II

Dans le travail auquel nous avons déjà fait plusieurs fois allusion, nous avons montré quelle lumière ces faits jettent sur la façon dont s’est formée, dans l’humanité, la notion de genre ou de classe. En effet, ces classifications systématiques sont les premières que nous rencontrions dans l’histoire ; or, on vient de voir qu’elles se sont modelées sur l’organisation sociale, ou plutôt qu’elles ont pris pour cadres les cadres mêmes de la société. Ce sont les phratries qui ont servi de genres, et les clans d’espèces. C’est parce que les hommes étaient groupés qu’ils ont pu grouper les choses ; car pour classer ces dernières, ils se sont bornés à leur faire place dans les groupes qu’ils formaient eux-mêmes. Et si ces diverses classes de choses n’ont pas été simplement juxtaposées les unes aux autres, mais ordonnées suivant un plan unitaire, c’est que les groupes sociaux avec lesquels elles se confondent sont eux-mêmes solidaires et forment par leur union un tout organique, la tribu. L’unité de ces premiers systèmes logiques ne fait que reproduire l’unité de la société. Une première occasion nous est ainsi offerte de vérifier la proposition que nous énoncions au début de cet ouvrage et de nous assurer que les notions fondamentales de l’esprit, les catégories essentielles de la pensée peuvent être le produit de facteurs sociaux. Ce qui précède démontre, en effet, que c’est le cas de la notion même de catégorie.

Ce n’est pas, toutefois, que nous entendions refuser à la conscience individuelle, même réduite à ses seules forces, le pouvoir d’apercevoir des ressemblances entre les choses particulières qu’elle se représente. Il est clair, au contraire, que les classifications, même les plus primitives et les plus simples, supposent déjà cette faculté. Ce n’est pas au hasard que l’Australien range les choses dans un même clan ou dans des clans différents. En lui, comme en nous, les images similaires s’attirent, les images opposées se repoussent et c’est suivant le sentiment de ces affinités et ces répulsions qu’il classe, ici ou là, les choses correspondantes.

Il y a, d’ailleurs, des cas où nous entrevoyons les raisons qui l’ont inspiré. Les deux phratries ont très vraisemblablement constitué les cadres initiaux et fondamentaux de ces classifications qui, par conséquent, ont commencé par être dichotomiques. Or, quand une classification se réduit à deux genres, ceux-ci sont presque nécessairement conçus sous la forme antithétique : on s’en sert avant tout comme d’un moyen pour séparer nettement les choses entre lesquelles le contraste est le plus marqué. On met les unes à droite, les autres à gauche. Tel est, en effet, le caractère des classifications australiennes. Si le kakatoès blanc est classé dans une phratrie, le kakatoès noir est dans l’autre ; si le Soleil est d’un côté, la Lune et les astres de la nuit sont du côté opposé

D’un autre côté, à l’intérieur de chaque phratrie, on a rangé dans un même clan les choses qui semblaient avoir le plus d’affinité avec celle qui servait de totem. Par exemple, on a mis la Lune avec le kakatoès noir, le Soleil, au contraire, ainsi que l’atmosphère et le vent, avec le kakatoès blanc. Ou bien encore, on a réuni à l’animal totémique tout ce qui sert à l’alimentation

Mais autre chose est le sentiment des ressemblances, autre chose la notion de genre. Le genre, c’est le cadre extérieur dont des objets perçus comme semblables forment, en partie, le contenu. Or le contenu ne peut pas fournir lui-même le cadre dans lequel il se dispose. Il est fait d’images vagues et flottantes, dues à la superposition et à la fusion partielle d’un nombre déterminé d’images individuelles, qui se trouvent avoir des éléments communs ; le cadre, au contraire, est une forme définie, aux contours arrêtés, mais qui est susceptible de s’appliquer à un nombre déterminé de choses, perçues ou non, actuelles ou possibles. Tout genre, en effet, a un champ d’extension qui dépasse infiniment le cercle des objets dont nous avons éprouvé, par expérience directe, la ressemblance. Voilà pourquoi toute une école de penseurs se refuse, non sans raison, à identifier l’idée de genre et celle d’image générique. L’image générique, ce n’est que la représentation résiduelle, aux frontières indécises, que laissent en nous des représentations semblables, quand elles sont simultanément présentes dans la conscience ; le genre, c’est un symbole logique grâce auquel nous pensons distinctement ces similitudes et d’autres analogues. Au reste, la meilleure preuve de l’écart qui sépare ces deux notions, c’est que l’animal est capable de former des images génériques, tandis qu’il ignore l’art de penser par genres et par espèces.

L’idée de genre est un instrument de la pensée qui a été manifestement construit par les hommes. Mais pour le construire, il nous a, tout au moins, fallu un modèle ; car comment cette idée aurait-elle pu naître s’il n’y avait rien eu ni en nous ni en dehors de nous qui fût de nature à nous la suggérer ? Répondre qu’elle nous est donnée a priori, ce n’est pas répondre ; cette solution paresseuse est, comme on a dit, la mort de l’analyse. Or, on ne voit pas où nous aurions pu trouver ce modèle indispensable, sinon dans le spectacle de la vie collective. Un genre, en effet, c’est un groupement idéal, mais nettement défini, de choses entre lesquelles il existe des liens internes, analogues à des liens de parenté. Or les seuls groupements de cette sorte, que nous fasse connaître l’expérience, sont ceux que forment les hommes en s’associant. Les choses matérielles peuvent former des touts de collection, des amas, des assemblages mécaniques sans unité interne, mais non des groupes au sens que nous venons de donner au mot. Un monceau de sable, un tas de pierres n’ont rien de comparable à cette espèce de société définie et organisée qu’est un genre. Suivant toute vraisemblance, nous n’aurions donc jamais pensé à réunir les êtres de l’univers en groupes homogènes, appelés genres, si nous n’avions eu sous les yeux l’exemple des sociétés humaines, si même nous n’avions commencé par faire des choses elles-mêmes des membres de la société des hommes, si bien que groupements humains et groupements logiques ont d’abord été confondus

D’un autre côté, une classification est un système dont les parties sont disposées suivant un ordre hiérarchique. Il y a des caractères dominateurs et d’autres qui sont subordonnés aux premiers ; les espèces et leurs propriétés distinctives dépendent des genres et des attributs qui les définissent ; ou bien encore, les différentes espèces d’un même genre sont conçues comme situées au même niveau les unes que les autres. Se place-t-on de préférence au point de vue de la compréhension ? On se représente alors les choses suivant un ordre inverse : on met tout en haut les espèces les plus particulières et les plus riches en réalité, en bas, les types les plus généraux et les plus pauvres en qualités. Mais on ne laisse pas de se les représenter sous une forme hiérarchique. Et il faut se garder de croire que l’expression n’ait ici qu’un sens métaphorique : ce sont bien réellement des rapports de subordination et de coordination qu’une classification a pour objet d’établir et l’homme n’aurait même pas pensé à ordonner ses connaissances de cette manière, s’il n’avait su, au préalable, ce que c’est qu’une hiérarchie. Or, ni le spectacle de la nature physique, ni le mécanisme des associations mentales ne sauraient nous en fournir l’idée. La hiérarchie est exclusivement une chose sociale. C’est seulement dans la société qu’il existe des supérieurs, des inférieurs, des égaux. Par conséquent, alors même que les faits ne seraient pas à ce point démonstratifs, la seule analyse de ces notions suffirait à révéler leur origine. C’est à la société que nous les avons empruntées pour les projeter ensuite dans notre représentation du monde. C’est la société qui a fourni le canevas sur lequel a travaillé la pensée logique.

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