ce pas cela qu’il était surtout chargé de vous faire voir ?

– Ils savent tout, se dit en lui-même Gaston.

– Eh bien, monsieur, reprit d’Argenson de son ton goguenard, ne savez-vous pas encore quelque vers de Racine qui puisse servir de réponse à cette question ?

– Peut-être en trouverais-je si je savais ce que vous voulez dire ; certes j’ai voulu voir le Palais-Royal, car c’est une chose curieuse et dont j’avais beaucoup entendu parler ; quant à la rue du Bac, je la connais fort peu ; reste la Muette, que je ne connais pas du tout, n’y ayant jamais été.

– Je ne dis pas que vous y ayez été, je dis que le capitaine la Jonquière devait vous y conduire ; oserez-vous le nier ?

– Ma foi, monsieur, je ne nierai ni n’avouerai ; je vous renverrai tout bonnement à lui, et il vous répondra, si toutefois il juge à propos de le faire.

– C’est inutile, monsieur, on le lui a demandé, et il a répondu.

Gaston sentit un frisson qui lui traversait le cœur. Il était évidemment trahi ; mais il était de son honneur de ne rien dire : il garda donc le silence.

D’Argenson attendit un moment la réponse de Gaston ; puis, voyant qu’il restait muet :

– Voulez-vous qu’on vous confronte avec le capitaine la Jonquière ? demanda-t-il.

– Vous me tenez, monsieur, répondit Gaston ; c’est à vous de faire de moi ce qui vous convient.

Mais, tout bas, le jeune homme se promettait, si on le confrontait avec le capitaine, de l’écraser sous le poids de son mépris.

– C’est bien, dit d’Argenson ; il me convient, puisque, comme vous le dites, je suis le maître, de vous appliquer pour le moment à la question ordinaire et extraordinaire. Savez-vous ce que c’est, monsieur ? dit d’Argenson en appuyant sur chaque syllabe, savez-vous ce que c’est que la question ordinaire et extraordinaire ?

Une sueur froide inonda les tempes de Gaston ; ce n’est pas qu’il craignît de mourir, mais la torture était bien autre chose que la mort : rarement on sortait des mains des bourreaux sans être défiguré ou estropié, et la plus douce de ces alternatives ne laissait pas que d’être fort cruelle pour un jeune homme de vingt-cinq ans.

D’Argenson vit, comme à travers un cristal, ce qui se passait dans le cœur de Gaston.

– Holà ! dit l’interrogateur.

Deux estafiers entrèrent.

– Voici monsieur, qui n’a pas de répugnance, à ce qu’il paraît, pour la question ordinaire et extraordinaire, dit d’Argenson ; qu’on le conduise donc à la chambre.

– C’est l’heure sombre, murmura Gaston ; c’est l’heure que j’attendais et qui est venue. Ô mon Dieu ! donnez-moi du courage !

Sans doute Dieu l’exauça ; car, après avoir fait de la tête un signe qui indiquait qu’il était prêt, il s’avança d’un pas ferme vers la porte, et suivit les gardes qui marchaient devant lui ; derrière lui, venait d’Argenson.

Ils descendirent l’escalier de pierre, et passèrent devant le premier cachot de la tour du Coin ; de là on fit traverser deux cours à Gaston.

Au moment où il passait dans la seconde cour, quelques prisonniers, voyant à travers leurs barreaux un gentilhomme beau, bien fait, et vêtu de façon élégante, lui crièrent :

– Holà ! monsieur on vous élargit donc, hein ?

Une voix de femme ajouta :

– Monsieur, si l’on vous interroge sur nous, une fois que vous allez être dehors, vous répondrez que nous n’avons rien dit.

Une voix de jeune homme soupira :

– Vous êtes bien heureux, monsieur, vous allez revoir celle que vous aimez.

– Vous vous trompez, monsieur, répondit le chevalier, je vais subir la question.

Un silence terrible succéda à ces paroles ; puis le triste cortège continua son chemin, puis le pont-levis s’abaissa ; on le mit dans une chaise à porteurs grillée et fermée à clef, qui le transporta, sous bonne escorte, à l’Arsenal, séparé seulement de la Bastille par un passage étroit.

D’Argenson avait pris les devants, et attendait déjà son prisonnier dans la chambre des tortures.

Gaston vit une chambre basse, dont la pierre était découverte, et dont le carreau suintait l’humidité ; aux murs pendaient des chaînes, des colliers, des cordages et d’autres instruments de formes bizarres ; des réchauds étaient dans le fond, des croix de Saint-André garnissaient les angles.

– Vous voyez ceci, dit d’Argenson en montrant au chevalier deux anneaux scellés dans les dalles, à six pieds l’un de l’autre, et séparés par un banc de bois de trois pieds de haut ; ces anneaux sont ceux où l’on attache les pieds et la tête du patient ; puis on lui passe ce tréteau sous les reins, de manière à ce que son ventre soit de deux pieds plus haut que la bouche ; alors on lui entonne des pots d’eau qui contiennent deux pintes chacun ; le nombre est fixé à huit pour la question ordinaire, et dix pour la question extraordinaire. Lorsque le patient refuse d’avaler, on lui serre le nez, de sorte qu’il ne peut plus respirer ; alors il ouvre la bouche et avale. Cette question, continua d’Argenson de l’air d’un beau parleur qui se dessine dans chaque détail de son récit, cette question est fort désagréable, et cependant je ne voudrais pas dire que je lui préférasse celle des coins. On meurt de toutes deux, mais les coins gâtent et déforment beaucoup le patient ; il est vrai que l’eau détruit la santé pour l’avenir lorsqu’on est absous ; mais c’est chose assez rare, vu qu’on parle toujours à la question ordinaire, si on est coupable, et presque toujours à la question extraordinaire, même quand on ne l’est pas.

Gaston, pâle et immobile, regardait et écoutait.

– Préférez-vous les coins, chevalier ? dit d’Argenson. Holà ! les coins ! montrez les coins à monsieur.

Et un bourreau apporta cinq ou six coins encore tachés de sang et aplatis à leurs extrémités supérieures par les nombreux coups de maillet qu’ils avaient déjà subis.

– Voyez-vous, continua d’Argenson, voici la façon dont cette torture s’opère : on serre les genoux et les chevilles du patient entre deux plaques de bois de chêne, et cela le plus fort que l’on peut ; puis un des hommes que vous voyez là place un coin, – celui-ci, tenez, – entre les genoux, et le force d’entrer ; puis, après celui-là, un autre plus gros. Il y en a huit pour la question ordinaire, et puis deux plus gros pour la question extraordinaire.

Et, en disant cela, il poussa du pied deux coins énormes.

– Ces coins-là, chevalier, je vous en préviens, brisent les os comme du verre, et broient les chairs avec une douleur insupportable.

– Assez ! monsieur, assez ! dit Gaston ; à moins que vous n’ayez l’intention de doubler le supplice par la description du supplice lui-même. Mais si c’est seulement par obligeance et pour me guider dans mon choix que vous me donnez cette explication, comme vous devez mieux vous y connaître que moi, choisissez, je vous prie, celle des deux tortures qui doit me faire mourir le plus vite, et je vous serai fort reconnaissant.

D’Argenson jeta sur le chevalier un regard dans lequel il ne put cacher l’espèce d’admiration que lui causait la force de volonté du jeune homme.

– Voyons, lui dit-il ; parlez, que diable ! et on vous tiendra quitte de la question.

– Je ne dirai rien, monsieur, car je n’ai rien à dire.

– Ne faites pas le Spartiate, croyez-moi ; on crie beaucoup ; mais, entre les cris, on parle toujours un peu, à la torture.

– Essayez, dit Gaston.

L’air ferme et résolu du chevalier, malgré la lutte de la nature, lutte que l’on reconnaissait à sa pâleur et à un léger tremblement nerveux qui l’agitait, donnait à d’Argenson la mesure du courage de son prisonnier. Il avait l’habitude de ces sortes de choses, son coup d’œil le trompait rarement : il vit qu’il ne tirerait rien de Gaston, et cependant il insista encore.

– Voyons, monsieur, lui dit-il, il en est temps encore, ne nous forcez pas de rien entreprendre sur votre personne.

– Monsieur, dit Gaston, je vous jure, devant Dieu qui m’entend, que, si vous me mettez à la question, au lieu de parler je retiendrai mon haleine et m’étoufferai moi-même si la chose est possible ; jugez donc si je céderai aux menaces, résolu que je suis de ne pas céder à la douleur.

D’Argenson fit un signe aux tourmenteurs, qui s’approchèrent de Gaston ; mais, au lieu de l’abattre, l’approche de ces hommes sembla doubler sa force ; avec un sourire calme, il les aida à lui ôter son habit et dégrafa ses manchettes.

– Ce sera donc l’eau ? dit le bourreau.

– L’eau d’abord, répondit d’Argenson.

On passa les cordes dans les anneaux, on approcha les tréteaux, on remplit les vases : Gaston ne sourcilla point.

D’Argenson réfléchissait.

Après dix minutes de réflexion, qui durent paraître un siècle au jeune homme :

– Laissez aller monsieur, dit d’Argenson avec un grognement de dépit, et reconduisez-le à la Bastille.

Share on Twitter Share on Facebook