De même qu’il n’y a pas de société connue sans religion, il n’en existe pas, si grossièrement organisée soit-elle, où l’on ne trouve tout un système de représentations collectives qui se rapportent à l’âme, à son origine, à sa destinée. Autant qu’on en peut juger d’après les données de l’ethnographie, l’idée d’âme paraît avoir été contemporaine de l’humanité, et elle semble bien avoir eu, d’emblée, tous ses caractères essentiels, si bien que l’œuvre des religions plus avancées et de la philosophie s’est à peu près bornée à l’épurer, sans y rien ajouter de vraiment fondamental. Toutes les sociétés australiennes admettent, en effet, que chaque corps humain abrite un être intérieur, principe de la vie qui l’anime : c’est l’âme. Il arrive, il est vrai, que les femmes font exception à la règle générale : il y a des tribus où elles passent pour n’avoir point d’âme
Il est malaisé de déterminer l’idée que l’Australien se fait de l’âme, tant elle est obscure et flottante, et l’on ne saurait s’en étonner. Si l’on demandait à nos contemporains, à ceux mêmes qui croient le plus fermement à l’existence de l’âme, de quelle manière ils se la représentent, les réponses que l’on obtiendrait n’auraient pas beaucoup plus de cohérence et de précision. C’est qu’il s’agit d’une notion très complexe, où entrent une multitude d’impressions mal analysées dont l’élaboration s’est poursuivie pendant des siècles, sans que les hommes en aient eu une claire conscience. Voici pourtant les caractères les plus essentiels, souvent contradictoires d’ailleurs, par lesquels elle se définit.
Dans un certain nombre de cas, on nous dit qu’elle a l’aspect extérieur du corps
Elle est distincte et indépendante du corps puisque, dès cette vie, elle en peut sortir momentanément. Elle le quitte pendant le sommeil, pendant l’évanouissement, etc.
Mais si réelle que soit cette dualité, elle n’a rien d’absolu. Ce serait se méprendre que de se représenter le corps comme une sorte d’habitat dans lequel l’âme réside, mais avec lequel elle n’a que des rapports extérieurs. Tout au contraire, elle lui est unie par les liens les plus étroits ; elle n’en est même que malaisément et imparfaitement séparable. Déjà nous avons vu qu’elle en a, ou, tout au moins, qu’elle peut en prendre l’aspect extérieur. Par suite, tout ce qui atteint l’un atteint l’autre ; toute blessure du corps se propage jusqu’à l’âme
Il n’y a pas seulement entre l’âme et le corps étroite solidarité, mais partielle confusion. De même qu’il y a quelque chose du corps dans l’âme, puisqu’elle en reproduit parfois la forme, il y a quelque chose de l’âme dans le corps. Certaines régions, certains produits de l’organisme passent pour avoir avec elle une affinité toute spéciale : c’est le cœur, le souffle, le placenta
D’ailleurs, si l’âme est plus particulièrement localisée sur certains points de l’organisme, elle n’est pas absente des autres. À des degrés divers, elle est diffuse dans le corps tout entier. C’est ce que montrent bien les rites mortuaires. Une fois que le dernier souffle est expiré, que l’âme est censée partie, il semble qu’elle devrait aussitôt mettre à profit la liberté ainsi reconquise pour se mouvoir à sa guise et regagner le plus vite possible sa vraie patrie qui est ailleurs. Et cependant, elle reste auprès du cadavre ; le lien qui l’y rattache s’est détendu, il ne s’est pas brisé. Il faut tout un appareil de rites spéciaux pour la déterminer à s’éloigner définitivement. Par des gestes, par des mouvements significatifs, on l’invite à partir
Un moment cependant arrive ou la séparation définitive est consommée ; l’âme libérée prend son essor. Mais elle est, par nature, si intimement associée au corps, que cet arrachement ne va pas pour elle sans une grave transformation d’état. Aussi prend-elle alors un autre nom
Elle se rend au pays des âmes. Ce pays est diversement conçu suivant les tribus ; on trouve même parfois des conceptions différentes qui coexistent côte à côte dans une même société. Tantôt, il est situé sous terre, et chaque groupe totémique a le sien. C’est l’endroit où les premiers ancêtres, fondateurs du clan, se sont, à un moment donné, enfoncés dans le sol et où ils sont venus vivre après leur mort. Il y a ainsi, dans le monde souterrain, une distribution géographique des morts qui correspond à celle des vivants. Là, brille un soleil perpétuel ; là coulent des rivières qui ne sont jamais à sec. Telle est la conception que Spencer et Gillen attribuent aux tribus du centre, Arunta
En général, toutes les âmes ont le même sort et mènent la même vie. Cependant, il arrive qu’un traitement différent leur est appliqué selon la manière dont elles se sont conduites sur terre, et l’on voit apparaître comme un premier dessin de ces compartiments distincts et même opposés entre lesquels se partagera plus tard le monde de l’au-delà. Les âmes de ceux qui, pendant leur vie, ont excellé comme chasseurs, guerriers, danseurs, etc., ne sont pas confondues avec la foule des autres ; un lieu spécial leur est affecté