Telles sont, sous leur forme la plus primitive, et ramenées à leurs traits les plus essentiels, les croyances relatives à la nature de l’âme et à sa destinée. Il nous faut maintenant essayer d’en rendre compte. Qu’est-ce donc qui a pu amener l’homme à penser qu’il y avait en lui deux êtres, dont l’un possédait les caractères si spéciaux qui viennent d’être énumérés ? Pour répondre à cette question, commençons par rechercher quelle origine le primitif lui-même attribue au principe spirituel qu’il croit sentir en lui : bien analysée, sa propre conception nous mettra sur la voie de la solution.
Suivant la méthode que nous nous efforçons de pratiquer, nous étudierons les idées dont il s’agit dans un groupe déterminé de sociétés où elles ont été observées avec une précision toute particulière : ce sont les tribus du centre australien. L’aire de notre observation, quoique étendue, sera donc limitée. Mais il y a des raisons de croire que ces mêmes idées, sous des formes diverses, sont ou ont été d’une grande généralité, même en dehors de l’Australie. De plus et surtout, la notion d’âme n’est pas, dans ces tribus centrales, spécifiquement différente de ce qu’elle est dans les autres sociétés australiennes ; elle a partout les mêmes caractères essentiels. Comme un même effet a toujours une même cause, il y a lieu de penser que cette notion, partout identique à elle-même, ne résulte pas, ici et là, d’éléments différents. L’origine que nous serons amené à lui attribuer par l’étude des tribus dont il va être plus spécialement question, devra donc être considérée comme également vraie des autres. Les premières nous fourniront l’occasion de faire, en quelque sorte, une expérience dont les résultats, comme ceux de toute expérience bien faite, seront susceptibles d’être généralisés. L’homogénéité de la civilisation australienne suffirait, à elle seule, à justifier cette généralisation ; mais nous aurons soin de la confirmer ensuite au moyen de faits empruntés à d’autres peuples tant d’Australie que d’Amérique.
Comme les conceptions qui vont nous fournir la base de notre démonstration ont été rapportées en des termes différents par Spencer et Gillen, d’une part, et par Strehlow, de l’autre, nous devons exposer successivement ces deux versions. On verra que, bien interprétées, elles diffèrent dans la forme plus que dans le fond et qu’elles ont, en définitive, la même signification sociologique.
Suivant Spencer et Gillen, les âmes qui, à chaque génération, viennent animer le corps des nouveau-nés ne sont pas le produit de créations spéciales et originales ; toutes ces tribus admettraient qu’il existe un stock défini d’âmes, dont le nombre ne peut être accru d’une unité
Tout d’abord, ils étaient doués de pouvoirs infiniment supérieurs à ceux que possèdent les hommes d’aujourd’hui, même les vieillards les plus respectés et les magiciens les plus réputés. On leur prête des vertus que nous pourrions qualifier de miraculeuses : « Ils pouvaient voyager sur le sol, sous le sol, dans les airs : en s’ouvrant une veine, chacun d’eux pouvait inonder des régions tout entières ou, au contraire, faire émerger des terres nouvelles ; dans une muraille de rochers, ils faisaient apparaître un lac ou s’ouvrir une gorge qui leur servirait de passage ; là où ils plantaient leur nurtunja, des rocs ou des arbres sortaient de terre
En second lieu, ces ancêtres n’étaient pas des hommes, au sens propre du mot, mais des animaux ou des végétaux, ou bien des êtres mixtes où l’élément animal ou végétal prédominait : « Les ancêtres qui vivaient dans ces temps fabuleux, disent Spencer et Gillen, étaient, suivant l’opinion des indigènes, si étroitement associés avec les animaux et les plantes dont ils portaient le nom qu’un personnage de l’Alcheringa qui appartient au totem du kangourou, par exemple, est souvent représenté dans les mythes comme un homme-kangourou ou un kangourou-homme. Sa personnalité humaine est souvent absorbée par celle de la plante ou de l’animal dont il est censé descendu
Puisqu’il n’existe pas d’autres âmes que celles-là, nous arrivons à cette conclusion que l’âme, d’une manière générale, n’est pas autre chose que le principe totémique, incarné dans chaque individu. Et il n’y a dans cette dérivation rien qui puisse nous surprendre. Déjà nous savons que ce principe est immanent à chacun des membres du clan. Mais, en pénétrant dans les individus, il est inévitable qu’il s’individualise lui-même. Parce que les consciences, dont il devient ainsi un élément intégrant, diffèrent les unes des autres, il se différencie à leur image ; parce que chacune a sa physionomie propre, il prend, en chacune, une physionomie distincte. Sans doute, en lui-même, il reste une force extérieure et étrangère à l’homme ; mais la parcelle que chacun est censé en posséder ne peut pas ne pas contracter d’étroites affinités avec le sujet particulier en qui elle réside : elle participe de sa nature ; elle devient sienne en quelque mesure. Elle a ainsi deux caractères contradictoires, mais dont la coexistence est un des traits distinctifs de la notion d’âme. Aujourd’hui comme autrefois, l’âme est, d’une part, ce qu’il y a de meilleur et de plus profond en nous-mêmes, la partie éminente de notre être ; et pourtant, c’est aussi un hôte de passage qui nous est venu du dehors, qui vit en nous une existence distincte de celle du corps, et qui doit reprendre un jour sa complète indépendance. En un mot, de même que la société n’existe que dans et par les individus, le principe totémique ne vit que dans et par les consciences individuelles dont l’association forme le clan. Si elles ne le sentaient pas en elles, il ne serait pas ; ce sont elles qui le mettent dans les choses. Il est donc nécessité à se partager et à se fragmenter entre elles. Chacun de ces fragments est une âme.
Un mythe que nous trouvons dans un assez grand nombre de sociétés du centre, et qui, d’ailleurs, n’est qu’une forme particulière des précédents, montre mieux encore que telle est bien la matière dont est faite l’idée d’âme. Dans ces tribus, la tradition met à l’origine de chaque clan, non pas une pluralité d’ancêtres, mais deux seulement
Mais cette conclusion suppose que les tribus dont il vient d’être question admettent la doctrine de la réincarnation. Or, selon Strehlow, elle serait ignorée des Arunta, c’est-à-dire de la société que Spencer et Gillen ont le plus longtemps et le mieux étudiée. Si, dans ce cas particulier, ces deux observateurs s’étaient à ce point mépris, tout l’ensemble de leur témoignage devrait être considéré comme suspect. Il importe donc de déterminer la portée réelle de cette divergence.
D’après Strehlow, l’âme, une fois définitivement affranchie du corps par les rites du deuil, ne se réincarnerait plus à nouveau. Elle s’en irait à l’île des morts, où elle passerait les jours à dormir et les nuits à danser, jusqu’à ce qu’il ait plu sur la terre. À ce moment, elle reviendrait au milieu des vivants et jouerait le rôle de génie protecteur auprès des fils en bas âge, ou, à leur défaut, auprès des petits-fils que le mort a laissés derrière lui ; elle s’introduirait dans leurs corps et en faciliterait la croissance. Elle resterait ainsi, au milieu de son ancienne famille, pendant un an ou deux ; après quoi, elle s’en retournerait au pays des âmes. Mais, au bout d’un certain temps, elle le quitterait derechef pour revenir faire sur terre un nouveau séjour qui, d’ailleurs, serait le dernier. Un moment viendrait où elle serait obligée de reprendre, et, cette fois, sans esprit de retour, la route de l’île des morts ; et là, après divers incidents dont il est inutile de rapporter le détail, un orage surviendrait au cours duquel elle serait foudroyée par un éclair. Sa carrière serait, alors, définitivement terminée
Elle ne saurait donc se réincarner ; par suite, les conceptions et les naissances ne seraient pas dues à la réincarnation d’âmes qui, périodiquement, recommenceraient dans des corps nouveaux de nouvelles existences. Sans doute, Strehlow, tout comme Spencer et Gillen, déclare que, pour les Arunta, le commerce des sexes n’est aucunement la condition déterminante de la génération
Partout où un ancêtre de l’Alcheringa
Dans d’autres cas, le procédé employé est légèrement différent : c’est l’ancêtre lui-même qui opère en personne. À un moment donné, il sort de sa retraite souterraine et lance sur une femme qui passe un petit churinga, d’une forme spéciale, appelé namatuna
Ces deux modes de conception passent pour être aussi fréquents l’un que l’autre. C’est la forme du visage de l’enfant qui révélerait la manière dont il a été conçu : selon qu’il a la figure ou large ou allongée, on dit qu’il est dû à l’incarnation d’un ratapa ou d’un namatuna. Cependant, outre ces deux procédés de fécondation, Strehlow en signale un troisième, mais qui passe pour être beaucoup plus rare. L’ancêtre, après que son namatuna a pénétré dans le corps de la femme, s’y introduirait lui-même et se soumettrait volontairement à une nouvelle naissance. La conception serait donc due cette fois à une véritable réincarnation d’ancêtre. Seulement, le cas serait très exceptionnel et, de plus, quand l’homme ainsi conçu meurt, l’âme ancestrale qui l’animait s’en irait, comme les âmes ordinaires, à l’île des morts où, après les délais usuels, elle serait définitivement anéantie. Elle ne subirait donc pas de nouvelles réincarnations
Telle est la version de Strehlow
En premier lieu, tous ces observateurs sont d’accord pour voir dans toute conception le produit d’une incarnation. Seulement, suivant Strehlow, ce qui s’incarne, ce n’est pas une âme, mais un ratapa ou un namatuna. Qu’est-ce donc qu’un ratapa ? C’est, dit Strehlow, un embryon complet, fait à la fois d’une âme et d’un corps. Mais l’âme est toujours représentée sous des formes matérielles ; elle dort, danse, chasse, mange, etc. Elle comprend donc, elle aussi, un élément corporel. Inversement, le ratapa n’est pas visible du vulgaire ; nul ne le voit, quand il s’introduit dans le corps de la femme
Il y a plus ; cette parenté va jusqu’à une complète identité. C’est en effet, sur le corps mystique de l’ancêtre que le ratapa s’est formé ; il en vient ; il est comme une parcelle qui s’en serait détachée. C’est donc, en somme, quelque chose de l’ancêtre qui pénètre dans le sein de la mère et qui devient l’enfant. Et ainsi nous revenons à la conception de Spencer et Gillen : la naissance est due à l’incarnation d’un personnage ancestral. Sans doute, ce n’est pas ce personnage tout entier qui s’incarne ; ce n’en est qu’une émanation. Mais la différence est d’un intérêt tout à fait secondaire, puisque, quand un être sacré se divise et se dédouble, il se retrouve, avec tous ses caractères essentiels, dans chacun des fragments entre lesquels il s’est partagé. L’ancêtre de l’Alcheringa est donc, au fond, tout entier dans cet élément de lui-même qui devient un ratapa
Le second mode de conception, distingué par Strehlow, a la même signification. Le churinga, en effet, et, spécialement, ce churinga particulier qu’on appelle le namatuna, est considéré comme un avatar de l’ancêtre ; c’en est le corps, suivant Strehlow
D’ailleurs, de quelque manière que la conception ait eu lieu, il n’est pas douteux que chaque individu est uni à un ancêtre déterminé de l’Alcheringa, par des liens exceptionnellement intimes. D’abord, chaque homme a son ancêtre attitré ; deux personnes ne peuvent avoir simultanément le même. Autrement dit, un être de l’Alcheringa ne compte jamais qu’un seul représentant parmi les vivants
Il reste donc que, pour Strehlow comme pour Spencer et Gillen, il y a dans chaque nouveau-né un principe religieux, mystique, qui émane d’un ancêtre de l’Alcheringa. C’est ce principe qui fait l’essence de chaque individu ; c’en est donc l’âme ou, en tout cas, l’âme est faite de la même matière et de la même substance. Or, c’est uniquement sur ce fait fondamental que nous nous sommes appuyé pour déterminer la nature et l’origine de l’idée d’âme. Les métaphores différentes au moyen desquelles il a pu être exprimé n’ont pour nous qu’un intérêt tout à fait secondaire
Loin de contredire les données sur lesquelles repose notre thèse, les récentes observations de Strehlow nous apportent des preuves nouvelles qui la confirment. Notre raisonnement consistait à inférer la nature totémique de l’âme humaine d’après la nature totémique de l’âme ancestrale dont la première est une émanation et une sorte de réplique. Or, quelques-uns des faits nouveaux que nous devons à Strehlow démontrent, plus catégoriquement encore que ceux dont nous disposions jusqu’ici, ce caractère et de l’une et de l’autre. D’abord, tout comme Spencer et Gillen, Strehlow insiste sur « les rapports intimes qui unissent chaque ancêtre à un animal, à une plante ou à un autre objet naturel ». Quelques-uns de ces Altjirangamitjina (ce sont les gens de l’Alcheringa de Spencer et Gillen), « doivent, dit-il, s’être directement manifestés en qualité d’animaux ; d’autres prenaient la forme animale d’une manière passagère »
L’idée de totem et celle d’ancêtre sont même si voisines l’une de l’autre que, parfois, on paraît les confondre. Ainsi, après nous avoir parlé du totem de la mère ou altjira, Strehlow ajoute : « Cet altira apparaît aux noirs en rêve et leur adresse des avertissements, de même qu’il apporte des renseignements sur eux à leurs amis endormis »
Mais si l’ancêtre se confond à ce point avec l’être totémique, il n’en peut être autrement de l’âme individuelle qui tient de si près à l’âme ancestrale. C’est, d’ailleurs, ce qui ressort également des liens étroits qui unissent chaque homme à son churinga. Nous savons, en effet, que le churinga exprime la personnalité de l’individu qui passe pour en être né