III

Dans un plus récent travail

Ce qu’il a de singulier, c’est que les totems n’y sont attachés ni à des personnes ni à des groupes de personnes déterminés, mais à des localités. Chaque totem a, en effet, son centre en un endroit défini. C’est là que sont censées résider de préférence les âmes des premiers ancêtres qui, à l’origine des temps, constituaient le groupe totémique. C’est là que se trouve le sanctuaire ou sont conservés les churinga ; là que se célèbre le culte. C’est aussi cette distribution géographique des totems qui détermine la manière dont les clans se recrutent. L’enfant, en effet, a pour totem, non celui de son père ou de sa mère, mais celui qui a son centre à l’endroit où sa mère croit avoir senti les premiers symptômes de sa maternité prochaine. Car l’Arunta ignore, dit-on, le rapport précis qui unit le fait de la génération à l’acte sexuel

Or, c’est ce totémisme local qui représenterait la forme originelle du totémisme ; tout au plus en serait-il séparé par une très courte étape. Voici comment Frazer en explique la genèse.

À l’instant précis où la femme se sent enceinte, elle doit penser que l’esprit dont elle se croit possédée lui est venu des objets qui l’entourent, et surtout d’un de ceux qui, à ce moment, attiraient son attention. Si donc elle était occupée à la collecte de quelque plante, ou si elle surveillait un animal, elle croira que l’âme de cet animal ou de cette plante est passée en elle. Parmi les choses auxquelles elle sera particulièrement portée à attribuer sa grossesse, se trouvent, au tout premier rang, les aliments qu’elle vient de prendre. Si elle a mangé récemment de l’émou ou de l’igname, elle ne mettra pas en doute qu’un émou ou qu’une igname a pris naissance en elle et s’y développe. Dans ces conditions, on s’explique que l’enfant, à son tour, soit considéré comme une sorte d’igname ou d’émou ; qu’il se regarde lui-même comme un congénère des animaux ou des plantes de la même espèce, qu’il leur témoigne de la sympathie et des égards, qu’il s’interdise d’en manger, etc.

C’est de ce type originel que toutes les autres formes de totémisme seraient dérivées. « Que plusieurs femmes, l’une après l’autre, perçoivent les signes prémonitoires de la maternité en un même lieu et dans les mêmes circonstances, cet endroit sera regardé comme hanté par des esprits d’une sorte particulière ; et ainsi, avec le temps, la région sera dotée de centres totémiques et sera distribuée en districts totémiques. » Voilà comment le totémisme local des Arunta serait né. Pour qu’ensuite les totems se détachent de leur base territoriale, il suffira de concevoir que les âmes ancestrales, au lieu de rester immuablement fixées en un lieu déterminé, puissent se mouvoir librement sur toute la surface du territoire et suivent, dans leurs voyages, les hommes ou les femmes du même totem qu’elles. De cette façon, une femme pourra être fécondée par un esprit de son propre totem ou du totem de son mari, alors même qu’elle résidera dans un district totémique différent. Suivant qu’on imaginera que ce sont les ancêtres du mari ou les ancêtres de la femme qui suivent ainsi le jeune ménage en épiant les occasions de se réincarner, le totem de l’enfant sera ou celui de son père ou celui de sa mère. En fait, c’est bien ainsi que les Gnanji et les Umbaia, d’une part, les Urabunna, de l’autre, expliquent leurs systèmes de filiation.

Mais cette théorie, comme celle de Tylor, repose sur une pétition de principe. Pour pouvoir imaginer que les âmes humaines sont des âmes d’animaux ou de plantes, il fallait déjà croire que l’homme emprunte soit au monde animal soit au monde végétal ce qu’il y a de plus essentiel en lui. Or cette croyance est précisément une de celles qui sont à la base du totémisme. La poser comme une évidence, c’est donc s’accorder ce dont il faudrait rendre compte.

D’autre part, de ce point de vue, le caractère religieux du totem est entièrement inexplicable ; car la vague croyance en une obscure parenté de l’homme et de l’animal ne suffit pas à fonder un culte. Cette confusion de règnes distincts ne saurait avoir pour effet de dédoubler le monde en profane et en sacré. Il est vrai que, conséquent avec lui-même, Frazer se refuse à voir dans le totémisme une religion, sous prétexte qu’il ne s’y trouve ni êtres spirituels, ni prières, ni invocations, ni offrandes, etc. Suivant lui, ce ne serait qu’un système magique ; il entend par là une sorte de science grossière et erronée, un premier effort pour découvrir les lois des choses

Mais ce qui achève de ruiner ce système, c’est que, aujourd’hui, le postulat sur lequel il repose n’est plus soutenable. Toute l’argumentation de Frazer suppose, en effet, que le totémisme local des Arunta est le plus primitif que nous connaissions, et surtout qu’il est sensiblement antérieur au totémisme héréditaire, soit en ligne paternelle, soit en ligne maternelle. Or, déjà d’après les seuls faits que le premier ouvrage de Spencer et Gillen mettait à notre disposition, nous avions pu conjecturer qu’il devait y avoir eu un moment dans l’histoire du peuple Arunta où les totems, au lieu d’être attachés à des localités, se transmettaient héréditairement de la mère aux enfants

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